Contes inédits (Poe)/Les Lunettes

Traduction par William Little Hughes.
Contes inéditsJules Hetzel (p. 165-209).

IX

LES LUNETTES


Il a été de mode, autrefois, de tourner en ridicule l’idée de l’amour à première vue ; mais ceux qui pensent, aussi bien que ceux qui sentent vivement, ont toujours cru à l’existence des coups de foudre de la passion. Les découvertes modernes, dans ce qu’on pourrait nommer le magnétisme moral, font même présumer que les affections humaines les plus naturelles, et, par conséquent, les plus vives et les plus vraies, sont celles qu’éveille dans le cœur une sorte de sympathie électrique ; en un mot, les chaînes psychiques les plus brillantes et les plus durables sont celles qu’un premier regard a rivées. La confession que je vais faire ajoutera une preuve de plus aux exemples déjà si nombreux de ce que j’avance.

La nature de mon récit m’oblige à entrer dans certains détails minutieux. Je suis encore un tout jeune homme, — vingt-deux ans à peine. Le nom sous lequel on me désigne aujourd’hui, Simpson, est très-commun et assez plébéien. Je dis aujourd’hui, parce que je le porte depuis peu ; il y a un an à peine que j’ai obtenu l’autorisation légale de l’adopter, par suite de l’héritage considérable que m’a laissé un parent éloigné, Adolphe Simpson, à la condition que désormais je prendrais le nom du testateur ; — son nom de famille, veux-je dire, et non pas son nom de baptême. Mon nom de baptême est Napoléon Bonaparte, ou, pour parler plus correctement, tels sont mon prénom et mon surnom.

Ce ne fut pas sans quelque répugnance que j’acceptai la condition qui m’était imposée, attendu que ma véritable désignation patronymique, Froissart, m’inspirait un orgueil d’autant plus pardonnable que je me crois en mesure de prouver que je descends de l’immortel auteur des Chroniques. À propos, puisque j’ai abordé le chapitre des noms propres, on me permettra de signaler une bizarre coïncidence de rime entre ceux de quelques-uns de mes prédécesseurs immédiats. Mon père était un M. Jules Froissart, de Paris ; sa femme, ma mère, mariée à quinze ans, était une demoiselle Croissart, fille aînée de Croissart le banquier, dont la femme, qui ne comptait que seize printemps lors de cette union, était la fille aînée d’un M. Victor Voissart. Chose singulière, ce Voissart avait épousé une jeune personne d’un nom assez semblable au sien, une demoiselle Moissart, qu’on aurait encore pu prendre pour une enfant lorsqu’on la conduisit à l’autel et dont la mère n’avait guère dépassé la trentaine à cette époque. Ces mariages précoces sont fort communs en France. Toujours est-il qu’il s’établit ainsi une parenté directe entre les Moissart, les Voissart, les Croissart et les Froissart. Mais, je le répète, un acte du Congrès m’avait autorisé à changer mon nom en celui de Simpson, ce que je fis tellement à contre-cœur que je fus même sur le point de refuser l’héritage plutôt que d’accepter la clause inutile et agaçante qui s’y rattachait.

Quant aux qualités physiques, je n’en suis nullement dépourvu. Au contraire, je me flatte d’être bien fait de ma personne et de posséder ce que neuf individus sur dix seraient disposés à appeler un beau visage. Ma taille est de cinq pieds onze pouces. Mes cheveux sont noirs et bouclés. Mon nez est d’une assez belle venue. Mes grands yeux gris ne manquent pas d’expression ; et bien qu’en réalité ils soient d’une faiblesse très-gênante, on ne s’en douterait guère à les voir. Ce défaut, néanmoins, m’a toujours causé beaucoup d’ennuis et j’ai essayé tous les remèdes, hormis un seul. Étant jeune et joli garçon, j’éprouve une répugnance bien naturelle à porter des lunettes, et je m’y suis toujours refusé avec fermeté. Je ne connais vraiment rien qui défigure autant un frais visage et donne aux traits un tel air de gravité sournoise, pour ne pas dire de vieillesse et d’austérité. D’un autre côté, un lorgnon sent terriblement la fatuité et l’affectation. Je me suis donc tiré d’affaire tant bien que mal sans avoir recours à l’opticien. Mais c’est trop appuyer sur des détails tout personnels et qui, en somme, sont de peu d’importance. Je me contenterai d’ajouter que je suis d’un tempérament sanguin, téméraire, ardent, enthousiaste et que toute ma vie j’ai été un admirateur passionné du beau sexe.

Un soir de l’hiver dernier, j’entrai, en compagnie de mon ami Talbot, dans une loge du P… Théâtre. C’était un soir d’opéra, et les affiches étalaient des promesses plus attrayantes que de coutume, de sorte que la salle se trouvait comble ; mais nous étions arrivés à temps pour prendre les places qu’on nous avait réservées au premier rang et que nous gagnâmes non sans peine en coudoyant la foule.

Pendant deux heures, mon ami, passionné pour la musique, donna toute son attention à ce qui se passait sur la scène, tandis que je m’amusais, de mon côté, à examiner l’auditoire, composé en grande partie de l’élite de la ville. Mon inspection terminée, j’allais enfin m’occuper de la prima donna, lorsque mon regard fut attiré et fixé par une figure que j’aperçus dans une loge qui avait d’abord échappé à mon observation.

Dussé-je vivre mille ans, je ne saurais oublier la vive émotion que je ressentis à l’aspect de cette figure. C’était celle d’une femme, la plus exquise que j’eusse jamais vue. Le visage se trouvait tourné vers la scène, de façon qu’il s’écoula quelques minutes avant que je pusse le voir bien à l’aise ; mais la forme de la tête était divine. Aucun autre mot ne me paraît suffisant pour en peindre le modelé magnifique, et l’épithète me semble même d’une faiblesse ridicule au moment où je l’écris.

La magie des belles formes chez la femme, la nécromancie de la grâce féminine, c’est là une puissance à laquelle il m’a toujours été impossible de résister ; mais j’avais devant les yeux la grâce personnifiée, incarnée, le beau idéal de mes visions les plus fantastiques, les plus enthousiastes. La taille de la dame, que la position de la loge me permettait de voir presque en entier, devait dépasser quelque peu la moyenne et se rapprochait du majestueux sans toutefois y atteindre. La richesse des formes et la tournure étaient ravissantes. La tête, dont on n’apercevait que le dos et qui pouvait rivaliser, pour la beauté des contours, avec celle de la Psyché grecque, se trouvait plutôt mise en relief que cachée par un élégant bonnet de gaze aérienne qui me rappela ce vent tissé dont parle Apulée. La délicieuse symétrie du bras droit, appuyé sur le bord de la loge, fit frissonner toutes les fibres de mon être. Sous de larges manches ouvertes, à la mode du jour, qui drapaient l’avant-bras et ne dépassaient guère le coude, elle en portait d’autres plus serrées, d’une étoffe transparente, terminées par un poignet de riche dentelle, qui retombait avec grâce sur le haut de la main, ne laissant voir que les doigts délicats, sur l’un desquels brillait une bague ornée de diamants d’une très-grande valeur. Un riche bracelet fermé par une aigrette de pierres fines, qui témoignait d’une façon irrécusable de l’opulence et du bon goût de la dame, faisait ressortir l’admirable rondeur de son bras.

