Contes grotesques/Marginalia

Traduction par Émile Hennequin.
Contes grotesquesPaul Ollendorff éd. (p. 203-294).

PRÉFACE


En achetant mes livres, j’ai toujours eu soin de les prendre avec de grandes marges ; non pas que je tienne à la chose pour elle-même, quelque agréable que cela soit. Mais j’y trouve cet avantage que je puis ainsi crayonner les pensées que me suggère ma lecture, mon adhésion à ce que dit l’auteur, ou mon dissentement, ou encore de simples commentaires critiques.

Quand mes notes sont trop longues pour tenir dans l’espace d’une marge, je les confie à une feuille de papier que je glisse entre les pages et que je fixe par de la gomme. Il se peut que tout cela ne soit qu’une manie, quelque chose de banal et d’inutile. Cependant j’y prends plaisir, ce qui, quoi qu’en dise M. Mill doublé de M. Bentham, est encore une sorte de profit.

Les notes marginales ne sont pas des notes mnémotechniques et n’ont pas les défauts de ces dernières. « Ce que je mets sur le papier, dit Bernardin St Pierre, je le remets de ma mémoire, et par conséquent je l’oublie. » Remarque parfaitement juste. Pour se débarrasser d’un souvenir, il n’y a qu’à le fixer par écrit. Mais de simples notes marginales, faites sans que l’on veuille se les rappeler, diffèrent par leur nature et leur but de ces notes commémoratives, ou, plutôt, n’ont pas de but du tout. C’est là ce qui fait leur prix. Elles valent également un peu mieux que des commentaires accidentels et passagers, que de purs cancans littéraires. Ceux-ci, le plus souvent, ne sont que des paroles dites pour parler, tandis qu’on crayonne les notes marginales parce que, tout en lisant, on tient à s’ôter de la tête une idée, qui quelque impertinente, quelque triviale, quelque niaise qu’elle soit, n’en est pas moins une idée, et non pas une de ces conceptions embryonnaires, attendant pour éclore certaine circonstance favorable.

De plus, dans les notes marginales, nous nous parlons à nous-même. Nous causons donc franchement, hardiment, avec originalité, abandon, sans fausse vanité, beaucoup à la façon de Jérémie Taylor, de Sir Thomas Browne, de Sir William Temple, de Burton l’anatomiste, de Butler le logicien, et de quelques autres gens du vieux temps, trop pleins de leur sujet, pour se préoccuper de leur style, qui, mis ainsi hors de cause, se trouve être un style admirable, un style modèle, d’allure tout à fait marginalienne.

Le défaut de place est pour ces crayonnages plutôt un profit qu’un inconvénient. Nous sommes ainsi forcés, quelque diffuse que soit notre pensée, de rivaliser de concision avec Montesquieu ou Tacite (de celui-ci, j’excepte la dernière partie de ses annales), ou même avec Carlyle.

Je me suis laissé dire que l’imitation de ce dernier écrivain ne donne pas toujours un style affecté et plein de solécismes. Je dis solécismes par pure obstination, parce que les grammairiens (qui doivent s’y connaître) insistent pour que je parle différemment. C’est que la grammaire n’est pas ce que les grammairiens pensent. Elle est simplement l’analyse de la langue et le résultat de cette analyse ; les solécismes ou la correction viennent donc de la valeur de celui qui analyse, suivant qu’il est un Horne Tooke ou un Cobbett.

Mais revenons à nos moutons. Pendant une après-midi pluvieuse, il y a peu de temps, me trouvant trop distrait pour entreprendre un travail suivi, je cherchai à soulager mon ennui en prenant au hasard, parmi les volumes de ma bibliothèque, peu considérable, il est vrai, mais assez variée et choisie, je crois, avec discernement. Peut-être, avais-je la tête à l’envers, mais l’apparence pittoresque de mes crayonnages fixa mon attention, et tous ces commentaires se suivant à la débandade me plurent. J’allai jusqu’à désirer qu’une autre main que la mienne eût ainsi maltraité mes livres, m’imaginant que, dans ce cas, j’aurais eu grand plaisir à les feuilleter. De là à penser que mes griffonnages pouvaient avoir quelque intérêt pour d’autres que moi, il n’y avait pas loin. La transition est si naturelle que même MM. Lyell, Murchison ou Featherstonehaugh l’eussent approuvée.

La grande difficulté était d’enlever les notes des volumes, de séparer le contexte du texte, sans nuire à la clarté. Avec tous les secours possibles, les pages imprimées sous les yeux, mes commentaires ressemblaient déjà aux oracles de Dodone, ou à ceux de Lycophron Tenebrosus, ou encore aux exercices de l’élève de Quintilien, qui étaient nécessairement excellents quand le magister ne pouvait les comprendre. Que deviendrait le contexte si on le transposait, si on le déplaçait ? Ne lui arriverait-il pas d’être oversezzet (mis sans dessus dessous) comme disent les Hollandais pour transféré ? Je me décidai enfin à avoir grande foi dans l’intelligence et l’imagination de mes lecteurs. Mais dans certains cas, où la foi même n’aurait pas transporté la montagne, je ne trouvai rien de plus sage que de refaire la note de telle façon qu’elle conservât au moins l’ombre de son sens originel. Quand le texte commenté était absolument nécessaire, je le citai ; quand le titre du livre examiné était indispensable, je le donnai. Bref, comme un héros de roman dans l’embarras, je résolus de me laisser guider par les événements, à défaut de règle plus satisfaisante.

Quant aux nombreuses opinions exprimées dans le fatras qui suit, quant à dire si le tout m’agrée encore ou si la partie me déplaît aujourd’hui, quant à la possibilité que j’aie jusqu’à un certain point changé d’avis, et l’impossibilité que j’en aie changé souvent, ce sont là des choses sur lesquelles je me tairai ; car là-dessus, on ne peut rien écrire de prudent. Il sera à propos toutefois de se souvenir qu’un calembourg n’est bon qu’autant qu’il est affreux, et que le sens essentiel de la note marginale est le non-sens.


I


Les Romains adoraient leurs enseignes guerrières, les aigles. Notre enseigne à nous, Américains, n’est que le dixième d’un aigle, un dollar. Mais nous égalisons les choses en l’adorant d’une adoration décuple.


II


Combien de critiques américains oublient, hélas ! le conseil fort sensé de M. Timon « que le ministre de l’instruction publique lui-même doit savoir parler français. »


III


Il y a certains faits dans le monde matériel qui ont de merveilleuses analogies avec les phénomènes de la pensée. C’est ainsi que gagne quelque semblant de vérité cette affirmation des rhétoriciens, fausse au fond, qu’une métaphore ou une similitude peut servir aussi bien à confirmer un avis qu’à embellir une description. Le principe de la force d’inertie, par exemple, d’après lequel le moment nécessaire pour vaincre une résistance, est proportionnel à celui conséquent à cette victoire, semble être identique en physique et en métaphysique. Il n’est pas plus sûr de croire dans l’une de ces sciences qu’un corps considérable est mû plus difficilement qu’un moindre et que la force vive résultante est proportionnelle à cette difficulté, qu’il ne l’est dans l’autre que les intelligences d’envergure plus vaste, plus fortes, plus constantes, plus durables dans leurs élans que les intelligences inférieures, sont les plus lentes à s’ébranler, les plus embarrassées et les plus hésitantes dans les premiers pas de leur avance.


IV


On pourrait imaginer une philosophie très-poétique et suggérant de sérieuses pensées, quoique, peut-être, peu soutenable, en supposant que les vertueux vivront après la mort et que les pervers seront anéantis. Et le danger de cet anéantissement, proportionnel à la culpabilité de chacun, pourrait être pressenti, pendant le sommeil et quelquefois, plus clairement encore, pendant l’évanouissement. Le manque de songes dans le sommeil marquerait le degré où l’âme serait sujette à la destruction finale. De même, s’endormir et se réveiller sans conscience du laps de temps écoulé indiquerait que l’âme est condamnée à mourir avec le corps. Par contre, quand, à la sortie d’une syncope, on retrouverait des souvenirs de rêves, (et cela arrive quelquefois) l’âme serait assurée de se trouver en condition d’échapper à l’anéantissement, la félicité ou le malheur de notre existence future étant ainsi prédit par la fréquence de nos visions.


V


Paulus Jovius, qui vivait à ces époques obscures où les plumes à pointes de diamant étaient inconnues, jugea bien, cependant, de dire de son style, une plume d’oie : Aliquando ferreus, aureus aliquando, entendant faire simplement une figure de rhétorique. Et parmi les auteurs modernes qui en réalité ne se servent pour écrire que de plumes d’acier ou d’or, il en est sans doute qui, pour la postérité, les qualifieront d’ansérines et cela, encore, par figure de rhétorique.


VI


Sans doute on trouvera mon association d’idées singulière, mais je ne puis jamais assister à un opéra italien, à ce va-et-vient de gens gesticulant et chantant, sans m’imaginer que je suis à Athènes et que j’entends la tragédie de Sophocle où le poète introduisit un chœur de dindons pour pleurer la mort de Méléagre. Je remarque, à ce propos, qu’il n’est pas une oie au monde qui, en fait de sagacité, ne se sentît blessée d’être comparée à un dindon.


VII


Si j’étais amené à définir très-brièvement le mot « art », je l’appellerais la reproduction de ce que les sens aperçoivent dans la nature à travers le voile de l’âme. L’imitation de la nature, quelque exacte qu’elle soit, n’autorise personne à prendre le titre sacré d’artiste. Denner n’était pas un artiste. Les grappes de Zeuxis n’avaient rien d’artistique, si ce n’est à vol d’oiseau, et même le rideau de Parrhasius ne parvenait pas à cacher ce qu’il manquait de génie à ce peintre.

J’ai parlé du voile de l’âme ; quelque chose de pareil nous paraît indispensable en art. Nous pouvons toujours doubler la beauté d’un paysage en le regardant les yeux à demi-clos. Les sens perçoivent quelquefois trop peu : ils perçoivent toujours trop.


VIII


Voir distinctement le mécanisme d’une œuvre d’art, ses rouages, ses pignons, est sans contredit un plaisir par lui-même, mais un plaisir que l’on ne peut goûter, qu’autant que l’on renonce à jouir des effets voulus par l’artiste. En fait, il arrive souvent que considérer analytiquement les œuvres d’art, revient à les considérer par ces miroirs du temple de Smyrne qui réfléchissaient déformées les plus belles images.


IX


L’artiste appartient à son œuvre et non pas l’œuvre à l’artiste.
Novalis


Neuf fois sur dix, c’est perdre son temps que de chercher à tirer quelque sens d’une maxime allemande, ou, plutôt, à vrai dire, on peut de chacune extorquer le sens que l’on veut.

Si dans l’aphorisme, que je cite plus haut, on entend dire que l’artiste est l’esclave de son sujet et doit y borner ses pensées, je n’ai aucune foi dans une affirmation qui me paraît partir d’un esprit extrêmement prosaïque. Dans les mains du véritable artiste, le sujet mis en œuvre n’est qu’une masse de matière, de laquelle le vouloir ou l’adresse de l’ouvrier peut faire quoi que ce soit. C’est la matière qui est l’esclave de l’artiste ; elle lui appartient. Le génie, sans doute, s’est manifesté en la choisissant.

Elle n’a besoin d’être ni fine ni grossière abstraitement ; mais précisément aussi fine ou aussi grossière, aussi plastique ou aussi rigide que cela est nécessaire pour l’objet à exécuter, ou plus exactement pour l’impression à provoquer. Il y a cependant des artistes qui ne rêvent que finesse et qui produisent de même. Ce qu’ils font est en général excessivement ténu et très-fragile.


