Contes inédits (Poe)/Politien

Traduction par William Little Hughes.
Contes inéditsJules Hetzel (p. 249-282).

XI

POLITIEN

SCÈNES D’UN DRAME INÉDIT[1]





Scène I


Rome. La salle d’honneur d’un palais.


ALESSANDRA et CASTIGLIONE.


ALESSANDRA.

Tu es triste, Castiglione.

CASTIGLIONE.

Triste ? non pas. Je suis l’homme le plus heureux, le plus heureux de Rome ! Quelques jours encore, tu le sais, mon Alessandra, tu seras à moi. Oh ! je suis très-heureux !

ALESSANDRA.

Tu as, ce me semble, une singulière façon de prouver ton bonheur. Qu’as-tu donc, ô cousin, mon ami ? Pourquoi ce profond soupir ?

CASTIGLIONE.

Ai-je soupiré ? C’est sans m’en douter. C’est une habitude, une sotte, fort sotte habitude que j’ai, lorsque je me sens très-heureux. Ai-je donc soupiré ?

Il soupire.
ALESSANDRA.

Oui. Tu ne te portes pas bien. Tu as mené une vie trop dissipée ces temps derniers, et j’en suis affligée. Les veillées et le vin, Castiglione, voilà ce qui te perdra ! Tu es déjà changé, — je te trouve l’air hagard : rien ne ruine la santé comme les veillées et le vin.

CASTIGLIONE, rêveur.

Rien, chère cousine, — rien, pas même le chagrin, ne détruit la santé comme les veillées et le vin. Je me corrigerai.

ALESSANDRA.

Ne te contente pas de promettre ! Je voudrais aussi te voir renoncer à la société turbulente qui t’attire ; — des gens de basse naissance ne sont pas les compagnons qui conviennent à l’héritier du vieux di Broglio et au fiancé d’Alessandra.

CASTIGLIONE.

Je cesserai de les voir.

ALESSANDRA.

Je le veux, — il le faut. Et puis, soigne davantage ta mise et ton équipage, trop simples pour une personne de ton nom et de ton rang : le monde attache beaucoup d’importance aux apparences.

CASTIGLIONE.

J’y aviserai.

ALESSANDRA.

N’y manque pas ! Donne plus d’attention, cousin, à la distinction de ton maintien : tu manques grandement de dignité.

CASTIGLIONE.

Grandement, — grandement. — Oh ! je suis loin d’avoir la dignité qu’il faudrait.

ALESSANDRA, avec hauteur.

Vous me raillez, monsieur ?

CASTIGLIONE, distrait.

Chère, douce Lalage !

ALESSANDRA.

Ai-je bien entendu ? Tandis que je lui parle, il songe à Lalage… Comte ?

Elle pose la main sur l’épaule de Castiglione.

CASTIGLIONE, tressaillant.

Cousine, belle cousine ! — Pardonne-moi. — En vérité, je ne sais ce que j’ai. — Ôte ta main de mon épaule, s’il te plaît. La chaleur est étouffante ! Ah ! voici le duc.

Di Broglio paraît.

DI BROGLIO.

Mon fils, j’ai des nouvelles pour vous ! — Eh ! qu’y a-t-il donc ? Il observe Alessandra. Une bouderie ? Embrassez-la, Castiglione ! Embrassez-la sur-le-champ, mauvais sujet ! Allons, qu’on se raccommode sur l’heure, vous dis-je. Je vous apporte une nouvelle à tous les deux. D’un moment à l’autre, Politien est attendu à Rome. — Politien, comte de Leicester ! Nous l’aurons à la noce. C’est sa première visite à la ville éternelle.

ALESSANDRA.

Quoi ! Politien de Bretagne, comte de Leicester ?

DI BROGLIO.

Lui-même, mon amour. Nous l’aurons à la noce. Un homme encore jeune d’années, mais dont la réputation grisonne déjà. Je ne l’ai jamais vu ; mais la Renommée parle de lui comme d’un prodige, — d’un parangon de savoir et de courage, d’opulence et de noblesse. Nous l’aurons à la noce.

ALESSANDRA.

J’ai beaucoup entendu parler de lui. Gai, volage, étourdi, n’est-ce pas ? et peu adonné à l’étude ?

DI BROGLIO.

Au contraire, ma chérie. Il n’est aucune branche de la philosophie, quelque ardue qu’elle semble, dont il ne se soit rendu maître ; peu de docteurs en savent autant que lui.

ALESSANDRA.

