Contes moraux pour l’instruction de la jeunesse/Henriette


HENRIETTE,
ou
Que de précautions à prendre,
quand il est question de choisir une Gouvernante !


CONTE.
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Henriette est fille unique d’un marchand extrêmement riche. Elle eut malheureusement pour mère une de ces femmes indolentes, qui se persuadent qu’une santé délicate leur donne droit de négliger les devoirs les plus essentiels. Cette fille étant unique, fut toujours l’idole de ses parens ; et, comme sa mère ne voulait pas prendre la peine de l’élever elle-même, elle s’empressa de lui chercher une gouvernante. Comme on destinait Henriette à épouser un homme de qualité, on eut grand soin de choisir une personne qui pût effacer en elle jusqu’aux vestiges d’une naissance roturière. On prit donc une femme à grands airs. On s’informa soigneusement si elle savait très-bien le français, et ce fut le seul article qu’on daigna approfondir. Elle était en Hollande depuis peu de tems : elle avait, disait-elle, quitté la France, et même un couvent où elle avait été élevée, par une inspiration du Saint-Esprit, qui lui avait fait connaître la fausseté de la religion de ses pères. Elle avait fait abjuration en arrivant en Hollande, et, depuis trois mois qu’elle y était, son hôte, le ministre qui l’avait instruite, assurait qu’elle était de bonnes mœurs. C’était plus qu’il n’en fallait pour les parens d’Henriette. Mademoiselle Benoît (c’était le non de cette gouvernante), fut reçue avec confiance. On lui recommanda d’élever son élève en fille de qualité, et, sur-tout, de ne la point contraindre. L’amitié d’Henriette, si elle pouvait l’acquérir, serait l’assurance d’une bonne pension pour le reste de sa vie.

Mademoiselle Benoît souscrivit aveuglément à cette dernière condition. En cherchant une place, elle s’était proposé de s’assurer du pain. Les progrès de son élève dans la morale n’avaient pas été comptés parmi les choses dont on devait lui tenir compte aussi n’en fut-il jamais question. Henriette était naturellement bonne ; elle joignait, à beaucoup d’esprit, une grande vivacité et un cœur extrêmement tendre. Il ne faut donc pas s’étonner si elle s’attacha prodigieusement à une femme dont l’unique application était d’étudier ses goûts pour la satisfaire. La gouvernante aimait beaucoup les romans. Henriette ne tarda pas à les dévorer. Les conversations roulaient ordinairement sur ce que l’on avait lu ; tout conspirait donc à nourrir chez cette fille infortunée le désir d’aimer et d’être aimée ; elle attendait avec impatience le moment heureux où elle devait rencontrer le mortel destiné à lui plaire. Les spectacles, les promenades, les bals, les assemblées, sont les lieux où se nouent ordinairement les intrigues ; et, comme mademoiselle Benoît, quoiqu’elle eût passé trente ans, se croyait encore en état d’inspirer de l’amour, elle y conduisait son élève, le plus souvent qu’il lui était possible. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que cette gouvernante était sage selon l’idée qu’on attache dans le monde à ce terme : elle eût été au désespoir de voir faire à Henriette quelque chose de contraire à la vertu, ou, pour parler plus juste, à ce qu’elle croyait la vertu : malheureusement ses idées à cet égard étaient fausses. Elle croyait qu’on pouvait, sans blesser son devoir, s’occuper de ses charmes, ne rien oublier pour les relever par la parure, chercher à plaire, aimer même, pourvu qu’on s’en tînt aux seuls sentimens du cœur, à un amour platonique. Une telle personne est mille fois plus pernicieuse, auprès d’une jeune fille, qu’une femme déréglée, dont les maximes révolteraient un cœur innocent.

Cependant, les parens d’Henriette regardaient leur gouvernante comme la huitième merveille du monde ; elle n’ouvrait la bouche, en leur présence, que pour faire l’éloge de leur fille : c’était une personne toute parfaite, chez laquelle la nature avait fait tout ce qu’on pouvait attendre de l’éducation. Cette conduite la leur faisait regarder comme une femme qui avait le discernement exquis, et leur confiance en elle était sans bornes.