X


Nos bas-bleus se multiplient rapidement. Il conviendrait de les décimer tout au moins. N’y a-t-il pas de critique doué d’assez d’énergie pour en exécuter une demi-douzaine, in terrorem ? Il faudrait naturellement qu’on se servît pour cela d’un lacet de soie, comme on en use en Espagne avec les grands de sang bleu, de sangre azula.


XI


Il n’appartient pas à tout le monde d’assembler convenablement les parties d’une belle chose. Et cependant, une fois-l’œuvre faite, toutes les dixièmes personnes que vous rencontrerez seront capables de la concevoir et de l’apprécier.

Nous ne pouvons admettre qu’il faille moins de talent pour composer une courte nouvelle qu’un roman de dimensions ordinaires. Le roman demande certainement davantage ce que l’on appelle l’effort soutenu ; mais c’est là simplement de la persévérance, vertu qui n’a que de lointaines relations avec le talent. D’autre part, l’unité d’effet, qualité rarement appréciée et peu comprise par les esprits ordinaires, difficile à atteindre pour ceux qui la conçoivent, est indispensable dans la nouvelle non dans le roman. Ce dernier, s’il est admiré, l’est sur des passages détachés, sans rapports avec le tout, sans rapports avec le plan général, qui, s’il existe, aura peu préoccupé l’écrivain et ne saurait être perçu du lecteur à première vue à cause de la durée de la narration.


XII


Camoens. Genoa 1798.


Voici un volume qui, pour ses perfections minuscules et son exactitude typographique, pourrait porter en épigraphe, la phrase du Koran, « il n’y a point d’erreur dans ce livre ». Nous ne pouvons appeler erreur un simple o interverti. Mais je suis réellement aussi heureux d’avoir découvert cet o que jamais Colomb ou Archimède. Après tout, qu’est-ce que la découverte d’un continent, ou la condamnation de quelques orfèvres ? Donnez-nous un bon o interverti et toute une troupe d’Argus bibliomanes négligeant de l’apercevoir pendant de longues années.


XIII


Un argument solide en faveur du christianisme est celui-ci : les fautes contre la charité sont les seules pour lesquelles un homme, à son lit de mort, peut être amené à se savoir et à se sentir coupable.


XIV


Samuel Butler, l’auteur d’Hudibras, a dû avoir quelque rêve prophétique du congrès américain, quand il définissait une cohue : un attroupement, une assemblée des États généraux, où chacun est d’un avis différent sur quelque question que ce soit. « Ils se rassemblent, ajoute-t-il, seulement se quereller et ensuite retourner chez eux satisfaits et enclins à narrer. »


XV


Pour bien converser, il faut le tact froid du talent ; pour bien parler, l’abandon fervent du génie. Cependant des hommes de grand génie parlent bien en une occasion et mal en une autre ; bien, quand ils ont tout le temps, toute carrière et des auditeurs sympathiques ; mal, quand ils craignent d’être interrompus et sont ennuyés de ne pouvoir épuiser leur sujet dans un seul discours. Le génie partiel brille par éclats ; il est fragmentaire. Le vrai génie a horreur de l’incomplet, de l’imparfait, et préfère garder le silence, plutôt que dire quelque chose qui ne soit pas absolument définitif. Le vrai génie est si plein de son sujet, qu’il se tait, ne sachant par où débuter, apercevant exorde après exorde, entrevoyant sa fin à une distance énorme. Quelquefois, il se lance dans son sujet, fait une faute, hésite, s’arrête, reste arrêté, et parce qu’il a été emporté par l’essor et la multitude de ses pensées, ses auditeurs raillent l’incapacité de son esprit. Cet homme se trouve à l’aise dans les grandes occasions qui confondent et abaissant les intelligences ordinaires.

Cependant l’influence du causeur, par sa conversation, est en général plus marquée que celle de l’orateur par ses discours. Celui-ci invariablement parle le mieux avec sa plume. De bons causeurs sont plus rares que de passables orateurs. Je connais beaucoup de ces derniers ; de causeurs, cinq ou six seulement. Et la plupart nous forcent à maudire notre étoile, de ce que nous n’avons pas été jetés chez cette nation africaine que mentionne Eudoxe, sauvages qui, n’ayant pas de bouche, ne l’ouvraient naturellement jamais. D’ailleurs certaines personnes que je connais, perdant la bouche, trouveraient moyen de bavarder encore, comme elles le font déjà, par le nez.


XVI


Celui-là n’est pas réellement brave qui craint de paraître ou d’être, quand il lui convient, un lâche.


XVII


C’est folie d’affirmer, comme le font quelques personnes, que les lettres d’aucune nation et à aucune époque aient jamais souffert du franc-parler des critiques. Quant à notre littérature, à nous, la franchise est tout juste ce qu’il lui faut. Nous nous trouvons dans une fondrière, une fondrière, comme dit Victor Hugo, d’où on ne peut se tirer par des périphrases, par des quemadmodum, et des verum enimvero.


XVIII


M… préfère être maltraité par les critiques à être passé sous silence. On ne saurait pourtant le blâmer de grogner à l’occasion, comme pourrait le faire un chien que l’on bombarderait d’os.


XIX


Quand nous considérerons moins les préjugés reçus et davantage les principes ; moins les qualités, et davantage les défauts, (à l’inverse de ce que suggèrent certaines personnes), alors nous serons de meilleurs critiques que nous ne le sommes. Il faut que nous nous occupions moins des modèles que l’on propose, et que nous étudions davantage nos capacités. Les éloges insensés que nous décernons à une œuvre accidentellement bonne, viennent de notre intelligence imparfaite du mieux. « Celui qui n’a jamais vu le soleil, dit Caldéron, ne peut être blâmé, s’il croit qu’aucune splendeur ne surpasse celle de la lune ; celui qui n’a vu ni lune, ni soleil, ne peut être blâmé s’il s’étend sur l’éclat incomparable de l’étoile du matin. » Or, c’est le devoir du critique de prendre un essor assez vigoureux, pour voir le soleil, même quand l’orbe s’en trouve bien au-dessous de l’horizon ordinaire.


XX


Defoë aurait mérité de rester immortel, même s’il n’avait pas écrit Robinson Crusoë. Et cependant ses nombreux autres et excellents écrits, ont presque disparu à nos yeux dans l’éclat supérieur des aventures attribuées au marinier d’York. Quelle meilleure gloire l’auteur aurait-il pu désirer pour son récit, que celle dont il jouit depuis si longtemps ? Son livre est devenu un objet familier dans presque toutes les maisons de la chrétienté. Et cependant jamais l’admiration, admiration universelle, n’a été accordée avec moins de connaissance et de discernement. Pas une personne sur dix, pas une sur cinq cents, ne s’imagine le moins du monde, en parcourant Robinson Crusoë, qu’aucune parcelle de génie ni même de talent moyen a servi à le créer. On ne considère pas Robinson Crusoë comme une œuvre littéraire. Defoë ne distrait aucune des pensées de ses lecteurs, Robinson les a toutes. La puissance qui a fait le miracle, est oubliée par l’effet du miracle même.

Nous lisons, et nous sommes emportés par l’intensité de notre intérêt. Nous fermons le livre, et nous sommes absolument convaincus que nous aurions pu l’écrire nous-même. C’est la magie décevante de la vraisemblance qui est cause de ces impressions. L’auteur de Crusoë a dû posséder, par dessus toutes les autres, ce que l’on a appelé la faculté d’identification, cet empire de la volonté sur la fantaisie, lui imposant de perdre son individualité, pour en prendre une autre fictive. Cette faculté entraîne le pouvoir d’abstraction, et avec ces clés, nous pouvons pénétrer en partie le charme mystérieux qu’a si longtemps exercé le volume devant nous.

Mais l’analyse de notre intérêt n’est pas complète de cette façon. Defoë doit beaucoup à son sujet même. L’idée d’un homme vivant absolument seul, quoique souvent entrevue auparavant, n’avait jamais été mise en œuvre d’une manière si parfaite. L’apparition fréquente de ce sujet dans les œuvres littéraires du temps, prouvait l’étendue de son influence sur notre sympathie ; le fait d’avoir été laissé imparfait démontrait la difficulté qu’il y avait à le traiter. Le récit vrai des aventures de Selkirk en 1711, l’impression puissante qu’elles firent sur le public, inspirèrent à Defoë le courage nécessaire à son entreprise et une confiance absolue dans le succès. Combien merveilleux a été le résultat !


XXI


C’est la malédiction de certains esprits de ne pouvoir jamais être satisfaits, quand ils se sentent capables d’accomplir une œuvre. Ils ne sont même pas heureux quand ils l’ont exécutée. Il faut qu’ils sachent et qu’ils montrent comment ils s’y sont pris.


XXII


L’on peut expliquer de deux façons plausibles l’étymologie de l’épithète « pleureur » appliquée au saule. On peut dire qu’elle provient de la disposition des longues branches pendantes de l’arbre qui suggèrent l’idée d’eau tombant goutte à goutte. On pourrait encore avancer que cette locution se base sur un fait d’histoire naturelle. Le saule exhale insensiblement une vapeur considérable qui se condense par un froid soudain et tombe quelquefois en fine averse.

Or, il serait possible de déterminer très exactement la tendance d’un esprit, le degré auquel il possède le sens de la causalité, en observant laquelle de ces deux dérivations il adoptera. La première est sans aucun doute la vraie, et cela parce que les épithètes communes, vulgaires, proviennent de phénomènes communs, perçus de tous, sans grand égard pour l’exactitude de l’observation. Mais neuf philologues sur dix, s’attacheront à la seconde sans autre motif que son originalité et la précision singulière avec laquelle le fait semble s’adapter à la locution. Voici donc une source subtile d’erreurs que Lord Bacon a négligée : ce sont les idola de l’ingéniosité.


XXIII


Le drame étant le principal des genres imitatifs tend à créer et à entretenir chez ceux qui le cultivent, la propension au plagiat. On peut le supposer a priori et l’expérience confirmera notre supposition. De tous les imitateurs, les dramaturges sont les plus pervers, les moins consciencieux, ou les plus inconscients, et ont été tels de mémoire d’homme. Euripide et Sophocle étaient les échos d’Eschyle ; Térence n’était que Ménandre, et, des seules tragédies romaines qui aient subsisté, (les dix attribuées à Sénèque,) neuf portent sur des sujets grecs.

Cette raison suffit pour expliquer la décadence du drame, si toutefois nous devons y croire. Mais il n’en est nullement ainsi. Au contraire, pendant ces cinquante dernières années, le drame a matériellement progressé. Mais pendant le même temps tous les autres genres et les autres arts ont marché infiniment plus vite, chacun d’autant plus qu’il imitait moins, la peinture par exemple restant en arrière. C’est ainsi que le drame paraît rétrograder.


XXIV


Dans l’Antigone aussi bien que dans les autres drames anciens, il me semble régner une certaine sécheresse. C’est là le résultat de l’inexpérience, que les pédants veulent nous forcer à prendre pour une simplicité étudiée et suprêmement artistique. La simplicité, il est vrai, est un grand point en art, mais non pas celle qui paraît dans la tragédie antique. Dans la sculpture grecque, la simplicité répond à nos désirs, parce que cet art est simple en lui-même et dans ses éléments. Le sculpteur modelait ses formes d’après celles qu’il avait devant les yeux journellement, plus parfaites que quelque œuvre que ce fût de Cléoménès. Mais pour le drame, l’Hellène peu profond, peu germanique d’esprit, n’avait pas si près de lui la nature. Il fit ce qu’il put, mais je n’hésite pas à dire que ce fut excessivement peu. Le sens profond d’un ou deux éléments tragiques ou plutôt mélodramatiques, comme la fatalité, — ce sens ressortant par intervalle sur les ténèbres du reste, sert dans l’ancien théâtre à montrer, par son imperfection même, non pas l’habileté, mais l’inhabileté des anciens en fait de théâtre. Bref, les arts simples arrivent à la perfection dès l’origine. Les arts complexes exigent inévitablement l’expérience longue et lentement progressive des âges.