Pendant une demi-heure au moins, je contemplai cette royale apparition ; on eût dit que je venais tout à coup d’être métamorphosé en statue. Je sentis alors toute la force et toute la vérité de ce qu’on a dit ou chanté à propos de l’amour à première vue. Ce que j’éprouvais différait essentiellement de tout ce que j’avais ressenti jusqu’à présent, même devant les modèles les plus parfaits de beauté féminine. Une sensation inexplicable, que je dus regarder comme le résultat d’une sympathie magnétique de deux âmes, semblait river non-seulement mon regard, mais toutes mes facultés pensantes à l’être adorable que j’avais devant moi. Je voyais, — je sentais, — je savais que j’étais profondément, éperdument, irrévocablement amoureux, et cela avant d’avoir vu le visage de celle que j’aimais. La passion qui me consumait était même si vive, que je suis persuadé qu’elle n’aurait guère diminué si ces traits, que je n’avais pas encore aperçus, eussent été des plus ordinaires, — tant il y a d’anomalies dans la nature du seul amour véritable, de l’amour à première vue, et tant il dépend peu des conditions externes qui paraissent ne posséder d’autre pouvoir que celui de le créer et de le contrôler.

Tandis que je me perdais en admiration devant cette charmante vision, une soudaine dispute parmi les spectateurs engagea la dame à tourner la tête de mon côté, de façon que j’aperçus son profil. I] était d’une beauté qui surpassait tout ce que j’avais imaginé ; et pourtant, il y avait là quelque chose qui me désappointait, sans que je pusse découvrir l’origine de ce mécompte. J’ai dit désappointait ; mais l’expression n’est pas tout à fait juste. Je me sentis à la fois plus calme et plus exalté. Mes transports diminuèrent, ou pour mieux dire, mon enthousiasme devint plus tranquille, plus reposé. Ce changement provenait, peut-être, d’un certain air de madone, ou, si vous voulez, de matrone, que je remarquai dans ce profil ; et cependant je compris tout de suite qu’il ne pouvait provenir de cette seule cause. Il y avait là autre chose, — quelque mystère que je ne pouvais analyser ; — ces traits avaient une expression indéfinissable qui me troublait tout en augmentant l’intérêt qu’ils m’inspiraient. De fait, je me trouvais justement dans cette disposition d’esprit qui prépare un homme jeune et ardent à commettre toutes sortes d’extravagances. Si la dame eût été seule, je n’aurais pas manqué de me présenter dans sa loge et de l’aborder à tout hasard ; fort heureusement, deux personnes se tenaient auprès d’elle : un monsieur et une dame remarquablement belle aussi, paraissant avoir quelques années de moins que sa compagne.

Je roulai dans ma tête mille stratagèmes pour me faire présenter plus tard à l’aînée des deux dames, ou tout au moins pour contempler sa beauté de plus près pendant le spectacle. J’aurais voulu me rapprocher de sa loge ; mais l’encombrement du théâtre s’y opposait. En outre, les lois sévères de la mode défendaient expressément, depuis quelque temps, de se servir d’une jumelle pour dévisager une spectatrice : — d’ailleurs, j’avais oublié la mienne et cela me mit au désespoir.

Enfin, je songeai à m’adresser à mon compagnon.

— Talbot, lui dis-je, vous avez sans doute une lorgnette ? Prêtez-la-moi.

— Une lorgnette ? Non ! Que diable voulez-vous que je fasse d’une lorgnette, moi ?

Et il se retourna avec un geste d’impatience vers la scène.

— Mon cher, continuai-je en le tirant par l’épaule, écoutez-moi donc un peu ! Voyez-vous cette loge d’avant-scène ? Là ! Non, celle d’à côté… Avez-vous jamais vu une aussi belle femme ?

— Sans doute, elle est très-belle.

— Je voudrais bien savoir qui elle est ?

— Comment, vous ne la connaissez pas ?

Pour ne pas connaître, il faut être inconnu !

C’est la célèbre madame Lalande, — la beauté du jour par excellence. On ne parle que d’elle dans la ville. Très-riche par-dessus le marché, et veuve. Un beau parti ! Elle arrive de Paris.

— Vous la connaissez ?

— J’ai cet honneur.

— Voulez-vous me présenter ?

— Certainement, avec le plus grand plaisir ; quand le voulez-vous ?

— Demain, à une heure, j’irai vous prendre à l’hôtel B…

— Fort bien ; et maintenant tâchez donc de vous taire, si vous en êtes capable.

Force me fut de suivre le conseil de Talbot ; car il ferma obstinément l’oreille à tout ce que je pus dire ou proposer et ne s’occupa, durant le reste de la soirée, que de ce qui se passait sur la scène.

De mon côté, je restai les yeux fixés sur madame Lalande, et j’eus enfin le bonheur de voir son visage de face. Il était d’une beauté exquise : mon cœur m’avait déjà dit qu’il en serait ainsi, même avant que Talbot m’eût renseigné à cet égard ; néanmoins, il y avait toujours un je ne sais quoi qui m’intriguait. Je finis par me convaincre que j’étais impressionné par un certain air de tristesse ou, pour mieux dire, de fatigue qui enlevait quelque chose à la jeunesse et à la fraîcheur du visage, mais seulement pour l’enrichir d’une tendresse séraphique, d’une majesté qui, grâce à mon tempérament enthousiaste et romanesque, devait décupler l’intérêt que je ressentais.

Tandis que je repaissais ainsi mes yeux, je reconnus enfin, non sans un grand émoi, à un tressaillement de la dame, qu’elle venait de s’apercevoir de la fixité de mon regard. Toutefois, j’étais trop fasciné pour pouvoir détourner un seul instant les yeux. Elle cessa de regarder de mon côté, et, de nouveau, je ne vis plus que le contour ciselé qui m’avait d’abord charmé. Au bout de quelque temps, comme poussée par un désir curieux de savoir si je la contemplais toujours, elle tourna une seconde fois la tête et rencontra une seconde fois mon regard obstiné. Ses grands yeux noirs se baissèrent aussitôt et une vive rougeur colora sa joue. Cette fois, quelle ne fut pas ma surprise de la voir non-seulement ne pas retourner la tête, mais prendre à sa ceinture un binocle qu’elle leva, ajusta, et à travers lequel elle m’examina avec beaucoup de résolution pendant plusieurs minutes.

Si la foudre fût tombée à mes pieds, je ne serais pas resté dans un ébahissement plus complet. Notez que je n’étais qu’ébahi, nullement offensé ou désenchanté, bien qu’une pareille hardiesse, venant de toute autre femme, fût de nature à offenser ou à désenchanter. Mais elle y avait mis trop de sang-froid, trop de nonchalance et d’aisance, — en un mot, un air de trop bon ton pour qu’on pût y voir la moindre effronterie, de sorte que je n’éprouvai d’autres sentiments que l’admiration et la surprise.

Je remarquai qu’elle s’était d’abord contentée d’une rapide inspection de ma personne et qu’elle se disposait à abaisser son binocle, lorsqu’elle parut se raviser, releva le lorgnon et continua à m’examiner avec une attention marquée pendant plusieurs minutes, — pendant cinq minutes au moins, j’en suis sûr.

Cette façon d’agir, si inusitée dans un théâtre américain, attira une attention assez générale, et donna même lieu, parmi les spectateurs, à un bourdonnement indéfini qui me remplit de confusion, sans toutefois produire un effet visible sur les traits de madame Lalande.