Cependant le moment fatal approchait où Henriette allait apprendre qu’une vertu de tempérament, et qui n’est pas fondée sur la religion, est un verre fragile : elle allait être convaincue que celles qui n’ont pas soin de mettre une garde sûre à leur cœur, ne peuvent compter sur leur sagesse. Elle avait été priée d’un bal où sa mère, qui ne pouvait veiller, l’envoya avec mademoiselle Benoît. Henriette y vit un aventurier qui se faisait passer pour un baron, et se crut frappée, à sa vue, de ce trait inévitable lancé par la sympathie. Le faux baron, qui était instruit de ses grands biens, de son caractère, et de celui de sa gouvernante, joua l’éblouissement à sa première vue. Il répéta, mot à mot, les scènes dont les romans modernes offrent des modèles, pendant qu’un homme de son espèce, et qui lui était dévoué, s’efforçait de persuader à la Benoît la passion la plus vive. La nuit parut courte à nos deux pauvres dupes ; elles se retirèrent toutes occupées de leur aventure et, comme elles avaient, comme par hasard, appris aux deux étrangers le lieu où elles se promenaient tous les jours, elles ne doutèrent pas de les y trouver le lendemain. Elles ne furent pas trompées dans leur attente : on se promena ; et la Benoît, qui ne voulait rien perdre des discours tendres de son nouvel amant, permit à son élève de marcher quelques pas devant elle avec le baron. Les rendez-vous furent multipliés ; enfin, dans le dernier, le baron joua le rôle d’amant timide, n’osa parler que des yeux, et laissa échapper, parmi les regards de tendresse, des soupirs qui paraissaient plus les enfans du chagrin que de l’Amour. Henriette fut mille fois tentée de lui demander le sujet de sa tristesse ; mais la crainte d’une déclaration trop prompte, pour être dans la règle du bon roman, la retint.

Cependant, l’ami du baron, qui se faisait appeler comte, n’avait pas été si circonspect avec la Benoît. Il lui avait avoué qu’il l’adorait, qu’il était résolu de mettre à ses pieds une fortune considérable ; mais qu’il se voyait forcé de différer à un autre tems l’accomplissement d’un dessein qui pouvait seul le rendre heureux. L’amitié, lui dit-il avec un désespoir feint, me force à m’arracher à l’amour. Un pareil discours ne pouvait qu’alarmer la Benoît et exciter sa curiosité : elle pressa le comte de lui ouvrir son cœur ; et ce fourbe, feignant de ne pouvoir lui rien refuser, lui fit cette fausse confidence :

Le baron et moi, lui dit-il, sommes liés dès l’enfance de l’amitié la plus étroite, et je sens que la mort seule peut en rompre les nœuds. Sorti du sang le plus illustre, la fortune de mon ami ne répond point à sa naissance ; et ses parens, dès sa jeunesse, lui ont ménagé une ressource, en le faisant entrer dans l’Ordre Teutonique. La raison seule à faire souscrire mon ami aux engagemens que sa famille a pris pour lui ; il se proposait de repasser incessamment en Allemagne pour s’engager irrévocablement ; la vue de la belle Henriette a renversé toutes ses résolutions. Vainement lui ai-je remontré l’inutilité de sa passion. Les parens de celle qu’il adore ne consentiront jamais à l’unir à un homme sans fortune : il ne peut donc qu’être malheureux, s’il s’abandonne au penchant de son cœur. Il ne me reste qu’une ressource pour lui, c’est de l’arracher de ces lieux, de le forcer à me suivre en Allemagne, et de ne l’abandonner qu’au moment où des vœux le forceront à renoncer à toute espérance. Vous voyez, mademoiselle, ajouta le faux comte, que l’honneur ne me permet pas d’abandonner mon ami dans une occasion si dangereuse. Il faut que je vous quitte ; et, ce qui met le comble à mon désespoir, c’est que je ne puis me promettre de vous revoir avant six mois, qui me paraîtront six siècles ; mais, si vous daignez partager mon amour, je jure de revenir aussitôt que mon ami se sera fixé, et de vous faire, dans ma patrie, un sort digne de vous.

