Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants/Les espiègleries de Crébillon

LES ESPIÈGLERIES DE CRÉBILLON modifier

(1680)


Prosper Jolyot de Crébrillon, né en 1674 à Dijon, fils d’un greffier de la Cour des Comptes de cette ville, fut envoyé, de bonne heure, à Paris, pour y faire des études qui pussent lui permettre d’entrer avec distinction dans la carrière de la magistrature, où sa famille s’était illustrée depuis plusieurs générations. Dès l’âge de dix ans, il annonçait les belles qualités d’âme et d’esprit qui lui méritèrent l’estime et l’admiration de ses contemporains, comme homme et comme auteur dramatique ; mais son imagination ne s’était pas encore préparée au genre sombre qu’il devait imiter du théâtre grec dans ses tragédies d’Atrée et Thyeste, d’Idoménée, d’Électre et de Rhadamiste et Zénobie ; il aimait déjà le merveilleux, les contes et les aventures originales ; lui-même s’amusait à inventer une foule de ruses comiques, d’intrigues ingénieuses, de joyeuses facéties, pour le passe-temps de ses camarades du collège Louis-le-Grand.


Il se livrait, tout jeune, avec délices, à une paresse dont il ne se corrigea jamais : c’était une rêverie somnolente de poète, qui le captivait, au moment de l’inspiration, et qui révélait d’avance les allures capricieuses de son génie ; rien n’avait le pouvoir de dompter cette humeur fantasque, souvent en guerre ouverte avec les règles du collège et l’autorité des maîtres. Ses dispositions à la mollesse fainéante se montraient surtout au dortoir, ou il était toujours le premier et le dernier au lit. Quand une fantaisie de repos ou de pensée l’enchaînait, le matin, sur son oreiller, le bourdon de Notre-Dame n’eût pas sonné assez fort pour l’éveiller, et il ne se serait pas levé plus vite si le feu avait pris à la maison ; les punitions, le jeûne, le fouet et le cachot échouèrent contre son invincible entêtement. La cloche, qui forçait les écoliers à sortir de leurs draps avant le jour, n’avait pas de plus implacable ennemi que notre poète en herbe, qui faisait semblant de ne jamais l’entendre.


Cette obstination invincible, qui peut avoir quelquefois de graves et sérieuses conséquences dans la vie de l’homme, est, d’ordinaire, intolérable chez les enfants, car elle encourage à l’effronterie et à l’orgueil. Crébillon, néanmoins, n’était pas détesté des jésuites, ses instituteurs. Les Pères jésuites avaient le talent de deviner, d’apprécier la valeur intellectuelle et morale de leurs élèves ; ils n’épargnaient aucun moyen de séduction pour enrôler les plus distingués dans leur Société, que protégeaient alors la haute capacité et le mérite éclatant de ses membres. Crébillon avait donc fixé les yeux de ces savants professeurs, par la facilité de son travail, la richesse de sa mémoire et les ressources de son intelligence ; il était devenu, presque sans y penser, le plus instruit de sa classe, et ses succès, aussi solides que brillants, faisaient couvrir d’un manteau d’indulgence sa conduite légère et turbulente, ses éternels bavardages, ses tours malicieux et son inflexible ténacité.


Outre la cloche du collège, son ennemie irréconciliable, Crébillon avait en aversion ceux qui la sonnaient, et ceux-là le payaient aussi de retour.


C’étaient les deux correcteurs ou Pères fouetteurs, qui s’étaient rendus dignes de cet emploi exécutif, par un long zèle éprouvé au service de la Compagnie de Jésus, laquelle croyait utile d’appliquer à l’éducation la sévérité des peines corporelles. Le Père Griffon et le Père Frémion réunissaient, à cette pénible charge, qui les mettait sans cesse en fonctions, le poste de sonneurs, qu’ils occupaient à tour de rôle. Leur rigoureuse exactitude avait lieu de se manifester, tous les jours, dans l’un et l’autre ministère. Ainsi ils ne retardaient pas d’une seconde le châtiment que le régent ou maître de classe avait décrété contre un coupable, et les verges, dans leurs mains équitables, n’étaient ni des armes d’injustice, ni des instruments de vengeance, excepté cependant lorsque c’était Crébillon qu’on livrait à leur bras séculier : alors leur ressentiment personnel faisait d’un devoir un plaisir, et les coups tombaient dru, sans que la victime daignât faire entendre une plainte. Ils sonnaient la cloche à tour de bras, pour appeler les collégiens au dortoir, au réfectoire, à l’église et à la classe ; mais ils avaient beau se relayer tous les matins, pour venir tourmenter Crébillon, toujours endormi ou immobile dans son lit, à l’heure du lever, celui-ci ne tenait compte de leur avertissement, soit qu’ils lui tirassent l’oreille, soit qu’ils lui adressassent un bon coup de verges, soit qu’ils le secouassent par les cheveux, il ne pleurait pas de douleur, mais quelquefois il pleurait de rage.



Le père Griffon qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet.


Cette inimitié, si cordialement partagée par le jeune élève, datait de plusieurs années. Crébillon, en arrivant au collège de Louis-le-Grand, après une enfance heureuse et libre au sein de sa famille, avait eu peine à s’accoutumer aux punitions usitées chez les jésuites, et la première fois que le Père Griffon, qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet il se défendit d’abord avec une inutile éloquence, et finit par lutter contre le droit du plus fort, non sans avantage, puisque le visage de l’homme aux verges en conserva les cicatrices plus longtemps que le derrière du petit rebelle. Le Père Frémion, qui était muet, fut encore plus maltraité, la seconde fois que Crébillon passa sous les verges, et il laissa presque la moitié de son nez sous la dent d’un adversaire, indigné d’un traitement brutal, dont son corps avait moins encore à souffrir que son orgueil.


Depuis cette double exécution, qui commença la querelle du fustigé contre les deux Pères fouetteurs, Crébillon n’avait pas cessé de se venger d’eux par toutes les malices que lui suggérait cette haine profonde et ardente, qui devait plus tard lui inspirer de si terribles scènes dans ses pièces de théâtre. Tantôt il leur lançait, en tapinois, une balle, une pomme, une pierre, un encrier ; tantôt il les aspergeait d’encre ou les inondait d’eau ; tantôt il les attachait l’un à l’autre par le bas de leur soutane ; tantôt il tendait une ficelle sur leur passage, pour les faire tomber ; tantôt il cachait leur chapeau et le remplissait de sable ou de cendre ; tantôt il émiettait du pain dur dans leurs draps, pour les empêcher de dormir. Il savait aussi semer adroitement, entre eux, des germes de discorde, qui se développaient par le seul fait de leurs infirmités réciproques, de telle sorte que le muet ne pouvait se faire comprendre du sourd, et que le sourd ne comprenait rien de ce que le muet voulait lui dire. De là des colères amusantes qui se traduisaient par des pantomimes burlesques.