Ayant satisfait sa curiosité, — si tant est qu’elle eût agi par curiosité, — elle laissa retomber son binocle pour reporter les yeux sur la scène, et je ne vis plus que son profil. Je m’obstinai à la contempler, bien que je susse très-bien que j’agissais en homme mal élevé. Bientôt je vis madame Lalande changer lentement et presque imperceptiblement de position ; je ne tardai pas à reconnaître que, tout en feignant de s’occuper des acteurs, elle m’observait de nouveau. Je n’ai pas besoin de dire l’effet qu’une telle persistance, de la part d’une femme aussi séduisante, dut produire sur mon esprit.

Après m’avoir regardé pendant un quart d’heure peut-être, l’objet de ma passion s’adressa au cavalier qui l’accompagnait, et, tandis qu’elle lui parlait, je reconnus, à la direction de leurs coups d’œil, que l’entretien se rapportait à moi.

La conversation terminée, madame Lalande se retourna vers la scène et parut s’y absorber ; mais, au bout de quelques minutes, je fus jeté dans une agitation extrême, en lui voyant ouvrir pour la seconde fois son binocle, me regarder bien en face, et, malgré le murmure de la salle, m’examiner de la tête aux pieds, avec ce sang-froid merveilleux qui avait déjà ravi et troublé mon âme.

Cette conduite extraordinaire, en m’agitant au point de me causer une véritable fièvre, en me jetant dans le délire même de l’amour, servit plutôt à m’enhardir qu’à me décourager. Dans la folle intensité de la passion, j’oubliai tout, hormis la présence et le charme vainqueur de la vision qui m’était apparue. Je saisis une occasion, lorsque je crus les spectateurs exclusivement occupés de l’opéra ; et, rencontrant enfin le regard de madame Lalande, je lui fis un salut fort léger, mais qui s’adressait à elle de façon à rendre toute méprise impossible.

Elle rougit beaucoup, détourna les yeux, regarda autour d’elle, sans doute pour voir si l’on avait remarqué mon audace, puis se pencha vers le gentleman assis auprès d’elle.

Je regrettai amèrement l’inconvenance dont je venais de me rendre coupable ; je ne m’attendais à rien moins qu’un éclat, tandis que la perspective d’une paire de pistolets à mettre en réquisition pour le lendemain traversa rapidement et désagréablement ma pensée. Ce fut un grand et prompt soulagement pour moi de voir la dame se contenter de remettre un programme à son cavalier sans lui adresser la parole. Le lecteur pourra se faire une faible idée de ma surprise, — de ma stupeur, — du trouble délirant qui enivra mon cœur et mon âme, lorsque le moment d’après, ayant encore jeté autour d’elle un coup d’œil furtif, — la dame souffrit que son regard brillant s’arrêtât sur le mien ; puis, avec un sourire presque imperceptible, qui laissa entrevoir une rangée éclatante de dents semblables à des perles, me fit deux inclinations de tête bien distinctes, bien marquées, qui étaient une réponse non équivoque à mon salut.

Il est inutile de décrire ma joie, mes transports, l’extase où nageait mon cœur. Si jamais homme est devenu fou par excès de bonheur, je le devins à ce moment. J’aimais ! Je sentais que c’était mon premier amour. C’était l’amour suprême, indéfinissable. C’était l’amour à première vue, et qui plus est, on l’avait apprécié, on y répondait à première vue.

Oui, on y avait répondu. Comment, pourquoi en aurais-je douté ? Comment expliquer autrement une pareille conduite de la part d’une dame aussi belle, aussi riche, aussi accomplie, aussi bien élevée, occupant une aussi haute position dans le monde, aussi respectable sous tous les rapports ? Car j’étais persuadé que madame Lalande avait droit aux respects de chacun. Oui, elle m’aimait, — elle répondait à l’enthousiasme de ma passion par un enthousiasme non moins aveugle, aussi incapable de compromis ou de calcul, aussi illimité que le mien. Ces réflexions et ces rêves délicieux furent interrompus par la chute du rideau. Les spectateurs se levèrent, et il s’ensuivit le désordre habituel. Quittant brusquement Talbot, je m’efforçai de me rapprocher de madame Lalande ; mais la foule, trop pressée, m’obligea d’abandonner la partie. Je me résignai donc à rentrer chez moi, me consolant de n’avoir pas même pu toucher le pan de sa robe par l’espoir de lui être présenté le lendemain, dans les formes, par mon ami.

Le lendemain finit par arriver, c’est-à-dire que le jour succéda enfin à une longue et fatigante nuit d’impatience ; ensuite les minutes, jusqu’à une heure, marchèrent avec une lenteur de limaçon, tristes et innombrables. Mais de Stamboul même, dit le proverbe, on voit la fin, et il y eut un terme à mon attente. L’horloge sonna. Au moment où le dernier écho argentin s’envolait, je m’arrêtais devant l’hôtel B… et demandais Talbot.

— Sorti, répliqua un valet, qui était justement celui de mon compagnon de la veille.

— Sorti ! répétai-je en reculant d’une demi-douzaine de pas. Permettez-moi de vous dire, mon garçon, que la chose est de la dernière impossibilité, — qu’elle est incroyable. M. Talbot n’est pas sorti. Qu’entendez-vous par là ?

— Rien, monsieur. Mon maître est sorti, voilà tout. Dès qu’il a eu déjeûné, il est parti à cheval pour S… et il a prévenu qu’il ne serait pas de retour avant huit jours.

Je demeurai pétrifié d’horreur et de colère. J’essayai de parler ; ma langue s’y refusa. Enfin, je tournai sur mes talons, pâle de rage, envoyant, à part moi, la tribu entière des Talbot faire un voyage d’agrément jusqu’aux régions les plus profondes de l’Érèbe. Il était évident que mon aimable ami avait oublié notre rendez-vous au moment même où je le lui donnais. Jamais il ne s’était trop piqué de tenir sa parole. Il n’y avait rien à faire ; étouffant mon dépit aussi bien que je pus, je me promenai dans la rue avec mauvaise humeur, adressant à chaque ami que je trouvais sur mon chemin des questions futiles sur le compte de madame Lalande. Tous, à ce que je vis, la connaissaient de réputation, et presque tous l’avaient vue ; mais elle n’habitait notre ville que depuis quelques semaines, et fort peu de ceux que je rencontrai avaient l’honneur d’être connus d’elle. Encore étaient-ce des connaissances trop récentes pour pouvoir ou pour vouloir se permettre de me présenter durant une visite matinale. Tandis que je me tenais là, en désespoir de cause, m’entretenant avec trois jeunes gens du sujet dont mon cœur était plein, le hasard voulut que la dame vînt à passer.

« Justement, la voilà, s’écria l’un d’eux.

— Admirablement belle ! ajouta le second.

— Un ange sur terre ! » reprit le troisième.

Je regardai. Dans une voiture découverte qui s’avançait de notre côté, descendant lentement la rue, j’aperçus la vision enchanteresse de l’Opéra, accompagnée de la jeune dame que j’avais vue dans la même loge.

« Sa compagne se conserve admirablement bien, ajouta celui qui avait parlé le premier.