La Benoît frémit en apprenant la résolution du comte. Mille accidens pouvaient déranger un établissement dont elle était éblouie. Quelque bonne opinion qu’elle eût de ses charmes, elle craignait tout d’une si longue absence ; un nouvel objet, un retour sur ce qu’il devait à la noblesse de son sang, pouvaient lui faire perdre le comte. Elle resta quelque tems rêveuse ; puis, reprenant la parole, elle dit à son amant : J’avoue que les parens d’Henriette ont l’ame intéressée : cependant la haute naissance du baron pourrait les éblouir. J’ai quelque pouvoir sur leur esprit ; et, si vous consentez…

Ah ! gardez-vous de leur laisser pénétrer nos sentimens, dit le comte en l’interrompant ; quand même la différence des religions ne serait pas un obstacle invincible à leur consentement, je ne pourrais me flatter d’obtenir l’aveu du père du baron ; fier de sa noblesse, tout l’or du Pérou ne pourrait l’engager à une mésalliance. Je vous le répète, la fuite est le seul remède que je doive tenter pour sauver mon ami. Je vais employer tout le pouvoir que j’ai sur son esprit pour l’engager à partir dans deux jours ; et si vous voulez vous trouver demain à l’Opéra, je vous y dirai un adieu qui sera bien cruel pour moi, mais qu’il ne m’est pas possible de retarder plus long-tems.

La Benoît aurait peut-être, dès cet instant, proposé le honteux projet d’un enlèvement ; mais quelques personnes de sa connaissance, ayant paru à la promenade, elle fût forcée de quitter les deux aventuriers, qui ne doutèrent plus du succès de leurs artifices.

À peine Henriette et sa gouvernante se dirent-elles un mot pendant le chemin. Si la Benoît était occupée de la crainte de perdre son amant, Henriette ne l’était pas moins de la tristesse qu’elle avait cru démêler sur le visage du baron. La Benoît, en lui répétant la conversation qu’elle avait eue avec le comte, la pénétra de douleur, et lui expliqua la cause de la tristesse de son amant. Elle passa les premiers momens à accuser la fortune qui lui avait refusé un sang avec lequel le baron pût s’allier sans hontes ; ensuite elle se disait à elle-même, que son amant l’aimerait bien peu, s’il cédait aux instances de son ami. Quelques momens après, elle se rappelait l’extrémité où elle serait réduite, si l’amour l’emportait sur la raison. La Benoît la laissa long-tems livrée à elle-même ; et, lorsqu’elle la vit épuisée par les mouvemens contraires qui l’avaient agitée tour-à-tour, elle lui dit qu’elle ne voyait qu’un remède à ses maux, mais qu’il lui fallait du courage pour le mettre en pratique. Henriette, l’ayant pressée de parler, elle lui dit :

Il est certain, mademoiselle, que le baron vous adore ; le comte m’a fait entendre qu’il cherchait, depuis trois mois, l’occasion de vous déclarer ses sentimens. Son amour, auquel il est déterminé à sacrifier sa fortune, n’a point été soutenu par l’espoir. L’orgueil de ses parens, l’avarice des vôtres, sont des obstacles invincibles à son union avec vous ; si vous êtes résolue à ne vous donner que de leur consentement, il faut donc vous résoudre à le laisser partir et à l’oublier, ou à vous donner à lui sans attendre un aveu don, après tout, vous pouvez vous passer l’un et l’autre.

