Contes et romans populaires/L’illustre docteur Mathéus

Myrtille  ►

ILLUSTRATIONS DE THÉOPHILE SCHULER.

L’ILLUSTRE

DOCTEUR MATHÉUS

par


ERCKMANN-CHATRIAN



Mathéus transporté d’enthousiasme…

I


Dans la petite bourgade forestière du Graufthal, sur la limite des Vosges et de l’Alsace, vivait, il y a quelques années, un de ces respectables médecins campagnards qui portent encore la perruque, le grand habit carré, la culotte courte et les souliers à boucles d’argent.

Ce digne homme s’appelait Frantz Mathéus ; il tenait de ses ancêtres la plus vieille maison du hameau, un verger, quelques terres de labour sur la montagne, quelques arpents de prairies dans la vallée, et si vous ajoutez à ce modeste patrimoine les œufs, le lait, le fromage, de temps en temps une poule maigre que les braves paysans apportent à monsieur le docteur, par grande reconnaissance, vous aurez tout le revenu de maître Frantz ; il suffisait à son entretien, à celui de sa vieille servante Martha et de son cheval Bruno.

Maître Frantz était le type curieux des anciens doctores medicinæ, theologiæ ou philosophiæ de la bonne école allemande ; sa figure exprimait la plus douce quiétude, la plus parfaite bonhomie ; sa passion dominante était la métaphysique. Le plaisir que vous auriez, je suppose, à relire Candide ou le Voyage sentimental, il l’éprouvait à méditer le Tractatus theologico-politicus de Baruch Spinosa, ou la Monadologie de Leibnitz. Il faisait aussi des expériences de physique et de chimie pour se distraire.

Ayant mis un jour de la farine de seigle ergoté dans une bouteille d’eau, il s’aperçut, au bout d’un ou deux mois, que son seigle avait fait naître de petites anguilles, les quelles en produisirent bientôt une foule d’autres. Mathéus, transporté d’enthousiasme à cette découverte, en conclut aussitôt que, si l’on pouvait faire des anguilles avec de la farine de seigle, on pourrait faire des hommes avec de la farine de froment. Mais, après y avoir mieux réfléchi, le savant docteur pensa que cette transformation devait s’opérer lentement, progressivement : que du seigle naissaient des anguilles, des anguilles d’autres poissons de toute espèce, de ces poissons des reptiles, des quadrupèdes, des oiseaux ; ainsi de suite, jusqu’à l’homme inclusivement, le tout en vertu de la loi du progrès. Il appela cette progression l’échelle des êtres. Et comme maître Frantz avait étudié le grec, le latin et plusieurs autres langues, il se mit à composer un magnifique ouvrage en seize volumes, intitulé : Palingénésie psycologico-anthropo-zoologique, expliquant la création spontanée, la transformation des corps et la pérégrination des âmes ; alléguant Brahma, Vichnou, Siva, Isis et Osiris, Thalès de Milet, Héraclite, Démocrite, enfin tous les philosophes cosmologiques, tant anciens que modernes.

Il envoya quelques exemplaires de cet ouvrage aux universités d’Allemagne, et ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que bon nombre de philosophes adoptèrent son système ; on lui conféra les titres de membre correspondant de l’institut chirurgical de Prague, de la Société royale des sciences de Gœttingue et de conseiller vétérinaire des haras de Wurtzbourg.

Mathéus, encouragé par ces illustres suffrages, résolut alors de faire une seconde édition de sa Palingénisie, enrichie de notes hébraïques et syriaques pour en élucider le texte.

Mais sa vieille servante, femme de grand sens, lui représenta que cette glorieuse entreprise lui coûtait déjà la moitié de son bien, et qu’il serait forcé de vendre sa maison, son verger et ses prairies pour faire imprimer les notes syriaques ; elle le supplia de songer un peu plus aux choses terrestres et de modérer son ardeur anthropo-zoologique.

Ces considérations judicieuses contrarièrent beaucoup maître Frantz, mais il ne put se dissimuler que la bonne femme avait raison ; il exhala de profonds soupirs, et renferma dans son cœur ses aspirations vers la gloire.

Or tout cela s’était passé depuis longtemps ; Mathéus avait repris le cours de sa vie habituelle : il montait à cheval de grand matin, pour aller visiter ses malades ; il rentrait tard, harassé de fatigue ; le soir, au lieu de s’enfermer dans sa bibliothèque, il descendait au jardin pour émonder sa treille, écheniller ses arbres, sarcler ses laitues ; après le souper, arrivaient Jean-Claude Wachtmann le maître d’école, Christian le garde-champétre, et quelques commères du voisinage avec leurs rouets. On s’asseyait autour de la table, on causait de la pluie et du beau temps, Mathéus s’entretenait de bob malades, puis on allait tranquillement se coucher à la nuit close, pour recommencer le lendemain.

