Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Conte 1

Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 339-346).

CONTES DIVERS.

Séparateur

CONTE PREMIER.

Les quatre Sourds.

Un berger sourd gardait son troupeau à quelque distance de son village, et quoiqu’il fût déjà midi, sa femme ne lui avait pas encore apporté son déjeûner ; il n’osait pas quitter ses moutons pour l’aller chercher, de peur que, durant son absence, il ne leur survînt quelque accident : cependant la faim le pressait, il fallait prendre un parti.

Un taleyary[1] coupait de l’herbe pour sa vache auprès d’un ruisseau voisin. Le berger va le trouver, quoique avec répugnance ; car bien que les gens de cette profession soient préposés pour faire respecter les propriétés et garder le pays contre les voleurs, ils sont la plupart de grands voleurs eux-mêmes. Il le prie donc d’avoir l’œil sur son troupeau, durant le court espace de temps nécessaire pour aller prendre son repas, et l’assure que, revenant sans délai, il le récompensera généreusement à son retour.

Le taleyary était aussi sourd que le berger, et n’avait rien entendu de ce que ce dernier lui avait dit ; il lui répondit d’un ton colère : Quel droit as-tu donc sur l’herbe que je viens de couper ? Faut-il que ma vache meure de faim pour faire vivre tes moutons ? Non, tu n’auras pas mon herbe ! Laisse-moi tranquille et va te promener. Et ces dernières paroles furent accompagnées d’un geste expressif de la main, que le berger sourd prit pour une assurance que lui donnait le taleyary de veiller sur son troupeau durant son absence ; là-dessus, le berger court au village, bien résolu de donner à sa femme une bonne correction, dont elle se souviendra long-temps, et qui l’empêchera de se permettre à l’avenir une pareille négligence.

Comme il approchait de la maison, il aperçut sa pauvre femme étendue par terre tout de son long sur le seuil de la porte ; agitée de violentes convulsions, elle se roulait sur le pavé et souffrait des coliques terribles, suite d’une indigestion de pois crus dont elle avait mangé la veille une trop grande quantité : la nécessité de la secourir et de préparer ensuite lui-même son repas, le retint bien plus long-temps qu’il ne s’y était attendu. Cependant, comme il se méfiait beaucoup de celui à qui il avait laissé la garde de son troupeau, il fit toute la diligence possible pour s’en retourner. De retour auprès de ses moutons, qui paissaient tranquillement à peu de distance de l’endroit où il les avait laissés, la première chose qu’il fit fut d’en faire le dénombrement, et ayant trouvé son compte juste : Voilà un brave homme que ce taleyary, s’écria-t-il : c’est la perle des gens de sa profession ; je lui ai promis une récompense, il mérite de la recevoir.

Il avait dans son troupeau une brebis boiteuse, mais fort bonne d’ailleurs ; il la mit sur ses épaules, et la portant au taleyary, il lui dit : Tu as eu bien soin de mon troupeau durant mon absence, tiens, voilà une brebis dont je te fais présent pour tes peines.

Le taleyary voyant près de lui cette brebis boiteuse : Pourquoi m’accuses-tu, répondit-il d’un ton colère au berger, d’avoir cassé la jambe de cette brebis ? Je te jure que depuis ton départ je n’ai pas bougé de la place où tu me vois, et que je n’ai pas approché de tes moutons.

Elle est jeune et grasse, quoique boiteuse, répliqua le berger, tu pourras t’en régaler avec ta famille et tes amis.

Je t’ai déjà dit, reprit le taleyary fort en colère, que je n’avais pas approché de tes brebis, et tu continues de m’accuser d’en avoir estropié une ! Retire-toi, sinon je te frapperai ; en disant ces mots, il leva la main et se mit dans une posture à exécuter sa menace. Le berger, voyant cela, se mit aussi en colère et se tint sur la défensive. Ils étaient sur le point de se saisir l’un l’autre lorsque un cavalier vint à passer auprès d’eux.

C’est la coutume parmi les Indiens qui se querellent de prendre le premier venu pour arbitre de leur différend ; le berger courut vite saisir la bride du cheval, et dit à celui qui le montait : Arrêtez, je vous prie, un instant pour nous entendre, et pour décider lequel de nous deux a tort dans la querelle où vous nous voyez engagés : je veux faire présent d’une brebis à cet homme, qui m’a rendu service, et lui s’avance pour me frapper. Le taleyary prenant la parole à son tour : Ce stupide berger, dit-il, ose m’accuser d’avoir cassé ta jambe à une de ses brebis, tandis que je n’ai pas approché de son troupeau.