Sans doute les Grecs estimaient que leur drame était parfait ; il remplissait pleinement pour eux le but de tout drame ; il les émouvait. Et l’on cite ce fait comme preuve de la perfection absolue de leur théâtre. Il est facile de répondre que leur art et leur sens artistique étaient nécessairement sur le même niveau.


XXV


Quand je songe aux étranges a-parte et soliloques dans le théâtre des nations civilisées, je trouve presque respectables les expédients employés par les dramaturges chinois. « Quand un général sur la scène de Pékin ou de Canton, dit David, reçoit l’ordre de partir en guerre, il brandit son fouet, prend entre ses mains une bride, court trois ou quatre fois autour d’une plate-forme, au milieu d’un fracas terrible de gongs, de tambours, de trompettes, s’arrête court et apprend au public où il est arrivé. »

Un héros de tragédie en Europe serait quelquefois embarrassé pour en dire autant. La plupart semblent avoir une idée imparfaite de l’endroit où ils se trouvent. Dans la Mort de César, par exemple, Voltaire fait courir çà et là, la populace criant : « Courons au Capitole. » Pauvres gens ! Ils y sont tout le temps. Dans son souci de l’unité de lieu, l’auteur ne leur a jamais permis d’en sortir.


XXVI


Nous pouvons accorder en toute sécurité que l’éloquence de Démosthène produisait un plus grand effet que celle d’aucun de nos orateurs, et ne point admettre cependant que l’éloquence grecque elle-même soit supérieure à la moderne. Les Grecs étaient une race impressionnable, sans lecture, n’ayant pas de livres imprimés. Les exhortations de vive voix avaient sur leur esprit l’ascendant gigantesque du nouveau. Ils éprouvaient profondément cette vive émotion que produit la première fable sur l’intelligence naissante de l’enfant, émotion qui s’use à mesure qu’il entend répéter les mêmes choses et recommence les mêmes fantaisies. Les suggestions, les démonstrations, les exhortations des anciens rhéteurs, comparées à celles des modernes, étaient absolument nouvelles, possédant ainsi un immense avantage qui provenait des circonstances et qui a été, chose étrange, omis dans les appréciations de l’éloquence aux deux époques.

La plus belle Philippique des Grecs eût été sifflée à la Chambre des Lords en Angleterre ; tandis qu’une improvisation de Sheridan ou de Brougham aurait emporté d’assaut tous les cœurs et toutes les intelligences d’Athènes.


XXVII


Un Français, — il est possible que ce soit Montaigne, — a dit : « On parle de penser ; mais pour moi je ne pense jamais, si ce n’est quand je m’assieds pour écrire. » C’est ce fait de ne penser que quand on s’assied pour écrire qui est cause du grand nombre d’ouvrages médiocres qui nous accable. Mais peut-être la remarque que j’ai citée, contient-elle davantage qu’il n’y paraît à première vue. Il est certain que l’action d’écrire tend par elle-même à logiciser la pensée ; toutes les fois que je suis mal satisfait d’une conception de mon cerveau, la trouvant trop vague, je recours aussitôt à la plume dans le but d’obtenir par son aide, la forme, la suite, la précision qu’il me faut.

Combien de fois n’entend-on pas dire que telles ou telles pensées sont inexprimables. Je ne crois pas qu’aucune pensée proprement dite ne puisse être rendue par le langage. J’imagine plutôt que quand on épreuve de la difficulté à la mettre en paroles, c’est qu’il y a dans l’intelligence un manque ou de délibération ou de méthode. Pour moi je n’ai jamais eu une idée que je n’aie pu noter par des mots, et cela plus précisément que je ne l’avais conçue.

Comme je l’ai dit, la pensée devient plus logique par l’effort nécessaire à son impression écrite. Il y a cependant une classe de fantaisies d’une délicatesse exquise qui ne sont pas des pensées, et pour lesquelles jusqu’à présent je n’ai pu trouver de langage. J’emploie le mot fantaisies au hasard, simplement parce que je dois me servir d’une désignation quelconque. Mais le sens que l’on attache communément à ce terme ne s’applique pas, même avec une exactitude moyenne, aux ombres d’ombres que je veux dire. Elles me semblent plus psychiques qu’intellectuelles. Elles se lèvent dans l’âme, — hélas, que cela arrive rarement ! — aux époques d’absolue tranquillité, quand la santé du corps et de l’esprit est parfaite, et seulement à ce point du temps où les confins du monde éveillé se mêlent à ceux du rêve. Je n’ai conscience de ces fantaisies que quand je suis précisément tout près de dormir et que je sens que je suis ainsi. Je me suis convaincu que cette condition n’existe que pendant un moment inappréciable, et cependant ces ombres d’ombres y sont innombrables. Or, on sait qu’à une pensée il faut la durée. — Ces fantaisies versent une extase voluptueuse aussi lointaine des plus voluptueuses dans le monde de l’éveil ou des songes, que le ciel dans la théologie des Northmans était distant de leur enfer. Je contemple ces visions au moment où elles se lèvent, avec une terreur qui tempère en quelque mesure et tranquillise mon extase. Je les considère ainsi par la conviction (qui semble faire partie de l’extase même) qu’elles sont d’une nature dépassant la nature humaine, qu’elles sont un coup d’œil jeté dans le monde des esprits ; et j’arrive à cette conclusion (si l’on peut user de ce terme) par une intuition instantanée, en reconnaissant aux délices que j’éprouve un caractère d’absolue originalité. Je dis absolue, car dans ces fantaisies, dans ces impressions psychiques, il n’y a rien qui rappelle les impressions ordinaires. C’est comme si mes cinq sens étaient remplacés par cinq myriades de sens sublimes.

Or, ma confiance dans le pouvoir des mots est si entière que, quelquefois, j’ai cru possible de donner un corps à ces fantaisies éphémères. Les essais que j’ai tentés dans ce but m’ont permis de faire naître, quand ma santé corporelle et mentale est bonne, l’état où je les aperçois ; c’est à dire que je peux maintenant, excepté quand je suis malade, être certain que cet état surviendra, si je le désire, entre la veille et le sommeil. Tandis qu’autrefois, même dans les circonstances les plus favorables, cette certitude me manquait, je puis être sûr maintenant, quand tout est propice, que j’entrerai en cet état extatique, et j’éprouve même le pouvoir de le contraindre à venir. Mais ces conditions propices n’en demeurent pas moins rares ; sans quoi j’aurais déjà fait descendre le ciel sur la terre.

Je suis arrivé ensuite à empêcher que le point, dont j’ai parlé, le point de passage entre le sommeil et l’éveil ne s’effaçât, à empêcher à volonté, dis-je, que ce point ne fût effacé par le sommeil. Non pas que je puisse prolonger mon extase, faire qu’un point soit plus qu’un point ; mais je puis, quand mes visions me quittent, retourner en éveil, les fixer ainsi dans le domaine de la mémoire, transporter mes impressions ou, à plus proprement parler, leur souvenir, de telle sorte, que pendant un court espace de temps, il m’est donné de les passer en revue, de les soumettre à l’analyse. Étant arrivé jusque là, je ne désespère pas tout à fait de mettre en paroles une partie de mes visions suffisante pour produire la conception crépusculaire de leur nature chez un certain ordre d’intelligences. Il ne faut pas croire, quand je parle ainsi, que je suppose ces fantaisies, ces impressions psychiques bornées à moi-mêmes, étrangères à toute l’humanité ; car sur ce point, il est absolument impossible que je sache rien. Mais on peut tenir pour certain qu’un récit même imparfait de mes visions ferait sursauter l’intelligence universelle de l’humanité par la nouveauté des choses décrites, et par les pensées qu’elles suggéreraient. En un mot, si je devais jamais traiter ce sujet, le monde serait forcé de reconnaître que finalement j’ai fait une œuvre originale.


XXVIII


Je me suis plu quelquefois à tenter de me figurer quel serait le sort d’un homme doué, doué pour son malheur, d’une intelligence de beaucoup supérieure à celle de sa race. Il aurait naturellement conscience de cette supériorité, et il ne pourrait, — s’il était constitué d’ailleurs comme les autres hommes, — s’empêcher de manifester cette conscience. Il se ferait ainsi d’innombrables ennemis. Et comme ses opinions ou ses spéculations différeraient profondément de celles de tous, il serait de toute évidence considéré comme un fou. Douloureux et horrible supplice ! L’enfer ne peut inventer de plus grande torture que celle d’être tenu pour infiniment faible, précisément parce qu’on est infiniment fort. De même il est clair assurément qu’un esprit généreux, éprouvant réellement les sentiments que les autres se bornent à professer, doit inévitablement rester incompris de tous, les motifs de ses actions leur étant inintelligibles. De même qu’un génie suprême passerait pour de la fatuité, de même un excès de sens chevaleresque ne manquerait pas de paraître le dernier degré de la bassesse, et ainsi de suite pour les autres vertus.

Ce sujet est assurément triste. Il est à peine possible de contester qu’il y ait eu des hommes planant ainsi au dessus du niveau de leur époque. Mais si nous feuilletions l’histoire pour découvrir la trace de leur existence, il nous faudrait laisser de côté les biographies des « honnêtes gens », et rechercher soigneusement le peu de souvenirs laissés par les malheureux morts en prison, à la maison des fous ou sur l’échafaud.


XXIX


Il est remarquable que le mot τύχη (fortune) ne se trouve pas une fois dans Homère, quoique la fatalité soit l’idée maîtresse du drame grec.


XXX


Nous autres gens du monde sans préjugés (bagage démodé et fort incommode), nous devrions prendre garde que, voyant un pauvre diable d’homme de génie et le croyant à toute extrémité, nous ne l’insultions ou le traitions mal en quelque manière, juste au moment où il poserait le pied sur les premiers degrés de son échelle triomphale. C’est un tour familier à cette sorte de gens, quand ils sont sur le point de toucher à un but depuis longtemps caressé, de s’abîmer dans le désespoir simulé le plus profond, et cela seulement afin de grandir l’essor auquel ils sont décidés à arriver du premier coup.


XXXI


Plus il y a d’excellence dans un ouvrage, moins je suis surpris d’y trouver de grands défauts. Quand on dit d’un livre qu’il a de bien mauvaises parties, rien n’est décidé et je ne peux trancher par là si l’œuvre est bonne ou exécrable. On m’apprend qu’un autre écrit est sans défaut. Si cela est vrai, il ne peut être excellent.
Trublet.


Ce « ne peut » est infiniment trop tranchant. Les opinions de Trublet ont de nombreux disciples, mais elles n’en sont pas moins fausses, démonstrativement. C’est l’indolence seule du génie qui leur a donné cours. La vérité semble être que le génie de l’ordre le plus élevé, vit dans une vacillation constante entre l’ambition et le mépris de l’ambition. Dans les grandes intelligences, l’ambition n’est que négative. Elle lutte, travaille, crée, non pas parce qu’il est désirable de surpasser les autres, mais parce qu’il est insupportable de se voir surpassé quand on se sent capable de ne point l’être. Je ne puis m’empêcher de penser que les plus grands esprits, ceux qui perçoivent le mieux la vanité de la gloriole humaine, se sont satisfaits de demeurer muets et inconnus.