Ainsi se passaient les jours, les mois et les années. Mais cette existence paisible ne pouvait consoler maître Frantz d’avoir manqué sa vocation ; souvent, dans ses courses lointaines, seul au milieu des bois, il se reprochait son Inaction funeste : « Frantz, se disait-il, ta place n’est point au Graufthal ; tous ceux que l’Être des êtres a rendus dépositaires des trésors de la science se doivent à l’humanité… Que répondras-tu, Frantz, à ce grand Être, quand l’heure de rendre tes comptes sera venue et qu’il te dira d’une voix foudroyante : « Frantz Mathéus, je t’avais doué de la plus magnifique intelligence, je t’avais dévoilé les choses divines et humaines, je t’avais destiné, dès l’origine des siècles, à répandre les lumières de la saine philosophie… Où sont tes œuvres ? En vain voudrais-tu t’excuser sur la nécessité de soigner tes malades ; ces devoirs vulgaires n’étaient pas faits pour toi ; d’autres les auraient remplis à ta place… Va, Frantz, va, tu n’étais pas digne de la confiance que je t’avais accordée, je te condamne à redescendre dans l’échelle des êtres ! »

Quelquefois même le bonhomme s’éveillait au milieu de la nuit, en s’écriant :

« Frantz ! Frantz ! tu es bien coupable ! »

Sa vieille servante accourait tout effarée :

« Que se passe-t-il donc, mon Dieu !

— Ce n’est rien, ce n’est rien, répondait Mathéus ; je viens de faire un mauvais rêve. »

Cet état moral de l’illustre docteur ne pouvait durer toujours ; la compression de ses tendances métaphysiques était trop forte.

Un soir qu’il rentrait au village en suivant les bords de la Zinsel, il rencontra un de ces colporteurs de bibles et d’almanachs qui pénètrent jusque dans la haute montagne pour débiter leur marchandise.

Maître Frantz n’avait jamais perdu le goût des bouquins ; il mit pied à terre et s’informa des livres que vendait le colporteur.

Par le plus grand des hasards, celui-ci possédait un exemplaire de l’Anthropo-zoologie, dont il n’avait pu se défaire depuis quinze ans, et voyant Mathéus considérer cet ouvrage avec un amour tout paternel, il ne manqua point de lui dire qu’on ne vendait que cela, que tout le monde voulait lire ce livre, qu’on n’en faisait plus, et qu’il devenait tous les jours plus rare, à force d’être demandé.

Le cœur de maître Frantz battait avec force, sa main tremblait.

« Ô grand Démiourgos ! grand Démiourgos ! murmurait-il, c’est ici que je reconnais ta sagesse infinie : par la bouche des simples, tu rappelles les sages à leurs devoirs ! »

En rentrant au Graufthal, maître Frantz était dans une agitation extrême ; il allait et venait au hasard, une foule d’idées incohérentes se pressaient dans son esprit : Irait-il siéger à Gœttingue ? irait-il à Prague ? Ferait-il réimprimer la Palingénésie avec de nouvelles notes ? ou bien apostropherait-il le siècle sur son indifférence en matière anthropo-zoologique ?

Tout cela le tourmentait, l’émouvait ; mais ces moyens lui paraissaient trop longs, et son impatience n’admettant plus de retard, il résolut de suivre l’exemple des anciens prophètes et d’aller lui — même prêcher sa doctrine dans l’univers.


II


Lorsque Frantz Mathéus eut pris la généreuse résolution d’éclairer le monde de ses lumières, un calme étrange, indéfinissable descendit au fond de son âme.

C’était la veille de la Saint-Boniface, vers six heures du soir ; un soleil splendide illuminait le vallon du Graufthal et découpait sur le ciel limpide les flèches immobiles des hauts sapins.

Le bonhomme était assis dans l’antique fauteuil de ses pères, près de la petite fenêtre à vitraux de plomb ; ses regards parcouraient le hameau silencieux et s’étendaient autour des montagnes vaporeuses.

Les campagnards fauchaient l’herbe sur la lisière ombreuse des forêts ; les femmes et la vieille Martha elle-même, années de leurs râteaux, retournaient le foin en chantant les vieux airs du pays.

La Zinsel murmurait doucement dans son lit de roseaux ; un vague bourdonnement remplissait l’air ; de longues files de canards remontaient le cours de la rivière et jetaient parfois leurs cris nasillards à travers l’espace ; les poules dormaient à l’ombre des murs, aux bâtons des charrettes, parmi les herses, les charrues et les attirails du labour ; quelques enfants joufflus se traînaient et jouaient sur le seuil des chaumières, et les chiens de garde, le museau entre les pattes, cédaient eux-mêmes à l’ardeur accablante du jour.