Le cavalier à qui ils s’adressaient était encore plus sourd qu’eux et n’avait pas entendu un mot de ce que ces derniers lui avaient dit ; lui, à son tour, étendant la main pour les faire taire, leur dit : J’avoue que ce cheval ne m’appartient pas ; chemin faisant, je l’ai trouvé comme abandonné au milieu de la route ; j’étais pressé, et pour aller plus vite je suis monté dessus. Vous appartient-il ? Prenez-le ; sinon, laissez-moi continuer mon chemin, car je n’ai pas le temps de faire halte.

Le berger et le taleyary s’imaginant, chacun de son côté, que le cavalier donnait gain de cause à son adversaire, se mirent à crier plus fort qu’auparavant l’un contre l’autre, maudissant en même temps, tous les deux, celui qu’ils avaient pris pour arbitre de leur différent, et l’accusant d’injustice.

Sur ces entrefaites, arrive un vieux brahme qui suivait aussi cette route ; celui-ci leur parut plus propre à décider leur querelle, ils l’arrêtèrent donc, le priant de les écouter un moment, et parlant tous les trois à-la-fois, ils lui exposèrent, chacun de son côté, le sujet de leurs plaintes ; mais le brahme était plus sourd qu’aucun d’eux. Prenant la parole à son tour : Oui ! oui ! je vous entends ; c’est elle, dit-il (il parlait de sa femme), c’est elle qui vous a envoyés ici sur ma route pour m’arrêter et m’engager à retourner à la maison ; mais vous n’y réussirez pas. La connaissez-vous ? Dans la troupe des diables, je défie qu’on en trouve un qui l’égale en méchanceté ; depuis que, par mon malheureux destin, je l’ai achetée[2], elle m’a fait commettre plus de péchés que je ne pourrais en expier dans cent générations : je vais en pèlerinage à Cassy (Benarez), afin de m’y baigner dans les eaux sacrées du Gange et d’obtenir par cette ablution sainte la rémission des péchés sans nombre que j’ai commis depuis le jour où j’eus le malheur de l’avoir pour femme ; après cela, je vivrai d’aumônes, le reste de ma vie, dans un pays étranger. Ainsi il est inutile que vous me parliez d’elle ; mon parti est pris, et tout ce que vous pourriez me dire de plus persuasif ne pourrait jamais m’engager à vivre plus long-temps dans la société d’un pareil démon.

Tandis que ces quatre sourds parlaient tous à-la-fois, et qu’ils criaient à tue-tête sans pouvoir s’entendre, le voleur du cheval vit venir de loin des gens qui s’avançaient à grands pas vers eux : craignant que ce ne fussent les propriétaires du cheval qu’il avait volé, il en descendit bien vite et prit la fuite.

Le berger, s’apercevant qu’il était déjà tard, et craignant pour son troupeau, qui s’était déjà écarté assez loin, retourna bien vite auprès de ses brebis, maudissant, comme il se retirait, les arbitres qu’il avait choisis pour juges, se plaignant qu’il n’existât plus de justice sur la terre, et attribuant tous les malheurs qu’il avait éprouvés, ce jour-là, à la rencontre d’un serpent, qui, le matin, comme il sortait de sa bergerie, avait croisé son chemin[3].

Le taleyary retourna à son faix d’herbe, et ayant trouvé auprès la brebis boiteuse, il la chargea sur ses épaules et l’emporta chez lui pour punir, dit-il, le berger de l’injuste querelle qu’il lui avait suscitée.

Quant au vieux brahme, il continua sa route jusqu’à la chauderie voisine, où il s’arrêta pour passer la nuit. La faim et le sommeil apaisèrent à moitié sa colère durant la nuit, et le lendemain, de bon matin, les brahmes de son village, parens et amis, étant venus pour le chercher et le reconduire chez lui, achevèrent de calmer sa mauvaise humeur après lui avoir solennellement promis d’employer leurs bons offices auprès de sa femme pour la rendre plus soumise et moins querelleuse.

FIN DU CONTE PREMIER.
  1. C’est le nom qu’on donne aux valets de village.
  2. Acheter une femme ou se marier, sont deux termes synonymes parmi les indiens.
  3. La rencontre d’un serpent qui croise quelqu’un dans son chemin, est considérée comme un très-mauvais augure parmi les Indiens.