— Étonnamment ! répondit le second interlocuteur. Elle a encore du brillant ; l’art fait des merveilles ! Ma parole, elle a meilleure mine que lorsque je l’ai rencontrée à Paris, il y a cinq ans. C’est encore une très-belle femme. N’êtes-vous pas de mon avis, Froissart ?… Pardon, je voulais dire Simpson.

Encore ! m’écriai-je. Et pourquoi ne le serait-elle plus, s’il vous plaît ! Comparée à son amie, elle a l’air de l’étoile de Vénus à côté d’une mèche de veilleuse, d’un ver luisant à côté d’Antarès.

— Ah, ah, ah ! d’honneur, Simpson, vous avez un tact merveilleux pour faire des découvertes… surtout des découvertes originales.

Sur ce, nous nous séparâmes, tandis qu’un des trois promeneurs fredonnait un gai vaudeville dont je ne saisis que ce passage :

« Ninon, Ninon, Ninon à bas,
À bas Ninon de l’Enclos[1]. »

Pendant ce petit colloque, une chose m’avait consolé, bien qu’elle contribuât à entretenir la passion qui me consumait. Au moment où l’équipage de madame Lalande avait passé non loin du groupe que nous formions, je m’étais aperçu qu’elle me reconnaissait ; bien mieux, elle m’avait gratifié du plus séraphique des sourires, preuve certaine qu’elle se souvenait de moi.

Quant à l’espoir de lui être présenté, il me fallait y renoncer jusqu’au jour où il plairait à Talbot de revenir de la campagne. En attendant, je fréquentai assidûment les endroits de réunion des gens comme il faut ; et enfin, j’eus la joie suprême de la revoir dans la salle de spectacle où je l’avais aperçue pour la première fois, et où mon regard rencontra de nouveau le sien. Mais cette joie ne me fut accordée qu’au bout d’une quinzaine. Durant l’intervalle j’étais allé tous les jours à l’hôtel de Talbot, où chaque fois l’éternel « pas encore revenu » de son domestique me donnait des crispations de colère.

Le soir en question, j’étais donc dans un état qui approchait de la folie. Madame Lalande, m’avait-on dit, était une Parisienne, arrivée tout récemment de la capitale. Ne se pourrait-il pas qu’elle y retournât à l’improviste ? Si elle quittait la ville avant le retour de Talbot, ne serait-elle pas à jamais perdue pour moi ? Je ne pus supporter une pensée aussi navrante. Puisque mon bonheur, mon avenir étaient en jeu, je me décidai à agir avec une fermeté virile. En un mot, à la fin du spectacle, je suivis la dame jusqu’à sa demeure, je pris note de l’adresse, et le lendemain, je lui envoyai une longue et laborieuse épître, où je versai le trop plein de mon cœur.

Je m’exprimai bravement, librement, — bref, je parlai avec passion, je ne lui cachai rien, pas même le défaut dont j’ai parlé. Je fis allusion aux circonstances romanesques de notre première rencontre et aux regards que nous avions échangés. J’allai jusqu’à me déclarer convaincu qu’elle m’aimait ; tandis que je présentai cette conviction et l’ardeur de mon dévouement comme deux excuses qui devaient justifier une conduite autrement impardonnable. J’appuyai, comme troisième circonstance atténuante, sur la crainte où je vivais de lui voir quitter la ville avant d’avoir réussi à me faire présenter à elle selon les règles de l’étiquette. Je terminai la lettre la plus extravagante, la plus chaleureuse qu’on ait jamais écrite par une franche déclaration de ma position, de ma fortune, et par l’offre de mon cœur et de ma main.

J’attendis la réponse dans un paroxysme d’angoisse. Après un intervalle qui me parut un siècle, cette réponse arriva.

Oui, elle arriva. Quelque romanesque que ce récit puisse sembler, je reçus une lettre de madame Lalande, de la riche, de la belle madame Lalande, que tout le monde idolâtrait. Ses yeux, ses yeux superbes, n’avaient pas donné un démenti à son cœur. En véritable Française qu’elle était, elle obéissait aux conseils de sa raison, aux généreuses impulsions de sa nature, — elle méprisait les prudences de convention. Elle ne repoussait pas mon offre. Elle ne s’abritait pas derrière un silence dédaigneux. Elle ne me renvoyait pas ma lettre sans la décacheter. Elle m’avait même adressé une réponse tracée par ses doigts de fée et ainsi conçue :

« Monsieur Simpson me pardonnera de ne pas écrire la belle langue de son pays aussi bien que je le voudrais. Il n’y a que quelque temps que je suis arrivée en Amérique, et je n’ai pas encore eu l’occasion de l’étudier.

« Cette excuse expliquera le laconisme de ma réponse… J’ajouterai, hélas ! que monsieur Simpson n’a deviné que trop juste. Dois-je en dire davantage ?… N’en ai-je pas trop dit déjà ?

« Eugénie Lalande. »

Je baisai un million de fois cette lettre, qui respirait de si nobles sentiments et qui me fit sans doute commettre une foule de folies dont je ne me souviens plus. Cependant Talbot s’obstinait à ne pas revenir. Hélas ! s’il avait pu se faire la moindre idée des souffrances que son éloignement causait à son ami, sa nature sympathique ne l’aurait-elle pas engagé à presser son retour ? Cependant il ne revenait pas. Je lui écrivis. Il me répondit. Encore retenu par des affaires urgentes, il comptait me rejoindre avant peu. Il me conseillait de prendre patience, — de modérer mes transports, — de faire des lectures calmantes, — de ne rien boire de plus fort que du vin du Rhin, — d’appeler à mon aide les consolations de la philosophie. L’imbécile ! Pourquoi, s’il ne pouvait revenir, ne pas m’envoyer une lettre d’introduction ? J’écrivis de nouveau, le suppliant de m’en adresser une au plus vite. Mon billet me fut renvoyé par cet animal de laquais avec une note au crayon tracée sur l’enveloppe ; le butor était allé rejoindre son maître à la campagne :

« A quitté S— hier pour on ne sait où. N’a pas dit où il allait, ni quand il reviendrait. J’ai donc cru qu’il valait mieux vous renvoyer la lettre, connaissant votre écriture et comme quoi vous êtes toujours plus ou moins pressé.

À vous sincèrement.
« Stubbs. »

Je n’ai pas besoin de dire qu’au reçu de cette communication, je vouai aux divinités infernales le maître et le valet ; — mais à quoi bon se mettre en colère ? Quelle consolation trouve-t-on à se plaindre ?

Mon audace naturelle me fournissait encore une ressource. Jusqu’alors elle m’avait bien servi et je résolus de l’utiliser jusqu’au bout. D’ailleurs, après la correspondance échangée entre nous, quel acte de simple inconvenance pouvais-je commettre, en ne dépassant pas les bornes, dont madame Lalande eût le droit de se formaliser ? Depuis l’affaire de la lettre, je m’étais mis à rôder souvent autour de la maison, et j’avais découvert qu’elle se promenait, vers l’heure du crépuscule, dans un square public sur lequel donnaient les croisées de sa demeure, et où elle se faisait suivre d’un domestique nègre en livrée. Là, sous la voûte épaisse et touffue des arbres, dans la pénombre grise d’une belle soirée d’été, je saisis une occasion favorable pour l’accoster.