Ce spectacle si calme émut insensiblement le cœur de Mathéus ; des larmes silencieuses mouillèrent ses joues vénérables ; il prit sa tête déjà grisonnante entre ses mains, et les coudes au bord de la fenêtre, il se mit à sangloter comme un enfant.

Une foule de souvenirs attendrissants se présentaient à sa mémoire : cette demeure rustique, asile de son père ; ce petit jardin, dont il avait cultivé les arbres et semé les moindres plantes ; ces vieux meubles de chêne, brunis par le temps, tout lui rappelait son bonheur paisible, ses habitudes, ses amis, son enfance, et l’on eût dit que chacun de ces objets inanimés prenait une voix touchante pour le supplier de ne pas les quitter, pour lui reprocher son ingratitude et le plaindre d’avance de son isolement dans le monde.

Et le cœur de Frantz Mathéus était l’écho de toutes ces voix, et de nouvelles larmes, à chaque souvenir, débordaient plus abondantes de ses yeux.

Puis, quand il venait à penser à ce pauvre hameau dont il était en quelque sorte l’unique providence ; quand il regardait à travers ses pleurs chacune de ces petites portes où il s’était arrêté tant de fois pour donner des consolations, pour distribuer des secours et soulager les souffrances humaines ; quand il se rappelait toutes les mains qui avaient pressé les siennes, tous les regards d’affection et d’amour qui l’avaient béni, alors il restait comme accablé sous le poids de sa résolution et n’osait songer à l’heure du départ.

« Que dira Christian Schmitt, pensait-il, lui dont j’ai sauvé la femme d’une maladie cruelle, et qui ne sait comment me témoigner sa reconnaissance ? Que dira Jacob Zimmer, que j’ai préservé de la ruine, lorsqu’il n’avait plus un pauvre liard pour faire rebâtir sa grange ? Que dira la vieille Martha, elle qui me soigne comme une tendre mère, qui m’apporte tous les matins mon café à la crème, qui raccommode mes culottes et mes bas, et qui ne peut se coucher qu’après m’avoir bien couvert et tiré le bonnet de coton sur les deux oreilles ? Pauvre Martha ! pauvre, pauvre bonne vieille Martha ! encore hier elle me tricotait des chaussettes bien chaudes, et mettait à part la douzaine de chemises neuves qu’elle a filées pour moi de ses propres mains ! Et que dira Georges Brenner, qui m’amenait, il y a quinze jours, du bois pour l’hiver prochain, par affection, le brave homme, car il ne voulut rien recevoir ! Oui ! que dira Georges Brenner en apprenant que son bois sera brûlé par un autre ? Il se fâchera, c’est un homme de la race canine, qui n’entend pas raison et qui ne me laissera jamais partir. »

Telles étaient les réflexions de Frantz Mathéus, et si sa résolution n’avait pas été ferme, inébranlable, tant d’obstacles auraient abattu son courage.

Mais à mesure que le soleil s’inclinait vers le Falberg et que la fraîcheur de la nuit s’étendait dans la vallée, il sentit le calme et la sérénité renaître dans son âme ; ses yeux se levèrent au ciel avec amour, les derniers rayons du crépuscule illuminèrent son front inspiré ; on eût dit qu’il priait en silence : Frantz Mathéus rêvait aux conséquences incalculables de son système pour le bonheur des races futures, et l’arrivée de Martha put seule interrompre le cours de ses méditations sublimes.

Il entendit sa vieille servante entrer dans la cuisine, déposer son râteau dans le coin de la porte et prendre la vaisselle pour faire les apprêts du souper.

Ces bruits familiers à son oreille, les pas de Martha qu’il aurait reconnus entre mille, les rumeurs du hameau, le chant des faneuses et des faucheurs qui rentraient joyeusement chez eux, les petites fenêtres qui s’éclairaient une à une, tout cela émut encore le bonhomme : il n’osait bouger de son siège ; les mains jointes, la tête inclinée, il recueillait avec attendrissement ces bruits confus : « Écoute ces voix amies, se disait-il, car peut-être tu ne les entendras plus jamais ! jamais !… »

Tout à coup Martha ouvrit la porte ; elle ne pouvait voir son maître et demanda :

« Êtes-vous là, monsieur le docteur ?

— Oui, Martha, je suis là, répondit Mathéus d’une voix tremblante.

— Mon Dieu, Monsieur, comment pouvez-vous ainsi rester dans l’obscurité ? Je cours chercher de la lumière.