C’est étrange ! J’ai connu des gens qui l’ont vu et ont recherché sa société ; ceux-là le donnent pour un écervelé qui s’est plongé dans la vie comme un fou, vidant jusqu’à la lie la coupe du plaisir.

CASTIGLIONE.

Sornettes ! Moi, j’ai vu ce Politien et je le connais bien. — Il n’est ni gai ni savant. — C’est un rêveur qui ignore les communes passions.

DI BROGLIO.

Enfants, nous différons d’avis. Allons au dehors respirer l’air embaumé du jardin… Ai-je donc rêvé ou ai-je entendu dire que Politien est un songeur mélancolique ?



Scène II


Rome. La chambre d’une dame, avec une croisée ouverte donnant sur un jardin. LALAGE, en grand deuil, lit devant une table qui porte quelques livres et un petit miroir. Au second plan, JACINTA (une servante) se tient accoudée sur le dos d’un fauteuil[2].


LALAGE.

C’est toi, Jacinta ?

JACINTA, d’un ton peu respectueux.

Oui, madame, c’est moi.

LALAGE.

Je ne te savais pas là. Assieds-toi. Que ma présence ne te gêne pas. Assieds-toi, car je suis devenue humble, — très-humble.

JACINTA, à part.

Il est grand temps. (Elle s’assoit de côté sur le fauteuil, les coudes appuyés sur le dos du siège, et contemple sa maîtresse d’un air de mépris. Lalage reprend en lecture.)

LALAGE.

« Sous un autre climat, dit-il, cette plante porte une brillante fleur d’or ; mais dans ce sol elle reste stérile. Elle s’arrête, tourne plusieurs feuillets et continue. Ici, plus de longs hivers, plus de neige, plus d’averses ; l’Océan, pour rafraîchir le front de l’homme, lui envoie l’âpre haleine des brises occidentales. » Ah ! beau climat ! — climat charmant, si semblable au ciel que mon âme a rêvé ! Terre fortunée ! Elle s’interrompt. Elle mourut ! — la jeune fille mourut. Ô jeune fille plus fortunée encore, que la mort a bien voulu prendre !… Jacinta ! Jacinta ne répond pas. Lalage continue sa lecture. Encore ! on raconte la même histoire d’une dame de beauté née au delà des mers. Ainsi parle un certain Ferdinand, dans le texte d’un drame : « Elle est morte trop jeune, » et un nommé Bossola répond : « Je pense autrement ; son infortune semble avoir vécu trop d’années. » Ah ! pauvre femme !… Jacinta ? Pas de réponse. Voici une histoire autrement lugubre, mais semblable, — oh ! bien semblable, dans son désespoir, à celle de cette reine d’Égypte qui captiva sans peine un millier de cœurs et finit par perdre le sien. Elle meurt aussi, et ses suivantes se penchent sur elle et pleurent ; — deux douces suivantes, baptisées de doux noms : Eiros et Charmion[3] ! Arc-en-ciel et Colombe ! — Jacinta ?

JACINTA, avec mauvaise humeur.

Que désirez-vous, madame ?

LALAGE.

Veux-tu, bonne Jacinta, descendre à la bibliothèque et me rapporter les saints Évangiles ?

JACINTA.

Bah !

(Elle sort.)
LALAGE.

S’il est un baume de Judée pour les âmes froissées, c’est là qu’on le trouve ! C’est là que je découvrirai une rosée, dans la nuit de mon chagrin amer, — « une rosée bien plus douce que celle qu’on voit suspendue comme une chaîne de perles sur le mont Hermon. »

Jacinta rentre et jette un volume sur la table.

JACINTA.

Voilà le livre, madame… À part. Ma foi, elle est bien exigeante !

LALAGE, étonnée.

Que dis-tu, Jacinta ? Ai-je rien fait qui t’ait chagrinée ou blessée ? — J’en serais fâchée, car tu me sers depuis longtemps et je t’ai toujours trouvée digne de confiance et respectueuse.

JACINTA, à part.

Je ne pense pas qu’il lui reste un seul bijou ; non, non, elle m’a tout donné.

LALAGE.

Que dis-tu, Jacinta ? Il me souvient que tu ne m’as point parlé récemment de ton mariage. Comment va le brave Hugo ? — et quand aura lieu la noce ? Puis-je t’être bonne à quelque chose ? Que pourrais-je encore faire pour toi ?

JACINTA, à part.

Encore ? C’est un reproche à mon adresse. Haut. Vraiment, madame, ce n’est pas la peine de me jeter sans cesse ces bijoux à la face.