Quoi qu’il en soit, le suspens dont j’ai parlé, demeure le trait caractéristique du génie. Alternativement inspiré et déprimé, ses inégalités d’humeur sont empreintes dans ses œuvres. Telle est la vérité générale, bien distincte du « ne peut » de Trublet. Fournissez au génie, un mobile d’action assez puissant, et l’harmonie, la proportion, la beauté, le parfait, tous termes synonymes, en résulteront. Les irrégularités que l’on a crues inévitables, ne se produiront plus ; car il est clair que la susceptibilité exquise à percevoir les impressions de beauté, (qui est le principal élément du génie) implique une susceptibilité également exquise à haïr le laid. — Ce mobile d’action, ce mobile persistant, il est vrai, est rarement échu au génie ; mais je pourrais indiquer plusieurs compositions qui, sans aucun défaut, sont cependant excellentes à un degré suprême.

Le monde d’ailleurs est sur le seuil d’une époque où, i grâce à une philosophie plus calme, les œuvres pareilles à celles que je viens de dire, seront le produit habituel du génie véritable. En passant ce seuil, le premier pas et le plus essentiel, sera de débarrasser la route de l’idée de Trublet, de cette idée insoutenable et paradoxale, que l’art et le génie sont incompatibles.


XXXII


Les hommes de génie sont bien plus nombreux qu’on ne pense. En fait, pour apprécier complètement une œuvre de génie, il faut posséder tout celui qui a servi à la produire. Et pourtant cet homme qui l’apprécie peut être absolument incapable de la reproduire, d’en faire une semblable, et cela simplement faute de ce qu’on peut appeler l’habileté constructive, capacité tout à fait distincte de ce que nous entendons communément par génie. Cette habileté repose pour beaucoup sur la faculté d’analyse, par laquelle l’artiste devient capable d’avoir une vue entière du mécanisme à employer pour ce qu’il se propose, de le concevoir et de le régler comme il lui plaît. Mais cette habileté dépend aussi, en grande partie, de vertus strictement morales, telles que la patience, la faculté de se concentrer, de fixer l’attention persévéramment sur le même objet, l’empire de soi, le mépris de tout préjugé et, spécialement, l’énergie, le labeur. Ce dernier élément est si indispensable, si vital, que l’on peut douter à juste titre que rien de ce que nous appelons œuvre de génie ait pu être accomplie sans lui. Or, c’est précisément parce que le labeur et le génie sont à peu près incompatibles, que les grandes œuvres sont rares, tandis que les hommes de génie, comme je l’ai dit, abondent.

Les Romains, qui sont nos maîtres pour la sagacité de l’observation, quoique nos inférieurs pour l’interprétation des faits observés, semblent avoir eu si pleinement conscience de la connexion étroite entre la constructivité et l’œuvre de génie, qu’ils ont cru par erreur que c’étaient deux termes identiques. Un Romain entendait faire le plus grand éloge, quand il disait d’un poëme ou de quelque œuvre semblable, qu’elle était écrite industria mirabili, ou incredibili industria.


XXXIII


Un écrivain de génie, si on ne lui permet pas de choisir son sujet, fera plus mal que s’il n’avait aucun talent du tout. Et que sa liberté est petite ! Il peut assurément écrire ce qui lui plaît, mais son éditeur de même n’imprimera que ce qui lui convient.

La nature de nos lois sur la propriété littéraire, ôte à l’écrivain toute force. Quant à sa liberté d’action, elle est à peu près égale à celle accordée au doyen et au chapitre d’une cathédrale épiscopale anglaise, que convovoque à une élection un rescrit du roi donnant congé d’élire, et spécifiant la personne à nommer.


XXXIV


Après avoir lu tout ce qui a été écrit sur l’âme et sur Dieu, après avoir pensé là-dessus tout ce qui peut être pensé, l’homme qui peut dire qu’il réfléchit encore, se trouvera face à face avec cette conclusion, que sur ces matières, l’aphorisme le plus profond, est celui qui peut le moins être distingué du sentiment le plus superficiel.


XXXV


« La philosophie, dit Hegel, est sans utilité aucune, sans fruit aucun, et c’est justement pour ce néant, qu’elle est le but le plus sublime, celui qui mérite le plus nos efforts, le plus digne que nous y tendions. » Tout ce fatras a été suggéré sans doute par le fameux passage de Tertullien ; « Mortuus est Dei filius ; credibile est quia ineptum ; et sepultus, resurrexit ; certum est quia impossibile. »


XXXVI


Je ne puis m’empêcher de penser que les romanciers en général pourraient de temps en temps trouver leur compte à prendre exemple sur les Chinois, qui, quoiqu’ils bâtissent leurs maisons, en faisant le toit le premier, ont cependant assez de sens pour commencer leurs livres par le dénouement.


XXXVII


L’imagination pure choisit, soit dans le beau, soit dans le laid, les éléments aptes à être combinés et qui ne l’ont pas été encore. Le composé qui en résulte, porte en général le caractère du beau ou du sublime, selon que les parties combinées le contenaient. Ces parties elles-mêmes doivent être considérées comme divisibles, c’est à dire comme produites par des combinaisons précédentes. Mais comme cela a lieu en chimie, il arrivera assez souvent dans cette chimie de l’intelligence, que l’association de deux éléments donne un corps qui ne possède nullement les propriétés de ses composants. Ainsi le domaine de l’imagination est illimité. Il comprend tout l’univers. Même avec le laid, elle fabrique la beauté, qui est à la fois son seul objet et sa pierre de touche impeccable. En général, c’est la richesse ou la solidité des matériaux employés, la facilité à découvrir de nouveaux éléments capables de s’unir et dignes de l’être, plus spécialement la combinaison chimique, parfaite des masses assemblées, qui sont les caractéristiques à considérer, quand on apprécie l’imagination. « — La parfaite harmonie d’une œuvre imaginative lui fait souvent tort aux yeux des sots, en leur donnant l’illusion de la facilité. Ils arrivent à se demander comment il se fait que les combinaisons qu’on leur présente n’ont jamais été tentées auparavant.


XXXVIII


Scott, dans son Éloquence presbytérienne, parle d’une ancienne fable peu connue, où un concours de chant s’engage entre le coucou et le rossignol, devant l’âne pris pour juge. Quand chaque oiseau eut fait de son mieux, l’arbître déclara que le rossignol était un merveilleux virtuose, mais « pour une bonne chanson toute simple, qu’on me donne le coucou. » — Le juge aux longues oreilles est ici le type parfait de cette secte de critiques, qui insistent sur ce qu’ils appellent la modération, qui en font la perfection littéraire suprême, gens qui conspuent Tennyson et portent Addison au ciel.


XXXIX


La moitié du plaisir éprouvé dans un théâtre vient de la communauté de sentiments d’un quelconque des spectateurs avec le reste du public, de l’idée qu’il a que ce reste sent comme lui. L’excentrique qui, dernièrement au théâtre du Parc, se trouva être le seul occupant des loges, du parterre et de la galerie, n’aurait éprouvé que peu de plaisir si on lui avait permis de rester. Ce fut un acte d’humanité, de le mettre à la porte.

La rage d’aujourd’hui, la rage absurde de donner des conférences, est fondée sur ce sentiment. Nous sommes induits à tolérer et même à applaudir hélas ! en leur dixième et vingtième répétition, des essais que nous ne lirions pas si l’on nous payait, tant est rebattu leur sujet et faible leur style, tant il est facile de recourir à la première encyclopédie venue et de mieux s’y instruire. C’est notre sympathie imaginaire pour la foule qui nous contraint à cette folie. — Nous écoutons de même, avec plus d’intérêt, le récit d’une aventure, quand d’autres personnes que nous, assistent à la narration.

Certains auteurs peu réfléchis ont remarqué ce fait et ont tenté de simuler à leurs contes un cercle d’auditeurs pour profiter de cette sympathie. À première vue l’idée semble bonne. Mais dans la réalité, la sympathie existe véritablement ; elle est personnelle, palpable ; elle se communique par des gestes, des regards, de brefs commentaires, — c’est une sympathie de personnes vivantes, toutes absorbées assurément à écouter, mais assises côte à côte. Dans le cas de a ces romanciers, au contraire, nous sommes seuls dans notre cabinet quand on nous demande de croire à la présence d’auditeurs fictifs, qui, loin d’être là en personne, cessent souvent de donner signe de vie pendant deux ou trois cents pages. C’est une sympathie à double dilution, l’ombre d’une ombre. Il n’est pas besoin de dire que cet artifice manque invariablement son effet.


XL


Calomnier un grand homme est, pour les médiocres, le moyen le plus prompt d’arriver eux aussi à la grandeur. Il est probable que le scorpion ne serait jamais devenu une constellation sans son courage à mordre Hercule au talon.


XLI


Ceux qui raisonnent a priori sur la politique, sont, de toutes les gens possibles, les plus absurdes. Leur argumentation révèle cependant trop d’intelligence pour les croire dupes d’eux-mêmes. Et pourtant cela même est possible. Car il y a dans la vanité de la logique, quelque chose qui rend stérile le cerveau humain. Le véritable logicien arrive à la longue à se logiciser lui-même et alors l’univers n’est plus pour lui qu’un certain nombre de mots. Aucune chose n’existe plus. Il pose sur une feuille de papier un assemblage de syllabes, et s’imagine que c’est leur sens même qu’il vient de fixer. Je crois sérieusement qu’un logicien de profession a quelque idée de ce genre, quand il discute par écrit. Il ne s’aperçoit pas que c’est là sa pensée ; il l’entretient néanmoins malgré lui. Ses syllabes une fois tracées acquièrent à ses propres yeux un nouveau caractère. Tant qu’elles flottaient dans son esprit, on aurait pu lui faire admettre qu’elles n’étaient que les exposants variables des phases diverses de la pensée. Mais une fois qu’elles sont sur le papier, il ne veut plus en convenir.

Dans une seule page de Mill, je trouve le mot « force » employé 4 fois et, à chacune, le sens a varié. En somme le raisonnement a priori est pire qu’inutile en dehors des sciences mathématiques, où les mots arrivent à avoir une valeur précise. Mais s’il est un sujet au monde auquel il soit absolument et radicalement inapplicable, c’est la politique. Les arguments d’identité dont se sert M. Bentham pour soutenir ses propositions, pourraient être employés avec un peu d’ingéniosité à les renverser. En faisant légèrement varier les mots « gigot » et « navet », (il faudrait user de variations assez graduelles pour qu’elles passassent inaperçues ; ), j’arriverais à démontrer qu’un navet a été, est et doit, en toute raison, être un gigot.


XLII


Les plagiaires ne manquent pas nécessairement d’originalité dans les passages où ils n’imitent pas. M. Longfellow qui est décidément le contrefacteur le plus audacieux d’Amérique, est original à un degré marqué ; en d’autres termes, il ne manque pas d’imagination. C’est ce second fait qui empêche certaines personnes de croire au premier. Le sentiment exquis de la beauté, le sentiment poëtique, par opposition à la puissance poétique, conduit presqu’inévitablement à l’imitation. C’est ainsi que tous les grands poëtes ont été de grands plagiaires. Toutefois c’est une pure non distributio médii, que de partir de là pour dire que tous les grands plagiaires sont de grands poëtes.


XLIII


À propos d’inscriptions, combien est admirable celle qui circulait à Paris, quand Pigal et Bouchardon ont fait la statue de Louis XV, « Statua statuæ ! »


XLIV


Voici un érudit et un artiste qui sait parfaitement tous les moyens que les grands auteurs ont mis en œuvre pour obtenir leurs effets, et qui est résolu à s’en servir. Mais le cœur échappe à ses pièges, à ses trappes, à ses lacs, pour se laisser prendre par quelque homme simple aussi peu préparé à cette aventure que son prisonnier.
Lowell.