Afin de tromper le domestique, j’abordai la promeneuse avec l’aplomb familier d’une vieille connaissance. Elle me donna la réplique avec une présence d’esprit vraiment parisienne, et me tendit la plus ravissante petite main qu’on puisse voir. Le nègre se retira aussitôt en arrière ; alors, nos deux cœurs étant pleins jusqu’à déborder, nous causâmes longuement et sans réserve de notre amour.

Comme madame Lalande parlait la langue anglaise avec encore moins de facilité qu’elle ne l’écrivait, l’entretien eut nécessairement lieu en français. Ce fut dans ce doux idiôme, si bien fait pour exprimer la passion, que je donnai un libre cours à l’enthousiasme impétueux de mon caractère. Avec toute l’éloquence que je pus appeler à mon aide, je la suppliai de consentir à notre union immédiate.

Mon impatience lui arracha un sourire. Elle mit en avant cette antique barrière des convenances, ce cauchemar qui s’élève trop souvent entre nous et le bonheur, jusqu’au jour où le moment d’être heureux s’est enfui à jamais. J’avais été assez indiscret, me dit-elle, pour parler à mes amis du vif désir que j’éprouvais de lui être présenté ; — on savait donc que je ne la connaissais pas, — donc, nous ne pourrions cacher l’époque de notre première rencontre. Puis, elle fit allusion, non sans rougir un peu, à la date si récente de cette rencontre. Se marier tout de suite serait inconvenant, — ce serait braver les lois de l’étiquette, — ce serait outré. Elle formula ces objections avec une charmante naïveté, qui me ravit, tout en me désolant et en me convainquant. Elle alla jusqu’à m’accuser en riant d’agir avec beaucoup d’imprudence, avec étourderie. Elle me conseilla de me rappeler que je ne savais vraiment pas qui elle était, que j’ignorais sa fortune, sa parenté, sa position dans le monde. Elle me pria, avec un gros soupir, de réfléchir à la proposition que je venais de lui faire, et qualifia mon amour d’infatuation, de fantaisie passagère, sans fondement solide, fille de l’imagination plutôt que du cœur. Elle murmura cette fin de non-recevoir, tandis que les ombres du doux crépuscule s’épaississaient autour de nous, — puis, par une légère pression de sa main mignonne, elle renversa en un instant l’édifice d’arguments qu’elle venait d’élever.

Je répondis de mon mieux, — comme un amoureux peut seul répondre. Je parlai avec chaleur, longuement et avec persistance, de mon dévouement, de ma passion, de sa beauté suprême, de mon admiration sans bornes. Pour conclure, j’appuyai, avec une énergie persuasive, sur les dangers qui menacent de troubler le cours de l’amour, — « le cours des amours véritables qui n’a jamais coulé sans obstacle[2], » et je conclus qu’il y aurait imprudence manifeste à prolonger inutilement les délais.

Ce dernier raisonnement parut enfin modifier la détermination rigoureuse de la bien-aimée. Elle se laissa fléchir ; mais il existait un autre obstacle, ajouta-t-elle, auquel je ne semblais pas avoir assez réfléchi. C’était là un point délicat à mettre en avant, surtout pour une femme ; en l’abordant, elle se voyait obligée de faire le sacrifice de ses sentiments… mais, pour moi, quel sacrifice ne s’imposerait-elle pas ? Il s’agissait de la question d’âge. Savais-je, savais-je bien quelle différence il y avait entre nous sous ce rapport ? — Que l’âge d’un mari dépassât de quelques années, — voire de quinze à vingt années, — celui de sa femme, le monde n’y trouvait rien à redire et regardait même la chose comme très-convenable ; mais pour sa part, elle avait toujours été d’avis que le mari ne devait jamais être plus jeune que sa compagne. Dans ce cas, la disproportion devenait peu naturelle et causait trop souvent, hélas ! le malheur des ménages. Or, je n’avais guère plus de vingt-deux ans, et, de mon côté, j’ignorais peut-être que l’âge de mon Eugénie dépassait de beaucoup ce chiffre.

Cet aveu témoignait d’une noblesse d’âme, d’une dignité pleine de candeur qui m’enchantèrent, qui rivèrent éternellement ma chaîne. J’eus de la peine à réprimer mes transports.

« Ma douce Eugénie, m’écriai-je, de quoi donc vous inquiétez-vous là ? Vous êtes un peu plus âgée que moi ; qu’importe ? Les opinions du monde sont autant de sottises de convention. Pour des cœurs aussi aimants que les nôtres, quelle différence y a-t-il entre une heure et une année ? J’ai vingt-deux ans, disiez-vous ! Je vous l’accorde, vous pouvez m’en donner tout de suite vingt-trois. Or, vous-même, ma bien-aimée Eugénie, vous ne pouvez avoir plus de… plus de… de… »

Je me tus, dans l’espoir que madame Lalande allait m’interrompre pour me donner son âge exact. Mais une Française suit rarement la ligne droite ; elle trouve toujours, lorsqu’on lui adresse une question embarrassante, une petite réponse pratique à son usage. Eugénie, qui depuis une minute ou deux paraissait chercher quelque chose dans son corsage, laissa enfin tomber sur le gazon une miniature, que je m’empressai de ramasser et de lui présenter.

« Gardez-la, me dit-elle avec un de ses sourires les plus ravissants, gardez-la pour l’amour de moi, pour l’amour de celle que le peintre a trop flattée. D’ailleurs, vous trouverez peut-être, derrière ce bijou, le renseignement que vous semblez désirer. Il commence, il est vrai, à faire un peu sombre ; mais, demain matin, vous pourrez examiner ce portrait à loisir. En attendant, soyez mon cavalier et accompagnez-moi à la maison. Nous attendons quelques amis, et on fera de la musique. Je puis vous promettre que vous entendrez de bons chanteurs. Nous autres Françaises, nous sommes moins cérémonieuses que vos compatriotes, et je n’aurai aucune peine à vous faire accepter comme une vieille connaissance. »

Sur ce, elle prit mon bras et je la ramenai chez elle. Madame Lalande habitait un bel hôtel qui, je crois, était meublé avec beaucoup de goût : Mais je ne suis guère à même de me prononcer là-dessus ; car il faisait déjà sombre lorsque nous gagnâmes la demeure d’Eugénie, et, dans les maisons américaines de premier ordre, on jouit le plus longtemps possible, durant les chaleurs de l’été, de la douceur du demi-jour. Cependant une heure environ après mon arrivée, on alluma dans le grand salon une lampe solaire garnie d’un abat-jour, et je vis alors que cette salle était décorée avec une rare élégance et même avec splendeur ; deux autres salons, où se tenaient la plupart des visiteurs, restèrent dans une agréable semi-obscurité. C’est là une excellente coutume, qui laisse aux invités le choix de l’ombre ou du jour, et que nos amis transatlantiques devraient s’empresser d’adopter.

La soirée que je passai ainsi fut, sans contredit, la plus délicieuse de ma vie. Madame Lalande n’avait en rien exagéré le talent musical des conviés. Si ce n’est à Vienne, je n’ai jamais entendu chanter aussi bien dans une réunion particulière. Les instrumentistes étaient nombreux et d’une habileté remarquable. La musique vocale fut presque entièrement laissée aux dames ; aucune ne s’en tira mal. Madame Lalande fut appelée à chanter à son tour. Elle se leva, sans affectation et sans simagrées, de la chaise longue qu’elle occupait auprès de moi, et suivie d’un ou deux gentlemen et de son ami de l’Opéra, se dirigea vers le piano, qui se trouvait dans le salon. Je me serais empressé de l’escorter ; mais je sentis que, vu la façon dont j’avais été présenté, je ferais mieux de ne pas bouger et de rester inaperçu dans mon coin. Ma réserve me priva donc du plaisir de voir ma bien-aimée, sinon de l’entendre.

Elle produisit sur l’auditoire un effet électrique ; sur moi, elle fit une impression encore plus vive, que je serais en peine de décrire avec justesse et qui devait provenir, en partie, de l’amour dont j’étais pénétré ; ma conviction de sa grande sensibilité y entrait sans doute pour beaucoup. L’art ne saurait donner une expression plus passionnée à un air ou à un récitatif. Sa façon de rendre la romance d’Otello, la manière dont elle interpréta le Sul mio sasso des Capuletti, résonnent encore à mon oreille. Sa voix embrassait trois octaves, s’étendant du de contralto au de soprano, et bien qu’assez puissante pour remplir le grand théâtre de Naples, elle bravait avec la précision la plus minutieuse toutes les difficultés de la vocalisation, montant et descendant l’échelle, exécutant les cadences et les fioritures avec la plus parfaite légèreté. Dans le final de la Somnambule, elle produisit un effet saisissant au passage :

Ah ! non giunge uman pensiero
Al contente ond’ io son piena.

À cet endroit, imitant en cela la Malibran, elle modifia la phrase de Bellini et laissa tomber sa voix jusqu’au sol bas de ténor ; puis, par une rapide transition, elle attaqua le sol au-dessus de la troisième portée, sautant ainsi un intervalle de deux octaves.

En quittant le piano où elle avait exécuté ces miracles de mélodie vocale, elle vint reprendre sa place auprès de moi, et je lui exprimai, en termes du plus profond enthousiasme, le plaisir qu’elle m’avait causé. Je ne parlai pas de mon étonnement, bien que j’eusse ressenti une surprise extrême ; car une certaine faiblesse ou plutôt une certaine émotion chevrotante de la voix, que j’avais cru remarquer dans sa conversation ordinaire, m’avait donné à craindre qu’elle ne fût pas une chanteuse de première force.

Notre causerie fut longue, animée, ininterrompue et d’un abandon sans réserve. Eugénie me fit raconter les premiers incidents de ma vie et écouta avec le plus vif intérêt jusqu’aux moindres paroles de mes confidences. Je ne lui cachai rien, je sentais que je n’avais pas le droit de rien cacher à sa tendresse confiante. Encouragé par la candeur qu’elle avait montrée sur un chapitre aussi délicat que celui de son âge, non-seulement je reconnus, avec une parfaite franchise, mes nombreux petits défauts, mais je confessai ces infirmités morales et même physiques dont l’aveu exige plus de courage et devient une preuve d’amour d’autant plus éclatante. Je passai en revue mes folies d’étudiant, mes prodigalités, mes excès, mes dettes, mes amourettes. J’allai même jusqu’à parler d’une toux sèche qui m’avait inquiété autrefois, d’un rhumatisme chronique, de quelques élancements de goutte héréditaire, et, en dernier lieu, de la faiblesse désagréable et incommode de ma vue, que jusqu’alors j’avais soigneusement cachée.

« Quant à ce défaut-là, dit madame Lalande en riant, vous avez grand tort de le confesser ; sans votre aveu, je me figure que personne n’aurait songé à vous accuser de ne pas avoir les meilleurs yeux du monde. À propos, continua-t-elle, vous souvenez-vous, — à ces mots, il me sembla voir, malgré l’obscurité partielle du salon, qu’Eugénie rougissait, — vous souvenez-vous, mon ami, de ce petit instrument d’optique suspendu à mon côté ? »

Tandis qu’elle parlait, elle fit tournoyer entre ses doigts le binocle qui m’avait jeté dans un si grand trouble à l’Opéra.

« Si je m’en souviens ! m’écriai-je, pressant avec passion la main délicate qui soumettait la lorgnette à mon examen. C’était un magnifique bijou à filigrane, assez compliqué, richement ciselé et brillant de pierreries, dont le demi-jour ne m’empêcha pas de reconnaître la grande valeur.

— Eh bien, mon ami, reprit-elle avec un certain air d’empressement qui me surprit un peu, vous m’avez suppliée de vous accorder une faveur que vous voulez bien déclarer inappréciable. Vous m’avez demandé de devenir votre femme demain même. Si je cédais à vos prières, — et aussi, je dois le dire, à la voix de mon propre cœur, — n’aurais-je pas à mon tour le droit de solliciter une bien, bien légère faveur ?

— Parlez ! m’écriai-je avec une énergie qui faillit nous faire remarquer des visiteurs, dont la présence seule m’empêchait de me jeter aux pieds de madame Lalande. Parlez ! ma bien-aimée, mon Eugénie ! Tout ce que vous pourrez me demander est accordé d’avance !

— Dans ce cas, mon ami, vous tâcherez de vaincre, pour complaire à cette Eugénie que vous aimez, la petite faiblesse que vous m’avez avouée en dernier lieu, — une faiblesse plutôt morale que physique, — qui, permettez-moi de vous le dire, s’accorde mal avec la noblesse de votre nature, avec la candeur innée de votre caractère, et qui, si vous ne cherchez pas à la contrôler, vous attirera tôt ou tard quelque mauvaise affaire. Vous vaincrez, pour l’amour de moi, cette affectation qui, ainsi que vous le reconnaissiez vous-même, vous pousse à nier, d’une manière tacite ou implicite, la faiblesse de votre vue. Car vous niez virtuellement cette infirmité en refusant d’avoir recours au remède habituel. Vous saurez donc que je désire vous voir porter des lunettes — Ah ! chut ! vous avez déjà consenti à les porter pour l’amour de moi. Vous accepterez donc ce petit bijou que je tiens en ce moment à la main et qui, bien que d’une efficacité admirable contre la faiblesse des yeux, n’a vraiment pas une immense valeur intrinsèque. Vous voyez que par une légère transformation, — en pressant ce ressort ou celui-là, — cet instrument peut s’adapter aux yeux sous forme de lunettes ou se porter dans une poche de gilet comme lorgnette. Mais c’est sous cette première forme et habituellement que vous avez consenti d’avance à la porter pour l’amour de moi. »

Cette prière, dois-je l’avouer ? ne me troubla pas médiocrement. Mais la récompense qui attendait ma soumission rendait toute hésitation impossible.

« J’y consens, m’écriai-je avec enthousiasme. J’y consens ! Accordé de grand cœur ! Pour vous, j’immolerai tous mes sentiments, je vais ce soir porter cette chère lorgnette, en qualité de lorgnette, sur mon cœur ; mais dès l’aube de ce jour qui me donnera la joie de vous nommer ma femme, je placerai votre cadeau sur… sur mon nez, — et le porterai désormais sous la forme moins romantique, moins fashionable, mais plus utile que m’impose votre volonté. »

Le reste de l’entretien roula sur les arrangements à prendre pour le lendemain. Talbot, ainsi que me l’apprit ma fiancée, venait enfin de se décider à revenir. Il fut convenu que j’irais le trouver sans retard et que je me procurerais une chaise de poste. La soirée ne devait guère se terminer avant deux heures du matin. Nous convînmes que la voiture se tiendrait à la porte à ce moment, afin que madame Lalande pût y monter inaperçue à la faveur de la confusion causée par le départ des invités. Nous devions alors nous rendre chez un clergyman qui nous attendrait, qui nous unirait sans délai[3]. Nous comptions ensuite dire adieu à Talbot et partir pour un petit voyage en Orient, laissant le grand monde faire les commentaires qu’il lui plairait.

