Contes héroïques/13
Le Fils du capitaine
— Alors, c’est décidé ? demanda le colonel, lorsque le sergent Dalbrecq eut accouru à son appel, c’est décidé, tu ne veux pas de permission ?
— Non, mon colonel.
La réponse fut nette. Debout devant son supérieur, les talons joints, l’homme avait une figure énergique, barrée de deux cicatrices, qui semblaient avoir rétréci la peau des joues et fait saillir les pommettes. Les yeux étaient petits et louchaient, ce qui donnait au regard une expression un peu fuyante.
À la poitrine, deux décorations, la médaille militaire et la Croix de guerre avec quatre citations.
Le colonel reprit :
— Écoute, Dalbrecq, je ne connais pas ton père ; mais comme ancien capitaine de gendarmerie, il a cru pouvoir m’écrire, ainsi que je te l’ai dit… Il se sent vieux. Et puis, il sait que tu te bats… comment dirais-je ? Que tu te bats comme un fou… Donc, il a peur qu’il ne t’arrive quelque chose, et il veut te voir. C’est tout naturel. Aussi tu vas partir demain.
— Non, mon colonel.
— Mais bougre d’entêté, puisque je n’ai pas besoin de toi pour le moment ! Pas de mission dangereuse. Alors, tu n’as plus rien à faire ici. Va-t’en.
— Non, mon colonel.
L’officier lui appliqua la main sur l’épaule.
— Eh bien ! sais-tu ce qui va se passer, mon petit ? Dès l’instant que tu ne veux pas aller voir ton père, c’est ton père qui viendra. Je vais envoyer un rapport à la division, et, je n’en doute pas, l’autorisation sera accordée au bonhomme.
Le sergent Dalbrecq parut troublé.
— Vous feriez cela, mon colonel ?
— Pas plus tard que tout de suite. Je vais écrire à la minute même.
Déjà il s’éloignait. Dalbrecq courut après lui.
— Mon colonel, mon colonel…
L’officier s’arrêta.
— Tu es décidé ?
— Non, mon colonel, seulement…
Il hésitait, se tordait les poings avec un emportement où il y avait de la colère et une sorte de désespoir.
— Qu’y a-t-il donc ? demanda l’officier. Parle, que diable ! Explique-toi.
— Oui, c’est cela, c’est cela, je vais m’expliquer, Aussi bien, ça ne pouvait pas durer. Il le faut, il le faut.
Il regardait autour de lui, comme s’il eût craint d’être entendu. Mais le colonel s’assit sur un tronc d’arbre et lui dit :
— Il n’y a personne, Dalbrecq, tu peux me raconter ton histoire. Je t’écoute, mon petit.
Et, au bout d’un moment, la tête basse, la voix sourde, ayant retiré son képi, dont il pliait la lisière avec ses doigts crispés, le sergent Dalbrecq fit, à brûle-pourpoint, cette étrange confession :
— Le soir même de la mobilisation, le capitaine de gendarmerie Dalbrecq conduisit son fils à la gare et lui fit ses adieux, sans pouvoir retenir quelques larmes. Le fils, qui était alors simple soldat, voyagea toute la nuit et une partie du jour. Comme il traversait les montagnes de l’Auvergne, et qu’il était seul dans son compartiment, il eut le tort de s’appuyer à une portière qu’il croyait fermée, et il dégringola le long d’un talus jusqu’au bord de la route qui côtoie la ligne à cet endroit. Quelqu’un passait, à ce moment, sur la route… un chemineau… ou plutôt un rôdeur de grand chemin, qui soigna le fils Dalbrecq, reçut ses dernières paroles… et lui ferma les yeux.
Le colonel sursauta :
— Qu’est-ce que tu chantes ? Je n’y comprends rien à ton histoire. Pourquoi parles-tu du fils Dalbrecq comme on parle d’une autre personne que soi ?
— Parce que c’est une autre personne ; mon colonel.
— Voyons, voyons, tu n’es donc pas le fils du capitaine de gendarmerie, Dalbrecq ?
— Non, mon colonel, celui-là est mort.
— Mort ! — Oui, mon colonel, mort d’un accident de chemin de fer.
— Mais, tu t’appelles Dalbrecq, cependant ?
— Non.
— Alors, qui es-tu ?
— Moi, je suis le chemineau dont je vous parlais, le rôdeur de grand chemin.
Il y eut un silence. Le colonel bougonna :
— Ton nom ?
— Mon nom, murmura l’homme, toujours à demi voix, ne vous apprendrait rien, mon colonel. C’est celui d’un assez mauvais bougre qui a eu pas mal de démêlés avec la justice de son pays… Un déserteur aussi, que la police recherche. Bref, en temps de guerre, cela ne pouvait durer bien des semaines. Un jour ou l’autre, on m’aurait mis la main au collet. Lorsque l’occasion s’est présentée, je l’ai saisie au vol.
— Quelle occasion ?