— C’est inutile, j’aime mieux te parler ainsi… J’aime mieux te dire… Viens… Écoute-moi ! »

Mathéus ne put articuler un mot de plus, son cœur battait avec force ; il pensait : « Si je voyais sa figure quand je lui dirai… ce que je dois lui dire… ça me ferait trop de peine »

Martha sentit à l’accent du docteur qu’elle allait apprendre quelque funeste nouvelle, ses genoux fléchirent.

« Monsieur le docteur, dit-elle, qu’avez-vous ? votre voix tremble !

— Ce n’est rien… ce n’est rien, ma bonne, ma chère Martha… ce n’est rien… Assieds-toi là… près de moi ; il faut que je te dise… »

Mais les paroles expirèrent de nouveau sur ses lèvres.

Après quelques instants de silence, il reprit :

« Tu ne m’en voudras pas… il ne faudra pas m’en vouloir. »

La vieille servante, dans une grande anxiété, courut chercher la lampe ; lorsqu’elle rentra, elle vit Mathéus pâle comme la mort.

« Monsieur, s’écria-t-elle, vous êtes malade, vous souffrez, je le vois bien. »

Mais l’illustre docteur avait eu le temps de recueillir ses pensées ; une idée lumineuse venait de frapper son esprit : « Si je parviens à convaincre Martha, tout ira bien, et cela prouvera clairement que l’humanité entière ne saurait résister à l’éloquence de Frantz Mathéus. »

Plein de cette conviction, il se leva.

« Martha, dit-il, regarde-moi bien en face.

— Monsieur le docteur, répondit la vieille servante stupéfaite, je vous regarde.

— Eh bien, tu as devant les yeux Frantz Mathéus, docteur en médecine de la faculté de Strasbourg, membre correspondant de l’Institut chirurgical de Prague et de la Société royale des sciences de Gœttingue, conseiller vétérinaire des haras de Wurtzbourg, et jadis, par un concours de circonstances vraiment effrayantes, chirurgien-major de la bande de Schinderhannes. »

Ici le docteur fit une pause, afin de laisser à Martha le temps d’apprécier toute la magnificence de ses titres ; puis il continua :

« Frantz Mathéus, seul inventeur de la fameuse doctrine psycologico-anthropo-zoologique, laquelle a remué le monde, consterné l’ignorance, exaspéré l’envie et frappé d’admiration l’univers ! Frantz Mathéus, dépositaire des destinées de l’humanité et de la philosophie cosmologique, fondée sur les trois règnes de la nature : végétal, animal, humain ! Frantz Mathéus, qui depuis quinze ans languit dans un lâche repos, et dont la conscience indignée lui reproche chaque jour d’abandonner au hasard des systèmes, aux sophismes des écoles, à l’influence désastreuse des préjugés l’avenir du genre humain ! »

Martha tremblait de tous ses membres, jamais elle n’avait vu son maître dans un tel état d’enthousiasme.

De son côté, l’illustre philosophe découvrait avec satisfaction la stupeur de sa servante.

Il poursuivit donc avec un redoublement d’éloquence :

« Jusqu’à quand, Mathéus, assumeras-tu sur ta tête cette effrayante responsabilité ? Jusqu’à quand oublieras-tu la mission sublime que t’impose le génie ? N’entends-tu pas les voix qui t’appellent ? Ne sais-tu pas que, pour monter l’échelle des êtres, il faut souffrir, et que souffrir c’est mériter ? L’ignorance, le sophisme s’élèvent en vain contre toi ! Marche, marche, Frantz Mathéus, sème sur ton passage les germes bienfaisants de l’anthropo-zoologie, et ta gloire, immortelle comme la vérité, grandira de siècle en siècle, abritant de son feuillage toujours vert les générations futures ! C’est pourquoi, Martha, dès ce soir tu vas préparer ma valise ; tu diras à Nickel, le cordonnier, de raccommoder la selle de Bruno ; tu donneras un double picotin d’avoine à la pauvre bête, et je partirai demain avant l’aube du jour, pour aller prêcher ma doctrine dans l’univers. »

À cette conclusion Martha faillit tomber à la renverse ; elle crut que son maître avait perdu la tête.

« Quoi ! monsieur le docteur, balbutia-t-elle, vous voulez nous quitter, nous abandonner ? Oh non ! ce n’est pas possible… vous si bon ! vous qui n’avez que des amis dans le village ! vous n’y pensez pas !