Toutes nos mesures arrêtées, je pris congé de ma bien-aimée et me mis à la recherche de Talbot ; chemin faisant, je ne pus m’empêcher d’entrer dans un hôtel afin d’admirer la miniature, que j’examinai à l’aide des verres puissants de mon binocle. La physionomie était d’une beauté merveilleuse ! Ces grands yeux lumineux ! Ce fier nez grec ! Cette riche chevelure noire !

« Ah ! me dis-je d’un ton de triomphe, voilà bien le portrait parlant de ma bien-aimée ! »

Je retournai le médaillon et je lus ces mots : Eugénie Lalande, âgée de vingt-sept ans et sept mois.

Je trouvai Talbot chez lui et me dépêchai de lui annoncer ma bonne fortune. Il ne me cacha pas combien elle l’étonnait ; il me félicita néanmoins de tout son cœur et se mit à ma disposition. Bref, nous exécutâmes à la lettre notre programme. À deux heures du matin, dix minutes seulement après la cérémonie, je me trouvai avec madame Lalande, — je veux dire avec madame Simpson, — dans une voiture fermée qui s’éloignait rapidement de la ville dans la direction du nord-ouest.

Comme nous avions veillé toute la nuit, il avait été arrangé par Talbot qu’une première station à C., — petit village situé à quelque vingt milles de la ville, nous permettrait de déjeuner et de nous reposer un peu avant de continuer notre voyage. À quatre heures précises, la voiture s’arrêta donc devant la porte de la principale auberge de C. — J’aidai mon adorée à descendre et j’ordonnai qu’on nous servît immédiatement à déjeuner. En attendant, on nous installa dans un petit salon où nous nous assîmes.

Il ne faisait pas encore grand jour, bien qu’on vît déjà un peu clair ; et tandis que, l’âme ravie, je contemplais l’ange qui se tenait auprès de moi, l’idée singulière me vint tout à coup que c’était la première fois, depuis qu’il m’avait été donné de connaître la célèbre beauté de madame Lalande, que je pouvais la contempler à la lumière du jour.

« Maintenant, mon ami, dit-elle en me prenant la main et en interrompant le cours de cette réflexion ; maintenant, mon cher ami, puisque nous voilà unis par des liens indissolubles, — puisque j’ai cédé à vos prières passionnées et rempli mes engagements, j’aime à croire que vous avez l’intention de tenir les vôtres. Ah, voyons ! je me rappelle… Je n’ai pas de peine à me souvenir des termes précis de la bonne promesse que vous avez faite hier au soir à votre Eugénie. Vous avez dit : « J’y consens ! Accordé de grand cœur ! Pour vous j’immolerai tous mes sentiments ! Ce soir, je vais porter ce cher lorgnon en qualité de lorgnon, sur mon cœur ; mais dès l’aube du jour qui me donnera la joie de vous nommer ma femme, je placerai votre cadeau sur mon nez, et je le porterai désormais sous la forme moins romantique, moins fashionable, mais plus utile que m’impose votre volonté. » Ne sont-ce pas là les paroles que vous avez prononcées ?

— Oui, répliquai-je ; vous avez une mémoire admirable, et assurément, ma belle Eugénie, je ne me sens nullement disposé à me refuser au léger sacrifice qu’implique ma promesse. Là ! voyez !… Elles ne me vont pas mal… Non, n’est-ce pas ? »

Et après avoir donné au binocle la forme d’une paire de lunettes ordinaires, je les posai délicatement à la place convenable ; tandis que madame Simpson, ajustant son bonnet et se croisant les bras, se carrait dans un fauteuil, dans une attitude roide et guindée, je dirai même dans une pose qui manquait un peu de dignité.

« Bonté divine ! m’écriai-je au moment où la courbe des lunettes s’abattait sur le dos de mon nez. Oh ! là, là ! Miséricorde ! bonté divine ! Que diable ont donc ces verres ? »

Et les ôtant brusquement, je pris mon foulard et les essuyai avec soin avant de les remettre.

Si, dans le premier cas, j’avais été surpris, une seconde inspection me laissa tout abasourdi. Mon ébahissement fut extrême, profond, terrible. Au nom de tout ce qu’il y a de hideux, que voulait dire ce mystère ? Pouvais-je en croire mes yeux, le pouvais-je ? That was the question ! Est-ce bien du rouge qui s’étale sur ces joues ! Sont-ce des rides que j’aperçois sur le visage d’Eugénie Lalande ? Par Jupiter et toutes les divinités de l’Olympe, petites ou grandes, que sont devenues ses dents ? Je jetai les lunettes par terre avec un geste de colère, et, me redressant tout d’un coup, je me plantai au milieu de la chambre, confrontant madame Simpson, écumant de rage et d’horreur, mais incapable de parler ou d’agir.

« Eh bien, monsieur, dit-elle en mauvais anglais, après m’avoir contemplé pendant quelques minutes avec une surprise évidente. Eh bien, monsieur, qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce qui vous prend tout d’un coup ? Avez-vous la danse de Saint-Gui ? Si je ne vous plais pas, tant pis ; pourquoi avoir imité les sots, qui achètent chat en poche ?

— Sorcière, maudite vieille ! m’écriai-je en haletant.

— Sorcière ? Vieille ? Soit, me répondit-elle. Pas si vieille, après tout ! Je n’ai que quatre-vingt-deux ans, pas un jour de plus.

— Quatre-vingt-deux ans ! répétai-je en m’appuyant contre un mur. La miniature disait vingt-sept ans.

— Certainement ! c’est juste ! très-vrai ! Mais ce portrait date de quelque cinquante ans. Lorsque j’ai épousé mon second mari, M. Lalande, j’ai fait faire ce médaillon pour la fille de mon premier époux, M. Moissart.

— Moissart ! m’écriai-je.

— Oui, Moissart, répliqua-t-elle en se moquant de ma façon de prononcer le français, qui, j’en conviens, n’était pas des meilleures. Que trouvez-vous à redire à cela ? Que pouvez-vous savoir sur le compte de M. Moissart, vous ?

— Rien ! Je ne sais rien sur son compte ; seulement j’ai eu un parent de ce nom-là, dans le temps.

— De ce nom-là ! Et qu’avez-vous à dire contre ce nom-là, s’il vous plaît ? C’est un excellent nom ; et Voissart aussi est un excellent nom. Ma fille, mademoiselle Moissart, a épousé un M. Voissart, et les deux noms sont des plus respectables.

— Moissart ? m’écriai-je de nouveau. Moissart et Voissart ? Qu’entendez-vous par là ?

— Ce que j’entends ? J’entends Moissart et Voissart ; et, pendant que j’y suis, j’entends aussi Croissart et Froissart, pour peu que cela me convienne. La fille de ma fille, mademoiselle Voissart, a épousé un M. Croissart, et, plus tard, la petite-fille de ma fille, mademoiselle Croissart, a épousé un M. Froissart. Vous me direz peut-être que ce nom-là n’est pas respectable ?

— Froissart ! murmurai-je, sur le point de me trouver mal. Vous ne voulez sûrement pas dire Moissart et Voissart et Croissart et Froissart ?

— Si ! répliqua-t-elle en s’arrangeant dans son fauteuil. Si ! Moissart et Voissart, et Croissart et Froissart. J’ajouterais même que M. Froissart était ce qu’on appelle un gros imbécile, car il a quitté la belle France pour venir dans cette stupide Amérique, où il s’est établi et où il a eu un fils qu’on dit bête à manger du foin, mais que ni moi ni ma parente, madame Stéphanie Lalande, n’avons eu le plaisir de rencontrer. Il s’appelle Napoléon Bonaparte, et j’espère que vous n’allez pas soutenir que ce nom-là n’est pas très-respectable ? »

Je m’étais laissé tomber, pâle d’horreur, dans le fauteuil qu’elle venait d’abandonner.

« Moissart et Voissart ! répétai-je d’un ton rêveur. Croissart et Froissart ! ajoutai-je plus haut. Moissart et Voissart, et Croissart et Napoléon Bonaparte Froissart ! mais, Napoléon Bonaparte Froissart, c’est moi, c’est moi ! c’est moi, entendez-vous ?… C’est mo… a… a… ! Je suis Napoléon Bonaparte ! Et je veux que le diable m’emporte à tout jamais si je n’ai pas épousé ma trisaïeule ! »

Madame Eugénie Lalande, presque Simpson et ci-devant Moissart, était en effet ma trisaïeule. Dans sa jeunesse, elle avait été très-belle, et même, à quatre-vingts ans, elle avait conservé le port majestueux, le contour sculptural de la tête, les beaux yeux et le nez grec de son bon temps. Grâce à ces restes, au blanc de perle, au rouge végétal, aux faux cheveux, aux fausses dents, aux fausses tournures, grâce aussi au concours des plus habiles modistes de Paris, elle était parvenue à conserver une certaine position parmi les beautés un peu passées de la métropole. Sous ce rapport, on aurait presque pu la regarder comme l’égale de la célèbre Ninon de Lenclos.

Immensément riche, restée veuve pour la seconde fois, et sans enfants, elle avait songé à l’existence d’un certain Napoléon Bonaparte, devenu citoyen des États-Unis, dont elle songeait à faire son héritier. Elle était venue en Amérique en compagnie d’une parente éloignée et admirablement belle de son second mari, une madame Stéphanie Lalande.

À l’Opéra, la persistance de mes regards m’avait fait remarquer de ma trisaïeule qui, après m’avoir examiné à travers son lorgnon, fut frappée d’une ressemblance qui existait entre elle et moi. Cet air de famille devait d’autant plus l’intéresser qu’elle savait que l’héritier qu’elle cherchait habitait la même ville, et elle avait interrogé son voisin sur mon compte. Ce dernier me connaissait de vue et lui dit qui j’étais. Ce renseignement engagea la vieille dame à m’examiner de nouveau, — ce qui m’avait poussé à tenir la conduite absurde que j’ai racontée. Elle m’avait rendu mon salut, convaincue qu’un étrange hasard m’avait aussi découvert qui elle était. Lorsque, trompé sur l’âge et les charmes de la dame, par la faiblesse de mes yeux et par les artifices de sa toilette, j’avais mis tant d’enthousiasme à prier mon ami Talbot de me dire le nom de cette belle personne, il avait cru naturellement que je voulais parler de la plus jeune et m’avait répondu avec la plus grande sincérité, par l’éloge de la célèbre veuve, madame Lalande.

Le lendemain, ma trisaïeule, rencontrant à la promenade Talbot, qu’elle avait connu autrefois à Paris, il va sans dire qu’il ne tarda pas à être question de moi. Mon infirmité visuelle fut alors expliquée, car personne ne l’ignorait, bien que je me flattasse du contraire ; et ma bonne parente apprit, à son grand regret, qu’elle se trompait en supposant que je la connaissais et que je jouais tout bonnement un rôle des plus ridicules, en faisant la cour de loin et en plein théâtre à une vieille dame que je n’avais jamais vue. Afin de me donner une leçon, elle organisa un complot avec Talbot, et celui-ci se tint à l’écart pour éviter de me présenter. Les amis rencontrés par moi dans la rue, peu de temps après ma visite à l’hôtel B…, et auxquels j’avais adressé des questions au sujet de la charmante veuve, madame Lalande, avaient, comme de raison, supposé que je songeais à madame Stéphanie Lalande, — ce qui explique mon entretien avec ces messieurs et l’allusion à Ninon de Lenclos. Je n’avais jamais eu l’occasion de voir madame de près au grand jour, et, à la soirée musicale, la sotte vanité qui m’empêchait de porter des lunettes, ne m’avait pas permis de reconnaître son âge. Lorsqu’on avait sommé madame Lalande de chanter à son tour, on s’adressait à la jeune dame qui s’était levée pour répondre à cette flatteuse invitation. Ma trisaïeule, afin d’entretenir mon illusion, m’avait quitté au même instant pour accompagner son amie jusqu’au piano. Dans le cas où je me serais décidé à l’escorter vers le salon voisin, elle m’aurait conseillé, sous prétexte des convenances, de n’en rien faire ; mais on a vu que ma prudence avait rendu ce conseil inutile. Les morceaux tant admirés qui m’avaient confirmé dans l’idée de la jeunesse de ma bien-aimée avaient été chantés par madame Stéphanie Lalande. Le lorgnon devait servir de morale à la leçon et ajouter une pointe acérée à l’épigramme de ma déception. L’offre de ce bijou fournissait d’ailleurs l’occasion du petit sermon contre l’affectation qui m’avait édifié. Il serait presque inutile d’ajouter que la vieille dame avait fait remplacer les verres dont elle se servait habituellement par d’autres mieux adaptés à ma vue. Je dois reconnaître que ces verres paraissent avoir été fabriqués tout exprès pour moi.

Le clergyman, qui avait seulement feint de serrer le lien fatal, était un joyeux compère de Talbot, fort peu ecclésiastique. Par compensation, c’était un excellent cocher, et, après avoir quitté sa soutane noire pour endosser une houppelande, il avait conduit la chaise de poste qui emportait l’heureux couple à l’auberge de C. Talbot avait pris place sur le siège à côté de son complice. De cette façon, les deux misérables avaient assisté à la scène du coup de grâce et s’étaient amusés à contempler le dénoûment du drame à travers une croisée entr’ouverte du salon où nous étions descendus. Je crains bien d’être obligé d’envoyer un cartel aux deux traîtres.

Après tout, je ne suis pas l’époux de ma trisaïeule, et cette réflexion me soulage infiniment ; — mais je suis l’époux de madame Lalande, — de madame Stéphanie Lalande, — avec qui ma digne et vieille parente (non contente de me faire son héritier lorsqu’elle mourra… si elle se décide jamais à mourir), s’est donné la peine d’arranger mon mariage. Pour conclure, j’ai renoncé à écrire des billets doux et on ne me rencontre plus sans lunettes.

  1. En français dans le texte.
  2. Phrase shakspearienne devenue proverbiale. — (Note du traducteur.)
  3. Ces mariages à la minute sont assez fréquents en Amérique. Voir l’intéressant livre de M. Auguste Carlier : Le mariage aux États-Unis, Paris, Hachette, 1860.
    (Note du traducteur.)