Quelque passionnée que fût Henriette, elle frémit à cette proposition ; mais sa faible vertu ne put la soutenir contre le danger de perdre son amant, et, encouragée par son indigne gouvernante, elle la laissa maîtresse de sa conduite. La Benoît annonça le soir, au comte, que son élève était prête à faire tout ce qu’il croirait le plus propre à sauver son ami ; que cette jeune personne lui avait avoué qu’elle aimait passionnément le baron, et qu’elle serait malheureuse avec tout autre époux, fût-il un prince. Je n’ai pas eu le courage, ajouta la Benoît, de la jeter dans le désespoir, en combattant inutilement une passion insurmontable ; et, pourvu que votre ami lui donne sa foi en ma présence et en la vôtre, elle le suivra par tout en qualité d’épouse. Pour vous, mon cher comte, qui ne dépendez que de vous même, je ne crois pas que vous remettiez a un autre tems ce que vous avez dessein de faire en ma faveur. Nous pouvons nous unir ici, et suivre ensuite nos jeunes époux. Le faux comte parut transporté de joie à cette proposition : il n’entretint la Benoît que de la vie heureuse qu’il se promettait de passer avec elle, des agrémens qu’il se proposait de lui procurer ; mais, après s’être livré, sans mesure, à ses transports, il parut tout-à-coup comme frappé d’une réflexion subite, et dit à la Benoît : Hélas ! ma reine, je n’ai d’abord été occupé que de la ravissante pensée d’être à vous ; l’excès de ma joie semblait avoir anéanti tous les obstacles qui pouvaient retarder ma félicité. Momens heureux ! faut-il que la cruelle raison vienne vous troubler ?

Que signifie ce discours ? reprit la Benoît toute troublée ; au moment où ma tendresse pour vous écarte les obstacles qui paraissent insurmontables, vous avez de nouvelles difficultés à m’opposer ?

Écoutez, ma chère, ma sincérité à votre égard va vous prouver la réalité de mon attachement. Je vous ai dit que j’étais riche, et que je pouvais vous faire un établissement avantageux ; et, certainement, je ne vous ai pas trompé : cependant, vous le pouvez être, si vous concevez qu’un homme riche en Allemagne, le soit en Hollande. En vivant dans mon pays, je puis y entretenir un équipage et un nombreux domestique avec mon revenu, qui suffirait à peine pour me faire vivre ici en simple gentilhomme. Je ne vous cacherai pas même que mes voyages m’ont un peu dérangé ; que je serai forcé de passer deux ou trois ans sur mes terres, pour me mettre en état de paraître à la cour de mon prince, sur le même pied où j’y étais autrefois. Vous concevez, par cette confession sincère, que je suis hors d’état de mettre mon ami en situation de profiter de vos bontés et de celles d’Henriette : car je ne puis vous dissimuler que cette jeune personne ne serait pas en sûreté sur mes terres. La famille du baron est puissante : on traiterait d’illusion son mariage avec Henriette ; du moins se croirait-on autorisé à le faire casser, parce que mon ami n’a pas l’âge fixé par les lois, pour se marier sans le consentement de ses parens. Il faudrait donc qu’il pût se soutenir jusqu’à cet âge, avec honneur dans un pays étranger. J’emploierais ce tems à faire revenir ses parens de leur ridicule entêtement : je peindrais les vertus, la beauté, les grands biens d’Henriette ; peut-être triompherais-je d’un vain fantôme ; je ferais valoir sur-tout l’indissolubilité du mariage de mon ami, lorsqu’il l’aurait réhabilité dans un âge convenable ; que, s’il ne m’était pas possible de le réconcilier avec ses parens, je pourrais me flatter d’appaiser ceux d’Henriette qui voyant ce qu’ils appelleraient un mal sans remède, seraient forcés de s’y prêter. Mais encore une fois, tous ces projets tombent et s’évanouissent, faute de pouvoir donner au baron le moyen de subsister honnêtement en Angleterre, où il aurait dessein de conduire Henriette, si la fortune ennemie n’y mettait un obstacle qu’il n’est pas en notre pouvoir de détruire.

Pendant ce long discours, la Benoît s’extasiait sur la probité d’un amant si honnête homme : à la vérité, elle avait compté sur une fortune brillante ; et il fallait rabattre de ses idées à cet égard ; mais cette fortune, toute médiocre qu’elle eût paru en Hollande, était considérable en Allemagne : elle était préférable à la pension que sa fidélité pour les parens d’Henriette pouvait lui assurer ; et d’ailleurs, elle serait unie pour jamais à un amant qu’elle aimait, et dont elle était adorée ; à un amant qui s’était exposé à la perdre, plutôt que de la tromper ; à un homme, enfin, dont l’ame était si belle, qu’il ne pouvait se résoudre à sacrifier le bonheur de son ami au sien propre. Elle entrevoyait un moyen de faire disparaître le seul obstacle qui pouvait retarder son mariage ; cependant, comme il dépendait d’Henriette, elle demanda jusqu’au lendemain pour répondre au discours du comte.

