Contes japonais/Le Joueur de Flûte
Le Joueur de Flûte
Parmi les divinités secondaires auxquelles le peuple, au Japon, adresse le plus volontiers ses prières, figure au premier rang Yasumasu, le joueur de flûte. Les écrivains et les traditions ne sont pas d’accord sur l’origine de ce culte, ni sur les circonstances qui ont amené l’admission de Yasumasu à un rang aussi élevé. Tous, d’autre part, représentent le joueur de flûte comme un ambulant charmeur, mais néanmoins, bon à éviter, suivant, dans sa course mystérieuse, la lune dont il est amoureux, et réduisant à l’impuissance ses ennemis par l’éclat de son regard et la séduction de sa musique. D’après une légende, Yasumasu aurait été autrefois un prince puissant et il devrait son infortune actuelle à son dévouement pour ses sujets.
Il régnait en paix, depuis dix ans déjà, sur le royaume de Satsuma, le tenant de son père le Shôgoûn Imari, celui-là même qui fut l’adorateur de la poétesse Komati, illustre par ses talents, célèbre par ses malheurs et sa fin cruelle.
Tout le peuple de Satsuma était heureux sous la domination légère et bienveillante de Yasumasu. Les récoltes, toujours abondantes, donnaient la richesse à ce coin de terre béni des dieux ; le riz poussait à souhait dans les vallées humides ; sur les coteaux, le mûrier et le thé ; puis encore, çà et là, le millet, le sarrasin, le maïs qu’on mange en épis bouillis ou grillés, le koniaku qui donne son exquise fécule, la tissa, le junsaï, le nasu (aubergine) d’un si beau noir violet, le kudzu pour la nourriture des bestiaux, et tous les fruits aux doux parfums. D’ailleurs, peu importait au Japonais ces produits si divers ; il demandait seulement le riz qui nourrit et qui fournit le précieux saki, père de l’ivresse et de l’oubli, le thé qu’on boit, et le mûrier, dont le précieux ver permet de se vêtir des plus riches étoffes de soie.
Donc le Satsuma vivait dans l’abondance et la félicité et, dans tout le Nippon, sa capitale, Neshirogawa, était renommée pour ses plaisirs et l’hospitalité qu’elle offrait aux étrangers.
Hélas ! les mauvais jours vinrent pour ce petit peuple ne demandant qu’à vivre sans plus de souci, pour ce prince débonnaire et paternel, qui n’aimait rien tant qu’à montrer son talent sur la flûte et à triompher dans les gais concours de musiciens ; il avait la réputation du plus fameux joueur de flûte des îles japonaises, et il en tirait vanité.
Or donc, pendant des lunes et encore des lunes, la pluie tomba sans interruption, pour ainsi dire, changeant en lac la vallée, ravinant les coteaux, pourrissant les fraîches pousses du thé, donnant une moisissure mortelle aux feuilles de mûrier ; puis, quand enfin les torrents se furent un peu écoulés, montrant dans toute sa désolation cette terre si fertile, maintenant ruinée ; l’hiver était venu, et la gelée détruisit, en une nuit, les quelques vestiges qui avaient résisté jusque là à la terrible influence des éléments déchaînés. Yasumasu, appelé par les cris de détresse de tout son peuple, sortit de son palais et parcourut son petit royaume ; partout le plus désolant spectacle s’offrit à ses yeux. Rien n’avait été sauvé de ce qui se mange, de ce qui se boit, de ce qui sert à l’habillement ; les bestiaux eux-mêmes, ne trouvant plus à se nourrir, étaient morts sur les collines où on les avait parqués, et de ces corps amoncelés s’élevaient des influences pestilentielles. Yasumasu, du haut d’une éminence, regardait cette mer de boue et de limon fendillé par le froid, étendue maintenant sur ces cultures riantes et pleines de vie qu’il était habitué de voir depuis son enfance ; et le bon roi, saisi de pitié, ne put s’empêcher de pleurer.
— Que donner à ce peuple entier pour soulager sa misère ? Rien que de la terre, partout, et rien pour semer, rien pour attendre les prochaines récoltes !
Et il ajouta, levant les bras au ciel avec désespoir :
— On ne vit pas de terre !
— Si, puissant seigneur, dit une voix grave auprès de lui, on peut vivre de la terre seule. Je connais des peuples riches, des peuples entiers, comme celui-ci, qui ne font rien autre chose, toute l’année, que travailler la terre sans y rien semer.