Tantôt il les attachait l’un à l’autre par le bas de leur soutane


C’était Crébillon qui dérobait le vin de leurs repas, c’était lui qui jetait du poivre dans leur soupe et qui enlevait la viande sur leur assiette. C’était lui surtout qui les induisait en erreur pour les heures de travail, en allant déranger la marche de l’horloge du collège. En un mot, il était sans pitié pour ces deux êtres inoffensifs, respectables par leur âge comme par leur habit. Un jour, il enferma le muet dans le donjon de l’horloge, où personne ne remarquait d’en bas les signes désespérés par lesquels le prisonnier réclamait sa délivrance, tandis que son collègue était emprisonné dans un souterrain, aussi sourd que lui, au fond duquel il serait mort d’inanition, si un tonnelier qui travaillait près de là ne fût accouru à ses cris.


Le Père Griffon, le sourd, avait vieilli dans le collège que sa robe noire balayait depuis cinquante ans, sans y avoir ramassé la moindre instruction. Il était chauve, louche, et remarquable par son nez de rubis ; il buvait sec et fréquentait la cave du principal, qui, disait-on, était trop bon chrétien pour ne pas s’apercevoir que son vin avait été baptisé. Le Père Griffon, renommé pour sa dextérité à manier les verges de bouleau et le fouet à lanières de cuir, avait besoin de se donner des forces, qu’il n’eût point tirées d’une nourriture trop frugale ; aussi mangeait-il de la chair de porc, en jambons, en andouilles et en saucisses, avec d’autant meilleur appétit, qu’il n’avait pas à observer la religion juive.


Quant au Père Frémion, le muet, qui ne cultivait pas moins attentivement les sensualités de l’estomac, il était de haute taille, maigre, pâle et jaune. Malgré la servilité de ses attributions, il passait pour avoir accueilli ça et là quelques bribes de latin, que son mutisme le dispensait de montrer aux écoliers ; il affectait toujours un maintien grave et solennel, quoiqu’il n’eût pas de plus sérieuses affaires que ses verges et sa cloche. Il est vrai qu’il ne perdait jamais de vue le cadran de l’horloge, au milieu de ses promenades solitaires dans la grande cour du collège, pendant lesquelles il remuait toujours les lèvres, comme s’il se parlait à lui-même.



Les élèves de cinquième, au collège de Louis-le-Grand, réunis dans leur quartier, autour du poêle.


Un soir d’hiver de l’année 1680, les élèves de cinquième, réunis dans leur quartier, autour du poêle, après le souper maigre du vendredi, s’entretenaient tout bas de leurs misères scolaires, pendant que le maître, absorbé dans la lecture d’un livre théologique du P. Sanchez, négligeait d’épier et d’écouter leurs conversations, qui dégénéraient en propos factieux. Crébillon maudissait énergiquement l’horrible tyrannie qu’il y avait à mettre sur pied de pauvres enfants, avant l’aube, par la froide température de décembre ; ses auditeurs opinèrent tous du bonnet, mais n’opposèrent que des lamentations timides et passives aux projets de révolte que le jeune dramaturge essayait de fomenter ; tant, à cette époque, sous l’empire absolu de la Compagnie de Jésus, l’enfance était soumise à la règle du collège et craintive devant la rigueur du châtiment.


— Mes amis, disait Crébillon avec ce généreux dévouement qui exalte les plus timides, c’est trop longtemps souffrir que les Pères Griffon et Frémion, ces suppôts du diable, qui ont l’âme plus noire que leur robe, nous oppriment jusque dans notre sommeil, pour tyranniser les élèves les plus studieux, que leurs brutalités ne peuvent atteindre. Cependant il ne nous faudrait qu’un peu d’adresse pour venir à bout d’un sourd et d’un muet. Je ne demande pas qu’on me seconde, mais qu’on me promette seulement le secret, quoi qu’il arrive, dans ce que j’ai résolu de faire.


— Ah ! qu’as-tu résolu, Prosper ? interrompirent en chœur les assistants, qui reconnaissaient tous chez Crébillon une supériorité d’esprit et de finesse. Dis-nous cela vite. Vraiment, nous te promettons de subir la retenue, les arrêts et le fouet, comme des Spartiates, pourvu que le tour en vaille la peine, et malheur à celui d’entre nous, qui, comme un cafard, s’en irait rapporter aux Pères !…


— Je sais que vous êtes de braves garçons, reprit Crébillon d’un air protecteur, et c’est plaisir que de se risquer à se faire punir pour vous rendre service ; mais vous n’êtes point assez hardis, pour vous venger. Moi, je ne craindrais pas même le général de la Compagnie de Jésus ! Ainsi, je me moque des Pères fouetteurs. Comptez donc sur moi pour dormir tout votre soûl, demain matin et jours suivants, en dépit de la cloche, que ni sourd ni muet ne pourra faire tinter pour le réveil.


Cette cloche, dont les sons retentissants avaient force de loi dans le collège de Louis-le-Grand, depuis cinq heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, était suspendue justement au-dessous du dortoir où couchait Crébillon, et la corde qui servait à la mettre en branle se trouvait renfermée, en bas, à hauteur d’homme, dans une sorte d’armoire, dont les sonneurs avaient seuls la clé.


Le petit conspirateur, sachant que c’était le père Griffon qui devait le lendemain sonner le réveil, ainsi que tous les exercices de la journée, eut l’idée de supprimer le son de la cloche, pour tromper l’oreille du pauvre sourd ; il attendit que le collège fût endormi, et, s’armant d’une tenaille cachée sous son chevet, il se leva doucement, s’habilla sans bruit et sortit du dortoir à pas de loup, sur un palier dont la fenêtre, qu’il avait laissée ouverte d’avance, lui permettait de toucher la cloche avec la main ; il décrocha habilement avec sa tenaille le battant de cette cloche et l’emporta dans son lit, où il attendit, en dormant d’un plein sommeil, l’effet de sa mystérieuse expédition.


Le lendemain, comme il l’avait prévu, l’heure du réveil se passa sans que la cloche avertît les dortoirs, qui restèrent silencieux plus tard qu’à l’ordinaire ce matin-là. Le Père Griffon s’était réveillé aussi exactement que les autres jours, au moment où le marteau de l’horloge, qu’il n’entendait pas, s’ébranlait pour frapper le coup de quatre heures, car jamais sonneur de cloche ne fut plus fidèle à son devoir. Il descendit, à moitié vêtu, dans la cour, malgré le froid âpre et brumeux qui précédait le point du jour ; il saisit de confiance la corde qu’il avait tirée de l’armoire, et la secoua longtemps, sans que la cloche rendît aucune vibration ; mais la routine avait tellement suppléé au sens de l’ouïe, qui lui manquait, que le mouvement était pour lui l’image du bruit. Son oreille complaisante crut percevoir le son éclatant de la cloche, qu’il agitait en mesure, sans que l’airain prît sa voix accoutumée. Cette voix si discordante et si tyrannique ne se faisant pas entendre aux dormeurs, pas un d’eux ne bougea, et ceux qui, par habitude, s’étaient éveillés à l’heure ordinaire, en bâillant, s’assoupirent de nouveau pour profiter du supplément de sommeil qu’ils devaient, comme ils le pensaient bien, à quelque ruse adroite de Crébillon.


Celui-ci, satisfait de la réussite de son invention, s’en alla remettre le battant à sa place, avant que le Père Griffon se fût aperçu de la supercherie. En effet, le principal, étonné de ne pas avoir entendu la cloche matinale, manda le sonneur, qui déclara que le réveil avait sonné depuis une heure et que les élèves ne pouvaient tarder à descendre aux classes ; mais il eut beau protester, avec serment, qu’il n’avait rien à se reprocher dans les devoirs de sa charge sonnifère, le principal l’accusa de négligence ou d’oubli et lui ordonna en pénitence un jeûne extraordinaire. Le Père Griffon, qui savait bien ne pas avoir rêvé, sonna une seconde fois plus réellement et plus efficacement que la première ; mais il n’échappa point aux remercîments goguenards des écoliers, qui répétaient, en défilant devant lui :


— Grand merci, père Griffon ! Nous avons ronflé une bonne heure de plus, à votre santé : nous ne maudirons pas votre satanée cloche, si vous nous laissez dormir ainsi tout notre soûl, ô digne père Griffon !


Et le Père Griffon, qui ne soupçonnait pas la vérité, jugeant, aux éclats de rire, qu’on se moquait de lui, grommelait entre ses dents, enrageait et se promettait d’avoir sa revanche, dès qu’un de ces railleurs deviendrait son justiciable.


— Quoi ! mon Père, vous êtes si matinal ? lui dit Crébillon, en ayant l’air d’ignorer quelle heure il était, quoique le crépuscule l’indiquât assez ; aviez-vous la puce à l’oreille, pour vous lever plus tôt que de raison ? Cela peut vous enrhumer, père Griffon, cela peut vous gâter le teint ; mais vous avez sans doute souffert du cauchemar, cette nuit, ou bien le Moine-bourru vous aura fort maltraité, au sortir du lit ?


Et tout le monde riait de ces interrogations adressées inutilement au sourd ébahi, pour qui la grimace sardonique de Crébillon était aussi peu compréhensible que ses paroles.


Le Moine-bourru, dont Crébillon demandait des nouvelles au sonneur, était connu au collège de Louis-le-Grand, par une ancienne superstition, qu’on retrouve encore dans le peuple. Il paraît qu’à l’époque de l’expulsion des jésuites par Henri IV, après l’attentat d’un de leurs élèves, nommé Jean Châtel, contre ce prince, la Compagnie de Jésus, dont les doctrines théologiques venaient d’être condamnées au Parlement comme dangereuses pour la vie des rois et pour la sûreté des États, fut, en quelque sorte, personnifiée par cette dénomination allégorique de Moine-bourru, à laquelle se rattachait le souvenir du parricide commis sur un roi cher à ses sujets. Le Moine-bourru devint dès lors un fantôme malfaisant, qui était censé parcourir les rues de Paris, pendant la nuit, surtout en hiver, et le collège de Louis-le-Grand, qui ne portait encore à cette époque que le nom de collège de Clermont, à cause de son fondateur Guillaume Duprat, évêque de Clermont en Auvergne, passa naturellement pour la retraite de ce méchant moine, qui assommait de coups les gens qu’il rencontrait éveillés dans ses rondes nocturnes.


La terreur que ce personnage imaginaire causait aux habitants de Paris s’était tellement accréditée dans les esprits et si bien enracinée au collège de Louis-le-Grand, que les jésuites eux-mêmes n’en étaient pas tous exempts. Le Père Griffon et le Père Frémion contribuaient aussi à la perpétuer, dans les traditions du collège, par des récits ridicules qu’ils faisaient aux élèves, de la meilleure foi du monde. Quand ceux-ci, aux heures de récréation, interrogeaient les deux vieux correcteurs sur l’histoire redoutable du Moine-bourru et parvenaient à les mettre sur ce chapitre inépuisable, le Père Griffon narrait avec émotion les faits et gestes de cette espèce de démon, et son collègue muet approuvait, d’un signe de tête ou d’un signe de croix, ces terribles récits, tant il avait lieu de redouter le Moine-bourru, qu’il accusait de torts graves à son égard, car il montrait une cicatrice qu’il avait au front, et faisait raconter, par son compère, qu’une belle nuit de Noël, le Moine-bourru avait voulu le poignarder, pour l’empêcher de sonner la messe de l’Aurore. Le Père Griffon possédait donc, sur le Moine-bourru, un répertoire d’aventures et de témoignages, capables au moins d’inspirer le doute au plus incrédule ; ces aventures fantastiques, il les amplifiait de plus en plus, depuis quarante ans qu’il les prodiguait sans cesse à l’insatiable curiosité de ses jeunes auditeurs, qui frémissaient d’horreur, en se serrant autour de lui. L’orateur, que la peur gagnait à son tour, finissait par en perdre la voix, aussi complètement que le Père Frémion, qui avait accompagné d’une effrayante pantomime, en sa qualité de muet, les récits de son collègue, qu’il n’entendait pas, mais qu’il savait par cœur.


Crébillon, le seul qui dans le collège ne croyait pas au diable, avait osé traiter de visionnaires les deux innocentes victimes des malices du Moine-bourru.