— Il le faut, répondit stoïquement Mathéus ; il le faut, c’est mon devoir ! »

Martha ne dit plus rien et parut se résigner ; comme d’habitude elle mit la nappe, arrangea le couvert et servit le souper du docteur. Ce jour-là, c’était une poule au riz et des noisettes pour dessert : Frantz Mathéus, de la famille des rongeurs, aimait beaucoup les noisettes. Sa servante multipliait autour de lui tous les genres de séduction : elle découpait elle-même la volaille et lui présentait les morceaux les plus délicats ; elle remplissait son verre jusqu’au bord, et le regardait d’un œil mélancolique, comme pour le plaindre.

Quand le repas fut terminé, elle conduisit Mathéus jusque dans sa petite chambre à coucher, elle découvrit elle-même son lit, et s’assura que le bonnet de coton se trouvait sous l’oreiller.

Tout cela était blanc, propre, bien arrangé ; la cuvette de porcelaine sur la commode, la carafe d’eau fraîche dans la cuvette, la petite glace étincelante entre les deux fenêtres, la bibliothèque renfermant l’Anthropo-zoologie en seize volumes, les auteurs latins et quelques livres de médecine soigneusement époussetés ; partout il fallait reconnaître les soins attentifs de la vigilante ménagère.

Après s’être convaincue que tout était à sa place, Martha ouvrit la porte et souhaita le bonsoir à son maître d’une voix si touchante, que l’illustre philosophe se sentit navré jusqu’au fond de l’âme. Il aurait voulu sauter au cou de l’excellente femme et lui dire : « Martha, ma bonne Martha, tu ne saurais croire combien Frantz Mathéus admire ton courage et ta résignation ; il te prédit les plus hautes destinées futures ! » Voilà ce qu’il aurait voulu lui dire ; mais la crainte d’une scène trop pathétique calma son émotion profonde ; il se contenta de lui recommander de nouveau, avec douceur, de donner un double picotin à Bruno et de venir l’éveiller à la pointe du jour.

La bonne femme s’éloigna lentement, et l’illustre docteur Mathéus, heureux de ce premier triomphe, se coucha dans son lit de plume.

Longtemps il ne put fermer l’œil ; il récapitulait tous les événements de ce jour mémorable et les conséquences sublimes du système anthropo-zoologique ; les images, les invocations, les prosopopées s’enchaînaient les unes aux autres dans son esprit lumineux, jusqu’à ce qu’enfin ses paupières s’appesantirent et qu’il s’endormit profondément.


III


Les pâles rayons du crépuscule éclairaient à peine le petit hameau du Graufthal, lorsque Frantz Mathéus ouvrit les yeux à la lumière. Le coq rouge de Christina Bauer, sa voisine venait de l’éveiller par son cri matinal, au moment où Socrate et Pythagore lui posaient sur la tête des couronnes immortelles.

Cet heureux présage le mit aussitôt de bonne humeur ; il tira sa culotte et ouvrit sa fenêtre pour respirer le grand air. Mais jugez de sa surprise, quand il découvrit à quelques pas du seuil Jean-Claude Wachtmann, le maître d’école, qui se promenait de long en large un papier à la main, et qui faisait des gestes vraiment extraordinaires !

Ce qui redoubla l’étonnement du docteur, ce fut de voir que Jean-Claude avait revêtu son grand habit des dimanches, et qu’il portait son immense tricorne et ses souliers à boucles d’argent.

« Maître Claude, lui dit-il, que faites-vous donc là de si grand matin ?

— Je lis, répondit gravement le maître d’école sans s’émouvoir, je lis un morceau d’éloquence composé par moi-même, quelque chose qui attendrirait un cœur de rocher ! »

Le geste, l’attitude et le regard imposant de Jean-Claude portèrent le trouble dans l’âme de Frantz Mathéus ; il se prit à concevoir de vagues inquiétudes.

« Monsieur Claude, dit-il d’une voix émue, je n’ignore pas vos talents et vos belles connaissances, auriez-vous la bonté de me faire voir ce discours ?

— Vous l’entendrez, monsieur le docteur, vous l’entendrez quand tous les autres seront réunis, répondit Claude Wachtmann en mettant son papier dans la grande poche de son habit noir ; c’est devant tout le monde que je veux lire cette œuvre remarquable, fruit de mes études et de ma profonde douleur. »

Le maître d’école avait un regard auguste en prononçant ces paroles, et Frantz Mathéus se sentit pâlir :

« Martha ! Martha ! murmura-t-il, qu’as-tu fait ? Non contente d’ébranler mon courage par tes larmes, tu profites encore de mon repos pour soulever le village contre moi ! »

Hélas ! l’illustre docteur Mathéus ne se trompait pas ; sa perfide servante avait donné l’éveil, et le bruit de son départ s’était répandu dans tout le pays.