LALAGE.

Ces bijoux, Jacinta ? Crois-moi, je n’y songeais pas.

JACINTA.

Oh non ! Mais j’aurais bien juré le contraire. Après tout, voilà Hugo qui soutient que les diamants de la bague sont faux ; car il est certain que le comte Castiglione n’aurait jamais donné un vrai diamant à une femme comme vous ; dans tous les cas, je suis sûre, madame, que désormais vous n’avez que faire de bijoux… Oui, j’aurais bien juré le contraire.

Elle sort.
LALAGE, fond en larmes et penche, la tête sur la table ; après un moment de silence, elle se redresse.

Pauvre Lalage, devais-tu tomber si bas ? Ta servante ! — Mais courage ! — ce n’est qu’une vipère que tu as réchauffée dans ton sein et qui te mord le cœur ! Elle prend le miroir. Ah ! il me reste au moins un ami, — un ami qui m’a trop flattée autrefois, — un ami qui ne me trompera plus. Miroir sans tache et sincère ! Conte-moi (car tu le peux) une histoire, — une jolie histoire, et n’hésite point parce qu’elle sera remplie de douleur. Il me répond. Il me parle d’yeux caves, de joues creuses et de beauté depuis longtemps disparue ; il me rappelle les joies trépassées, et l’Espoir, — le séraphin Espoir, dont les cendres, renfermées dans l’urne sépulcrale, reposent au fond d’un caveau. D’une voix basse, triste et solennelle, mais que je n’entends que trop bien, il me parle à l’oreille d’une tombe prématurée, dont la bouche béante appelle une jeunesse perdue. Miroir sans tache et sincère, tu ne mens pas ! un mensonge ne te rapporterait rien, — tu ne tiens pas à briser un cœur ! Castiglione a menti qui a juré qu’il m’aimait. — Toi, tu dis la vérité ; — lui, il m’a trompée, trompée, trompée !

Tandis qu’elle parle, un moine entre et s’approche sans qu’elle l’ait aperçu.

LE MOINE.

Il te reste un refuge, ma sœur, dans le ciel ! Songe aux choses éternelles ! Donne ton âme au repentir et prie !

LALAGE, se levant effrayée.

Je ne puis prier ! — Mon âme est en guerre avec Dieu ! L’horrible musique des plaisirs terrestres trouble mes sens. Laissez-moi, je ne puis prier ! La brise embaumée du jardin m’importune ! Votre présence me tourmente. — Éloignez-vous ! Votre robe monacale me remplit d’effroi. Votre crucifix d’ivoire me glace d’épouvante !

LE MOINE.

Songe à ton âme éternelle !

LALAGE.

Songez aux jours de mon enfance ! — à mon père et à ma mère qui sont au ciel ! — à notre tranquille foyer et au ruisseau qui chantait devant la porte ! Songez à mes petites sœurs, songez à elles ! Et songez aussi à moi, à mon amour crédule et à ma confiance, — à ses serments, — à mon déshonneur ! Songez, songez à mon angoisse indicible ! Éloignez-vous ! — Mais non, non ! Que disiez-vous de prières et de pénitence ? N’avez-vous point parlé de foi, de vœux prononcés au pied du Trône ?

LE MOINE.

Oui.

LALAGE.

C’est bien. Je sais un vœu qu’il serait bon de faire, — un vœu sacré, impérieux, urgent, — un vœu solennel !

LE MOINE.

Ma sœur, ce zèle est louable !

LALAGE.

Mon père, ce zèle n’est rien moins que louable ! As-tu un crucifix sur lequel on puisse prêter un pareil serment, — un crucifix sur lequel enregistrer ce vœu sacré ? Le moine offre le sien. Non, pas celui-là ! Oh ! non, non, non ! Elle frissonne. Non, pas celui-là, non pas ! Je te dis, saint homme, que ton costume et ta croix d’ivoire m’épouvantent ! Arrière ! J’ai moi-même un crucifix, — j’ai un crucifix ! À mon avis, il doit y avoir accord entre l’action, — entre le vœu, symbole de l’action, — et le livre où on l’inscrit. Elle tire un poignard dont le manche figure une croix et le lève vers le ciel. Tenez, c’est avec cette croix qu’un vœu comme le mien doit s’écrire dans le ciel.

LE MOINE.

Ma sœur, tes paroles sont celles de la folie et annoncent un projet sacrilège ; tes lèvres sont livides, tes yeux égarés ; ne tente pas la colère divine ! Arrête, avant qu’il soit trop tard ! Sois moins téméraire ! Ne prononce pas ce serment ! garde-toi de le prononcer !