— Visionnaires ! murmurait le père Griffon, avec indignation. Ce mauvais garçon ne croit à rien ; il mourra dans la peau d’un hérétique.


Le jour suivant, ce fut le père Frémion, qui dut remplacer le père Griffon dans les fonctions de sonneur. Il avait, comme tout le monde, blâmé son confrère d’un oubli qu’il croyait bien avoir constaté lui-même. Il se rendit à son poste, avant quatre heures du matin, bien déterminé à faire retentir un carillon, qui ne pût être révoqué en doute, même par les sourds ; il ouvrit donc l’armoire, pour empoigner la corde qu’il cherchait à tâtons, sans la trouver et sans la voir dans l’obscurité.


— Encore un maudit tour du Moine-bourru ! pensait le sonneur. Pourvu qu’il n’ait pas avalé la corde de ma cloche !


Mais Crébillon ne dormait pas : il avait devancé le sonneur, et pour empêcher la cloche de sonner, il en avait détaché la corde et il la tenait par un bout, en laissant pendre l’autre bout de cette corde, garni d’un bon nœud coulant, qu’il sut diriger adroitement de manière à faire passer ce nœud coulant dans le bras du père Griffon. La chose faite, Crébillon attira la corde à lui, en serrant le nœud coulant dans lequel se trouvait engagé le bras du sonneur. Celui-ci sentit cette étreinte subite, sans oser y porter la main qui lui restait libre, et cela, dans la crainte de rencontrer quelque chose d’horrible, ou de se brûler les doigts à l’anneau de fer rouge que la pression de la corde lui faisait imaginer autour de son bras ; il resta donc pétrifié, fermant les yeux et poussant des soupirs, faute de pouvoir crier au secours, presque défaillant au fond de l’âme, et promettant des prières au bon saint qui le délivrerait des griffes du Moine-bourru.

Crébillon, du haut de la fenêtre où il avait pris position pour jouer son rôle, se divertissait beaucoup de l’épouvante d’un ennemi, qu’il tenait humilié en sa puissance, et il tiraillait la corde, par brusques secousses, pour redoubler l’horreur de cette espèce de possession magique à laquelle se croyait condamné le malheureux Père Frémion. Ce matin-là, le réveil ne fut pas sonné plus tôt que la veille, et le renouvellement d’une pareille négligence irrita le principal, qui envoya chercher le sonneur en défaut, dans sa chambre, où il n’était point. Le père Griffon, avec l’assurance et l’entêtement d’un sourd, assura positivement que son confrère était descendu à l’heure précise et avait sonné le réveil.


On ne trouvait pas le Père Frémion, qui était bien empêché de répondre à son nom, qu’il n’entendait pas répéter, quoique tous les échos du collège le portassent à ses oreilles. On le cherchait partout, excepté sous la cloche, muette comme lui, où il désespérait de sa vie et de son salut. Crébillon, que le danger d’être découvert invitait à la retraite, rejeta sur la tête du malheureux sonneur le bout de la corde, qu’il tenait encore en la secouant de plus belle, et s’enfuit dans le dortoir, en poussant un éclat de rire qui eût fait honneur au Moine-bourru lui-même. Le Père Frémion, qui avait cru sentir sur sa tête s’abattre la formidable main du Moine-bourru, était tombé à la renverse, le bras droit toujours levé en l’air, bien que la corde détendue ne le contraignît plus à cette position pénible, que les nerfs raidis de son bras rendaient machinale. On arriva enfin, on le releva, on l’interrogea, on remarqua son bras lié d’un nœud coulant ; mais, à ses gestes effarés et à sa physionomie contractée, on ne put que former des conjectures défavorables sur l’état de son cerveau, troublé de vin ou de folie ; il eut beau analyser, par écrit, ses impressions et ses sensations, pendant qu’il sonnait la cloche à tour de bras, assurait-il, et prêter à son effroi une cause réelle qu’il essayait de peindre avec des gestes et des grimaces horribles, le principal s’irrita davantage d’une crédulité qu’il ne partageait pas, et le punit de sa négligente en lui ordonnant de passer, chaque nuit, trois heures en prières : c’était ne pas ménager les terreurs superstitieuses du pauvre homme.


Toutefois, les élèves profitèrent de ce retard et de ce désordre pour donner une heure de plus au sommeil et une heure de moins au travail. Pendant qu’ils s’habillaient avec une lenteur que la cloche n’avait pas encore activée, Crébillon eut le temps de leur conter en détail l’aventure plaisante du Père Frémion, qui n’était pas remis de sa peur, et ceux-ci, en passant devant lui, se détournaient pour rire, quand ils voyaient les yeux égarés et le teint blême du sonneur muet, qu’ils saluaient de condoléances ironiques et facétieuses.


— Comment se porte le Moine-bourru ? lui disaient-ils, en riant. Il paraît que cet honnête moine ne veut pas qu’on l’éveille si matin ; donc, prenez garde à vous, Père Frémion : un jour, il vous pendra au bout de votre corde, et vous sonnerez vous-même le glas de vos funérailles. Notre Père, délivrez-nous de votre sonnerie ! Ainsi-soit-il.


Le Père Frémion ne savait sur quelle face moqueuse faire tomber, en grêle de soufflets, l’orage de sa colère, car c’était une procession de rires et de sarcasmes, qui pourtant ne lui inspirèrent pas le soupçon qu’il eût été la victime d’un tour d’écolier. Crébillon, composant son visage avec une expression de fatalité tragique, avait l’air de compatir à sa juste frayeur.


— Eh bien ! mon révérend Père, lui dit-il d’un ton lugubre, si le Moine-bourru recommence ses courses nocturnes dans le collège, c’est présage de malheur, et le diable emportera la cloche avec vous. Digne Père Frémion, le Moine vous a-t-il bien rossé ? Heureusement que les indulgences, que vous gagnez chaque jour, en nous donnant le fouet le plus consciencieusement du monde, vous consoleront en paradis. N’avez-vous pas prononcé un bel exorcisme ? Oh ! que j’eusse voulu être là pour venir en aide au Moine-bourru !