Georges Brenner le bûcheron ne tarda point à paraître ; il lança un coup d’œil farouche vers la maison du docteur, et vint s’asseoir sur le banc de pierre près de la porte ; puis arriva Christian le batteur en grange, dont tous les traits exprimaient la désolation ; puis Katel Schmitt la sœur du meunier ; puis tout le hameau, femmes, enfants, vieillards, comme pour un enterrement.

Mathéus, caché derrière ses vitres, frissonnait en voyant grossir l’orage ; d’abord il eut l’idée de confondre cette foule ignorante, entièrement dépourvue des plus simples notions sur les trois règnes de la nature, de la faire rougir elle-même de son égoïsme, en lui démontrant d’une manière évidente que Frantz Mathéus se devait à l’univers, que ce génie sublime ne pouvait s’ensevelir au Graufthal sans commettre un crime épouvantable envers le genre humain ; mais ensuite sa prudence naturelle lui fit concevoir un projet moins grandiose, quoique légitime et rempli de finesse : il résolut d’entrer tout doucement dans la cuisine, de la cuisine dans la grange, de seller Bruno et de se sauver par la porte de derrière.

Ce dessein ingénieux fit sourire le bonhomme, il se représenta la stupéfaction de maître Claude croyant surprendre le lièvre au gîte, tandis qu’il serait déjà bien loin à chevaucher sur la montagne.

Aussitôt il mit ses bas de laine tout neufs, sa grande capote brune, ses grosses bottes de fatigue, garnies d’éperons comme des roues d’horloge ; il se coiffa de son feutre à larges bords, qui lui donnait un air respectable, et ouvrit sa porte avec une prudence merveilleuse… Mais en traversant la cuisine il se rappela fort heureusement l’Anthropo-zoologie, et revint à la hâte en mettre le répertoire dans sa poche.

L’illustre docteur regrettait de ne pouvoir emporter les seize volumes in-quarto, mais il en possédait tous les développements dans sa tête, ainsi que les notes, les corollaires, les renvois et une foule d’observations inédites et curieuses, résultant de ses nouvelles études.

Enfin, après un dernier regard d’adieu à sa chère bibliothèque, il se glissa tout tremblant dans l’écurie, comme un malheureux captif qui s’échappe de la main des infidèles.

Le grand jour y pénétrait déjà par les vitres ternes d’une lucarne, et la vue de Bruno ranima son courage.

Bruno était un vigoureux roussin à l’encolure massive, large du poitrail, court, épais, trapu, solide des jarrets, en un mot le digne et robuste soutien du médecin campagnard.

Chacun devait se dire, en voyant passer Mathéus sur Bruno : « Voilà bien la meilleure bête et le plus grand philosophe du pays. »

Frantz Mathéus reconnut à sa panse luisante et bien arrondie qu’il avait mangé ses deux picotins d’avoine ; c’est pourquoi, sans dissertation aucune, il lui passa la bride, lui mit sa grande selle de cuir, enfonça dans l’une des fontes l’exemplaire de son répertoire ; puis, avec une précipitation qui prouvait son grand désir d’échapper à l’éloquence de Claude Wachtmann, il conduisit le cheval dans la grange, leva la barre et ouvrit la porte à deux battants.

Mais on ne saurait s’imaginer la colère et l’exaspération du docteur, lorsqu’il vit autour de la porte tout le village réuni, Jean-Claude Wachtmann en tête, Hubert le forgeron à sa droite, et Christina Bauer à sa gauche. Une rougeur subite empourpra sa figure vénérable, et ses yeux, d’habitude calmes et méditatifs, lancèrent les éclairs d’une noble indignation.

Il se mit brusquement en selle et s’écria :

« Faites place ! »

Mais la foule ne bougea point, et maître Frantz crut même apercevoir un sourire moqueur sur toutes les lèvres, comme pour le défier de sortir.

« Allons, mes amis, faites-moi donc place, reprit-il d’un ton moins décidé ; je vais voir mes malades dans la montagne. »

Ce mensonge, contraire à son système, lui coûta beaucoup ; et pourtant les paysans, qui connaissaient toute sa bonté, n’en tinrent aucun compte.