Quelqu’amoureuse que fût la Benoît, elle n’avait pas l’ame assez basse pour conseiller un vol à Henriette ; mais si cette jeune fille se déterminait elle-même à prendre une partie du bien qui devait lui appartenir un jour tout entier, elle se disait à elle-même que cette action pouvait être excusée par les circonstances où elle se trouvait.

Lorsqu’elle fut seule avec Henriette, elle lui répéta, mot pour mot, la conversation qu’elle avait eue avec le comte sans ajouter une seule parole qui pût l’exciter à prendre des mesures capables de faire réussir leur criminel dessein. Hélas ! la faible Henriette n’avait pas besoin d’être sollicitée : après avoir consenti au premier crime, voler son père lui parut une bagatelle qui ne méritait pas le plus petit scrupule. Elle se saisit d’un porte-feuille qui ne renfermait heureusement que trois mille pièces en billets de banque ; et la nuit suivante, ces deux abusées furent joindre les deux fourbes qui les attendaient. Le baron, à qui Henriette avait remis le porte-feuille, partagea ses trois mille pièces avec son complice, qui prit le chemin d’Allemagne avec la Benoît ; et, pour ne plus parler de cette malheureuse, le faux comte mit une dose d’opium dans son vin, lorsqu’ils furent à la dernière ville de la république, et l’abandonna dans une auberge, en lui enlevant son argent et ses hardes. Cette femme apprit à son réveil le départ de son perfide et, comme on la croyait mariée avec ce scélérat, on lui fit une quête, avec laquelle elle retourna en France, où elle s’enferma dans une maison de pénitence, d’où elle écrivit aux parens d’Henriette une confession de tous ses crimes.

J’ai oublié de vous dire qu’Henriette, en quittant la maison paternelle, avait laissé une lettre pour son père. Elle lui demandait mille pardons de la démarche que l’amour la forçait de faire ; lui disait qu’elle allait en France, et qu’il apprendrait bientôt qu’elle avait fait une alliance au-dessus de tout ce qu’elle pouvait prétendre.

Un coup de foudre eût donné moins de frayeur à ce père infortuné, que ne lui en causa la lecture de cette fatale lettre. Il ne perdit pourtant pas le jugement dans une telle extrémité. La femme-de-chambre de sa fille avait seule la connaissance de la fuite de sa maîtresse. Le père tombe à ses pieds, lui promet une fortune considérable pour prix de son silence ; et, ayant tiré d’elle le serment le plus sacré, pour assurer le secret qu’elle lui promettait, lui propose de se rendre dans une maison de campagne qu’il avait à quinze lieues de là, et de l’y attendre quelques jours. On fit venir à grand bruit un carrosse à quatre chevaux ; le marchand dit tout haut que sa fille, sa gouvernante et sa femme-de-chambre, allaient à sa maison de campagne, et qu’il les suivrait à cheval. Il eut soin, pendant que le cocher arrangeait quelques malles que la femme-de-chambre avait remplies, d’envoyer tous les domestiques à diverses commissions, et fit partir la femme-de-chambre seule, après lui avoir remis cent louis d’or pour arrhes de ce qu’il lui avait promis.

Pendant que ce père prudent dévorait le désespoir auquel son ame était en proie, son épouse dormait tranquillement, sans se douter de la perte qu’elle venait de faire. Le marchand monta dans sa chambre, et lui dit, de l’air le plus tranquille en apparence, qu’il avait commis une faute à son égard dont il espérait le pardon. Il s’est présenté, lui dit-il, pour Henriette une occasion favorable de voir la France. Une dame anglaise, du premier rang, me l’a demandée pour deux mois. J’ai craint votre tendresse, ma chère : vous m’auriez peut-être empêché, par vos larmes, de tenir la parole que j’avais donnée ; et, comme il y va de la fortune de notre enfant, j’ai cru devoir la faire partir sans vous en avertir. Alors, sans donner à sa femme le tems de lui faire des reproches, il forge à l’heure même un roman : cette dame avait un fils unique à qui elle souhaitait inspirer du goût pour Henriette ; et, par des raisons de famille, elle voulut que cela fût secret.

