Contes indiens (Feer)/Récit/1

(p. 29-40).


RÉCIT DE LA Ire FIGURE




La figure reprit : « Écoute (les preuves de) la grandeur de Vikramâditya.

« Un jour, le roi était dans la ville d’Avantî, assis sur le trône divin, au milieu de son conseil. Un homme pauvre arriva, s’approcha du roi et se tint devant lui sans rien dire. En le voyant, le roi se prit à penser en lui-même : L’homme qui vient faire une demande est comme celui qui est à l’article de la mort, dont le corps tremble, de la bouche duquel aucune parole ne peut sortir. Je compare les deux situations l’une à l’autre. Je conjecture donc que cet homme est venu pour faire une demande et ne peut s’exprimer. — Après ces réflexions, le roi fit donner mille pagodes[1] à cet homme qui les reçut sans quitter sa place ni prononcer une parole. Le roi lui dit alors : « Hé ! solliciteur, pourquoi ne parles-tu pas ? » — Le mendiant repartit : « C’est la honte qui retient ma langue. » — En entendant ces paroles, le roi lui fit donner (encore) mille pagodes, puis le questionna de nouveau : « Hé ! solliciteur, voilà qui est étonnant ! Si tu as quelque chose à dire, parle donc ! » Le mendiant répondit : « Grand roi, la gloire de ton ennemi ne sort pas de chez lui, elle ne se répand pas au dehors ; les savants la déclarent mauvaise. La tienne peut faire errer constamment des mortels dans le Pâtâla[2] ; les poètes la déclarent bonne. Voilà ce qui est étonnant. » — Le roi, à l’ouïe de ces paroles, lui fit donner cent mille pagodes. Alors le mendiant reprit : « Ô roi, je suis bien aise de t’apprendre que lorsque un roi, doué de qualités, garde son peuple de près, il ne court pas de mauvais discours sur son compte, et même il échappe à plus d’une difficulté. Écoute l’histoire suivante :

« Il y avait une ville appelée Viçâlâ, dont le roi se nommait Nanda. Le jeune roi s’appelait Vijayapâla, le conseiller Bahuçruta, le guru[3] Çârdânanda, la Rânî[4] Bhânumatî. Le roi, captivé par la beauté de la Rânî Bhânumatî, ne s’inquiétait point de la prospérité ni de la détresse de ses États. Si parfois il remplissait les fonctions royales, c’était en compagnie de Bhânumatî que, assis sur son trône, il faisait acte de roi. Un jour son conseiller lui dit : Grand roi, j’ai un avis à te donner : il n’est pas convenable que la Rânî vienne assister au conseil. — Le roi répondit : Conseiller, tu as raison, mais je ne puis rester sans la Rânî un seul instant. — Le conseiller reprit : Fais faire sur une toile le portrait de Bhânumatî et garde-le près de toi. — Le roi fit voir à un peintre la beauté de Bhânumatî et lui ordonna de la fixer sur la toile. — Le peintre fit le portrait et le présenta au roi qui le montra au guru Çârdânanda et lui dit : Comment trouves-tu ce portrait ? — Çârdânanda répondit : C’est bien l’image de la Rânî. Mais Bhânumatî a sur la cuisse gauche un grain de beauté[5] qui n’est point ici : c’est le seul défaut de ce portrait. — En entendant ces paroles, le roi se dit en lui-même : Comment Çârdânanda connaît-il le grain de beauté de la cuisse de Bhânumatî ? Il y a quelque chose là-dessous. — Le roi, furieux, dit à son conseiller : Fais périr Çârdânanda. — Le conseiller emmena Çârdânanda chez lui et fit ces réflexions : Le roi, sans préciser le crime de Çârdânanda, a donné l’ordre de le faire périr ; il n’est pas convenable de tuer cet homme éminent sans un motif bien défini. Le mettre à mort serait faire commettre un crime au roi. — Après avoir agité ces pensées en lui-même, il fit faire dans sa demeure une cellule souterraine et y enferma Çârdânanda.