Le Père Frémion, à voir l’air compatissant de Crébillon, eut la bonhomie de croire que le malin garçon s’intéressait à lui et ajoutait foi à l’apparition du Moine-bourru ; il lui sut gré, au fond, de cette apparente bienveillance, et il se promit tout bas, de le ménager, la première fois que Crébillon mériterait la correction favorite des jésuites ; ensuite le bon Père, faute de pouvoir s’exprimer avec la parole, essaya de reproduire, par la pantomime la plus expressive, tout ce qu’il avait éprouvé de souffrances morales et physiques, sous la possession du Moine-bourru. Crébillon, qui avait envie de lui rire au nez, eut beaucoup à faire pour continuer son rôle d’auditeur bénévole, et pour garder son sérieux, qui lui échappait, au souvenir de ce Moine-bourru qui n’était autre qu’un nœud coulant dans les mains d’un écolier.


Crébillon était trop enchanté du succès de sa comédie, pour ne pas tenter de la renouveler une seconde et une troisième fois, sans qu’elle fût découverte. Tout réussit au gré de ses espérances : le Père Griffon sonna encore la cloche privée de battant ; le Père Frémion eut encore le poignet lié à la corde ; les collégiens gagnèrent encore, a ce manège, quelques heures de bon sommeil et un sujet journalier de plaisanteries.


Mais ceux qui, ces jours-là, passèrent sous les verges des Pères correcteurs, se plaignirent d’être traités en victimes expiatoires. Le Père Griffon surtout frappait plus fort que jamais, c’est-à-dire comme un sourd.


Cependant le principal, qui n’était ni superstitieux, ni crédule, n’attribuait point les incroyables aventures des sonneurs à la magie ou à des causes surnaturelles, d’autant plus que rien ne paraissait dérangé dans l’économie de la cloche, qui avait la voix aussi claire qu’auparavant pour appeler le collège à table, à l’étude, à la récréation et au lit. Après avoir imposé de nouveaux jeûnes et de nouvelles pénitences aux deux sonneurs, sans que ceux-ci fussent parvenus à sonner la cloche du réveil ; comme le Père Frémion offrait la démission de sa charge pour complaire au Moine-bourru, le principal annonça qu’il irait lui-même sonner le réveil, en dépit des timides remontrances de ses deux subordonnés qui croyaient fermement que le Moine-bourru lui tordrait le cou.


Cette nouvelle, qui fut bientôt dans toutes les bouches, ne fit que ranimer l’imagination de Crébillon, qui changea de batteries, pour conquérir encore à ses camarades l’addition de sommeil qu’il leur avait promise, et à laquelle ils s’étaient déjà accoutumés depuis quatre nuits.


Avant qu’aucun bruit de pas eût retenti sous les voûtes du collège, avant qu’aucune lumière eût brillé aux fenêtres du pavillon de l’Horloge, Crébillon sortit de son lit bien chaud, avec un héroïque dévouement, qui bravait un froid de six degrés, accompagné de la bise du nord ; il alla, pieds nus, sur le palier, théâtre de ses premiers exploits, et parvint, non sans peine et sans danger, à enlever la cloche, dont il avait enveloppé soigneusement le battant avec son mouchoir ; puis, il se sauva entre ses draps, avec sa lourde capture, encore indécis de l’usage qu’il en ferait.

Sa première pensée avait été de faire disparaître la cloche pour toujours, comme pour la punir de tous les griefs que le sommeil des collégiens avait reçus d’elle, et il songeait à l’aller jeter dans le puits, mais il fut arrêté par cette réflexion que ce ne serait pas se délivrer à jamais d’une pareille ennemie, que de laisser la place à une autre cloche, peut-être plus grosse, plus bruyante et plus inattaquable. Il se détermina donc à lui chercher une cachette, où elle serait, du moins, en paix et en silence. Dans cette intention il s’habilla, sans faire de bruit, et quitta le dortoir, avec la cloche, qu’il avait peine à porter : il la porta cependant ou la traîna jusqu’aux greniers, et ensuite il la fit passer, par une lucarne, sur les toits : là, il choisit exprès le corps de cheminée qui communiquait avec l’appartement du principal, pour suspendre et fixer, dans l’intérieur même du tuyau de cette cheminée, la cloche, muette encore, au moyen de la corde et d’un morceau de bois attachés le plus solidement possible ; ensuite il accrocha, au battant de la cloche, une longue ficelle, qu’il fit descendre dans le tuyau d’une cheminée voisine, où aboutissait le poêle de la classe de son quartier. Ces préparatifs, que l’obscurité et la gelée rendaient plus difficiles et plus périlleux, avaient été faits avec la plus grande précaution ; ils ne furent terminés qu’à quatre heures du matin, au moment où le principal sortait de sa chambre pour venir lui-même dans la cour faire sonner le réveil en sa présence.


Crébillon, durant son pénible travail, avait dirigé souvent ses regards vers la fenêtre de la chambre du principal, et quand l’horloge sonna quatre heures, il se tint pour averti de rentrer au dortoir, où son absence n’avait pas été remarquée ; mais, auparavant, il eut le temps de voir une partie de la scène comique à laquelle donnait lieu l’enlèvement de la cloche.


Le principal ne trouva même pas la corde qui servait à sonner la cloche, lorsqu’il ouvrit de sa propre main la petite armoire où cette corde devait être renfermée, et le Père Frémion, qui le suivait en frissonnant, s’écria que le Moine-bourru avait sans doute emporté la cloche avec la corde. Quant au Père Griffon, il se réjouissait, en sournois, de l’étonnement et de l’embarras de son supérieur. Il fallut éveiller un à un les élèves, qui s’excusèrent de leur paresse sur le silence de la cloche, et qui poursuivirent de leur gaîté matinale les deux sonneurs, qu’ils voyaient lever les yeux en l’air, à chaque instant, dans l’espoir que leur cloche reviendrait d’elle-même reprendre sa place ordinaire.


— Révérends Pères, leur disaient les complices de Crébillon, elle a pris des ailes et s’est envolée, pour devenir un astre au ciel ; ou bien le diable, qui se mêle de tout, l’aura prise et fondue au feu de l’enfer. Mais ne vous désolez pas : elle est peut-être en voyage, comme toutes les cloches de nos paroisses, qui s’en vont à Rome, dit-on, pendant la semaine sainte. C’est votre faute aussi de l’avoir enrhumée, madame notre cloche, pour l’avoir fait parler trop matin. Cette cloche clochetait mal, avançant l’heure du travail et retardant l’heure du repos : le Moine-bourru fera bien de la battre un peu, pour la corriger.