LALAGE.

J’ai juré !



Scène III


Un appartement dans un palais.


POLITIEN et BALDAZZAR.


BALDAZZAR.

Secoue ta torpeur, Politien ! Il ne faut pas, — non, il ne faut pas que tu cèdes à ces humeurs ; redeviens toi-même ! Chasse ces vaines rêveries qui t’assaillent et vis, car en ce moment tu es mort.

POLITIEN.

Tu te trompes, Baldazzar, je suis bien vivant.

BALDAZZAR.

Politien, cela m’afflige de te voir ainsi.

POLITIEN.

Cela m’afflige de fournir un motif de chagrin à l’ami que j’honore. Ordonne ! Que faut-il que je fasse ? À ta requête, je me débarrasserai de cette nature que m’ont transmise mes ancêtres, dont je me suis imbu avec le lait de ma mère, et je ne serai plus Politien, mais un autre[4] ! Ordonne !

BALDAZZAR.

Au champ d’honneur, alors, — au sénat ou au champ d’honneur !

POLITIEN.

Hélas ! il est un démon qui me poursuivrait jusque-là ! Il est un démon qui m’a poursuivi jusque là ! Il est… D’où vient cette voix ?

BALDAZZAR.

Je n’ai rien entendu. Je n’ai entendu d’autre voix que la tienne et l’écho de la tienne.

POLITIEN.

Je n’ai donc fait que rêver.

BALDAZZAR.

N’abandonne pas ton âme aux rêves : les camps, la cour sont le théâtre qui te convient. — La Renommée t’attend, — la Gloire t’appelle, et tu évites de prêter l’oreille à sa voix de trompette pour écouter des sons imaginaires, un murmure de fantôme.

POLITIEN.

C’est donc la voix d’un fantôme ! Ne viens-tu pas de l’entendre ?

BALDAZZAR.

Je n’ai rien entendu.

POLITIEN.

Tu n’as rien entendu !… Baldazzar, ne parle plus à Politien de tes camps et de tes cours. Oh ! je suis las, las, las à en mourir, des bruyantes vanités de ce monde encombré ! Aie encore un peu d’indulgence pour moi. Nous avons été enfants ensemble, — puis camarades d’étude et aujourd’hui nous sommes amis, — et pourtant nous ne le serons plus longtemps ; car dans la ville éternelle tu me rendras un bon et compatissant service, et un pouvoir auguste, bienveillant, suprême, t’absoudra ensuite de tout nouveau devoir envers ton ami.

BALDAZZAR.

Tes paroles cachent une terrible énigme que je ne veux pas comprendre.

POLITIEN.

Mais tandis que le Sort s’avance et que les Heures retiennent leur haleine, le sable que verse le Temps se change en grains d’or et m’éblouit, Baldazzar. Hélas ! hélas ! je ne puis mourir, sentant au fond de mon cœur cet amour passionné du beau qui le consume ! Il me semble que l’air embaumé devient plus caressant qu’autrefois ; de riches mélodies flottent dans la brise, un charme inconnu décore la terre, et la lune tranquille, qui siége là-haut dans le ciel, envoie des rayons plus purs. — Chut ! chut ! Diras-tu que tu n’entends rien, cette fois ?

BÀLDAZZAR.

Rien, en vérité.

POLITIEN.

Rien ! Écoute maintenant, — écoute ! Le son le plus faible, mais aussi le plus doux qui ait jamais ravi l’oreille ! Une voix de femme ! et qui respire la douleur. Baldazzar, ce chant m’oppresse comme un sortilège ! Encore, encore ! Avec quelle solennité elle pénètre au plus profond de mon âme ! Certes, cette voix éloquente, je l’entends pour la première fois : que ne m’a-t-elle seulement fait tressaillir plus tôt ! — mon sort eût été changé !

BALDAZZAR.

Je l’entends à mon tour. Silence ! — La voix, à moins que je ne me trompe, vient de cette croisée que tu peux apercevoir sans peine de celle où tu te tiens. Elle fait partie, n’est-il pas vrai ? — du palais de notre hôte, le duc. Sans aucun doute, la chanteuse habite sous le toit de Son Excellence ; peut-être même est-ce cette Alessandra dont il nous a parlé comme étant la fiancée de Castiglione, son fils et son héritier.

POLITIEN.

Paix ! — Le chant recommence !

LA VOIX, qu’on entend à peine.


