Contes mystérieux (Hoffmann)/Maître Floh/5


CINQUIÈME AVENTURE.


Pensées d’un jeune poëte enthousiaste et d’une dame lettrée — Réflexions de Peregrinus sur sa destinée et science et bon sens de maître Floh — Vertu et fermeté rares de M. Tyss. — Issue inattendue d’un événement tragique et plein de dangers.


Comme le lecteur vient de l’apprendre à la fin de la quatrième aventure, Georges Pépusch, avec la vitesse de la foudre, avait enlevé la petite des bras de l’amoureux Peregrinus, le laissant plein d’étonnement et d’effroi. Lorsque celui-ci, revenant à lui, sauta en l’air pour se mettre à la poursuite de son ami ravisseur, tout était vide et solitaire dans la maison. À ses cris violents et répétés, la vieille Aline vint, en trainant ses pantoufles, du fond de la chambre la plus éloignée, et l’assura qu’elle n’avait rien vu de tout ce qui venait de se passer.

Peregrinus était au désespoir de la perte de Dortje ; maître Floh essayait de le consoler.

— Je ne sais pas si Dortje a véritablement quitté la maison, dit-il d’un ton à rendre la confiance au plus désespéré ; autant que je peux me connaître à de semblables choses, elle ne peut être très-loin, il me semble que je pressens son voisinage. Cependant, si vous voulez avoir confiance dans mes paroles amicales, je vous conseillerais de l’abandonner à son sort. Croyez-moi, la petite est très inconstante et il se peut que, comme vous me l’avez dit, elle vous ait prise en amour mais combien de temps faudra-t-il pour qu’elle vous jette dans un état de trouble et de souffrance, et vous mette en danger de laisser là votre bon sens, comme le chardon Zéhérit. Je vous le dis encore une fois, continuez votre existence solitaire, et vous ne vous en trouverez que mieux. Combien de jeunes filles avez-vous donc déjà connues, pour les regarder toutes comme au dessous de Dortje ? À quelle femme avez-vous jusqu’à présent adressé des paroles d’amour, pour croire qu’elle seule vous aime ? Allez, Peregrinus, l’expérience vous donnera meilleure idée de vous-même. Vous êtes un beau garçon bien bâti, et je ne serais pas intelligent et pénétrant comme maître Floh doit l’être, si je ne prévoyais pas que le bonheur de l’amour viendra encore vous sourire d’une manière tout inespérée.

Peregrinus avait toujours évité les endroits fréquentés, et il lui fut difficile de visiter des sociétés qu’il avait fuies jusqu’alors. Maître Floh lui rendit là, avec son verre microscopique, d’excellents services, et Peregrinus tint pendant tout ce temps un livre de notes où il inscrivait chaque jour les plus amusants et les plus étonnants contrastes entre les paroles et la pensée. L’éditeur de ce merveilleux récit, ayant pour titre Maître Floh, trouvera peut-être une occasion prochaine de mettre en lumière quelques remarquables passages de ce carnet. Ici ils arrêteraient le cours de l’histoire et pourraient être par cela même malvenus du lecteur. On peut assurer toutefois que certaines phrase sont stéréotypées avec les idées qu’elles représentent, comme par exemple :

« Je vous demande vos excellents conseils. »

Ce qui veut absolument dire :

« Il est assez niais pour croire que je lui demande ses conseils pour une chose que j’ai depuis longtemps décidée d’avance, mais cela lui fait plaisir.

«  Je me fie entièrement à vous. »

« Je sais, et ce n’est pas d’aujourd’hui, que vous êtes un fripon,  » etc., etc., etc.

Enfin, il est opportun de faire remarquer que bien des gens déroutaient Peregrinus dans ses observations microscopiques, comme, par exemple, les jeunes gens qui tombent dans le plus profond enthousiasme au sujet de toutes choses, et se jettent à corps perdu dans un torrent de magnifiques phrases retentissantes, et parmi ces derniers on doit mettre tout à fait en première ligne de jeunes poëtes tout bouffis de fantaisies et d’idéalité, idoles encensées surtout par les dames. Auprès d’eux viennent se ranger immédiatement les femmes de lettres, qui lisent dans toutes les profondeurs de l’être, comme aussi dans la haute philosophie, dont les regards pénètrent dans les rapports les plus intimes de la vie sociale, comme on a coutume de dire, et qui savent aussi dire toutes ces belles choses dans les termes resplendissants d’un sermon du dimanche.