Je me trompe peut-être en attribuant ces phrases à Lowell lui-même, — elles sont mises dans la bouche d’un de ses personnages. Mais quel que soit celui qui les réclame, elles sont poëtiques, et rien de plus. Leur erreur vient de la tendance commune à séparer la pratique de la théorie qui la comprend. En toute circonstance, si la pratique échoue, c’est que la théorie est imparfaite. Si le cœur de M. Lowell échappe au piège et à la trappe, c’est que le piège était mal dissimulé et que la trappe n’était ni amorcée ni posée comme il l’aurait fallu. Un homme de quelque habileté artistique peut fort bien savoir comment on obtient un certain effet, l’expliquer et cependant faillir quand il veut en user. Mais un homme de quelque habileté artistique n’est pas un artiste. Celui là seul est artiste, qui peut appliquer heureusement ses préceptes les plus abstrus. Dire qu’un critique ne saurait écrire le livre qu’il juge, c’est émettre une contradiction dans les termes.


XLV


Le progrès fait en quelques années par les Magazines, ne doit point être interprété comme le voudraient certains critiques. Ce n’est pas une décadence du goût ou des lettres américaines. C’est un signe des temps, c’est le premier indice d’une ère où l’on se portera vers ce qui est bref, condensé, bien digéré, où l’on abandonnera le volumineux ; c’est l’avènement du journalisme et la décadence de la dissertation. Il nous faut plutôt de l’artillerie légère que de grosses pièces. Je ne veux pas affirmer que les hommes ont aujourd’hui la pensée plus profonde qu’il y a un siècle ; mais indubitablement, ils l’ont plus rapide, plus adroite, plus agile, plus méthodique, moins lourde. De plus, le fond des pensées s’est enrichi ; il y a plus de faits, plus à réfléchir. On est enclin à mettre le plus d’idées dans le moins de volume, à les répandre le plus rapidement possible. De là notre journalisme actuel ; de là aussi nos Magazines.


XLVI


LA MALIBRAN


Le goût le plus correct, la sensibilité la plus profonde lui ont prodigué les applaudissements enthousiastes. La gloire humaine dans tout ce qu’elle a de transportant et de délicieux, personne ne l’a mieux connue qu’elle, sinon la Taglioni. Que sont les adulations contraintes qui échoient aux victorieux ? Que sont même les mille hommages rendus à l’auteur populaire, sa renommée étendue, sa haute influence, les témoignages publics les plus flatteurs ? — devant cette adoration ravie qui s’adresse à la femme elle-même, devant ces applaudissements spontanés, soudains, présents, perçus, devant ces acclamations irrépressibles, ces larmes, ces soupirs éloquents que la Malibran idolâtrée a vus et entendus, tout en sentant combien elle en était digne. Sa courte carrière a été un songe splendide. Les nombreux et tristes intervalles, où elle a souffert, n’étaient qu’un souffle en balance de sa gloire.

Dans ce livre[1], on parle beaucoup des causes qui écourtèrent son existence et il semble qu’il y a là-dessus une obscurité que l’auteur essaie en vain de dissiper. Elle ne réfléchit pas que cette mort hâtive était la conséquence d’une vie excessive. Aucune personne sensée, ayant entendu chanter la Malibran, ne pouvait douter que celle-ci ne dût mourir au printemps de sa vie. Dans une heure, elle pressait un siècle. Elle a quitté le monde à 25 ans, ayant vécu des milliers d’années.


XLVII


Le nez du public est son imagination. C’est par là qu’on peut en tout temps le mener.


XLVIII


Les Dieux abstraits du polythéisme moderne sont dans un état de promiscuité et d’enchevêtrement aussi triste, que les divinités plus matérielles des Grecs. Il n’y a aucune qualité qui n’empiète sur quelque autre. Porphyre admet que Vesta, Rhéa, Cérès, Thémis, Proserpine, Bacchus, Atys, Adonis, Silène, et Priape étaient simplement les dénominations différentes du même être. Le sexe même de toutes ces personnifications n’a jamais été bien défini ; Servius commentant Virgile, mentionne une Vénus barbue. Dans Macrobe, Calvus parle de cette déesse comme d’un dieu, tandis que Valerius Soranus appelle expressément Jupiter, mater deorum.


XLIX


Thomas Moore, le littérateur le plus habile de son temps et peut-être de tous les temps, est en butte au malheur singulier et réellement merveilleux, de se trouver déprécié par la profusion avec laquelle il a répandu les beautés dans son œuvre. L’éclat d’une page quelconque de Lallah Rookh suffisait à établir sa réputation, qui a été beaucoup ternie par le lustre prodigué dans le livre entier. Il semble que les lois horribles de l’économie politique ne peuvent être éludées même par les inspirés ; qu’une versification parfaite, qu’un style vigoureux, une fantaisie infatigable en viennent, comme l’eau que nous buvons, sans laquelle nous ne pouvons vivre et que cependant nous méprisons, — à ne plus avoir de valeur, quand leur emploi est trop constant.


L


Quelle incompréhensible obstination chez nos meilleurs écrivains à parler de courage moral, comme s’il pouvait y en avoir qui ne le fût pas ! L’adjectif est appliqué par erreur au sujet au lieu de l’objet. L’énergie qui dompte la peur, que ce soit la peur de ce qui menace notre personne ou de ce qui compromet notre situation, n’est naturellement qu’une énergie mentale, qu’une énergie morale. Mais en parlant de courage moral, nous impliquons l’existence d’un courage physique. Il serait aussi rationnel de dire pensée corporelle ou imagination musculaire.


LI


Parmi les moralistes qui passent leur temps à avaler leurs pincettes pour se tenir droits, il est d’usage de décrier les « romans à la mode. » Ces œuvres ont des défauts ; mais l’immense et bonne influence qu’ils exercent, ne leur a jamais été dûment comptée ! Ingenuos fideliter didicisse libros, emollit mores, nec sinit esse feros. Or les romans à la mode circulent le plus dans les classes peu raffinées, et leur efficacité à adoucir les pires callosités, à aplanir les apérités les plus rudes du vulgaire, est prodigieuse. Dans le troupeau de Panurge, admirer et tenter d’imiter ne font qu’un. — Oui, mais les manières ainsi contrefaites siéront comme une défroque. — Mieux vaut une défroque que la brutalité, et, après tout, il n’y a pas à craindre que le fer le plus âpre perde de sa valeur par une dorure même fort mince.


LII


Il n’est pas convenable, pour user du terme doux, et il ne me paraît pas courageux, d’attaquer un ennemi en s’abstenant de le nommer, mais en le décrivant expressément de telle sorte que tout le monde sache qui nous entendons, — et de venir dire ensuite : « Je n’ai pas désigné cet homme par son nom. Aux yeux et d’après la lettre de la loi, je suis innocent. » Et cependant, combien n’arrive-t-il pas que des hommes, qui s’intitulent des gentlemen, se rendent coupables de cette bassesse ! Il nous faudrait réformer ce point de notre morale littéraire ; et avec celui-là, cet autre, l’habitude de ne pas signer nos critiques. Rien de probant ne peut être dit en défense de cette pratique très-déloyale, très-méprisable et très-lâche.


LIII


On peut observer que dans le court récit de la création, Moïse emploie l’expression hara elohim (les Dieux a créé) plus de 30 fois, mettant le substantif au pluriel et le verbe au singulier. Ailleurs cependant, dans le Deuteronome, il y a le singulier, Eloah, Dieu.


LIV


Traduction du livre de Jonas en hexamètres allemands, par J. G. A. Muller. Publié dans les Memorabilia de Paulus.


Voici quelque chose dont je ne puis m’empêcher de rire et cependant je ris sans savoir pourquoi. Que l’incongruité soit le principe de tout rire non convulsif, cela m’est démontré aussi clairement qu’aucun problème des Principia mathematica. Mais, ici, je ne puis découvrir l’incongruité : elle est là, je le sais, et je ne la vois pas. En attendant laissez-moi rire.


LV


La multiplication des livres dans toute branche de la science est un des grands maux de notre époque. C’est là l’obstacle le plus sérieux à l’acquisition de connaissances exactes. Le lecteur trouvera sa route encombrée par des amas de matériaux où il devra chercher, en tâtonnant, les bribes utiles mêlées par hasard au reste.


LVI


J’estime que les odeurs sont tout particulièrement efficaces à produire en nous des associations d’idées, associations qui diffèrent essentiellement de celles nées de sensations s’adressant au toucher, au goût, à la vue, à l’ouïe.


LVII


Tout homme sincère doit se réjouir de voir diminuer les déclamations contre l’originalité, cette misérable sorte de Cant, qui était affectée par un certain nombre de critiques minuscules, attachés un temps à dégrader la littérature américaine au niveau de l’art flamand. On a dit à propos de calembourgs, que ce sont les gens le moins capables d’en faire qui les détestent le plus. Mais il est bien plus vrai d’affirmer que les invectives contre l’originalité procèdent de personnes à la fois vulgaires et hypocrites. Je dis hypocrites, car l’amour de la nouveauté est incontestablement part constituante de notre nature morale ; et puisque être original c’est simplement être nouveau, le sot qui professe de dédaigner l’originalité soit en littérature, soit en tout autre chose, ne saurait affirmer plausiblement qu’il est sincère. Il fait preuve plutôt de cette haine honteuse qu’éprouve un homme jalousant une supériorité, à laquelle il ne peut atteindre.


LVIII


L’originalité dans la composition de personnages fictifs ne doit être admise et louée en bonne critique que quand ces personnages montrent des côtés connus de la Vie réelle, mais non encore décrits, — c’est là un hasard qui n’arrive presque plus ; — ou bien encore quand ces personnages fictifs présentent des qualités physiques ou morales, qui, quoiqu’on les sache purement imaginaires, s’adaptent si bien au reste, que notre sens du convenable n’en est pas blessé, que nous en venons à chercher pourquoi ces qualités, que nous tenons pour supposées, n’existeraient pas réellement. Cette dernière sorte d’originalité est la plus haute.


LIX


Il n’est nullement irrationnel d’imaginer que, dans une existence future, nous puissions considérer cette vie comme un songe.


LX


Dites à un coquin trois ou quatre fois par jour qu’il est la fleur de la probité, et vous en ferez tout au moins le modèle du bourgeois respectable. D’autre part, accusez obstinément un honnête homme d’être une canaille, et vous lui inspirerez l’ambition perverse de vous prouver que vous n’êtes pas tout à fait dans l’erreur.


LXI


Il y a une infinité d’écrivains qui font leur chemin en philosophie, grâce à l’habitude qu’ont les hommes de se considérer comme les citoyens d’un monde, d’une planète individuelle, au lieu de se représenter, ne fût-ce que de temps en temps, leur condition littéralement cosmopolite d’habitants de l’univers.


LXII


Le pick-pocket ordinaire dérobe une bourse et tout est dit. Il ne se targue pas ouvertement de la somme que lui a rapportée son vol et il n’accuse pas la personne dépouillée d’avoir commis le larcin. Ce sont là tout autant de points par lesquels le filou commun l’emporte sur le filou littéraire. Il est impossible, selon nous, d’imaginer un spectacle plus dégoûtant que celui du plagiaire, marchant d’un pas victorieux, le cœur orgueilleusement agité, au souvenir d’applaudissements qu’il sait être dûs à un autre. La pureté, la noblesse, l’idéalité de toute gloire méritée, forment avec l’action grossière de voler, un contraste qui donne au crime de plagiat son détestable aspect. Il nous répugne de trouver dans le même homme le désir noble de cette gloire et la propension basse à la rapine. C’est cette anomalie, ce désaccord qui nous choquent.


LXIII


Bielfeldt l’auteur des Premiers traits de l’érudition universelle, définit la poésie : l’art d’exprimer les pensées par la fiction. Les Allemands ont deux mots qui concordent avec cette définition, tout absurde qu’elle est. Les termes Dichtkunst l’art de la fiction et Dichten feindre, sont pris généralement dans le sens de poésie et de faire des vers.