Et les deux sonneurs, qui se communiquaient leurs inquiétudes relatives à la cloche absente, se félicitaient d’être justifiés de tout soupçon de négligence, par la déconvenue du principal, et ils en augurèrent qu’une puissance invisible empêchait l’usage des cloches dans le domaine de la Compagnie de Jésus ; ils supportaient donc avec résignation les épigrammes et les rires de la gent écolière.


Le principal était moins résigné à tolérer la soustraction de la cloche, qu’il ne pouvait attribuer à des voleurs du dehors ; il pensait qu’un collège sans cloche était semblable à un corps sans âme, et jugeant bien que ceux-là seuls étaient capables d’avoir fait le coup, qui avaient intérêt à le faire, il n’en accusa que ses élèves : en conséquence, il assembla les Pères Jésuites en conseil secret et leur demanda leur avis, après avoir hautement exprimé le sien, qui fut de briser, par un redoublement de sévérité, cette espèce de rébellion contre la discipline de la maison, et de retrouver, à force de menaces et de punitions, la cloche volée et le voleur. La fable du Moine-bourru n’invitait personne à la tolérance, et les moyens de rigueur les plus redoutables furent adoptés dans cette espèce de concile.


— Mes enfants ! dit d’un air paternel le principal, qui avait réuni tous les élèves autour de lui dans la grande salle des distributions de prix, vous devez connaître celui d’entre vous qui s’est rendu coupable de vol et de désobéissance, en dérobant et en cachant la cloche du collège. Il est de votre devoir de vous séparer de l’auteur d’un acte aussi répréhensible, en me le désignant vous-mêmes : ce que je vous somme de faire immédiatement.


Les élèves ne bougèrent pas et se turent, comme s’ils n’avaient pas entendu cette sévère admonition, ou comme s’ils n’avaient rien à y répondre ; les têtes, les yeux, demeurèrent immobiles, et quelques ricanements étouffés circulèrent seulement de rang en rang. Crébillon, qui se tenait derrière un pilier, pour mieux juger des dispositions de l’assemblée, faisait le geste de se dénoncer lui-même, mais ses voisins l’en empêchèrent, en lui rappelant leurs conventions mutuelles.


— Jeunes élèves, je vous laisse réfléchir jusqu’à demain après la messe ! reprit le principal, d’un ton qui témoignait de son mécontentement ; j’espère que vous n’attendrez pas le terme de ce délai, pour me signaler le coupable ; mais, passé l’instant de l’indulgence, il sera trop tard pour le repentir ; alors vous serez tous compris dans le châtiment, et condamnés, sans rémission, à dix jours de jeûne, et à un mois de retenue, pour copier chacun dix mille vers latins. Nous verrons bien si ces mesures extrêmes réussiront mieux que le bon conseil et la persuasion, pour vaincre vos résistances criminelles.


Dès que le principal se fut retiré, avec la ferme volonté de ne pas fléchir devant l’obstination la plus intrépide, les écoliers tinrent conseil entre eux, à leur tour, et comme le voleur de la cloche courait grand risque d’être chassé du collège, après avoir reçu le fouet à outrance, il fut résolu, à l’unanimité, que le secret serait gardé inviolablement, puisqu’en tous cas il n’était pas possible de fouetter et de chasser tous les élèves. Crébillon, qui ne voulait pas être en reste de générosité avec ses camarades, leur jura de tourmenter tant et si bien leurs persécuteurs, qu’il les forcerait à quitter l’offensive et à demander merci. Après un discours d’apparat, dans lequel on eût retrouvé en germe les défauts et les beautés des tragédies qu’il devait composer plus tard, il s’empressa de réaliser ses promesses, en recommençant, à lui seul, la lutte avec le principal et ses sonneurs.


Il attira donc immédiatement, par une des ventouses du poêle, l’extrémité de la ficelle qu’il avait attachée au battant de cloche, et qu’il avait ensuite fait descendre, du haut du toit, dans la cheminée voisine de celle où la cloche était suspendue : le battant, mis en branle par la ficelle, vibra dans le tuyau de cette cheminée, en remplissant d’un murmure prolongé les six étages du bâtiment. Les petits mutins applaudirent à ce coup de théâtre qu’ils n’avaient pas prévu, et le régent, qui accourut à cette révélation du bronze sonore, chercha en vain, dans tous les coins du quartier, dans les pupitres et sous les bancs, la cloche invisible qu’on entendait encore frémir sourdement.


Ces sons de cloche se répétèrent plusieurs fois par jour, grâce à l’ingénieux artifice de la ficelle, que Crébillon s’était réservé de tirer seul à sa convenance, en temps utile. Les Pères jésuites et leurs domestiques se lassèrent bientôt de rechercher l’endroit d’où partaient ces sons de cloche, grossis et dénaturés par l’écho de la cheminée. À chaque vibration de la cloche, le principal tressaillait de colère et adressait des vœux au Ciel pour découvrir le démon qui présidait à cette sonnerie mystérieuse ; les deux sonneurs, les bras croisés, s’indignaient contre la malicieuse audace du Moine-bourru ; les écoliers se divertissaient de cette comédie tintinnabulante, ainsi qu’ils l’appelaient en riant aux éclats, comme s’ils n’eussent pas dû payer l’amende. Le lendemain arriva, le délai fatal était expiré, et il ne se trouva pas, dans tout le collège, un délateur : jeûnes, arrêts, pensums, de commencer.


Le proviseur ne fut pas moins persévérant que les petits révoltés, qui supportaient la punition générale avec un entêtement unanime ; le supplice perpétuel de leurs régents, que la cloche narguait sans cesse, suffisait à leur plaisir et à leur vengeance. La règle quotidienne du collège semblait interrompue : les repas, les classes, le lever et le coucher n’étaient plus indiqués que par ordre verbal, puisque la cloche faisait défaut ; quant aux récréations, elles avaient complètement cessé, et il fallait, du matin au soir, tenir la plume, qui s’usait plus vite que la patience des condamnés.


Mais cette cloche, qui avait disparu et qu’on ne retrouvait pas, se faisait entendre sans cesse, comme un gémissement, au milieu de la nuit, depuis que Crébillon avait eu l’adresse de faire passer, dans son dortoir, une seconde ficelle, qu’il agitait tout doucement, sans sortir de son lit. Chaque fois que le son se renouvelait, tout le collège était en rumeur, et le principal, armé d’un flambeau, conduisait les recherches jusque dans les caves, au lieu de les diriger du côté des toits. Enfin, on mit tant de monde en sentinelle, que Crébillon se vit forcé, sous peine d’être découvert, de supprimer sa diabolique sonnerie. Pendant deux jours, la vigilance des subalternes et des supérieurs fut aux écoutes, et la cloche demeura muette, si ce n’est qu’une hirondelle, en sortant de son nid, ébranla d’un coup d’aile le battant, qui retentit encore comme une harpe éolienne.