Peregrinus avait été étonné d’apercevoir les fils d’argent du cerveau de Gamaheh, qui se rassemblaient en un réseau allant s’enrouler autour d’un objet inexplicable. Il ne le fut pas moins lorsqu’il lui fut donné de lire dans le cerveau de cette sorte de gens. Il aperçut d’abord le singulier assemblage des nerfs et des veines, et remarqua aussitôt que ceux-là, surtout lorsque ces gens parlaient en mots plus pompeux sur l’art ou la science, sur les tendances d’une vie plus haute, ne pénétraient pas dans l’intérieur du cerveau, mais revenaient en arrière, de sorte qu’il était impossible de remarquer la trace d’une idée. Il fit part de ses observations à maître Floh, ordinairement placé dans les plis de sa cravate, et celui-ci reconnut que ce que Peregrinus prenait pour des pensées n’était pas autre chose que des mots qui s’évertuaient inutilement à devenir des idées.

Mais si Peregrinus Tyss trouvait dans le monde différents genres de distractions, son fidèle compagnon mettait aussi de côté ses principes sévères, et se montrait comme un malicieux ami du plaisir, comme un aimable roué. Il lui était impossible de voir un beau cou, des épaules blanches de femme, sans s’élancer de sa retraite à la première occasion sur le plateau engageant, où il savait se dérober habilement aux doigts les plus exercés. Sa manœuvre avait un double intérêt ; d’abord il y trouvait son plaisir, et puis il désirait attirer les regards de Peregrinus sur des beautés capables de lui faire perdre le souvenir de Dortje. Mais toutes ses peines paraissaient inutiles, car pas une de ces dames, dont Peregrinus s’approchait sans crainte, ne lui paraissait aussi belle et aussi gracieuse que sa petite princesse. Ce qui l’enchaînait complétement, c’est que c’était seulement auprès d’elle qu’il trouvait des mots et des pensées en accord avec le plaisir qu’il éprouvait. Il croyait ne pouvoir jamais chasser son souvenir, et le disait sans mystère. Maître Floh était rempli d’inquiétude.

Peregrinus remarqua un jour que la vieille Aline riait sournoisement ; qu’elle prisait plus souvent que de coutume ; qu’elle toussait, murmurait quelques paroles inintelligibles ; qu’elle semblait, en un mot, avoir sur le cœur un secret dont elle se débarrasserait bien volontiers. Elle répondait à tout :

— Oui, on ne peut pas savoir… Il faut attendre…
que ces phrases répondissent oui ou non à ce qu’on lui avait demandé.

— Aline ! lui dit enfin Peregrinus impatienté, dites une bonne fois ce qu’il y a encore, sans tourner ainsi autour de moi avec des airs mystérieux.

— Ah ! la jolie poupée de confiseur ! la charmante chose ! dit la vieille en frappant ensemble ses mains ridées.

— Que voulez-vous dire ? interrompit tristement Peregrinus.

— Et de qui puis-je parler, si ce n’est de votre chère princesse, qui est ici en bas chez M. Schwammer ; votre fiancée ! monsieur Tyss ? ajouta-t-elle d’un ton câlin.

— Malheureuse ! s’écria Peregrinus, elle est ici, et tu me le dis à présent seulement.

— Et où la princesse pourrait-elle être mieux que dans la maison où elle a retrouvé sa mère ? répondit tranquillement la vieille.

— Que dites-vous, Aline ? s’écria Peregrinus.

— Oui, Aline, c’est mon véritable nom, et qui sait si avant votre mariage tout ne sera pas connu ? dit la vieille en redressant la tête.

Et sans s’inquiéter le moins du monde de l’impatience de Peregrinus, qui la conjurait par le ciel et l’enfer de s’expliquer plus clairement, elle s’étala à l’aise dans un fauteuil, prit sa tabatière et en tira une large prise.

— Il vous faut de la patience, mon fils, dit-elle, avant toutes choses, autrement vous pourriez tout perdre au moment où vous croyez avoir tout gagné. Avant que je vous aie dit un seul mot, faites-moi le plaisir de vous asseoir ici, comme un charmant enfant, et surtout de ne pas m’interrompre dans ma narration.

Que pouvait faire Peregrinus, sinon obéir à la vieille ? Il prit aussitôt place, et celle-ci lui raconta des choses étranges.

— Swammerdam et Leuwenhoek, lui dit-elle, ont encore continué leur bataille dans la chambre avec un affreux vacarme. Et puis tout est devenu silencieux en un instant, mais un sourd gémissement m’a fait craindre que l’un d’eux ne fût mortellement blessé. J’ai regardé par le trou de la serrure, et j’étais bien loin de me douter de ce que je vis alors. Swammerdam et Leuwenhoek tenaient Pépusch, le frottaient et le serraient dans leurs mains. Celui-ci s’amincissait à vue d’œil en poussant les grandes plaintes que j’avais entendues. Pépusch à la fin prit la ténuité et l’apparence d’une racine de chardon, et ils s’efforçaient de le faire passer par le trou de la serrure. Le pauvre Pépusch avait déjà la moitié du corps dehors, lorsque je me suis sauvée toute tremblante. Bientôt après j’entendis un grand éclat de rire, et je vis Pépusch sous sa forme naturelle, amicalement reconduit jusqu’à la porte de la rue par les deux vieillards. Sur le seuil de la chambre se tenait Aline, et elle me fit signe d’entrer. Elle voulait s’habiller et avait pour cela besoin de mes services.

Je ne peux vous dire combien de robes plus riches les unes que les autres elle tira des anciennes armoires pour me les montrer. J’ai encore mal aux yeux d’avoir regardé tant de choses brillantes. Une princesse indienne peut seule avoir des costumes pareils.

En l’habillant, je lui ai parlé de mille choses, de feu M. votre père, de la belle vie que l’on menait de son temps dans la maison, et enfin, en dernier, des parents que j’ai perdus.

Vous savez, mon cher monsieur Tyss, que rien ne m’est plus cher que la mémoire de ma tante Katundrunker. Elle avait été à Mayence et, je crois, aussi dans les Indes ; elle savait des prières et des chansons françaises. C’est à elle que je dois le nom païen d’Aline, et je lui pardonne dans sa tombe, car c’est d’elle que me viennent mon savoir-vivre, mes belles manières et ma distinction dans le choix des expressions. Lorsque j’eus longtemps parlé de ma tante, la petite princesse me demanda des détails sur mes parents, mes aïeux, et toujours plus avant dans ma famille. Je lui ouvris mon cœur ; je lui racontai que ma mère avait été presque aussi belle que moi, quoique je l’aie emporté sur elle par la longueur du nez, qui vient de mon père et est un signe de race dans notre famille depuis un temps immémorial. J’en vins à lui parler des kermess où je dansais des allemandes avec le sergent Haberpiep, qui portait des bas bleu de ciel avec des coins rouges. Mon Dieu ! nous sommes tous de faibles créatures portées au péché.

Vous auriez dû voir, monsieur Tyss, comme la petite princesse, qui avait d’abord ri à faire plaisir à voir, devient tout à coup de plus en plus sérieuse et sombre, et me regardait si fixement et d’une manière si étrange, que je me sentais venir la chair de poule. Et, voyez-vous, monsieur Tyss, tout à coup, sans que j’aie pu m’en douter, la voilà à genoux devant moi, cherchant à me baiser les mains en criant :

— Oui, c’est toi, je te reconnais, c’est toi-même ; et lorsque je lui demandai l’explication de ses paroles…

La vieille s’interrompit, et lorsque Peregrinus la supplia de continuer, elle prit une prise de tabac d’un air grave et réfléchi et dit :

— Mon fils, vous apprendrez assez tôt ce qui arriva ensuite. Chaque chose a son temps et son heure !