LXIV


S’il en était besoin, j’aurais peut-être peu de peine à défendre l’espèce de dogmatisme auquel je suis enclin en versification. Ce qu’est la poésie, est une question que l’on peut résoudre, (bien que Leigh Hunt y ait ridiculement échoué) à la satisfaction partielle de quelques esprits analytiques. Il faut, pour cela, user de beaucoup de circonspection et convenir d’avance de la valeur exacte de certains mots importants. Mais dans l’état actuel de la métaphysique, cette solution ne saurait jamais plaire au plus grand nombre. En effet notre problème ressortit de la métaphysique pure, et cette science se trouve actuellement dans un chaos inextricable, le sens des termes qu’elle est forcée d’employer ne pouvant être fixé. Cependant cet obstacle n’est que partiel. Car si un tiers de notre sujet peut être réputé dépendant de la métaphysique, et être discuté au gré de chacun, les deux autres tiers appartiennent indubitablement aux mathématiques. Les questions, encore gravement débattues, du rhythme, du mètre, sont susceptibles d’être tranchées par démonstration. Leurs lois sont connexes aux lois de forme et de quantité, aux lois de relation. Sur ces derniers sujets, ennuyeux prétextes à controverses indéfiniment soulevées, le prosodiste aurait tort de dire de telle proposition qu’elle est probable, de telle autre qu’elle est possible. C’est comme si un mathématicien admettait que, dans son humble opinion ou sauf erreur, deux côtés quelconques d’un triangle sont plus grands que le troisième.

Il faut cependant que je fasse une remarque à ce que j’avance là. Si l’on reproche si souvent aux théories de versification de ne lier que leurs auteurs, c’est qu’il n’existe réellement pas de prosodie raisonnée. Les prosodies classiques sont des recueils de lois obscures contredites par des cas particuliers plus incertains encore, dénuées de tout principe et calquées de la façon la plus arbitraire sur la pratique des anciens, qui n’avaient d’autre règle que leur oreille et leurs doigts. — Et c’étaient là des règles suffisantes, dira-t-on, puisque l’Iliade est harmonieuse et mélodieuse plus qu’aucune œuvre moderne. — Je le veux bien, mais nous n’écrivons pas en grec, et l’on n’a pas encore tenté ce que peut fournir à la prosodie l’invention moderne. Une analyse appuyée des lois de physique qu’ignorait le poète de Chios, suggérerait une multitude de perfectionnements, même aux meilleurs passages de l’Iliade. Du fait supposé qu’Homère trouvait dans son oreille et ses doigts un ensemble de règles absolument suffisant, (point que je viens de nier), il ne suit pas que les règles déduites par nous des effets homériques, doivent l’emporter sur les principes immuables de mesure, de quantité, bref sur les lois mathématiques de la musique. Ces lois, observées, sont les causes efficientes des beautés d’Homère, beautés dont les doigts et l’oreille du poète étaient les causes médiates.


LXV


Je ne sais pourquoi, mais nos portraitistes, sauf de peu nombreuses exceptions, ne sauraient être chargés du reproche que faisait Apelles à Protogènes, celui de peindre trop au naturel.


LXVI


Les réformateurs modernes de la philosophie qui annihilent l’individu pour le plus grand bien de la masse, et la nouvelle législation qui interdit le plaisir aux gens pour avancer leur bonheur, me paraissent ressembler à une vieille loi féodale française, qui, pour empêcher que l’on ne troublât les couvées des perdrix, défendait sous peine d’amende de travailler la terre et de mener paître les bestiaux.


LXVII


… Non pas. Un gentleman et un nez épaté sont incompatibles : « Celui-là seul qui peut vivre inoccupé et sans travail manuel, qui a le port, les fonctions et la physionomie d’un seigneur, mérite d’être appelé Monsieur et d’être tenu pour un gentleman. »

La République d’Angleterre par Sir Thomas Smith


LXVIII


Bacon aurait pu ajouter à ses idola specus, fori, tribus, les idola du salon (ou de l’ingéniosité comme je les ai appelés plus haut), idoles dont le culte rend l’homme aveugle à la vérité en l’éblouissant par ce qui s’en rapproche.

Mais quel nom inventer pour une idole qui a fait adopter plus d’erreurs à elle seule, que toutes les autres ensemble ? J’entends celle qui induit ses sectateurs à intervertir la cause et l’effet, à raisonner en cercle, à se soulever du sol par les bretelles, à se placer eux-mêmes dans un panier et à s’emporter sur leurs propres têtes de Dan à Berscheba ? Tous les raisonnements sur la nature de l’âme ou de Dieu ne me semblent qu’hommages rendus à ce détestable leurre. « Pour savoir ce qu’est Dieu, dit Bielfeldt sans que personne l’écoute, il faut être Dieu même, et raisonner sur la raison est de toutes choses la plus déraisonnable. » Tout au moins celui-là seul est capable de discuter sur ce sujet, qui perçoit d’un coup d’œil l’inanité de ses dissertations.


LXIX


« Si en aucun point, dit Lord Bacon, je me suis éloigné de ce qui est communément reçu, ç’a été pour faire melius et non pas aliud. » Les réformateurs modernes, par contre, ne recherchent que le contraste.


LXX


Quand on réfléchit qu’il n’est pas possible de trouver aucune personne âgée qui soit prête à passer de nouveau par la vie qu’elle a déjà vécue, l’on se convainc que le mal prédomine dans le monde sur le bien.
Volney.


Cette proposition n’est pas claire ; sans le contexte, nous ne pouvons nous assurer si l’auteur veut dire simplement que toute personne âgée se figure trouver plus de bonheur qu’elle n’en a eu, dans une existence différente de celle qui lui est échue et se refuse pour cette raison à revivre sa vie, mais non pas celle de quelque autre, — ou s’il entend que toute personne âgée ayant à choisir, à sa dernière heure, entre la mort et la faculté de revivre son ancienne vie, préférerait mourir. La première version est vraie, peut-être, mais la seconde (qui est la juste,) est douteuse et ne suffit pas, même si on l’admet, à prouver que le mal dans la vie surpasse le bien.

On nous demande d’accorder que toute vieille personne refuse de recommencer sa vie, parce qu’elle sait que le mal y a surpassé le bien. L’erreur est dans le mot « sait, » dans la présomption que jamais l’on puisse posséder cette connaissance absolue, à laquelle il est fait obscurément allusion. C’est justement la connaissance apparente, mensongère, de ce qu’a été la vie déjà écoulée, qui rend incapables les vieillards de décider du bonheur ou du malheur de leur passé. Ils considèrent une vie hypothétique, secondaire, quand ils affirment de la vie véritable, originale, que le mal ou le bien y a prédominé. Dans leur estimation, ils ne rêvent que les événements, et ne tiennent nul compte de cette espérance irrépressible qui éclairait tout de ses lueurs roses. La vie véritable de l’homme est heureuse, parce qu’il s’attend toujours à ce qu’elle le soit bientôt. Mais quand nous considérons la vie qui a passé, nous en obtenons une image déformée, nous nous représentons de froides certitudes au lieu de chaudes attentes, des douleurs qui eussent été quadruplées si nous les avions prévues. Nous ne pouvons nous empêcher de penser ainsi, que nous tendions notre imagination comme il nous plaît. C’est une tâche difficile et presque impossible de penser comme si nous ignorions ce que nous savons, comme si ce qui est accompli ne l’était pas encore. Notre incapacité imaginative, notre répugnance qui en résulte à recommencer notre vie, nous autorisent-elles d’aucune manière à conclure que dans l’existence réelle, proprement dite, le mal l’emporte sur le bien ?

Pour que la personne âgée de Volney fût un juge équitable et choisît en connaissance de cause, pour que ce jugement, ce choix pussent nous permettre d’en déduire la comparaison exacte du bien et du mal dans l’existence, il nous faudrait un vieillard capable d’apprécier sûrement les espérances qu’il est conduit à négliger, mais qu’il éprouverait assurément aussi fortes qu’autrefois, en repassant par son existence. Il faut aussi que ce vieillard écarte les craintes de son déclin qui lui montrent de près les maux survenants, maux qui lui seraient cachés s’il recommençait à vivre. Quel mortel est jamais parvenu à remplir ces conditions ? Quel mortel a jamais été capable d’un choix juste ? Et comment, de décisions mal fondées, pouvons-nous tirer des conclusions propres à nous guider sûrement ? Comment avec de l’erreur faire de la vérité ?


LXXI


Car toutes les règles du rhéteur
Ne font que lui enseigner le nom de ses outils

Ces vers, souvent cités, démontrent qu’une erreur, même en poésie, fait plus de chemin et dure plus longtemps qu’une erreur en prose. Un homme qui se détournerait et se moquerait d’une sottise dite nûment, se prend à lui trouver plus de valeur quand elle lui est décochée dans l’entendement aiguisée en épigramme.

Les règles du rhéteur, si ce sont vraiment des règles, enseignent non seulement les noms des outils à penser, mais la manière de s’en servir, leurs applications, ce à quoi ils sont aptes, ce qu’ils ne peuvent faire. Ainsi la connaissance des outils (qui est nécessaire pour ceux qui les manient constamment) forcera à scruter et à sonder la matière où on les appliquera, suggérant des idées, produisant ainsi de nouvelle matière pour de nouveaux outils.


LXXII


On sait peu quels effets se tirent du bon emploi de la rime. D’habitude le mot « rime » se dit simplement d’une similitude de sons à la fin de deux vers. Il est curieux de voir pendant combien de temps on s’en est tenu à cette définition étroite. Ce qui plaît d’abord et surtout dans la rime vient du sens et de la sensation d’égalité qui sont la cause, comme on pourrait le démontrer, de tout le charme que procure la musique, spécialement dans ses modifications de rhythme et de mesure. Quand nous regardons un cristal, nous sommes immédiatement frappés par l’égalité qui existe entre les côtés et les angles de l’une de ses faces. Mais en observant qu’une seconde face est exactement semblable à la première, notre plaisir paraît s’être élevé au carré ; à une troisième face, il est porté au cube, et ainsi de suite. Si on mesurait le plaisir ressenti, je ne doute pas qu’on ne le trouvât augmenter mathématiquement dans la proportion que j’indique. Cela, jusqu’à un certain point, après lequel il diminuerait selon la même loi. En fin d’analyse, nous démêlons dans notre jouissance le sens de l’égalité, ou plutôt le plaisir que procure ce sens, satisfait, à l’homme.

Ce fut l’instinct, plutôt que la claire intelligence de ce charme, qui conduisit le poète à ajouter à la similitude, à l’égalité de deux sons, une seconde relation, faite pour augmenter l’effet de la première, celle de placer les rimes à une distance fixe, c’est à dire à l’extrémité de vers de longueur égale. De cette façon, rime et fin de vers devinrent deux idées connexes, et, le principe ayant été perdu de vue, conventionnelles. On plaça parfois la rime à des intervalles irréguliers ; mais ce fut simplement parce qu’avant qu’elle ne fût inventée, on connaissait les vers pindariques qui se succèdent inégaux d’étendue ; c’est pour cette raison, dis-je, et pour aucune autre plus profonde. On était arrivé à regarder la rime comme appartenant de droit à la fin du vers.

Nous déplorons qu’on ne soit resté là. Il est clair que l’on pouvait imaginer de nouvelles dispositions de la rime. Le sens d’égalité était seul mis à contribution, ou si cette égalité avait légèrement varié, ce n’avait été que par accident. La rime est ainsi toujours prévue d’avance. L’œil courant à la fin du vers, qu’il soit court ou long, y cherche la syllabe que l’oreille sait devoir retentir. La part de l’inattendu, de la nouveauté, de l’originalité, personne n’y songeait. « Or, dit Lord Bacon, — avec quelle justesse ! — il n’y a pas de beauté exquise sans quelque étrangeté dans les proportions. » Ôtez cet élément étrange, inattendu, nouveau, original, (appelez-le comme vous voudrez), et tout le charme idéal de la beauté disparaîtra du coup. Nous perdons l’inconnu, le vague, l’incompris, ce que nous n’avons le temps ni d’examiner ni de scruter, et nous en ressentons le manque. Nous perdons, en un mot, tout ce qui peut rendre la beauté terrestre semblable à la beauté céleste.