La mère d’Henriette gronda, se plaignit, pleura, s’appaisa ensuite, et promit à son époux de paraître tranquille, et de dire que sa fille était allée à la campagne, où elle allait elle-même passer quelques jours ; mais, au lieu de lui faire prendre la route de cette maison, le marchand la conduisit chez un ami, auquel il ne pouvait se dispenser de confier son secret. Ce fut là qu’il apprit à son épouse la vérité de toute cette aventure, et qu’il la conjura de lui aider à dérober à toute la terre la mauvaise conduite de sa fille. Il pria son ami de faire partir des exprès pour toutes les villes frontières de France, avec des lettres adressées à tous les commandans des places, pour les conjurer de faire mettre Henriette dans un lieu de sûreté : mais ces lettres ne partirent pas ; le marchand apprit, par hasard, que sa fille s’était embarquée dans un vaisseau qui partait pour l’Angleterre, et il se détermina à l’y suivre. Une maladie dangereuse, que le chagrin occasionna à son épouse, ne lui permit pas de l’abandonner ; et les perquisitions exactes qu’il fit faire par toute l’Angleterre, ne lui ayant donné aucune lumière sur le sort de sa fille, il se persuada que son ravisseur l’aurait conduite en Allemagne. De retour chez lui, il publia qu’Henriette était allée en France chez une de ses sœurs, et qu’elle y passerait quelques mois.

Cependant, cette fille infortunée arriva à Londres, où son amant la tint soigneusement enfermée, sous prétexte de la dérober aux perquisitions qu’on ferait d’elle. Les premiers jours, il partagea sa solitude ; mais bientôt, dégoûté par la possession, il ne daigna pas lui cacher l’ennui qu’elle lui inspirait. Henriette lui avait rappelé plusieurs fois la promesse qu’il lui avait faite de l’épouser, et il en avait éludé l’accomplissement sous divers prétextes. Enfin, ce monstre, las de dissimuler, lui déclara sans détour, qu’elle ne devait pas compter sur lui, à moins de se soumettre aux vues qu’il avait sur elle. J’ai joué, lui dit-il, et un revers de fortune m’a fait perdre la somme sur laquelle nous comptions pour notre subsistance ; mais ce malheur peut se réparer. Vous êtes jeune, aimable, ajouta-t-il ; les Anglais sont généreux : un seigneur, épris de vos charmes, s’offre à pourvoir à notre subsistance ; ma main sera le prix de votre complaisance pour lui.

Vous croyez peut-être qu’Henriette, si cruellement trompée, exhala sa douleur par des reproches et des injures ; non : le mépris, l’horreur qu’elle conçut pour l’abominable homme auquel elle avait tout sacrifié, fut chez elle un sentiment dominant qui étouffa tous les autres. Elle se leva sans dire un seul mot, et s’enferma dans son cabinet, ne pouvant soutenir la vue du faux baron. Celui-ci ne s’était pas attendu à tant de modération ; et, croyant que sa maîtresse se rendrait bientôt, et prendrait le parti qui semblait être pour elle le seul à prendre ; il ne voulut pas la presser pour ce moment, et sortit pour quelques heures, et la laissa à elle-même.