Cependant les arrêts continuaient avec plus de rigueur, sans que le clocheteur fût dénoncé par ses complices, sans que la cloche absente eût été remise à sa place.


Le Père Frémion et le Père Griffon ne doutaient pas que le Moine-bourru ne fût le seul coupable, et comme ils s’obstinaient à le dire à tout venant, on les avait relégués, en observation ou en pénitence, dans les caves : là, ils puisaient du courage dans les tonneaux, qu’on ne leur avait pas donnés à garder ; c’est de cette manière qu’ils dissipaient leurs frayeurs, au point de braver le Moine-bourru lui-même, quand ils étaient ivres.


Le proviseur, furieux d’une résistance qu’il ne parvenait pas à vaincre, eut recours à des ordonnances aussi cruelles qu’injustes : il déclara que, tous les jours, dix élèves, choisis entre les plus mauvais sujets, seraient fouettés extraordinairement, et aussitôt il désigna ceux qui subiraient d’abord la peine du fouet. Crébillon fut compris dans cette première fournée, et le Père Griffon, qui était chargé d’exécuter la sentence, acquitta les vieilles dettes de son propre ressentiment, jusqu’à ce qu’il eût le bras fatigué de frapper sur ce malin garçon, qui ne lui épargnait pas les égratignures et les coups de pied. Le martyr ne pardonna pas à son bourreau, et, sous les verges même, il ne rêvait qu’aux représailles.


Les choses avaient été poussées si loin de part et d’autre, qu’il n’était plus possible de continuer la lutte, sans péril pour l’auteur de ce désordre collégial, et les élèves, à qui Crébillon offrait de se livrer lui-même au terrible jugement de la Compagnie de Jésus, lui répondirent généreusement qu’ils recevraient tous le fouet, après lui.


Néanmoins, Crébillon, inquiet des graves conséquences d’une rébellion générale qui persistait depuis plus de quinze jours, résolut de remettre enfin la cloche à sa place, sans en avertir personne, dans l’espérance que cette restitution volontaire apaiserait le ressentiment du principal. On avait abandonné les veilles de nuit, depuis que la cloche ne se faisait plus entendre. Crébillon se leva donc, la nuit même, monta sur le toit et en redescendit avec la cloche, qu’il se disposait à replacer, tant bien que mal, à l’endroit où il l’avait prise, lorsqu’il vit d’en haut la lueur d’une lanterne errer sous la galerie du rez-de-chaussée et un homme s’avancer lentement dans l’ombre des arcades. Il reconnut le Père Griffon, qui ouvrit la porte des caves et disparut. Crébillon avait une vengeance à exercer contre ce Père fouetteur, qui, dans l’exercice de ses fonctions, ne les ménageait guère : ne voulant pas perdre une si bonne occasion de le surprendre en flagrant délit de vol et d’ivrognerie, quoique à demi vêtu, transi de froid et plein de sommeil, il s’empressa de descendre dans la cour et de suivre les pas du père Griffon, sans avoir pris le temps de se débarrasser de la cloche, qui entravait un peu sa marche, mais dont le battant immobile était encore prudemment emmaillotté.


La porte des souterrains était demeurée ouverte derrière le Père Griffon, qui, sous prétexte de guetter le Moine-bourru, allait visiter le meilleur vin des révérends Pères. Crébillon, conduit par la traînée de lumière que projetait la lanterne, traversa plusieurs caves, à la suite du sourd, qui ne se retournait point, au bruit d’un pas réglé sur le sien, et qui, aussitôt arrivé à son but, s’agenouilla devant une barrique, et la tint amoureusement embrassée, en collant sa bouche au robinet qu’il avait ouvert. Crébillon le regarda humer à longs traits le vin qui dégouttait de son menton, et ne le troubla point dans cette opération consciencieuse ; mais, dès que les yeux de l’ivrogne se fermèrent voluptueusement et que sa tête dodelina comme celle d’un enfant au sein de sa nourrice, il décapuchonna le battant de la cloche et s’élança tout à coup sur l’ivrogne, qu’il renversa en arrière ; puis, sautant par-dessus lui, les jambes écartées, il balança la cloche à ses oreilles, avec un carillon à rendre sourd quiconque ne l’eût pas été déjà comme le Père Griffon.


Celui-ci, spontanément dérangé dans la plus délicieuse orgie, n’eût pas été plus épouvanté par les trompettes du jugement dernier ; il crut que la voûte et les six étages du bâtiment s’écroulaient sur lui, et, avant de rouvrir les yeux, il jeta des cris aigus : il entendait à peine la cloche qui sonnait à lui briser le tympan, mais, ayant essayé de se redresser sur ses mains, il retomba la face contre terre, en voyant une espèce de monstre qui lui faisait d’effroyables grimaces et qui suspendait au-dessus de sa tête une cloche en branle, comme pour le coiffer de ce bonnet d’airain. La lanterne, qui avait roulé à terre sans s’éteindre, éclairait de bizarres reflets cette scène burlesque et fantastique. Le père Griffon se persuada qu’il était au pouvoir du Moine-bourru, et redoubla ses hurlements, que couvrait le son de la cloche.



Crébillon renverse le père Griffon, et sautant par-dessus lui, balance la cloche à ses oreilles.


Crébillon jouissait de l’effroi du malheureux ivrogne, à ce point qu’il oubliait de faire une prudente retraite, avant que tout le collège fût éveillé par les sons de cloche et les cris lamentables, qui retentissaient au fond des caves ; il ne cessait de tinter, comme pour un mort, et chaque fois que le battant frappait en cadence les parois métalliques de la cloche, il piétinait le corps de son ennemi étendu à terre sans force et sans mouvement ; mais, pendant qu’il s’enivrait de cette douce vengeance, de même que le pauvre Griffon s’était enivré de vin vieux, il sentit s’imprimer, sur ses épaules presque nues, la meurtrissure d’un coup de fouet, qui lui arracha une exclamation de douleur et de surprise : il arrêta sa sonnerie, pour voir d’où lui venaient les coups qui lui labouraient le dos et les reins, et il aperçut la robe du Père Frémion, lequel n’avait pas trouvé de langage plus expressif que son fouet à lanières, pour exorciser le Moine-bourru, qu’il n’eut pas le temps de reconnaître pour un être humain assez peu redoutable ; aussi, ne resta-t-il pas bien convaincu que son terrible fouet avait frappé sur de la chair vive, quand Crébillon eut écrasé la lanterne avec son pied et se fut enfui, à tâtons, avec la cloche qui murmurait entre ses mains, jusqu’au dortoir, où il se fourra dans son lit, tout tremblant de froid et d’anxiété, sans se dessaisir de cette cloche accusatrice, qu’il se repentait de n’avoir pas lancée à la tête du Père Frémion.