« Plus tard, un certain jour, le fils du roi, Vijayapâla, partit pour chasser dans la forêt. Quand il y fut arrivé, il aperçut un sanglier, se mit à sa poursuite pour le tuer et fut bientôt engagé dans un épais fourré : sa suite était dispersée dans toute la contrée. Le fils du roi, tourmenté par la soif, cherchait de l’eau ; il ne tarda pas à trouver un étang et s’y arrêta pour boire. Sur ces entrefaites, un tigre arriva au même endroit. À la vue du tigre, Vijayapâla monta sur un arbre où se trouvait un singe qui lui dit : Hé ! fils de roi, tu n’as rien à craindre, viens en haut ! — Ainsi invité par le singe, le roi monta au haut (de l’arbre).

« Quand vint le crépuscule, à la nuit, le singe, voyant la lassitude du prince royal, lui dit : Hé ! fils de roi, le tigre est au pied de l’arbre, dors sur mon sein. — Le fils du roi s’arrangea pour dormir de cette façon. Le tigre dit alors au singe : Fi ! singe, ne mets pas ta confiance dans une créature humaine ; livre-moi le fils du roi en le jetant en bas ; ma nourriture dépend de ta bonne grâce, en vérité ! — Le singe répondit : Écoute, tigre ! le fils du roi a mis sa confiance en moi, je ne le ferai pas périr. — Après avoir entendu les paroles du singe, le tigre garda le silence.

« Quelque temps après le fils du roi se réveilla. — Le singe posa sa tête sur la cuisse du fils du roi et se mit à dormir. Le tigre, reprenant la parole, dit au fils du roi : Ô prince royal, pourquoi as-tu confiance dans la race des singes ? Livre-moi le singe en le jetant en bas ; il est ma nourriture, certes ! N’aie pas peur de moi ! — Le prince, ayant entendu les paroles du tigre, jeta le singe en bas, pour le lui livrer. Mais le singe, en tombant, s’attacha aux branches, et resta au milieu de l’arbre sans tomber sur le sol : Ce que voyant, le fils du roi fut extrêmement confus. Le singe dit : Fils du roi, n’aie pas peur.

« Quand vint le matin, le tigre s’en alla, et le fils du roi, devenu fou, se mit à errer dans la forêt en répétant : Visemirâ, Visemirâ.

« Le cheval du prince était revenu (de lui-même) en ville à son écurie. Le roi, voyant le cheval et n’apercevant pas le prince, fut dans un trouble extrême. Accompagné de son entourage, il se mit à la recherche de son fils et entra dans la forêt ; il y trouva le prince qui errait en répétant : Visemirâ, Visemirâ. — Le roi conduisit le prince dans sa demeure et lui administra divers mantras[6] et grandes Oshadhis[7] ; mais aucun moyen ne fut salutaire. — Le roi dit : Si le guru Çârdânanda était là, il saurait bien ce que veut dire mon fils ; mais j’ai moi-même fait périr Çârdânanda ! — À ce moment, le conseiller lui dit : Grand roi, j’ai une proposition à te faire : Tous les remèdes sont inutiles, tu es dans le chagrin : qu’adviendra-t-il maintenant ? Fais crier par toute la ville cette proclamation : Celui qui rendra la santé au prince, je lui donnerai la moitié de mon royaume. — Le roi suivit le conseil, et fit faire cette proclamation dans la ville. Le conseiller rentra chez lui et raconta la chose à Çârdânanda. Çârdânanda parla ainsi au conseiller : Va dire au roi : j’ai une fille de sept ans qui, en regardant ton fils, lui rendra la santé. Le conseiller rapporta ce discours au roi qui, après l’avoir entendu, prit aussitôt son fils et le conduisit dans la maison du conseiller. Celui-ci avait fait séparer par un voile le lieu où se tenait Çârdânanda ; le roi avec son fils se tenait en dehors du voile.

« Çârdânanda, se tenant derrière le voile, se mit à dire : Celui[8] qui a reposé sur la cuisse de (l’ami) qui avait mis sa confiance en lui, puis l’a trompé, qu’a-t-il en lui d’humain ? Il a été fait un poème sur ce sujet. » — À l’ouïe de ces paroles, le fils du roi, supprimant la syllabe Vi[9], se mit à dire Semirâ.