— Eh bien ! voilà… celle de me glisser dans la peau d’un autre. N’est-ce pas, le portefeuille du fils Dalbrecq, ses papiers, son livret militaire, sa feuille de route, tout cela c’était à ma disposition. Comment résister ? Alors, n’est-ce pas, j’ai pris ses vêtements, je lui ai mis les miens… avec tous mes papiers à moi… tout mon état civil… Et tout est réglé ainsi depuis bientôt un an, sans qu’on se doute de rien.
— Cependant, le père Dalbrecq… ? interrogea le colonel, qui s’intéressait à l’aventure.
— Le père Dalbrecq, oui, évidemment, c’était le point délicat. Comment faire pour qu’il ne s’aperçoive pas du changement ? Je recevais ses lettres, cinq lettres, dix lettres, où il se désespérait de ne pas avoir de nouvelles de son fils. Enfin, un jour, je lui ai répondu, en disant que j’étais un peu blessé à la main, ce qui expliquait le tremblement de mon écriture. Et ça a très bien pris. Je me dis que si je n’avais pas fait tout ça, le bonhomme saurait que son fils est mort. Il serait dans le chagrin. Tandis qu’au contraire, il est heureux, tranquille…
— Et toi aussi…
Le sergent regarda son supérieur et demanda :
— Que voulez-vous dire, mon colonel ?
— Je veux dire que, toi aussi, tu es bien tranquille, à l’abri des poursuites, pourvu d’un nom honorable, et tout cela aux dépens…
— Un nom honorable, vous avez raison, mon colonel, interrompit le sergent. et c’est cela justement qui m’empêche d’être tranquille. Au début, oui, je me laissais vivre. Plus de crainte. L’uniforme me couvrait. Seulement, voilà, ça ne suffisait pas au père Dalbrecq. Le bonhomme n’était pas content de son fils. Pensez donc ! Un capitaine de gendarmerie, un ancien combattant de 70, ça ne plaisante pas sur le chapitre de la bravoure, et, au bout de six mois, quand il a vu que son fils se la coulait douce et qu’il n’avait pas encore de galons au bras, pas de médaille sur la poitrine, aucune citation, alors, ma foi, il s’est mis à grogner. Alors… alors… il a fallu marcher. Et j’ai marché. Caporal d’abord, et puis sergent, et puis la Croix de guerre, et puis la médaille… j’ai enlevé tout ça à la baïonnette. Et chaque fois, le bonhomme, là-bas, chantait victoire. Et à chaque lettre, moi, je redoublais. Je devenais enragé.
— J’en sais quelque chose, murmura le colonel. Ainsi, c’est pour faire plaisir au vieux Dalbrecq…
— Dame, oui, mon colonel. Et puis, à la longue, aussi pour me faire plaisir à moi. N’est-ce pas ? On s’excite… on s’emballe… et l’idée qu’on est sergent médaillé, ça vous donne du cœur au ventre.
Il se tut un moment et reprit, plus bas encore :
— Et puis, il y a quelque chose que je ne comprends pas… le sentiment que je suis vraiment le fils du capitaine Dalbrecq. Certes, je sais. J’ai volé ce nom-là. Mais, tout de même, c’est ça que je suis… un homme honorable, qui porte un nom honorable, comme vous dites. Et il faut bien être à la hauteur… Il faut que je me conduise comme il se serait conduit, lui, et mieux même. Il faut que le père soit content et fier de son fils. Je continue jusqu’au bout. Rien ne peut plus m’arrêter. Le sergent Dalbrecq, le fils du capitaine Dalbrecq est au premier plan. Il donne l’exemple, debout sur la tranchée. C’est nécessaire, et c’est juste. Le devoir est là, et je ne flancherai pas, mon colonel.
De nouveau il se tut. Malgré lui, le colonel l’observait, avec une sympathie et une émotion qu’il ne dissimulait point. Étrange héros qui atteignait au sublime pour des raisons si imprévues !
Il prononça, d’un ton songeur :
— Cependant, il arrivera bien une heure où la vérité se découvrira.
— Cela ne doit pas être, mon colonel. Le bonhomme en mourrait de honte.
— En ce cas, je ne vois pas de solution possible.
— Il y en a une, mon colonel, et elle est inévitable. Je ne la cherche pas, mais la guerre est longue. Autour de moi, tous les hommes tombent. Un jour ou l’autre, ce sera mon tour, et ainsi tout s’arrangera. Le père Dalbrecq aura le droit de pleurer son fils. En attendant, qu’il soit heureux !… Nous sommes d’accord, mon colonel ?
— Oui.
— Le bonhomme ne viendra pas ici ?
— Non.
— Et vous continuerez à m’appeler quand vous aurez besoin d’un gaillard qui n’a pas froid aux yeux ?
— Oui.
— Je vous remercie, mon colonel.
Et le sergent Dalbrecq, ayant fait le salut militaire, pivota sur ses talons et regagna sa tranchée.