La perfection pour la rime résiderait dans la combinaison de l’égal et de l’inattendu. Mais comme le mal ne peut exister sans le bien, de même aussi il faut que l’inattendu sorte de l’attendu. Nous ne voulons pas l’arbitraire. Il nous faut d’abord une série de rimes équidistantes, revenant à intervalles égaux, pour former la base, l’attendu, le prévu. C’est de là que naîtra l’inattendu, par l’introduction de rimes placées non au hasard, mais de façon à donner la plus grande somme d’imprévu possible.

Il ne faudrait pas les insérer à des endroits tels que le vers entier fût un multiple du nombre de syllabes placées avant la rime. Quand j’écris par exemple :

And the silken, sad, uncertain, rustling of each purple curtain[2].

je produis certainement plus d’effet, mais non beaucoup plus d’effet, que si j’emploie les rimes ordinaires recourant à la fin du vers. Car le nombre de syllabes de mon ogdomètre est divisible par celui qui précède la rime introduite au milieu. Il reste par conséquent quelque chose de prévu. En fait, l’innovation dans mon vers ne s’adresse qu’à l’œil, car l’oreille coupe le vers en deux, ainsi :

And the silken, sad, uncertain,
Rustling of each purple curtain.

Mais j’atteins tout l’effet de l’imprévu, quand j’écris :

Thrilled me, filled me with fantastic terrors never felt before[3].


LXXIII


« Ceci est bien, dit Épicure, précisément parce que ceci déplaît à la foule. »

« Il y a à parier, dit Chamfort, un des Kamkars de Mirabeau, que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise ; car elle a plu au plus grand nombre. »

« Si proficere cupis, dit le grand évêque africain, primo id verum puta quod sana mens omnium hominum attestatur. »

Mais :
Qui décidera quand les docteurs diffèrent ?

Pour moi, il me semble que de tout temps, les erreurs les plus absurdes ont été tenues pour vraies par la mens omnium hominum. Quant à la sana mens, comment pouvons-nous savoir ce que cela est ?


LXXIV


Saint-Augustin. De libris Manichæis.


En lisant certains livres, nous nous intéressons aux pensées de l’auteur ; en en lisant d’autres, nous nous intéressons aux nôtres propres. Ce livre-ci est un de ces autres, un livre qui fait penser. Mais il y a deux sortes de ces livres suggestifs, les positifs et les négatifs. Ceux-là donnent à réfléchir par ce qu’ils disent, ceux-ci, par ce qu’ils pourraient et devraient dire. La différence après tout est petite. Dans les deux cas le livre a atteint son but.


LXXV


… Salluste aussi. Il avait à peu près le même sans-façon, et Metternich n’eût pu redire à son « impune quæ libet facere, id est esse regem. »


LXXVI


En Chine, on tient pour établi que l’abdomen est le siège de l’âme. Les spirituels Hellènes estimaient que c’était prodiguer les mots que d’en user plus d’un, « φρέυες » pour dire l’esprit et le diaphragme.


LXXVII


« Celui qui est né homme, dit Wieland dans son Perigrinus probus, ne doit ni ne peut être rien de plus noble de plus grand ou de meilleur, qu’un homme. »

Le fait est que dans nos efforts pour nous élever au dessus de notre nature, nous tombons invariablement au dessous d’elle. Nos moralistes qui jouent les demi-dieux, ne sont simplement que des diables retournés.


LXXVIII


Les Swedenborgiens m’informent avoir découvert que tout ce que j’ai dit dans un de mes contes, la Révélation magnétique est absolument vrai, bien que d’abord ils fussent fortement enclins à douter de ma sincérité. Je n’ai jamais songé, moi, à n’en pas douter. Mon conte est une fiction pure du commencement à la fin.


LXXIX


Dans la nouvelle proprement dite, l’espace manque pour développer les caractères ou pour accumuler les incidents variés ; un plan y est plus impérieusement nécessaire que dans le roman. Une intrigue défectueuse peut, dans ce dernier, échapper au blâme ; dans la nouvelle, jamais. La plupart de nos auteurs cependant, n’observent pas cette distinction. Ils semblent commencer leurs contes sans en savoir la fin. Et leurs dénouements, comme autant de gouvernements à la Trinculo, paraissent avoir oublié leurs débuts.


LXXX


Si quelque homme ambitieux veut révolutionner d’un coup le monde entier de la pensée humaine, de l’opinion et du sentiment humains, voici ce qui lui en donne le pouvoir. La route à une gloire impérissable est ouverte droite et sans encombre devant lui. Il n’a qu’à écrire et publier un très petit livre. Son titre sera simple, quelques mots sans prétention : « Mon cœur mis à nu. » Mais ce petit livre doit tenir toutes ses promesses.

N’est-il pas singulier qu’avec la soif folle de notoriété qui brûle tant d’hommes s’inquiétant comme d’un fêtu de ce que l’on pensera d’eux après leur mort, on n’en trouve pas un d’assez d’audace pour écrire ce petit livre ? L’écrire, dis-je ; il y a des milliers de gens qui, le livre une fois fait, se mettraient à rire si on leur disait qu’ils n’auraient osé le publier leur vie durant, et qui ne sauraient pas concevoir pourquoi ils se seraient opposés à ce qu’il parût après leur mort. Mais l’écrire, voilà la dure difficulté ! Aucun homme n’osera jamais l’écrire ; aucun homme ne saurait l’écrire, même s’il l’osait. Le papier se recroquevillerait et se consumerait, à chaque attouchement de sa plume de feu.


LXXXI


En considérant des détails de peu d’importance, nous arrivons à négliger les généralités essentielles. C’est ainsi que M… a fait grand bruit de certaines fautes d’impression dans un livre, et a cependant épargné à son imprimeur les reproches que celui-ci méritait plutôt deux fois qu’une pour la plus grosse de toutes, celle d’avoir imprimé le livre.


LXXXII


Que peut-il y avoir de plus doux pour l’orgueil d’un homme et pour sa conscience que le sentiment qu’il se venge des injustices que ses ennemis lui ont faites, s’il leur rend simplement à eux, justice.


LXXXIII


La vox populi dont on a tant parlé, si peu à propos, est peut-être cette vox et præterea nihil que le paysan de Catulle prend pour la voix du rossignol.


LXXXIV


Jack Birkenhead, dans les œuvres de l’évêque Sprat, dit que la plus belle qualité chez un homme de grand esprit est de savoir refuser. Cette maxime doit être prise cum grano salis. Le mieux est de prévenir tout sujet à refus.


LXXXV


Non seulement j’estime qu’il est paradoxal de prêter à un homme de génie un caractère bas, mais je maintiens de plus avec assurance que le génie le plus élevé n’est que la noblesse morale la plus haute.


LXXXVI


Il est risible de voir avec quelle facilité tout système de philosophie peut être convaincu d’erreur. Mais combien n’est-il pas triste aussi de reconnaître l’impossibilité d’imaginer même, qu’aucun système particulier soit vrai !


LXXXVII


Tous ceux qui commentent Shakespeare tombent dans une erreur radicale que l’on n’a jamais relevée. C’est celle de tenter l’explication de ses personnages, de donner les motifs de leurs actions, de concilier leurs inconsistances, non pas comme s’ils étaient le produit de l’esprit humain, mais comme s’ils avaient existé réellement sur terre. Nous dissertons ainsi sur un Hamlet homme, et non pas sur un Hamlet dramatis persona, sur un Hamlet créé par Dieu, non sur un Hamlet créé par Shakespeare. Si le prince danois avait réellement existé, si le drame était un récit exact de ses faits et gestes, nous pourrions par ce récit, avec quelque peine, il est vrai, mais enfin, nous pourrions accorder les antinomies de son caractère, fixer à notre satisfaction sa vraie structure morale. Mais cette tâche devient une pure absurdité quand nous songeons que nous peinons sur une ombre. Ce ne sont pas les inconséquences de l’homme agissant que nous avons à discuter (quoique nous fassions comme s’il en était ainsi, errant de cette façon, inévitablement) mais les bizarreries, les vacillations, les énergies et les indolences se combattant, du poëte même. Il nous semble qu’il est presque miraculeux que ce point manifeste soit resté inaperçu.

Puisque nous en sommes à ce sujet, nous pouvons tout aussi bien présenter, sur l’intention que le poëte a mise dans la caractéristique d’Hamlet, une opinion peu mûrie et qui nous est propre. Shakespeare a dû savoir que l’on observe chez certaines personnes extrêmement ivres, de quelque ivresse qu’il s’agisse, le penchant presque irrésistible à feindre leur égarement plus complet qu’ils ne l’éprouvent réellement. Toute personne pensante arriverait par analogie à soupçonner que pareille chose se passe dans la folie, — ce qui est vrai et hors de doute. Shakespeare sentit qu’il en était ainsi ; il ne le pensa pas. Il arriva à le sentir par son merveilleux pouvoir d’identification, source dernière de son influence sur les hommes. Il écrivit son Hamlet comme si Hamlet c’était lui-même ; ayant d’abord conçu son héros excité jusqu’à la folie partielle par les révélations du fantôme, il sentit qu’Hamlet devrait être poussé à outrer ses divagations.


LXXXVIII


Le docteur Butler, évêque de Durham, demandait une fois au chanoine Tucker s’il pensait ou non que des communautés pouvaient de temps en temps devenir folles, d’un coup, comme des individus individuellement. Ce sujet n’est plus à débattre. Est-ce que les Abdéritains n’ont pas été saisis tous à la fois de la manie euripidienne, dans laquelle ils couraient par les rues déclamant les tragédies du poëte ? Et puis voici maintenant le paroxysme d’agitation, la clameur, que l’on fait autour de Pusey. Si l’Angleterre et l’Amérique ne sont pas folles en ce moment même, je consens à ne pas savoir que deux et deux font quatre.


LXXXIX


On ne va nullement trop loin quand on affirme que le mouvement en faveur de la tempérance est le plus important du monde. Cependant son vrai caractère n’a pas encore été reconnu ; nous voulons dire celui-ci ; que cette réforme morale tend à augmenter le bonheur de l’homme (dernier objet de toute réforme) non en multipliant ses plaisirs extérieurs, procédé équivoque et difficile, mais plus simplement et plus efficacement, en augmentant sa capacité de jouir. L’homme tempérant porte en lui, en toute circonstance, la vraie, la seule condition du bonheur.


XC


Le mouvement en faveur de la tempérance est assuré de persister si l’on recourt contre les boissons alcooliques a des arguments d’hygiène, plutôt que de morale. Persuadez que les spiritueux sont des poisons pour le corps, et il sera à peine nécessaire d’ajouter qu’ils sont la ruine de l’âme.


XCI


Quand la musique nous touche jusqu’aux larmes, larmes sans cause apparente, nous ne pleurons pas par excès de ravissement, comme le suppose Gravina, mais par excès de douleur impatiente et impétueuse, de ce que nous ne pouvons encore, simples mortels, éprouver la plénitude de ces extases surhumaines que la musique nous fait entrevoir dans un aperçu indéfini et précurseur.


XCII


Notre littérature est infestée par un essaim de petites gens qui se font une réputation réelle, simplement par la continuité et la persistance de leurs appels au public. Celui-ci ne peut un instant se débarrasser de ses parasites ni oublier leurs prétentions. Nous ne considérerons pas le travail de ces animalcules comme égal à rien ; car ils arrivent à produire, comme je l’ai dit, un effet positif, et zéro élevé à quelque puissance que ce soit, ne donnera jamais d’unités ; mais bien plutôt comme exprimé par des quantités négatives, par moins que rien ; car − par − donne +.