Peregrinus la pressait instamment de lui en dire davantage ; celle-ci poussa un bruyant éclat de rire.

Peregrinus remarqua avec un sombre visage que la chambre où il se trouvait n’était pas un lieu où l’on pût se permettre avec lui une folle plaisanterie ; mais la vieille, les deux poignets sur les côtes, semblait prête à étouffer. Le rouge ardent de son visage se changea en une agréable teinte brun-cerise, et Peregrinus était sur le point de lui jeter un verre d’eau sur la figure, lorsqu’elle retrouva à la fois la respiration et la parole.

— Pensez donc, monsieur Tyss ! dit-elle ; et elle se mit à rire de plus belle.

Peregrinus sentait s’envoler sa patience.

Enfin elle lui dit avec toutes les peines du monde :

— La petit prétendait que vous, monsieur Tyss, vous voudriez absolument m’épouser, et j’ai été obligée de lui jurer sur tout ce que j’ai de plus sacré que je refuserais votre main.

Il sembla à Peregrinus qu’il se trouvait enlacé dans une affreuse sorcellerie, et il en éprouva un tel effroi secret que la vieille et honnête Aline lui parut être un fantôme qu’il ne pourrait jamais fuir assez vite.

Mais elle l’empêcha de partir en lui disant qu’elle allait lui confier en grande hâte quelque chose qui avait rapport à la princesse.

— Il est certain, lui dit-elle à cœur ouvert, que pour vous, mon cher monsieur Peregrinus, s’est levée brillante la belle étoile du bonheur ; mais il dépend de vous de vous la conserver favorable. Lorsque je dis à la petite que vous étiez éperdument amoureux d’elle et bien éloigné de vous marier avec moi, elle me répondit qu’elle n’en serait convaincue, et ne vous donnerait sa main, que lorsque vous lui auriez accordé une faveur qu’elle souhaite depuis longtemps du plus profond de son cœur. Elle prétend que vous avez recueilli chez vous un charmant petit nègre qui s’est échappé de son service, et comme je l’ai assurée du contraire, elle m’a dit qu’il était si petit qu’il pourrait habiter dans une coquille de noix. Ce jeune garçon est…

— Cela ne sera pas, s’écria violemment Peregrinus, qui savait depuis longtemps où la vieille voulait en venir, et il quitta précipitamment la chambre.

Il est reçu depuis longtemps que le héros d’une histoire, lorsqu’il se trouve violemment ému, se réfugie dans une forêt ou tout au moins dans un bocage solitaire. La coutume est bonne, parce qu’elle rentre dans la réalité.

Peregrinus ne pouvait donc faire autrement que de s’enfuir de sa maison située sur le marché aux chevaux, et de courir de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il eût laissé la ville bien derrière lui, et eût atteint un bois placé dans le voisinage. Et comme aussi nul bois dans un roman ne doit manquer de bruit de feuilles, de zéphyr du soir murmurant et de sources causeuses, de ruisseaux bavards, etc., il est à croire que Peregrinus rencontra tout cela dans son lieu de refuge. Il s’assit sur un banc de mousse à moitié plongé dans un ruisseau qui reflétait ses bords, et dont les vagues sautillaient en bruissant autour de lui, avec ta ferme résolution, en réfléchissant aux singulières aventures du moment, de chercher et de trouver le fil d’Ariane qui devait l’aider à sortir de ce labyrinthe d’événements singuliers.

Il est possible que le frémissement des bois sans cesse renouvelé en pauses régulières, le bruit uniforme de l’eau, le tic-tac mesuré d’un moulin placé à quelque distance, aient formé la base d’une harmonie, à laquelle ses pensées venaient se conformer mais toujours est-il qu’elles cessèrent de s’agiter tumultueusement, sans tact ni rhythme, pour se réunir en une mélodie plus distincte et plus tranquille. Aussi, après être resté quelque temps dans ce gracieux endroit, Peregrinus en vint à des réflexions paisibles.

