Les Deux fils



Les deux sœurs quittèrent ensemble l’église où chacune allait, chaque matin, prier pour le repos de son fils mort au champ d’honneur. Elles firent ensemble leur pèlerinage quotidien au petit cimetière où reposaient les garçons du village dont les mères, plus heureuses qu’elles, avaient pu retrouver et ramener les corps. Puis, toutes frissonnantes en ce jour d’hiver, leurs longs voiles de deuil secoués par l’aigre brise, elles rentrèrent au château de famille qui, depuis le début de la guerre, abritait leur angoisse et leur désespoir.

Au bas de l’escalier, l’ainée, Mathilde, interrogea :

— Tu pars toujours ce soir pour Paris ?

Jeanne répondit :

— Mais oui : des rendez-vous d’affaires… Je t’ai expliqué… Oh ! ce ne sera pas long… trois ou quatre jours au plus… Cela t’ennuie de rester seule ?

— Mais non, mais non… protesta Mathilde, en haussant les épaules.

Elle réfléchit quelques secondes. Elle semblait hésiter, la main sur la rampe de l’escalier. Sa sœur la regardait, surprise par son attitude.

Enfin, Mathilde dit :

— Nous avons à causer, Jeanne. Allons dans ta chambre, veux-tu ? Autant en finir tout de suite.

Arrivées dans la chambre, elles s’assirent l’une en face de l’autre, de chaque côté d’une table où il y avait les portraits de Philippe et de Simon, leurs deux fils morts.

Mathilde écarta son voile, montra son beau visage ravagé de douleur, saisit le portrait de son neveu Simon et le contempla un instant. L’ayant replacé, elle dit à sa sœur :

— Cela fait aujourd’hui deux mois qu’ils sont tombés là-bas.

— Oui, répéta Jeanne, deux mois.

Il y eut encore entre elles un long silence. Puis Mathilde parut prendre une décision : elle se rapprocha de sa sœur et lui dit en la regardant au fond des yeux :

— Écoute, Jeanne, il se passe entre nous quelque chose d’inexplicable, qui nécessite une franchise absolue de ta part… sans quoi la situation, en se prolongeant, deviendrait pénible pour toi comme pour moi. À dater de la minute où la même dépêche nous a annoncé notre malheur commun, nous avons souffert toutes les deux comme il n’est pas possible de souffrir. Malades toutes les deux d’abord, frappées par un coup qui semblait au-dessus de nos forces, nous sommes restées depuis cette minute-là brisées, défaillantes, sans courage, sans autre pensée que de prier et de prier toujours. Or je te dirai très nettement, Jeanne, qu’il s’est produit entre toi et moi, à partir d’une autre date que je pourrais fixer à peu près, qu’il s’est produit une sorte de désaccord qui ne s’exprime par rien de précis, mais qui existe cependant, et qui s’aggrave chaque jour.

— Que veux-tu dire, Mathilde ?

— Je veux dire que si, moi, je suis restée la mère misérable et torturée dont je parlais à l’instant, j’ai l’impression profonde que tu n’es plus, toi, cette mère-là,

— Oh ! Mathilde…

— J’affirme ce qui est, Jeanne. Ta douleur est la même extérieurement. Elle se manifeste par les mêmes gestes et les mêmes paroles. Comme moi, tu vas à l’église. Comme moi, tu visites au cimetière les tombes des soldats. Comme moi, tu pleures, mais tes larmes sont différentes des miennes, Jeanne. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Entre ton âme et mon âme, l’écho ne porte pas. Quand je prie, je te vois à genoux près de moi, mais je ne sens pas ta prière se mêler à la mienne.

— Ma pauvre amie, dit Jeanne, que vas-tu chercher là ? Comme il faut que tu souffres ! On croirait vraiment que tu m’accuses de ne pas être assez malheureuse et d’avoir oublié déjà celui que j’ai perdu.

— Je ne t’accuse pas de cela, Jeanne.

— Alors ?

— Alors je me demande si tu as toujours le même motif d’être malheureuse ?

Elle ne quittait pas sa sœur des yeux. Celle-ci ne baissa pas le regard et murmura :

— Explique-toi.

— Je ne puis que te répéter ma question, reprit Mathilde sourdement. As-tu toujours les mêmes motifs d’être malheureuse ? Tu aimais ton fils comme j’aimais le mien, follement. Si ta douleur n’est pas pareille à la mienne, n’est-ce pas parce que la cause de cette douleur a disparu ?

— Quoi ? Que veux-tu dire ? s’écria Jeanne. Quelle peut être ton idée ?

— Mon idée, prononça Mathilde avec force, c’est qu’une mère comme toi serait toute différente, serait ce qu’elle a été d’abord, si elle n’avait pas reçu quelque nouvelle qui lui permette de penser à son fils comme on pense à quelqu’un qui n’est peut-être pas mort.