Et ton cœur est-il assez fort
Pour m’abandonner ainsi,
Moi qui t’aimai si longtemps
Dans la fortune comme dans la peine ?
Ah ! ton cœur est-il assez fort ?
Dis non ! Dis non !


BALDAZZAR.

C’est une ballade d’outre-Manche ; je l’ai souvent entendue dans la joyeuse Angleterre, mais jamais chantée par une voix aussi plaintive. Chut, chut ! Elle recommence.

LA VOIX, un peu plus haut.


. . . . . . . Est-il assez fort
Pour m’abandonner ainsi,
Moi qui t’aimai si longtemps
Dans la fortune comme dans la peine

Ah ! ton cœur est-il assez fort ?
Dis non ! Dis non !


BALDAZZAR.

Elle se tait, — tout est retombé dans le silence.

POLITIEN.

Non, tout n’est pas retombé dans le silence.

BALDAZZAR.

Descendons.

POLITIEN.

Descends, Baldazzar, descends !

BALDAZZAR.

Il se fait tard et le duc nous attend, — on compte sur ta présence en bas, dans la salle d’honneur. Qu’as-tu donc, Politien ?

LA VOIX, très-distinctement.


. . . . Qui t’aimai si longtemps
Dans la fortune comme dans la peine ?
Ah ! ton cœur est-il assez fort ?
Dis non ! Dis non !


BALDAZZAR.

Descendons ! Il est temps. Politien, laisse le vent emporter ces rêveries. Souviens-toi, je te prie, que tu t’es montré peu courtois envers le duc. Secoue ta torpeur et souviens-toi !

POLITIEN.

Me souvenir ? Oui, oui. Indique-moi le chemin. Oui, je me souviens. Il fait quelques pas. Descendons. Crois-moi, je donnerais, — je donnerais volontiers les vastes domaines de mon comté pour contempler ce visage voilé et entendre encore cette voix qui se tait.

BALDAZZAR.

Je t’en prie encore, descends avec moi ; le duc pourrait s’offenser. Descendons.

LA VOIX, très-haut.


… Dis non ! Dis non !


POLITIEN, à part.

C’est étrange ! — c’est bien étrange ! Il me semble que la voix s’accorde avec mon désir et m’invite à refuser ! Se rapprochant de la croisée. Douce voix, je t’obéis et me décide à rester. Par le ciel, que ce soit un ordre du Caprice ou de la Destinée, je ne descendrai toujours point ! Baldazzar, mes excuses au duc : je ne puis le rejoindre ce soir.

BALDAZZAR.

Il en sera fait selon ton bon plaisir. Bonne nuit, Politien.

POLITIEN.

Bonne nuit, mon ami, bonne nuit.



Scène IV


Le jardin d’un palais. Clair de lune.


LALAGE et POLITIEN.


LALAGE.

Et c’est à moi que tu parles d’amour, Politien ? — Tu parles d’amour à Lalage ? — Ah ! malheur à moi ! La raillerie est cruelle, par trop cruelle !

POLITIEN.

Ne pleure point ! Ne sanglote pas ainsi ! tes larmes amères me rendront fou. Ne t’afflige pas, Lalage, — console-toi ! Je sais, — je sais tout et je ne t’en parle pas moins d’amour. Regarde-moi, ô brillante et belle Lalage ! lève les yeux sur moi. Tu me demandes si je puis te parler d’amour, sachant ce que je sais, ayant vu ce que j’ai vu ? C’est là ce que tu me demandes, et voici ma réponse : — Je te réponds en ployant le genou : il s’agenouille. — Chère Lalage, je t’aime, je t’aime, je t’aime ! Innocente ou pécheresse, — heureuse ou malheureuse, je t’aime ! Pas une mère, berçant son premier-né, ne tressaille d’un amour plus profond que celui qui brûle pour toi dans mon âme. Si je t’aime ? Il se relève. Je t’aime pour tes malheurs, — pour tes malheurs mêmes, — pour ta beauté et tes malheurs.

LALAGE.

Hélas ! noble comte, tu t’oublies en songeant à moi ! Dans la demeure de ton père, au milieu des jeunes filles pures et sans reproche de ta lignée princière, où trouver une place pour Lalage et son déshonneur ? Ton épouse, malgré la souillure du passé ? Mon nom taché et flétri ne jurerait-il pas avec l’antique honneur de ta maison, avec ta gloire ?

POLITIEN.

