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III. — MORALE

§ 4. — VERTUS MORALES DE VIKRÂMADITYA

Si les contes du Vétâla sont destinés à montrer jusqu’où va la sagacité du roi, les trente-deux récits du trône servent à faire éclater ses vertus, qui sont nombreuses ; mais il en est une qui les domine et les résume, la générosité, le sacrifice. Les trésors de Vikramâditya, son activité, sa vie sont à la disposition d’autrui. Pour soulager un homme dénué de tout, pour délivrer un individu ou une population en proie à quelque fléau, pour obliger un ami, pour satisfaire un caprice, il renonce aux plus grands biens, à des sources inouïes de richesses, même à la vie. Bref, il pratique dans sa plus grande étendue le « don » (Dâna), cette vertu suprême recommandée par le Brahmanisme, et plus encore par le Bouddhisme ; il réalise ce grand idéal que les Orientaux se font d’un roi : donner beaucoup à tout le monde, ne prendre rien à personne.

En conséquence, onze fois mis en possession d’un joyau, d’un talisman, il le donne presque immédiatement à un mendiant, ou à un besogneux quelconque, à tout individu qu’il rencontre et qu’il pense obliger de cette manière (2, 9, 12, 13, 17, 18, 19, 20, 23, 25, 29, 30). Six fois, il ouvre ses trésors et fait de larges dons individuels (4, 5, 15, 28) ou collectifs (1, 22) pour reconnaître un service quelquefois douteux, ou pour obéir au devoir, pour témoigner sa reconnaissance d’une instruction qu’on lui a donnée. Dix fois, il essaie de se tuer pour sauver une ou plusieurs personnes d’un grand péril (2, 6, 7, 10, 16, 21, 24, 26, 27, 28) ; — cinq fois, il s’expose à des dangers redoutables ou à de cruelles souffrances pour délivrer un ami ou une personne qui lui est étrangère (8, 11, 14, 15, 30). Deux fois, pour ne pas manquer à sa parole, il s’expose à perdre son royaume (23) ou ses vertus (31) ; — une fois, il est prêt à abandonner, à livrer à un autre, la reine sa première épouse, en expiation d’un crime qu’il n’a pas commis, les apparences étant contre lui. Toutes ses actions, empreintes de merveilleux, ont pour motif l’amour de la sagesse et de la science, la compassion pour les autres.

Les vertus ou les qualités qu’on exalte en sa personne sont : la « grandeur » (mahatva, 1, 2, 3, 4, 9, 11, 12, 13, 16, 19) ; — la « libéralité » (Dâna, 1 et audârya, 2, 5, 14, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 25, 30, 31) ; — « l’énergie » (sâhasa, 18, 25, 28, 30) ; — « l’héroïsme » (Çaurya, 2, 17, 23, 25) ; « l’obligeance envers les autres » (paropakâraka, 6, 10, 21) ; la « fermeté » (dhairya, 23, 25) ; — le « désir d’être utile à toutes les créatures » (Sarvaprâni-upakâraka, 7) ; — la « protection des créatures » (prajâpratipâlaka) — la « satisfaction des désirs d’autrui » (paravancapûraka, 6, 20, 21) ; — « l’humanité » (purushârtha, 11, 14) ; — la reconnaissance (upakâranatâ, 4) ; — la « bienfaisance » (hitakarî, 22), — « l’attachement à la vérité » (satyasandha, 31) ; — la « majesté » (pratâpa, 1) ; la puissance (prabhâva, 18).— Quoique je n’écrive pas pour les philologues ou les indianistes, j’ai cru devoir ajouter les noms bengalis-sanscrits des vertus et qualités énumérées ; plusieurs de ces termes sont synonymes, et il arrive assez souvent que plusieurs d’entre eux sont cités dans un même récit.

La morale héroïque de ce roi qui obtient un talisman, un préservatif contre la maladie, la vieillesse et la mort, et s’empresse de l’abandonner au premier malade qu’il rencontre, qui jette à pleines mains ses trésors pour secourir des mendiants qu’il ne connaît pas, qui est prêt à se couper le cou pour donner de l’eau à ceux qui en manquent, pour faire cesser des sacrifices humains, etc., etc., est-elle bien saine ? On ne peut nier qu’il y ait dans tous ces récits une belle idée du dévoûment et du sacrifice ; mais il me semble qu’on n’y peut méconnaître un air grimaçant et faux, bien en rapport avec les circonstances merveilleuses qui servent de cadre à l’exercice de ces vertus. À présenter sous ces traits la pratique du bien, on la met en dehors de la conduite générale de la vie. Pour faire une impression sérieuse, les modèles de vertu doivent être plus près de la nature humaine, et l’exagération poussée à ce degré n’a plus de prise sur nous : on assiste à une fantasmagorie, à des jeux de Mahâmâyâ, « la grande enchanteuse », qui ne sont pas de notre domaine ni de notre monde. Reconnaissons le souffle moral qui anime ces pages, mais ne lui accordons pas notre admiration sans réserve ; souvenons-nous qu’il est des extravagances qui gâtent les meilleures choses, et n’oublions pas que l’héroïsme, si rare qu’il soit, n’est pas une vertu qui soit et doive être placée en dehors des conditions ordinaires de l’humanité.

Après cette espèce de revue générale, nous passons aux détails, et nous étudions, en les classant de notre mieux, les questions diverses traitées une ou plusieurs fois, avec plus ou moins de développement, dans nos récits.