Yasumasu regarda le parleur énigmatique. C’était un vieux sorcier érudit, renommé pour sa sagesse et ses connaissances. Le prince s’inclina avec respect devant ce représentant de la science interdite au vulgaire, et lui dit :
— Tu vois, Sennin, le malheur de ce pays ; tu entends les clameurs de cette multitude ; elle a faim, et je ne puis lui donner une poignée de riz ; s’il est en ton pouvoir de soulager tant de maux, parle ; je sacrifierais volontiers ma vie pour réparer ce désastre de mon peuple.
— Ce n’est peut-être pas moins que tu risqueras, répliqua le vieillard.
Et, prenant le roi à part, il lui donna la clé de ses paroles.
— Au nord, dans un pays nommé la Corée, vit un peuple gouverné par un puissant génie ; celui-ci, après une expédition victorieuse en Chine, favorisée par ses enchantements magiques, a ramené là des ouvriers potiers possesseurs des secrets qui transforment la terre en faïence aux fines craquelures, à la pâte blanche comme l’ivoire, émaillée de belles couleurs brillantes rehaussées d’or. Des milliers d’hommes pétrissent l’argile, pour la modeler en vases de formes variées, et ils la vendent ainsi au monde entier qu’éclaire le soleil levant. Qu’importe à ceux-là les fruits de la terre, puisque quelques mottes façonnées représentent pour eux des monceaux de riz, des ballots de thé, des vêtements tout tissés et brodés ? Voilà le secret qu’il faut découvrir. Là est le salut de ton peuple.
— Je vais envoyer des ambassadeurs, dit vivement le prince. Ce génie, touché de notre infortune, n’hésitera pas à nous confier…
— Que tu connais peu le cœur des riches ! interrompit le sorcier. Penses-tu que pour des inconnus le possesseur d’un pareil trésor se dépouillera volontairement ? Non, seigneur, cette entreprise est plus difficile et plus dangereuse et, si tu veux réussir, tu devras la tenter toi-même, seul, sans apparat. Alors seulement tu pourras passer inaperçu, voir quelque chose et en profiter ; et encore, pour échapper à la surveillance du génie redoutable, ou à son ressentiment, tu n’auras pas trop de toute ton habileté et de tout ton courage !
Sans hésiter, le prince répondit :
— J’irai jusqu’en Corée. Dès demain je partirai, et je veux réussir ou y perdre la vie.
L’entreprise se présentait, dès l’abord, avec des difficultés très grandes, et Yasumasu, le premier enthousiasme passé, n’y songea pas sans embarras.
Comment entrer sans être vu dans ce pays si soigneusement fermé aux étrangers ? Comment, étant donné même qu’il y arrivât, comment interroger les ouvriers sans attirer l’attention, ou bien parvenir à voir la fabrication mystérieuse d’assez près et assez longtemps pour en comprendre tous les procédés ?
Le prince réfléchit longuement sans trouver une solution pratique. Mais, comme le temps pressait, il s’en remit au hasard et aux Sichi-fuku-djin, les sept dieux du bonheur, seuls capables de lui venir en aide en aussi critiques circonstances. Puis il fit venir son cheval Taïfu, rapide comme l’ouragan dont il a reçu le nom, et secrètement il se dirigea vers le Nord.
Il lui fallut de longs jours de marche et plusieurs traversées périlleuses avant d’atteindre la terre coréenne, montagneuse, froide et triste. Mais dans le petit port où il arriva enfin, en touchant le continent, on embarquait de grands paniers remplis de porcelaines et de faïences aux vives couleurs, et, s’approchant des marchands, il n’eut pas de peine à savoir où se fabriquaient de si belles choses.
Comme il paraissait prendre un très vif intérêt aux renseignements qu’on lui donnait, l’un des marchands lui dit, d’un air soupçonneux :
— N’aurais-tu pas conçu le projet de visiter ce pays, et de surprendre les secrets de ses ouvriers ? Si vraiment tu as cette folie, rembarque-toi au plus vite, imprudent, ou sinon tu ne tarderas pas à rejoindre ceux qui t’ont précédé ici, et que la colère du génie gardien de ces trésors n’a pas épargnés !
— Moi ! protesta le prince, en feignant la surprise, je m’occupe bien, en vérité, de cette misérable faïence, et de ceux qui la font ! Je joue de la flûte pour moi-même, pour ceux qui veulent m’écouter si tel est leur plaisir, et pour la lune, quand je n’ai pas d’auditeurs. C’est un art divin, et ceux qui le cultivent n’ont pas de préoccupations matérielles.
Prenant son fidèle instrument de bambou, qui ne l’avait pas quitté, il en tira rapidement quelques modulations harmonieuses. Aussitôt il se vit entouré de la foule des marchands, des portefaix, des bateliers ravis de cette musique incomparable, de ces mélodies que Yasumasu tenait de ses ancêtres, et qui déjà, dans les temps anciens, avaient, dit-on, soumis à sa famille les peuples, les guerriers ennemis, et jusqu’aux éléments contraires. Le cercle de Coréens qui l’entourait grossissait toujours, et toujours Yasumasu jouait de la flûte, variant ses airs, et tour à tour provoquant la gaîté ou attirant les larmes.
Le lendemain, la renommée du joueur de flûte avait gagné tout le pays, et ce fut à qui se presserait pour l’entendre dans le petit port où aussitôt tout travail cessait dès qu’on le voyait paraître.
Mais l’affaire principale qui l’avait attiré là n’avançait guère. Tous ceux de qui, discrètement, il cherchait à obtenir un renseignement, avouaient ne rien savoir, ou bien lui demandaient un air de flûte, attendu, disaient-ils, qu’ils n’étaient pas venus pour parler faïence et cuisson de la terre ; la plupart, en partant, laissaient au prince inconnu un riche présent, que celui-ci se trouvait tenu d’accepter, sous peine d’inspirer des soupçons.
Cependant, tandis qu’il se lamentait de ses recherches vaines, Okamé, la bonne déesse, lui était favorable. Le génie avait entendu parler de ce joueur de flûte extraordinaire ; il voulait le voir.
Plein de joie, Yasumasu suivit son guide à travers ce pays réputé inaccessible où il avait tant souhaité d’entrer, et qu’on lui faisait parcourir maintenant sans méfiance.
Il voyait d’abord, le long des cours d’eau, pulvériser la terre et la gâcher dans des mortiers de pierre, puis la tamiser pour enlever les impuretés, la mouiller et la frapper longtemps avec des maillets, faire sécher au soleil la pâte, la pétrir et la façonner sur le tour, l’enduire d’émail ; et enfin, plus loin, dans de vastes fours en brique et en argile, la faïence cuisait à grand renfort de bois de pin, dont on apercevait çà et là de hautes piles en réserve.
Yasumasu regardait de tous ses yeux, de tout son esprit, regrettant seulement de ne pouvoir s’attarder longtemps à chaque chose, pressé qu’il était par son guide. Quelle habileté, quels soins, quels tours de main difficiles à acquérir il fallait sans doute pour mener à bien tous ces petits chefs-d’œuvre, et combien seraient incomplètes les notions qu’il pourrait rapporter à son peuple pour lui permettre de lutter contre des ouvriers aussi exercés que ceux-ci !
Lorsqu’enfin le prince se trouva devant le génie, affreux monstre accroupi sur une sorte de trône, au pied duquel sa femme, jeune et jolie, était assise :
— Depuis bien longtemps, dit le génie avec une grimace épouvantable, je n’avais pas vu ici un étranger ; il n’a pas fallu moins que le bruit de ta réputation et le désir exprimé par ma femme, Hitsuji, pour que je te demande d’exercer ton talent devant moi. Joue donc de la flûte, puisque tel est ton métier, tu n’auras pas à te repentir de ma générosité, si ta musique me plaît.
Le prince, sans répondre à ce peu aimable discours, commença sur la flûte ses airs les plus séduisants, espérant, par le pouvoir de cette musique à laquelle nul ne résistait, obtenir du génie l’aide qu’il était venu chercher. Mais, tandis que la belle Hitsuji, et tout son entourage, tandis que les officiers et les gardes eux-mêmes semblaient ravis par ces mélodies dont ils n’avaient jusque-là aucune idée, le génie gardait son air ennuyé et maussade. Enfin il fit un geste d’impatience, et dit d’une voix méprisante :
— C’est là cette musique dont on m’avait tant vanté la beauté ? C’est à peine si je l’entends, à tel point elle est molle et efféminée. On voit bien, flûtaillon de malheur, que tu n’as jamais fréquenté que des esclaves et des gens du peuple. Allons, va-t-en avec ton morceau de bois, et que je ne t’aperçoive plus dans les environs de mon domaine, occupé à distraire les ouvriers de leur travail !
Tout attristé du mauvais résultat de cette entrevue, Yasumasu mit sa flûte sous son bras et reprit le chemin du port, accompagné par un garde rébarbatif.
Au moment où celui-ci le quittait, aux portes de la fabrique de faïence, un groupe d’hommes qui guettait son départ se précipita vers le joueur de flûte et le retint, le suppliant de leur faire entendre encore quelques-uns de ces airs qui les avaient tant charmés.
Yasumasu ne se fit pas prier davantage et, devant ces êtres simples paraissant si bien le comprendre, il donna son âme tout entière, passant avec une souplesse admirable des gémissements du désespoir aux cris de la foule, du spectacle paisible des champs et du travail de la récolte à l’ouragan qui dévaste tout, au vent qui siffle dans les arbres, à la crainte du voyageur surpris par la tempête, aux clameurs des bateliers qui viennent de perdre leur voile et qui redoutent le naufrage. Oui, tout cela se sentait, se devinait, se faisait entendre dans les modulations variées de la flûte de Yasumasu, et ses auditeurs, transportés d’admiration, haletants, étaient véritablement, non plus des hommes gardant conscience de leurs actes, mais des choses dont il était maître.
Cette pensée traversa comme l’éclair l’esprit du prince, et aussitôt lui inspira le projet fou de profiter de circonstances aussi favorables. En quelques mots, il dit à ces gens le but de son voyage, il leur dévoile son rang, le désastre de son pays, l’espoir de tout un peuple ; en regard de leur vie misérable et de l’odieuse tyrannie d’un maître difforme et repoussant, il ajoute la promesse de récompenses, la perspective d’entendre encore le joueur de flûte qui venait de leur causer des émotions si vives. Enfin il les entraîne, leur fait traverser vivement le port et les embarque pour porter au peuple de Satsuma les secrets précieux d’où sa prospérité et son existence même dépendaient.
À ce moment arrivait le génie, prévenu de l’enlèvement de ses ouvriers et de la supercherie du prince de Satsuma. Mais il ne parvint au bord de la mer que pour voir ceux qu’il cherchait loin du bord déjà, et hors de son atteinte, car aucune barque n’était prête à les suivre, et le vent était favorable aux fugitifs. Écumant de rage et d’impuissance, le génie, dont le pouvoir s’arrêtait à ce rivage, ne se considéra cependant pas comme définitivement vaincu.
— Traître ! cria-t-il au prince, je ne puis rien maintenant sur ta vie, mais par mes enchantements je saurai bien tirer vengeance de ton infamie. Je t’ai connu joueur de flûte, tu resteras joueur de flûte dans l’éternité ; et cette influence de ta musique, à laquelle mes gens n’ont pu résister, deviendra entre tes mains pernicieuse et terrible. Un peuple va te bénir, un peuple te maudira.
Yasumasu ne fit que rire des exagérations de cette colère impuissante.
Mais, lorsqu’après une belle traversée il aborda enfin sur le rivage quitté par lui un mois auparavant ; quand, au milieu d’un peuple en liesse à qui il apportait le salut, on lui eut amené son cheval Taïfu, malgré lui, poussé par une force invisible, Yasumasu prit sa flûte, en tira quelques accents. Aussitôt la foule s’écarta, saisie d’une crainte irraisonnée ; comme attirés par un pouvoir mystérieux, deux gens du peuple saisirent, l’un la bride de Taïfu, l’autre le sabre qui, porté derrière un personnage, indique la puissance, et ce cortège bizarre disparut à l’horizon, personne n’osant le suivre ou tenter de rompre l’enchantement fatal.
Depuis, Satsuma, parvenu à la plus grande richesse par ses poteries renommées, n’a jamais revu son prince. Mais parfois, dans le Nippon ou ailleurs, on aperçoit le groupe étrange, parcourant les collines, les plaines, les marais, franchissant les rivières, sous le soleil ou la pluie, et toujours, infatigable, le regard perdu dans l’espace, Yasumasu joue de la flûte. Si quelque passant surpris s’approche et l’écoute, aussitôt il est saisi dans le cercle de l’enchantement ; il prend inconsciemment pour ainsi dire, soit la bride de Taïfu, soit le sabre du prince, et, remplaçant le premier venu parmi les compagnons forcés du malheureux, il suit cette course désordonnée et fatigante, jusqu’à ce qu’un autre imprudent vienne le délivrer son tour.
Telle est la vengeance terrible du génie, et le prix accordé par les dieux pour cette délivrance de tout un peuple.