Ne me parle pas de gloire ! Je hais, — je déteste jusqu’au mot et j’abhorre la chose, — une ombre qui n’a rassasié personne ! N’es-tu point Lalage et ne suis-je pas Politien ? Ne t’aimé-je pas ? — N’es-tu point belle ? — Que faut-il de plus ? Ah ! la gloire ! — laisse là cette chimère ! Par tout ce qui m’est vénérable et sacré, — par tout ce que je souhaite aujourd’hui, — par tout ce que je crains dans l’avenir, — par tout ce que je méprise sur terre et tout ce que j’espère dans le ciel, — rien ne me donnerait plus d’orgueil que de railler la Renommée et de la fouler aux pieds pour toi ! Qu’importe, qu’importe, ô la plus belle et la mieux aimée, que nous retombions sans honneur et oubliés dans la poussière, pourvu que nous y descendions ensemble ? Ensemble ; et puis… et puis, peut-être…

LALAGE.

Pourquoi donc t’interrompre, Politien ?

POLITIEN.

Et puis, peut-être renaîtrons-nous ensemble, Lalage, pour errer dans les demeures étoilées et tranquilles des bienheureux, et toujours…

LALAGE.

Pourquoi donc t’interrompre, Politien ?

POLITIEN.

Toujours ensemble, ensemble…

LALAGE.

Maintenant, comte de Leicester, tu m’aimes ; au fond de mon âme je sens que tu m’aimes vraiment.

POLITIEN.

Ô Lalage ! Il se jette à ses pieds. Et toi, m’aimes-tu ?

LALAGE.

Écoutez ! chut ! À l’ombre de ces arbres, il m’a semblé voir passer une figure, — la figure d’un spectre, solennelle, et lente, et silencieuse, — pareille à l’ombre sévère de la conscience solennelle et silencieuse. Elle traverse l’allée et revient. Je me trompais ; ce n’était qu’une vaste branche qui se balançait au vent d’automne. Politien !

POLITIEN.

Ma Lalage ! — mon amour ! pourquoi t’émouvoir ainsi ? Pourquoi cette pâleur ? La conscience elle-même, à plus forte raison cette ombre que tu as prise pour elle, ne devrait jamais agiter de la sorte un ferme esprit. Mais le vent du soir donne le frisson, et ces branches mélancoliques répandent sur toute chose des ténèbres tant soit peu lugubres.

LALAGE.

Politien, tu me parles d’amour ? Connais-tu le pays dont s’occupent toutes les langues, une terre récemment découverte, découverte par miracle par un citoyen de Gênes, à des milliers de lieues dans l’Occident doré ? La terre féerique des fleurs et des fruits, et des jours ensoleillés, et des lacs limpides, et des forêts en arcades, et des montagnes aux sommets haut perchés, autour desquels le vent se joue sans entrave, — le pays où l’air qu’on respire se nomme le Bonheur et se nommera la Liberté dans des jours à venir ?

POLITIEN.

Veux-tu, veux-tu t’enfuir vers ce paradis, ma Lalage ? veux-tu t’y enfuir avec moi ? Là, le Souci cessera de fleurir, la Tristesse y trouvera la mort et Éros sera tout pour nous, et alors je me sentirai vivre, car je vivrai pour toi et dans tes yeux, et tu ne connaîtras plus le deuil ; les Joies radieuses te serviront d’escorte et l’ange Espoir restera ton serviteur assidu ; et je m’agenouillerai devant toi et je t’adorerai et t’appellerai ma bien-aimée, mon bien, ma beauté, mon cœur, ma femme, mon univers ! Veux-tu, Lalage, t’y enfuir avec moi !

LALAGE.

Il reste un acte à accomplir. — Castiglione vit.

POLITIEN.

Et il mourra !

(Il sort.)
LALAGE, après un moment de silence.

Et il mourra ! Hélas ! hélas ! Castiglione mourra. Qui donc a prononcé ces paroles ? Où suis-je ? Qu’a-t-il dit ? — Politien ? tu es là ? tu es toujours là, Politien ? Je sens que tu es encore là, — et pourtant je n’ose regarder, de peur de ne plus te voir. Non, tu ne pouvais partir avec ces paroles sur les lèvres ! Oh ! parle-moi ! Fais-moi entendre ta voix, — un mot, un seul, qui m’annonce ta présence, — une simple phrase pour me dire combien tu méprises, combien tu hais ma faiblesse de femme. Ah ! ah ! Tu n’es point parti. Oh ! parle ! Je savais que tu ne t’éloignerais pas ! Je savais que tu ne voudrais pas, que tu ne pourrais, que tu n’oserais t’éloigner ainsi ! Malheureux, tu ne réponds pas ; — ton silence me raille ! et cette main va te saisir ! Il est parti, — parti, — parti ! Où suis-je ? C’est bien, c’est très-bien ! Pourvu que la lame soit effilée, — pourvu qu’une main sûre porte le coup. C’est bien, c’est très-bien ! — Hélas, hélas !