— Un écrivain d’histoires fantastiques pourrait-il jamais inventer des aventures plus folles et plus compliquées que celles que j’ai vues se dérouler devant moi dans l’espace de quelques jours ? La grâce, le ravissement, l’amour lui-même, viennent trouver le misanthrope le plus solitaire, et un regard, un mot, lui suffisent pour allumer des flammes dans un cœur qui redoutait leur martyre sans le connaître ; mais le lieu, le temps, l’apparition entière de cet être séducteur, tout est si mystérieux que l’on aperçoit clairement un enchantement surnaturel. Et aussitôt un petit et imperceptible animal, ordinairement méprisé, déploie une science, une intelligence, une force magique, qui tiennent du prodige ; et cet insecte parle de choses insaisissables à tous les esprits, comme si tout cela se trouvait être de ces banalités incessamment répétées, aujourd’hui et hier, dans le cours de la vie commune, entre la poire et le fromage. Suis-je donc passé si près du tourbillon mystique qu’il m’ait entraîné dans son élan, et que des êtres surnaturels viennent communiquer avec moi ? Ne serait-il pas permis de croire que l’on devrait perdre la raison quand de pareilles choses entrent dans votre existence ? Et cependant je me trouve là tout à mon aise, et il me paraît tout simple qu’un roi des puces soit venu me demander ma protection, et qu’en récompense de cela il m’ait confié un instrument qui m’ouvre le secret des pensées les plus intimes et me garantit de tous les piéges de la vie. Où tout cela va-t-il me conduire ? derrière le masque étrange de ce maître Floh n’y a-t-il pas un démon malicieux qui veut m’entraîner à ma perte, et qui cherche à me ravir d’une manière ignoble toute la félicité d’amour que pourrait me donner Dortje ? Ne serait-il pas plus sage de se débarrasser de suite du petit monstre ?

— Vous avez là une vilaine pensée, monsieur Peregrinus Tyss, dit maître Floh en interrompant le cours des pensées intimes de Peregrinus ; croyez vous que le secret que je vous ai confié soit une chose si méprisable ? ce présent ne devrait-il pas vous donner une preuve incontestable de ma sincère amitié ? Rougissez de vos méchants soupçons. Vous vous étonnez de l’intelligence, de la force d’esprit d’un infime insecte méprisé, et cela prouve au moins, ne le prenez pas en mauvaise part, le peu d’étendue de votre éducation scientifique. Je voudrais que vous eussiez lu, en ce qui concerne l’esprit des bêtes, les œuvres du Grec Philos, ou pour le moins le traité de Jérôme Norarius intitulé Quod anima brutæ ratione utantur melius homine, ou son Oratio pro muribus. Pourquoi ne connaissez-vous pas aussi les réflexions de Lipsius et le grand Leibnitz sur la puissance de raisonnement des animaux ? ou bien encore les discours du savant rabbin Maimonides sur le même sujet ? vous ne me prendriez pas pour un démon à cause de mon intelligence, ou au moins vous n’iriez pas mesurer la somme d’intelligence d’après la grandeur des corps. Peut-être partagez-vous sur ce sujet la manière de voir du médecin espagnol Gomez Pereira, qui ne trouve dans les bêtes rien autre chose que des machines artistement construites, mais sans raisonnement, sans liberté d’idée, qui se meuvent involontairement comme des automates. Mais non, monsieur Peregrinus, je n’aurai pas de vous une idée pareille, et je ne douterai pas un instant que vous n’ayez appris depuis longtemps toutes ces choses d’un plus habile professeur que moi. Je ne conçois pas bien ce que vous appelez un prodige, et pourquoi mon apparition vous semble tout à la fois naturelle et au delà des bornes de la nature. Lorsque vous vous en étonnez, parce que cela ne vous est pas encore arrivé, ou parce que vous ne croyez pas bien saisir l’enchaînement des causes et des effets, vous donnez alors une preuve de l’impuissance naturelle ou accidentelle de votre regard qui nuit à l’étendue de votre savoir. Cependant, si vous ne vous en fâchez pas, monsieur Tyss, le plus bouffon de ceci, c’est que vous voulez vous partager vous-même ces deux parts, dont l’une reconnaît et admet volontairement les prodiges dont nous avons parlé, tandis que l’autre tourne ces croyances en dérision. Vous est-il jamais arrivé de croire aux rêves ?

— Je vous en prie, mon cher ami, dit Peregrinus en interrompant le petit orateur, ne parlez pas des rêves, qui ne sont que les résultats d’un dérangement de notre organisation de corps ou d’esprit.

Maître Floh, à ces mots, poussa un éclat de rire fin et moqueur.

— Mon pauvre monsieur Tyss, dit-il à Peregrinus, qui semblait un peu embarrassé, êtes-vous donc assez aveugle pour ne pas apercevoir le ridicule de cette manière de voir ? Depuis que le chaos s’est fondu dans la matière de la création, et il y a longtemps de cela, l’esprit de la terre forme toutes les apparences qu’il tire de cette matière existante, et de là vient aussi le songe avec ses fantômes. Ces figures sont des esquisses de ce qui a été ou de ce qui doit être. L’esprit les rejette vite avec joie, quand son tyran, appelé le corps, l’affranchit de son service d’esclave. Mais ce n’est ici ni le temps ni le lieu de raisonner avec vous ou de vouloir vous persuader ; ce serait peut-être parfaitement inutile. Il me reste encore une seule chose à vous apprendre.

— Parlez ou taisez-vous, comme il vous plaira, cher maître, dit Peregrinus ; faites ce qui vous paraîtra le plus convenable, car je suis forcé de reconnaître, malgré votre petite taille, la supériorité de votre intelligence et de votre savoir. Vous me forcez à vous accorder une confiance entière, bien que je ne comprenne rien à votre éloquence fleurie.

— Apprenez donc, reprit maître Floh, que vous êtes particulièrement enveloppé dans l’histoire de la princesse Gamaheh. Swammerdam, Leuwenhoek, le chardon Zéhérit, le prince Egel et aussi le génie Thétel désirent la posséder, et moi-même, je l’avouerai, je sens se réveiller mon ancien amour, et je serais encore assez fou pour partager ma puissance avec la perfide ; mais vous, monsieur Peregrinus, vous êtes le plus favorisé de tous, et Gamaheh n’appartiendra à personne sans votre consentement. Si vous voulez connaître le plus profond enchaînement des choses que je ne connais pas moi-même, parlez à ce sujet avec Leuwenhoek, qui a tout dirigé, et il laissera certainement tomber quelques mots utiles, si vous voulez prendre la peine de l’interroger convenablement.

Maître Floh voulait continuer à parler, mais un homme au visage furieux sortit du fourré, et s’élança sur Peregrinus.

— Ah traître, faux ami ! s’écria Georges Pépusch, car c’était lui-même, avec des gestes désordonnés, je te trouve enfin, perce-moi le cœur ou meurs de ma main !

Et en disant cela Pépusch tira deux pistolets de sa poche, en mit un dans la main de Peregrinus, se plaça distance en criant :

— Tire, lâche !

Peregrinus prit place à son tour, tout en lui disant que rien ne le rendrait assez fou pour le faire battre en duel avec son seul ami, et qu’il ne commencerait pas à tirer le premier.

Alors Pépusch poussa un sauvage éclat de rire, et au même moment la balle de son pistolet enleva le chapeau de Peregrinus. Celui-ci, sans chercher à le ramasser, regarda fixement son ami en silence. Pépusch fit quelques pas en avant, et dit d’une voix sourde :

— Tire !

Mais Peregrinus tira en l’air.

Georges, Pépusch, poussant des cris lamentables comme un possédé, vint se jeter dans les bras de son ami en criant d’une voix déchirante :

— Elle meurt, elle meurt d’amour pour toi, malheureux ; va, cours, sauve-la, tu le peux ; sauve-la pour toi, et laisse-moi mourir de désespoir.

Et il partit si vite que Peregrinus l’eut perdu de vue en un instant.

Mais Peregrinus se sentit le cœur serré en pensant que la conduite sauvage de son ami avait sa cause dans quelque chose de terrible au sujet de la charmante jeune fille. Et il courut précipitamment vers la ville.

Lorsqu’il entra dans sa maison, la vieille vint à sa rencontre en s’écriant avec force larmes que la pauvre belle princesse était très-sérieusement malade, et peut-être sur le point de mourir, le vieux Swammer était allé lui-même chercher le plus célèbre médecin de Francfort.

La mort dans l’âme, Peregrinus se glissa dans l’appartement de Swammer, que la vieille lui avait ouvert. La jeune fille, pâle comme un cadavre, était couchée sur le sofa, et Peregrinus l’entendit à peine respirer, lorsque, après s’être agenouillé, il se pencha légèrement sur elle. Aussitôt qu’il eut pris sa main glacée, un sourire douloureux courut sur ses lèvres pâles, et elle murmura :

— Est-ce toi, mon doux ami ? ne viens-tu pas pour voir une fois encore celle qui t’aime éperdument ? Ah ! elle meurt, parce qu’elle ne peut plus vivre sans toi !

Peregrinus, saisi du plus violent désespoir, s’épuisa en protestations de son tendre amour, et répéta qu’il était prêt à lui sacrifier tout ce qu’il avait de plus cher au monde. Ces mots devinrent des baisers ; mais dans ces baisers on distinguait encore comme des paroles d’amour, et ces paroles disaient :

— Tu sais, mon cher Peregrinus, combien je t’aime ; je peux être à toi et tu peux m’appartenir ; je peux à l’instant retrouver la santé, et tu me verras m’épanouir dans tout le frais éclat de la jeunesse comme une fleur que la rosée du matin rafraîchit et qui relève joyeusement sa tête penchée ; mais rends-moi mon prisonnier, mon cher, mon bien-aimé Peregrinus, sinon tu me verras mourir devant tes yeux dans d’infernales douleurs. Peregrinus, je n’en puis plus, je me meurs !

Et alors la petite, qui s’était à moitié levée, retomba en arrière sur les coussins ; son sein s’agitait violemment tous les étreintes de la mort, ses lèvres devenaient bleues, et ses yeux se fermaient déjà.

Peregrinus au désespoir porta la main à sa cravate, mais maître Floh sauta de lui-même sur le cou blanc de la petite, en murmurant avec l’accent de la douleur la plus profonde :

— Je suis perdu !

Peregrinus étendit la main pour prendre maître Floh, mais un pouvoir invisible sembla arrêter son bras, et d’autres pensées que celles dont il était rempli en ce moment parcoururent son cerveau.

— Comment ! pensait-il ; parce que tu es un homme faible, incapable de résister à ses passions, et dont les sens, surexcités par le désir, prennent pour une réalité ce qui n’est peut-être qu’un grossier mensonge, tu vas, à cause de cela, trahir lâchement celui qui s’est mit sous ta protection, tu vas jeter pour toujours dans les fers de l’esclavage un pauvre petit peuple libre, pour perdre aussi sans retour ton ami, le seul dont les paroles et les pensées se soient trouvées d’accord ! Non, non ! rassemble tes forces, Peregrinus ; meurs plutôt que d’être parjure.

— Donne le prisonnier, ou je meurs ! bégaya la petite d’une voix éteinte.

— Non, jamais mais je veux mourir avec toi, s’écria Peregrinus désespéré, tout en entourant la petite de ses bras.

Au même instant des sons harmonieux se firent entendre, semblables à un doux bruit de clochettes d’argent. Dortje tout à coup, les lèvres et les joues couvertes d’un frais reflet de roses, s’élança du sofa et sauta tout autour de la chambre avec un rire convulsif ; elle paraissait atteinte de la morsure de la tarentule.

Peregrinus, stupéfait, contempla cet étrange spectacle, et le médecin en fit autant. Il resta comme pétrifié sur le seuil de la porte, bouchant ainsi l’entrée à M. Swammer, qui venait après lui.