« Çârdânanda reprit : Depuis Setubandha[10] jusqu’au Gange, le meurtre d’un brahmane et les autres grands crimes peuvent s’effacer : le crime de celui qui tue son ami ne peut s’effacer en aucune manière. » — À l’ouïe de ces paroles, le prince, supprimant la syllabe se[11], se mit à dire Mirâ.

« Çârdânanda reprit encore : Celui qui nuit à son ami[12], l’ingrat, le perfide, tous les gens de cette espèce auront en partage le Naraka tant que le soleil et la lune subsisteront. » — À l’ouïe de ces paroles, le fils du roi retrancha mi et répéta .

« Çârdânanda reprit : « Roi[13], si tu désires la prospérité du prince, donne aux brahmanes des objets de diverse nature. C’est en faisant des dons aux maîtres de maison que tu effaceras le péché. » — À l’ouïe de ces paroles, le fils du roi fut remis en santé[14].

« Quand tous apprirent l’histoire du fils du roi, du tigre et du singe, ils furent émerveillés.

« Le roi, surpris, dit à la jeune fille : Hé ! jeune fille, quand es-tu sortie de la maison ? ou bien comment, restant à la maison, as-tu su ce qui s’est passé dans la forêt, entre ce tigre, ce singe et cet homme ? Çârdânanda, entendant ces paroles, dit : Par la faveur d’une divinité puissante, Sarasvatî[15] est sur le bout de ma langue ; je connais tout, de même que j’ai connu le grain de beauté qui est sur la cuisse de Bhânumatî. — À ces mots, le roi se dit : « C’est le guru Çârdânanda » ; et, soulevant le rideau, il offrit, de concert avec son fils, ses hommages au guru. — Le roi, plein de joie, combla d’éloges le conseiller : « Conseiller, lui dit-il, tu es un grand homme. Je te dois la conservation de la vie de mon guru et même de mon fils. »

Quand le mendiant eut fait ce récit à Vikramâditya, il ajouta : « Roi, tu dois conclure de là que celui qui fréquente les gens de bien a beaucoup d’avantages. »

Le roi Vikramâditya, après avoir entendu ce discours de la bouche du brahmane, fut tout réjoui, il donna au brahmane dix millions de pagodes. Le mendiant les prit et s’en retourna chez lui.

Le roi dit à son trésorier : « Quand il viendra un pauvre, donne-lui mille pagodes ; tu en donneras dix mille à celui qui fera une demande, cent mille à celui qui invoquera le Çâstra[16]. C’est seulement sur mon ordre exprès que tu donneras dix millions. »

La première figure ajouta : Écoute, roi Bhoja, je t’ai fait connaître la grandeur, la libéralité, la majesté du roi Vikramâditya. Si toutes ces qualités résident en toi, alors tu es digne de t’asseoir sur ce trône.




  1. Hûna, pièce de monnaie valant 8 shillings, environ 10 francs.
  2. Séjour infernal.
  3. Précepteur, guide spirituel.
  4. Première épouse, reine.
  5. Littér. : un grain de sésame.
  6. Paroles magiques.
  7. Herbes médicinales.
  8. Viçvâsa…
  9. Vi est la première syllabe de la phrase prononcée par Çârdânanda.
  10. Setubandha… le pont de Râma au sud de l’Inde, ou les îlots entre le continent de l’Inde et Ceylan.
  11. On vient de voir que cette syllabe était la première de la deuxième phrase de Çârdânanda.
  12. Mitrahimsaka…
  13. Raja
  14. On voit que les quatre phrases dites par Çârdânanda commencent successivement par les syllabes vi-se-mi-râ. Après chaque phrase, le prince dit une syllabe de moins ; et, quand la quatrième phrase est finie, il n’en dit plus aucune et est guéri. — Il est impossible de rendre cela par la traduction.
  15. Déesse de l’éloquence.
  16. Livre faisant autorité.