Scène V


Un faubourg de Rome.


POLITIEN, seul.


Cette faiblesse continue à me gagner. Je sens mes forces s’en aller et crains fort d’être malade. Je ne voudrais pas mourir avant d’avoir vécu ! — Retiens, retiens ton bras, ô Azraël, quelques jours encore ! — Prince des puissances des Ténèbres et de la Tombe, sois miséricordieux envers moi ! Oh ! use de miséricorde envers moi ! Que je ne périsse pas au moment où va s’épanouir mon espoir emparadisé ! Accorde-moi de vivre encore, encore un peu de temps : c’est moi qui demande la vie, — moi, qui, naguère, ne demandais que la mort ! — Qu’a répondu le comte ?

Baldazzar paraît.

BALDAZZAR.

Ne connaissant aucun motif de querelle ou de haine entre le seigneur Politien et lui, il refuse le cartel.

POLITIEN.

Que dis-tu ? Tu m’apportes la réponse, mon bon Baldazzar ? — De quel fardeau de parfums ces buissons chargent le zéphyr ! Jamais, à mon avis, œil mortel n’a vu un jour plus beau, plus digne de l’Italie ! — Qu’a dit le comte ?

BALDAZZAR.

Que lui, Castiglione, en l’absence de toute haine héréditaire et de tout motif de querelle entre ta seigneurie et lui, ne peut accepter ton défi.

POLITIEN.

C’est juste, — très-juste. Dis-moi, Baldazzar, dans la froide et peu sympathique Bretagne, que nous avons si récemment quittée, quand as-tu contemplé un ciel aussi calme, aussi libre de la souillure malfaisante des nuages ? — Il a donc répondu… ?

BALDAZZAR.

Rien que les paroles que j’ai répétées : le comte Castiglione ne veut pas se battre, ne voyant aucun motif de querelle.

POLITIEN.

Eh bien, il dit vrai, — très-vrai. Tu es mon ami, Baldazzar, et je ne l’oublie pas : tu vas me rendre un service. Veux-tu retourner auprès de cet homme et lui dire que moi, comte de Leicester, je le tiens pour un misérable ? — Voilà ce que je te prie de dire au comte : il n’est que juste qu’il ait une cause de querelle.

BALDAZZAR.

Milord ! — mon ami !

POLITIEN, à part.

C’est lui ! — il s’approche en personne ! Haut. Tu raisonnes à merveille. Je sais ce que tu voudrais conseiller : — de ne pas envoyer le message. Soit, j’y songerai ! Je ne l’enverrai pas. Maintenant, je te prie, laisse-moi : quelqu’un se dirige de ce côté avec qui j’ai à régler certaine affaire d’une nature toute personnelle.

BALDAZZAR.

Je te quitte ; demain, nous nous retrouverons, — n’est-ce pas ? — au Vatican ?

POLITIEN.

Au Vatican.

Baldazzar sort, Castiglione paraît.
CASTIGLIONE.

Le comte de Leicester ici !

POLITIEN.

On me nomme le comte de Leicester, et vous voyez, — je pense, — que je suis ici.

CASTIGLIONE.

Milord, une erreur étrange, — quelque malentendu, — a sans doute surgi entre nous ; vous avez été poussé, dans le feu de la colère, à m’adresser par écrit, à moi Castiglione, certaines paroles inexplicables, le porteur étant Baldazzar, comte de Surrey. Je ne sache rien qui ait pu autoriser cette démarche, ne vous ayant jamais offensé. J’ai bien deviné ? — C’était une erreur, évidemment ? — Nous sommes tous sujets à nous tromper.

POLITIEN.

Dégainez, misérable, et cessons ce bavardage !

CASTIGLIONE.

Ah ! dégainez ? et misérable ? En garde à l’instant, orgueilleux comte ! Il tire son épée.

POLITIEN, tirant la sienne.

À une tombe expiatoire, à un sépulcre prématuré, je te voue au nom de Lalage !

CASTIGLIONE.

De Lalage ! Il laisse tomber son épée et recule jusqu’à l’autre bout de la scène. Retenez votre main sacrée. — Arrière, vous dis-je ! Arrière ! Je ne veux pas me battre avec vous, je n’ose !