XCIII


Les personnes qui tentent d’aller plus loin que Carlyle, arrivent à la clarté de Plutarque, qui commence la vie de Démétrius Poliorcète en contant sa mort, et nous informe que son héros ne pouvait être aussi grand que son père, par la simple raison que celui-ci, après tout, n’était que son oncle.


XCIV


Il est malaisé de se représenter quel a dû être l’état morbide de l’intelligence et du goût allemands, quand un livre, comme les Souffrances de Werther était non seulement toléré, mais admiré et applaudi d’enthousiasme. Cette approbation était évidemment de bonne foi en Allemagne ; chez nous et en Angleterre, elle est la quintessence de l’affection. Et cependant nous avons fait de notre mieux, comme si nous y étions liés d’honneur, pour nous monter au diapason de folie de l’œuvre de Goethe.


XCV


En considérant le monde tel qu’il est, nous trouverons folie de nier que la vilénie est une voie de succès plus sûre que la vertu. Quand l’Écriture parle du « levain de l’iniquité », elle entend le levain qui fait monter les hommes.


XCVI


Il est étonnant de voir combien les œuvres d’imagination se bonifient, comme les vins, en passant l’océan. Nous avons eu l’honneur d’être pillé sans merci en Europe. Mais comme nos nouvelles gagnaient à ces procédés, du moins dans l’estime de nos compatriotes, nous n’avons pas réclamé. Nous avons écrit œuvre sur œuvre qui n’ont attiré l’attention publique, que quand les Miscellanea de Bentley, ou le Charivari de Paris les eurent publiées comme de leur crû. La Boston Nation nous avait repris vigoureusement d’avoir fait La Chute de la maison Usher. Peu après Bentley s’empara de cette nouvelle et la donna sans signature, comme inédite. Là dessus, la Nation ayant oublié que nous en étions l’auteur, non seulement la loua ad nauseam, mais la reproduisit, in toto.


XCVII


Les journalistes me paraissent constitués comme les Dieux du Walhalla, qui se coupaient en pièces tous les jours, et se relevaient en parfaite santé tous les matins.


XCVIII


Les bourses effroyablement longues, autant que des concombres géants, mises dernièrement à la mode par nos élégantes, ne nous viennent pas de Paris, comme on le croit généralement. C’est un produit tout à fait indigène. Le fait est qu’un porte-monnaie pareil serait étrange à Paris, où les femmes ne tiennent dans leur poche que leur argent. Au contraire la bourse d’une dame américaine doit être fort grande ; il faut qu’elle puisse y mettre avec son argent, son âme.


XCIX


« Con tal que los costumbres de un autor sean puras y castas, dit le catholique Don Tomas de las Torres, dans la préface de ses poèmes critiques, importa muy poco que no sean igualmente severas sus obras. » « Pourvu qu’un auteur soit honnête, il ne tire pas à conséquence que ses livres ne le soient pas. »

Don Tomas se trouve sans doute encore dans le purgatoire à expier ses idées subversives. Beaucoup de théologiens et de dévots modernes, afin de marquer plus fort leur aversion pour de pareilles maximes, s’efforcent de suivre une ligne de conduite diamétralement inverse.


C


Les enfants ne sont jamais trop délicats pour être fouettés ; comme les beefsteaks, plus on les bat, plus ils deviennent tendres.


CI


Quand Lucien décrivit sa statue « à surface de marbre penthélique et pleine au dedans de haillons souillés », il devait avoir quelque vue prophétique de nos grandes institutions financières.


CII


On sait que les poètes (le mot étant pris dans son sens le plus étendu et comprenant tous les artistes), sont un genus irritabile ; mais la raison de ce tempérament semble généralement ignorée.

Un artiste n’est tel que par son sens exquis de la beauté, source pour lui de jouissances infinies, mais qui implique le sens tout aussi exquis du laid, de la disproportion. Ainsi un tort, une injustice faite à un poète digne de ce nom, l’excite à un degré qui semble étrange aux esprits ordinaires. Les poètes ne voient jamais l’injustice elle n’est pas, mais là où les prosaïques ne peuvent l’apercevoir. L’irritabilité poétique n’est donc pas de l’humeur dans le sens vulgaire de ce mot, mais simplement une perception plus vive de l’injustice, qui vient de ce que le poète sent fortement le droit, le juste, la proportion, en un mot le Καλάυ. Il me paraît clair que l’homme qui n’est pas irritable au jugement du vulgaire, n’est pas un poète.


CIII


Qu’un homme réussisse à posséder le génie le plus évident, le plus démontrable en différents genres, l’envie des critiques et la voix populaire s’accorderont à lui refuser plus que du talent dans aucun.

Un poète qui a parfait un grand poème, (j’entends par là un poème qui émeut), doit prendre garde de ne se distinguer dans aucun autre ressort de la littérature. Surtout qu’il ne s’occupe point de science, à moins que ce ne soit sous un anonyme, ou qu’il n’ait le dessein d’attendre patiemment le verdict de la postérité. Comme jamais auparavant on n’a connu de génies universels ou même versatiles, c’est donc, pense le monde, qu’il ne pourra jamais en naître. — Des raisons de ce genre ont cours parmi le commun.

Or, que nous enseigne l’analyse des forces mentales ? C’est que le génie le plus haut, le génie que tous les hommes reconnaissent à l’instant, qui s’impose aux individus et aux masses par une sorte de magnétisme incompréhensible, mais irrésistible et irrésisté, le génie qui se révèle par le geste le plus simple, par rien, qui parle sans voix, qui brille dans les yeux avant qu’ils ne regardent, résulte d’une puissance mentale également répartie, disposée en un état de proportion absolue, de façon qu’aucune faculté n’ait de prédominance illégitime. Le génie factice, le génie dans le sens populaire, qui n’est que la prédominance anormale d’une des facultés sur toutes les autres, provient d’une maladie ou d’une déformation organique du cerveau.

Non seulement un génie de cette dernière sorte échouera, s’il est détourné du chemin que lui trace sa faculté maîtresse, mais même quand il le poursuit, quand il entreprend les œuvres où il devrait réussir, il décèle, sans qu’on puisse s’y tromper, les défectuosités générales de sa constitution.

De là vient cette pensée juste que :

Un grand esprit tient de près à la folie.

Je dis que cette pensée est juste, car le poëte y entend précisément le faux génie dont j’ai parlé. Le vrai est sinon universel dans ses manifestations, du moins capable d’universalité, et si, tentant toutes choses, il réussit dans l’une mieux que dans l’autre, c’est simplement par l’inclination où le conduit son goût. À zèle égal, il excellerait également. En somme et pour nous résumer sur cette question très simple, mais beaucoup débattue :

Ce que l’on nomme communément génie, est un état maladif provenant de la prédominance de l’une des facultés sur les autres. Les œuvres de génies pareils ne sont jamais parfaites et trahissent l’atrophie partielle du cerveau.

La proportion des facultés mentales, quand leur puissance n’est pas extrême, donne ce que nous appelons le talent ; celui-ci est plus grand ou moindre, selon que les capacités mentales sont plus ou moins considérables, et selon que la proportion entre elles est plus ou moins parfaite.

Cette proportion des facultés, accompagnée de capacités extrêmes, est le vrai génie, qui, à cause de l’harmonie et de la simplicité de ses œuvres, est rarement reconnu comme tel ; ce génie est plus grand ou moindre, premièrement, selon que sa capacité intellectuelle est plus ou moins vaste, et secondement, selon que la proportion entre les facultés est plus ou moins parfaite.

On m’objectera que la plus grande mesure de puissance intellectuelle ne répond à notre conception du génie, que si nous y ajoutons la sensibilité, la passion, l’énergie. Je réponds que l’équilibre entre capacités extrêmes produit cet amour du beau et cette horreur du laid que nous nommons sensibilité, ainsi que l’intense vitalité, cause de l’énergie et de la passion.


CIV


Il n’est nullement prouvé que l’esprit révolutionnaire en Europe soit un esprit qui « s’il remue ne se meut que d’une pièce. » En Grande Bretagne, on peut le contenir pendant un demi siècle, en mettant, à la tête des affaires, un homme de quelque expérience médicale. Celui-ci n’a qu’à tenir son index sur le pouls de son patient, et à prescrire du Panem à petites doses et autant de Circenses que l’estomac peut en supporter.


CV


Le monde est infesté en ce moment par une nouvelle secte de philosophes qui n’ont pas encore conscience de leur cohésion et qui, par conséquent, ne se sont pas encore accordés sur le nom qui leur convient. Ce sont les fanatiques de toute vieillerie. Leur grand-prêtre dans l’Est est Charles Fourier, dans l’Ouest, Horace Greely, et ce ne sont pas là des grands-prêtres pour rire. Le trait commun de la secte est la crédulité ; appelons cela de l’insanité, et n’en parlons plus. Priez qui que ce soit d’entre eux de vous dire pourquoi il admet ceci ou cela, et, si c’est un homme consciencieux (les sots le sont habituellement), il vous fera à peu près la même réponse que Talleyrand, quand on lui demandait pourquoi il croyait à la bible. « J’y crois, disait-il, d’abord parce que je suis évêque d’Autun, et secondement parce que je n’y connais rien. » — Ce que ces philosophes appellent des arguments, est une façon à eux de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas.


CVI


Sans le dégoût que l’injustice ne manque jamais d’exciter, même dans les esprits les plus pervers, les roueries malignes des critiques seraient souvent fort amusantes. Un de leurs tours communs est celui de décrier implicitement les mérites supérieurs d’un écrivain, en insistant sur ses qualités moindres. Macaulay par exemple qui a senti combien l’intelligence critique gagne à se préoccuper soigneusement des formes du langage, son moyen d’expression, est devenu peu à peu le plus grand des rhéteurs modernes. Ses confrères de revue, anonymes comme de juste et risquant fort de le demeurer, parleront de la profondeur de Carlyle, de l’analyse de Schlegel, et du style de Macaulay.

Bancroft est un historien philosophe ; mais aucune philosophie ne lui a appris à négliger l’exactitude minutieuse dans les faits. Aussitôt ses collègues en histoire loueront la grâce de Prescott, l’érudition de Gibbon et l’exactitude laborieuse de Bancroft.

Tennyson s’étant aperçu combien une certaine recherche introduite à propos, relève à l’occasion les effets descriptifs, se sert quelquefois de cette recherche pour composer ses paysages les plus splendides et les plus délicats. Là dessus, ses frères en poésie se hâtent de porter aux nues l’imagination de M. Quelqu’un (auquel personne n’en accordait,) et de relever la recherche quelque peu affectée de Tennyson.

Que le plus grand poëte ajoute, s’il l’ose, à ses autres excellences, une versification parfaite et le respect scrupuleux de la grammaire. Il est perdu du coup. Ses rivaux le tiennent en leurs mains. Il dépend d’eux de répéter sur tous les tons qu’A est le vrai poëte, tandis que B n’est qu’un versificateur, disciple de Lindley Murray.


CVII


Une cause assurément produit un effet. Mais en morale il est tout aussi certain qu’une répétition d’effets tend à produire une cause. C’est là le principe de ce que nous appelons si vaguement l’habitude.


CVIII


Je commence à penser avec Horsley que le peuple n’a rien à voir dans les lois, sinon pour leur obéir.



FIN

  1. Mémoires et lettres de Madame Malibran, par la comtesse de Merlin.
  2. Le Corbeau : Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés.
  3. Le Corbeau : Me remplissait, me pénétrait de terreurs fantastiques inconnues par moi jusqu’à ce jour. Trad. Baudelaire.