Celui-ci était tellement épouvanté dans les ténèbres où le laissa Crébillon, qu’il eut peine à rassembler ses idées, lorsqu’on accourut avec des flambeaux : il expliqua, par signes, que, guidé par les sons de la cloche, il était arrivé dans la cave, au moment où son collègue luttait contre un démon, qui ne pouvait être que le Moine-bourru. Quant au Père Griffon, qui gisait dans une mare de vin et qui n’avait pas recouvré sa raison, il déclara ne pas savoir comment il se trouvait dans la cave, au lieu d’être à son poste de garde ; il jura que c’était le Moine-bourru en personne, qui l’avait attiré dans un piège et lui avait fait souffrir tous les tourments du purgatoire : la description de ces tortures infernales déguisa l’état de trouble où l’avaient mis le vin et la peur.


Le principal ne savait plus que penser de ces incompréhensibles apparitions ; il refusa de se recoucher, et passa le reste de la nuit à parcourir les cours, les caves et les bâtiments, sans rien voir ni rien entendre de surnaturel. Le Moine-bourru, par suite de cette aventure merveilleuse, obtint de nouveaux témoignages, en faveur de son existence réelle, qui dès lors fut dûment constatée.


Crébillon, qui avait fait semblant de dormir, malgré tout ce tumulte, ne répondait pas aux questions de ses camarades ; il feignit d’être malade, le lendemain matin, et ne se leva point en même temps que les autres. Il n’osait remuer en son lit, parce que le moindre son de cloche eût amené la découverte de cette cloche dans ses draps et la preuve irrécusable de sa culpabilité. Il avait pourtant cherché, dans son cerveau, le plus sûr et le plus prompt expédient pour se débarrasser de cet incommode et dangereux corps de délit. À peine les dortoirs furent-ils déserts, qu’il s’habilla précipitamment et emporta la cloche, avec bonheur, dans la chambre de la Correction, qu’il trouva toute grande ouverte, par suite d’une distraction et d’un affolement du Père Griffon.


C’était dans cette chambre que les Pères fouetteurs enfermaient leurs provisions de bouche et les nombreux cadeaux qu’ils recevaient des parents et des écoliers, comme ces galettes de farine et de miel, que le sage et pieux Énée présente à Cerbère, dans l’Énéide de Virgile, pour endormir la férocité de ce chien à trois têtes.


Crébillon était descendu, frais et riant, au quartier, avec un objet soigneusement entouré de papier, qui circula de pupitre en pupitre, avant que les Pères Frémion et Griffon allassent rendre visite à leur buffet, pour se remettre des fatigues morales et physiques de la nuit ; ils avaient aussi besoin d’un surcroît de forces, dans la distribution quotidienne des corrections ordinaires et extraordinaires, qu’ils avaient charge d’administrer aux incorrigibles écoliers. Le Père Griffon tira de l’armoire une monstrueuse andouille de Troyes, qu’il avait goûtée la veille, mais il n’y eut pas plus tôt mordu, qu’il jeta bien loin cette andouille et porta les mains à sa joue, en hurlant : « Ô mes dents ! » Pendant ce temps-là, le Père Frémion découvrait, avec stupeur, dans la peau de l’andouille, un battant de cloche, qu’il eût été difficile d’entamer d’un coup de dent. Le Père Griffon, encore stupéfait de cette trouvaille, continuait à gémir, en tenant sa mâchoire endommagée et en marchant à grands pas sur les dalles qu’il frappait rageusement du pied ; tandis que le Père Frémion soulevait la croûte d’un magnifique pâté d’Amiens, pour y chercher des compensations gastronomiques : son couteau rencontra une telle résistance, que la lame se brisa, et le pâté entr’ouvert étala, aux regards des deux gourmands confondus, la cloche elle-même, silencieusement assise dans le saindoux et occupant la place de trois ou quatre succulents canards, que les écoliers étaient en train de dévorer à belles dents, sans songer à cette même cloche, dont l’agréable son avait tant de fois charmé l’attente de leurs estomacs vides, à l’heure du repas !


Cloche et battant furent emportés, tout luisants de graisse, dans le cabinet du principal, qui ne sut jamais ni où ni comment on les avait retrouvés. Le jour même, les Pères correcteurs, remarquant parmi les élèves du quartier de la classe de cinquième, des sourires railleurs sur toutes les bouches comme dans tous les yeux, et flairant une agréable odeur d’ail et de charcuterie, qu’ils ne pouvaient méconnaître, devinèrent la destination qu’avaient eue la chair de l’andouille et le contenu du pâté ; ils en gardèrent rancune aux voleurs gastronomes : ceux-ci portèrent longtemps les marques des verges, qui ne les avaient pas ménagés, surtout Crébillon, qui fut soupçonné, sinon convaincu d’être l’auteur de l’enlèvement de la cloche et de sa disparition : il avait, d’ailleurs, assumé sur lui seul la responsabilité du vol de l’andouille et du pâté, par une belle indigestion, dont il était difficile d’accuser la maigre chère du collège, c’est-àdire, les lentilles, les haricots, les pois-chiches, le fromage et l’eau claire.


Quarante ans après, Jolyot de Crébillon était devenu un grand poète tragique, le successeur de Racine et le rival de Voltaire. Un de ses amis eut la curiosité de connaître le jugement que ses premiers maîtres du collège de Louis-le-Grand avaient porté sur son compte, dans les registres secrets où la Compagnie de Jésus consignait le caractère et la tendance morale de chacun de ses élèves ; on lisait, à l’article relatif au jeune Crébillon : Puer ingeniosus, sed insignis nebulo ; horoscope latin qu’on pourrait traduire ainsi : « Enfant plein d’esprit, mais insigne vaurien. »