POLITIEN.

Vous ne voulez pas vous battre, messire comte ? Se joue-t-on ainsi de moi ? — Allons ! — Vous n’osez pas, dites-vous ?

CASTIGLIONE.

Je n’ose pas, non, je n’ose pas ! — Abaissez votre arme ! — Avec ce nom aimé si frais sur vos lèvres, je ne veux pas croiser le fer avec vous ; — je ne puis, — je n’ose.

POLITIEN.

Maintenant, par mon salut, je vous crois ! Lâche, je vous crois !

CASTIGLIONE.

Ah ! — Lâche ! C’en est trop ! Il saisit son épée et s’avance en chancelant vers Politien ; — mais la résolution l’abandonne avant qu’il ait rejoint son adversaire et il tombe aux genoux du comte : Hélas, milord, cela est vrai, trop vrai ! Dans une pareille cause, je suis d’une lâcheté insigne. Ayez pitié de moi !

POLITIEN, très-adouci.

Oh ! oui, en vérité, je vous plains !

CASTIGLIONE.

Et Lalage…

POLITIEN.

Infâme ! — Debout et meurs !

CASTIGLIONE

Pourquoi me relever ? Non, c’est ainsi que je dois mourir, le genou en terre. Il convient que je périsse dans la posture d’une humiliation profonde ; car dans un combat, je ne lèverai pas la main sur vous, comte de Leicester. Frappez au cœur ! Il découvre sa poitrine. Votre lame ne rencontrera pas d’obstacle. — Frappez au cœur ! Je ne puis me battre avec vous !

POLITIEN.

Mort et enfer ! Je me sens, oh ! je me sens terriblement tenté de le prendre au mot ! Mais écoutez-moi ! Ne croyez pas m’échapper ainsi ! Préparez-vous à des insultes publiques, — dans la rue, — aux yeux de tous les citoyens. Je vous suivrai, — je vous suivrai comme une ombre irritée, jusqu’à la mort ! Devant ceux que vous aimez, — devant tout Rome, je vous accuserai, misérable ; — je vous accuserai, entendez-vous ? de lâcheté ! Tu ne veux pas te battre avec moi ? Tu mens ! Je t’y forcerai !

Il sort.
CASTIGLIONE.

Ah ! voilà qui est mérité, ô ciel équitable et vengeur !

  1. C’est à titre de curiosité littéraire que je traduis cette œuvre de jeunesse du célèbre conteur. Au dire d’Edgar Poe, le seul drame intéressant qu’ait écrit une plume américaine est Tortesa l’usurier de N. P. Willis, « qui a mis en scène des personnages impossibles, et basé son intrigue sur un tissu d’absurdités. » (Works of E. A. Poe, vol. III, p. 33.) Il me semble que s’il eût lui-même tourné son attention vers le théâtre, il aurait pu combler la lacune qu’il a signalée, — quitte à faire, comme Mat Lewis (surnommé Lewis le Moine), des pièces assez terribles pour mettre en fuite les spectateurs effrayés. Ce n’est pas que l’élément terrible dont Poe a peut-être abusé plus tard domine dans ces pages ; mais, si je ne me trompe, elles montrent en fleur des qualités qui font penser à un Alfred de Musset cherchant sa voie. (Note du traducteur.)
  2. Dans l’Étudiant espagnol de Longfellow, l’héroïne éplorée est assise devant une table où elle lit à haute voix des vers qui ont trait à sa situation, s’interrompant par trois fois pour appeler une servante qui ne répond pas. Poe, qui voyait partout des plagiaires (il prétend quelque part qu’Eugène Sue a pris dans l’Assassinat de la rue de la Morgue l’idée de Gringalet et Coupe-en-Deux des Mystères de Paris), n’a pas manqué l’occasion d’accuser son compatriote ; l’accusation, fondée ou non, est plus spécieuse que la plupart de celles qu’a formulées notre auteur.
    (Note du traducteur.)
  3. Plutarque et Shakspeare orthographient autrement les noms des suivantes de Cléopâtre : Charmian et Iras.
    (Note du traducteur.)
  4. Comme tous les grands écrivains, Edgar Poe prête aux personnages qu’il met en scène ses sensations et ses sentiments personnels. — N’a-t-il pas dû plus d’une fois adresser une réponse semblable aux amis qui lui reprochaient les excès auxquels le portait son tempérament ?
    (Note du traducteur.)