« Nous savons tout, s’écria la grosse Catherine en feignant de verser des larmes dans son tablier, nous savons tout ! Martha nous a tout dit : vous voulez quitter le village. »

Mathéus allait répondre, quand Jean-Claude Wachtmann, d’un seul geste, imposa silence à tout le monde ; puis il vint s’établir en face du docteur pour l’accabler de ses regards, tira majestueusement ses lunettes de leur étui, les enfourcha sur son grand nez, déploya son papier d’un air grave, promena de nouveau ses regards sur la foule, pour lui commander l’attention, et se mit enfin à lire le chef-d’œuvre suivant, d’un accent solennel, en s’arrêtant aux points et aux virgules et en gesticulant comme un véritable prédicateur :

« Quand le grand Antiochus, empereur de Ninive et de Babylone, forma le dessein ambitieux de sortir de son royaume, pour aller faire la conquête des cinq parties du monde, dans le but coupable de se couvrir de lauriers, son ami Cinéas lui dit : « Grand Antiochus, illustre rejeton de tant de rois, empereur de Babylone, de Ninive et de la Mésopotamie, terre située entre le Tigre et l’Euphrate ; guerrier magnanime et invincible, daignez prêter l’oreille aux paroles touchantes de votre ami Cinéas, homme sensé qui se prosterne à vos genoux et qui ne peut vous donner que les meilleurs conseils… Qu’est-ce que la gloire, grand Antiochus, qu’est-ce que la gloire ? Une vaine fumée, semblable à une ombre épaisse qui n’a pas le moindre corps pour la soutenir… La gloire ! le fléau de l’humanité, qui renferme la peste, la guerre et la famine, l’opprobre et la désolation ! Quoi ! illustre Antiochus, vous voulez abandonner votre femme, une auguste reine toute remplie de vertus, et vos pauvres enfants qui se tordent les bras et se couvrent de cendres ? Quoi ! vous auriez l’âme assez dure et perverse pour précipiter dans l’abîme de la désolation ce peuple qui vous adore, ces femmes nubiles, ces hommes mûrs, ces enfants à la mamelle et ces vieillards aux cheveux blancs comme la neige du mont Ida, dont vous êtes en quelque sorte le père ?… Vous entendez leurs cris, leurs larmes… leurs… »


Quand le grand Antiochus… (Page 7.

Il ne put continuer, car la foule se prit d’un seul coup à fondre en larmes ; les femmes sanglotaient, les hommes soupiraient, les enfants piaillaient et toute la maison était remplie de gémissements.

En ce moment Claude Wachtmann se dressa sur la pointe des pieds et promena son grand nez de droite à gauche, pour s’assurer que chacun faisait son devoir. Il aperçut le petit Jacques Purrus, enfant incorrigible, qui venait de grimper sur l’échelle de la grange, et retenait par la queue le chat gris de la vieille Martha, ce qui faisait pousser des miaulements lugubres à la pauvre bête. Il lui fit un signe menaçant du doigt, et le petit drôle, se rappelant ses ordres, jeta des cris perçants comme la trompette du jugement dernier.

Alors Claude Wachtmann jouit de son triomphe, car on n’avait jamais rien entendu de pareil.

La figure de Frantz Mathéus exprimait la consternation ; cependant lorsqu’il entendit Cinéas parler au grand Antiochus, un sourire imperceptible effleura ses lèvres ; il fit encore un pas, de sorte que la tête de Bruno se trouvait en dehors du cercle.

Jean-Claude leva la main, et tout le monde se tut comme par enchantement.

« Illustre docteur Mathéus, reprit-il, semblables aux habitants de Babylone… »

Mais au même instant Frantz Mathéus, sans écouter la fin, piqua des deux et Bruno partit comme un ouragan à travers haies, jardins, moissons, broussailles, écrasant les choux de l’un, les navets de l’autre, le blé de celui-ci, l’avoine de celui-là, enfin comme un véritable possédé.

Les cris de la foule le poursuivaient, mais il ne tournait pas seulement la tête et traversait déjà la grande prairie communale.

Jean-Claude avait la figure longue et jaune comme un cierge, il levait ses grands bras et criait :

« Je n’ai pas fini, je n’ai pis encore lu le passage de Nabuchodonosor changé en bœuf par orgueil, avec des plumes d’aigle ! Écoutez donc !… Jacques !… Hubert !… Christian ! »

Mais personne ne voulait l’entendre, tout le village était aux trousses de Mathéus ; on hurlait, on sifflait, les chiens aboyaient ; on aurait dit la fin du monde.

Bientôt on revit l’illustre docteur gravir au galop le Falberg ; il avait traversé la Zinsel à la nage ; il se tenait au cou de Bruno et les basques de sa grande capote flottaient en l’air, tant il allait vite.


Les basques de sa grande capote flottaient en l’air.

Enfin il disparut dans les bois, et les paysans se regardèrent l’un l’autre tout ébahis.

Jean-Claude voulut alors reprendre la continuation de son beau discours, mais chacun lui tournait le dos en disant :

« À quoi sert ton discours, puisque nous avons perdu notre bon docteur ? Ah ! si nous avions su ! on l’aurait retenu par la bride ! »

Et voilà comment l’illustre docteur Frantz Mathéus, grâce à sa résolution héroïque, à sa présence d’esprit et aux vigoureux jarrets de Bruno, parvint à reconquérir son indépendance.