Henriette, seule dans son cabinet, y éprouva d’abord une sorte d’anéantissement qui lui ôta l’usage des facultés de son ame ; ensuite, par un mouvement machinal, elle se jeta à genoux, leva les yeux et les mains au ciel, sans pouvoir ni former un sentiment, ni proférer une parole, ni même jeter une seule larme. Son cœur était pourtant d’accord avec sa posture : cette attitude était la seule prière dont elle fut capable alors, et c’était vraiment une prière, car elle était accompagnée d’un sentiment confus de son impuissance, d’un aveu de sa confiance en l’Être Suprême qui seul pouvait la secourir. Ses sentimens percèrent jusqu’au trône de la miséricorde de Dieu ; sa grâce les avait excités en elle : elle avait obéi à cette grâce ; il se hâta de la secourir. Une lumière vive vint éclairer cette malheureuse fille, et lui découvrit la seule ressource qui lui restait. Fidelle à cette lumière, elle se lève, fait un petit paquet des hardes qui lui étaient restées, sort de la chambre et de cette maison, avec autant de précipitation que si elle eût craint de la voir s’écrouler. Henriette, n’ayant aucune vue fixe, marcha assez long-tems : enfin, un embarras de carrosses l’ayant forcée de s’arrêter, elle lut un billet qui lui apprit qu’il y avait dans la maison proche de laquelle elle était, une chambre, ou plutôt un grenier à louer. Heureusement pour elle, la femme, à laquelle appartenait ce grenier, entendait le français, et avait de l’humanité et de l’honneur. Elle fit quelques questions à Henriette, qui l’assura qu’elle ne recevrait aucune visite, et qu’elle ne sortirait qu’une fois la semaine pour vendre son ouvrage. Cette femme, à qui la figure d’Henriette avait donné quelque crainte, fût tranquillisée par ce discours. Elle la reçut, et consentit par la suite à lui donner en échange de son travail, l’absolument nécessaire pour ne pas mourir de faim.

À peine Henriette fut elle seule, qu’elle se rappela tout ce qui lui était arrivé, comme un songe dont elle n’aurait pu constater la réalité, si l’état déplorable, dans lequel elle était réduite, ne l’eût forcée de s’avouer l’existence de son désordre et de ses suites. Alors, comme si elle eût appris dans ce moment tout ce qui s’était passé, elle se sentit saisie d’une si grande confusion que, quittant avec précipitation la place qu’elle occupait, elle courut se cacher dans un recoin obscur où, se pressant contre la muraille, elle semblait vouloir s’y enfoncer pour se dérober à elle-même sa propre vue ; vain effort, toutes les funestes démarches qui l’avaient conduites à sa ruine, étaient rangées devant ses yeux : c’était comme un cercle d’ennemis rangés en bataille autour d’elle, qui la pressaient et l’environnaient de telle sorte qu’ils ne lui laissaient aucune issue pour s’échapper ; elle n’osait ni lever les yeux, ni respirer, ni faire le moindre mouvement. Elle ne fut tirée de cette situation que par une autre plus pénible. Tout-à-coup, l’image de son père et de sa mère mourant de douleur et de désespoir s’offre à ses yeux. Ils l’accusent de leur mort, lui rappellent la tendresse qu’ils lui ont toujours témoignée, et la triste récompense qu’ils en ont reçue. À l’instant, elle tombe contre terre, leur demande pardon avec de grands cris, leur tend les bras et il lui semble qu’ils la repoussent avec horreur. Ses parens, ses amis, tous ceux qu’elle a connus, semblent aussi se joindre à eux. Les uns lui reprochent l’infamie dont elle a couvert tous ceux qui ont le malheur de lui être liés par le sang : les autres se reprochent les égards qu’ils ont eus pour une créature qui les méritait si peu ; les derniers insultent à son malheur, se réjouissent de la voir humiliée, lui reprochent sa hauteur, sa vanité, la félicitent ironiquement sur la haute alliance qu’elle a contractée. L’ame de la pauvre Henriette ne put supporter tant d’assauts : elle s’évanouit, et demeura long-tems privée de l’usage de ses sens ; car il était nuit lorsqu’elle revint à elle.

Depuis plusieurs mois, Henriette travaillait seule dans son grenier, et souffrait tout ce que l’indigence a de plus affreux pour une personne élevée dans l’abondance. Ses larmes ne tarissaient point pendant ce tems ; et, sans le secours de la prière, elle aurait succombé mille fois à son désespoir. Le hasard, ou plutôt la Providence lui firent connaître une dame vertueuse qui la mit dans un lieu, plus décent, la consola, et la réconcilia enfin avec son père qui vint la reprendre, lui pardonna, et lui rendit sa tendresse, qu’elle n’avait que trop mérité de perdre.


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