— Mais c’est fou, ce que tu dis là, ma pauvre amie ! Il faut que ton chagrin te fasse perdre la tête… Comment peux-tu imaginer ?…

Mathilde lui applique violemment sur l’épaule sa main crispée, et, d’une voix frémissante, articula :

— Jeanne, tu me jures que tu ne me trompes pas ?… que tu n’as reçu aucune nouvelle de ton fils ?…

Cette fois encore, Jeanne ne baissa pas les yeux, et elle dit :

— Je te le jure, Simon est bien mort, hélas ! Pourquoi t’aurais-je menti ?

Mathilde était retombée sur elle-même, faible tout à coup, et elle murmura sans que plus rien ne rappelât, dans son attitude ou dans sa voix, cette exaltation inexplicable qui l’avait soulevée :

— Est-ce que je sais !… Il se passe en nous des choses si étranges ? Tu aurais pu mentir par pitié pour moi…

— Par pitié ?

— Oui, si ton fils n’était pas mort, tu pourrais croire que j’envie ton bonheur et que le fardeau de ma peine m’eût semblé plus lourd. Quand on est deux à souffrir, n’est-ce pas, on souffre moins. Et alors tu aurais continué de souffrir devant moi tout en dissimulant ta joie. C’eût été là de ta part un bon sentiment, mais un sentiment injuste, vois-tu bien, Jeanne. Tu sais combien j’aime ton fils et combien au contraire j’aurais été consolée de le voir entre nous deux… C’eût été un but à ma vie, une raison d’exister. Mais, hélas ! je me suis trompée… Tout cela n’est qu’illusion maladive… Il ne faut pas m’en vouloir… On se forge quelquefois des idées…

Malgré elle, tout en se levant, elle examinait. furtivement le visage impassible de sa sœur, et, au moment de sortir, elle dit, après une hésitation suprême :

— Des idées si bizarres !… Figure-toi que ton petit voyage, à Paris… eh bien ! je me figurais que c’était pour retrouver ton fils… Oui, n’est-ce pas ?… Quatre jours d’absence, cela correspondait aux quatre jours de permission qu’on leur donne… Car, enfin, les affaires qui t’appellent à Paris, je les connais bien… elles peuvent attendre… Rien n’est pressé… loin de là…

— Elles attendront, dit Jeanne, qui se leva également et entoura Mathilde de ses bras, elles attendront… Tu as raison, et, puisque tu as besoin de moi en ce moment, puisque tu traverses une crise plus pénible, je reste… Une autre fois, tu me soutiendras à ton tour quand je perdrai courage. Je reste, Mathilde… Aimons-nous bien… et qu’il n’y ait plus d’arrière-pensée entre nous deux… Chacune de nous se doit tout entière à l’autre. Aimons-nous bien…

Elles s’embrassèrent tendrement.

— Pardonne-moi, dit Mathilde. La vie est horrible… Il y a des heures où je n’en peux plus… où je n’en peux plus…

— Et maintenant, Mathilde, te sens-tu mieux ?

— Oui, tu peux me laisser… Et pardon encore, ma petite Jeanne… Je suis plus forte.

Elle s’en alla.

Jeanne écouta le bruit de ses pas dans le couloir, puis revint s’asseoir devant la table. Elle y demeura longtemps, songeuse et grave. À la fin, elle prit une feuille de papier, une plume, et écrivit :

« Mon fils adoré,

» Nous devons retarder encore le moment de nous voir. Ta pauvre tante se doute de quelque chose, et je sens bien que, quoi qu’elle fasse, son mal serait aggravé si elle se croyait seule atteinte par le destin. Je l’ai compris dès le premier jour où j’ai su que tu avais échappé à la mort, contrairement aux premières nouvelles, et que tu étais soigné dans un hôpital de Paris. Il fallait se taire. Je me suis tue. Au prix de quels sacrifices, par quels efforts de toutes les secondes, tu le devines, mais il le fallait. Ce que ta tante éprouve est humain, et nous devons en tenir compte et laisser au temps le soin d’accomplir son œuvre d’apaisement, Les mères sont les grandes victimes de cette guerre. Celles qui sont frappées ont droit qu’on se penche. sur elles et qu’on les console par tous les moyens, fût-ce par le mensonge.

» Je mentirai donc encore, mon fils chéri, et c’est bien douloureux. Et puis ne pas te voir, ne pas t’embrasser, ne pas être là pour te soigner ! Ta terrible blessure se guérit-elle ? Ta pauvre tête te fait-elle toujours aussi mal ? Et ton bras ? Il y a des moments où je me figure qu’on te l’a peut-être coupé, ce bras meurtri… et que, toi aussi, tu me caches la vérité… Ah ! mon chéri, mon chéri, j’ai le cœur plein de joie et je n’ai jamais été si malheureuse !… »

Jeanne s’arrêta. Sa main tremblait. Elle fondit en larmes…