IV


On peut se figurer la joie de Mathéus, quand il se vit sauvé de Jean-Claude et de tous les autres. Les cris lointains du village expirèrent bientôt à son oreille et firent place au vaste silence des forêts.

Alors le bonhomme, louant Dieu de toutes choses, laissa tomber la bride sur le cou de Bruno et remonta tranquillement la côte de Saverne.

Le soleil était haut lorsqu’il atteignit la route, et quoique la chaleur donnât d’aplomb ; sur sa nuque ; quoique son échine ruisselât de sueur, et que Bruno s’arrêtât de temps en temps pour brouter quelques touffes d’herbe au bord du sentier, l’illustre philosophe ne s’apercevait de rien. Il se voyait déjà sur le théâtre de ses triomphes, allant de ville en ville, de village en village, foudroyant les sophistes et semant dans le monde les germes bienfaisants de l’anthropo-zoologie.

« Frantz Mathéus, s’écriait-il, tu es vraiment prédestiné ! À toi seul était réservée la gloire de faire le bonheur du genre humain et de répandre la lumière éternelle ! Regarde ces vastes pays, ces villes, ces fermes, ces hameaux, ces chaumières : ils attendent ta venue ! Partout se fait sentir le besoin d’une doctrine nouvelle, fondée sur les trois règnes de la nature ; partout les hommes gémissent dans le doute et l’incertitude ! Frantz, je te le dis sans vanité, mais sans fausse modestie, l’Être des êtres a les yeux fixés sur toi… Marche ! marche ! et ton nom, comme ceux de Pythagore, de Moïse, de Confucius et des plus sublimes législateurs, retentira d’écho en écho jusqu’à la consommation des siècles ! »

L’illustre docteur raisonnait ainsi dans toute la sincérité de son âme, et descendait la côte du Falberg à l’ombre des sapins, quand des cris de joie, des éclats de rire et les sons nasillards d’un violon le tirèrent de ses profondes rêveries.

Il se trouvait alors à deux lieues du Graufthal, en face du cabaret de la Lèchefrite, où les paroissiens de Saint-Jean-des-Choux vont manger des omelettes au lard et faire danser leurs amoureuses. Il y avait justement beaucoup de monde au cabaret : les faucheurs en manches de chemises et les paysannes du voisinage en jupons courts tourbillonnaient comme le vent autour de la tonnelle ; ils levaient la jambe, frappaient du pied, faisaient des passes, des doubles passes, des triples passes, et poussaient des cris à fendre les nuages.

Coucou Peter[1], le ménétrier, le fameux Coucou Peter, fils de Yokel Peter, de Lutzelstein, fêté dans tous les bouchons, dans toutes les brasseries, dans toutes les tavernes de l’Alsace ; le bon, le jovial Coucou Peter était assis sur une tonne de bière, au milieu de la gloriette, avec sa grosse camisole de bure, garnie de boutons d’acier larges comme des écus de six livres, avec ses joues fraîches et bien nourries et son feutre surmonté d’une plume de coq ; il râclait à tour de bras une vieille valse du pays, et formait à lui seul tout l’orchestre de la Lèchefrite. Le vin, la bière, le kirschen-wasser ruisselaient sur les tables, et de vigoureux baisers, appliqués sans mystère, excitaient la joie universelle.

Malgré tous les soucis que lui donnait l’avenir du monde et de la civilisation, Frantz Mathéus ne put s’empêcher d’admirer ce joyeux spectacle ; il fit halte derrière la tonnelle, et rit de bon cœur des embrassades et des scènes amoureuses qu’il découvrait à travers la charmille. Mais tandis que le bonhomme se livrait à ces curieuses observations, tout à coup le ménétrier sauta de son tonneau, et se mit à crier d’une voix retentissante :

« Ah ! ah ! ah ! le docteur, le bon docteur Frantz ! c’est vous, monsieur le docteur ? Hé donc ! laissez-moi passer, vous autres, que je vous amène l’inventeur de la pérégrination des âmes et de la transformation des hommes en pommes de terre ! »

Il faut savoir que l’illustre philosophe avait commis l’imprudence de communiquer à Coucou Peter ses méditations psycologico-anthropo-zoologiques, et que celui-ci ne craignait pas de compromettre le système par des allusions inconvenantes.

« Ah ! docteur Mathéus, s’écria-t-il en sortant de la tonnelle, vous tombez bien ; vive la joie ! »

Et, lançant son feutre en l’air, il sauta le fossé, enjamba le treillage, et saisit Bruno par la bride.

Ce fut un hourra général, car toutes ces bonnes gens connaissaient Mathéus.

« