Contes indiens (Feer)/Récit/31

(p. 207-212).

RÉCIT DE LA 31e FIGURE



Un autre jour encore, l’auguste roi Bhoja se tenait près du trône pour se faire sacrer, quand la trente-et-unième figure lui dit : « Hé ! roi Bhoja, écoute un peu le récit de la munificence du roi Vikramâditya à qui appartenait ce trône.

« Un jour, le fils d’un marchand vint d’un village à la ville d’Avantî pour y vendre des marchandises ; il s’y rendit compte des procédés des habitants de la ville, et de ceux du grand roi Vikramâditya. De retour dans son village, il raconta son voyage à son père : Hé ! père, dit-il, j’ai vu, dans la ville d’Avantî, une chose merveilleuse. Tant que les objets à vendre sont exposés dans les boutiques, les acheteurs font l’acquisition (de ceux qui leur plaisent) et les emportent : mais tout ce qui reste après la vente, le grand roi Vikramâditya, de peur de laisser prendre à la ville une mauvaise renommée, l’achète lui-même pour le prix qu’on en a offert.

« Ce marchand pervers, ayant appris ces nouvelles de la bouche de son fils, emporta une image en fer nommée Dâridra et prit place à la foire d’Avantî, en vue de la vendre. Les acheteurs s’approchèrent de ce marchand pervers et lui demandèrent le prix de cet objet. À leurs questions le marchand répondit : Le nom de cette image est Dâridra, le prix est de 10,000 mûdrâ. Celui qui fait l’acquisition de cette figure, Laxmî[1] l’abandonne à l’instant même où il en prend possession. En entendant ces paroles, les acheteurs disaient : Nous la laissons à nos ennemis, — et tous s’en détournaient. Il en fut ainsi toute la journée ; le soir arriva. Les messagers royaux venus en présence du roi, lui firent savoir toute l’affaire. Le roi, pour observer sa parole, donna le prix demandé, 10,000 mûdrâ, prit l’image en fer Dâridru et la garda dans son trésor.

« Aussitôt, ce même jour, quand la nuit fut venue, la Laxmî royale prit une forme, et demanda congé au roi. Le roi, faisant l’anjali, prononça plusieurs paroles à la louange de Laxmî et lui fit cette déclaration : Hé ! mère, Laxmî royale, quelle offense ai-je commise ? Je n’ai point eu de torts. Pourquoi me quittes-tu ? — Il n’y a point eu d’offense de ta part, répondit Laxmî ; mais je ne puis rester dans le lieu où est Dâridra. Telle est la cause de mon départ. — À ces mots, le roi répondit : Si tu dois t’en aller pour ce motif, eh bien ! va-t-en ; jamais je ne me déciderai à violer les engagements pris par moi. — Quand il eut prononcé ces paroles, la Laxmî royale partit, et, à l’instant, le discernement, le calme, la patience, la pitié, la prudence et toutes les autres bonnes qualités abandonnèrent le roi, qui, néanmoins, ne voulut pas se départir de sa parole.

« Ensuite la qualité de Vérité prit un corps ; elle se manifesta, elle aussi, et demanda congé au roi. Le roi refusa, et, dans des entretiens sur la discipline, la pria de ne pas le laisser tout à fait seul. — Pour toi, dit-il, Laxmî royale, discernement, etc., j’ai tout perdu. Pour quelle raison m’abandonnes-tu ? — La qualité de Vérité répondit : Je viens à la suite du discernement (du calme), etc. Si donc, grand roi, tu tiens à ce que nous ne nous séparions pas, renonce à l’engagement en vertu duquel tu as pris le bonhomme Dâridra, ou bien, détruisant ton corps de ta propre main, abandonne-le, ce corps ! je t’assisterai dans la transmigration.

« À l’ouïe de ces paroles, le roi, craignant de rompre son vœu d’engagement pris avec Vérité, et ne pouvant se résoudre à violer sa parole, prit son glaive et se disposait à se trancher la tête quand la qualité de Vérité retint aussitôt la main du roi et dit : Hé ! grand roi, c’est pour voir jusqu’où irait ta fidélité à la loi que j’ai parlé ainsi. Je comprends ; tu es très attaché à la loi. C’est le cœur de l’homme qui est le lieu de mon habitation ; aussi je ne t’abandonnerai pas, je resterai près de toi. — Peu de jours après, la Laxmî royale, à laquelle cette qualité de Vérité était liée, le discernement et les autres qualités revinrent (près du roi). »

La trente-et-unième figure ajouta : « Hé ! roi Bhoja, un homme uni comme celui-là à l’essence de la Vérité est seul digne de s’asseoir sur ce trône. »

À la suite de ce discours, l’auguste roi Bhoja tourna le dos encore ce jour-là.


  1. La déesse de la Fortune, la Fortune elle-même.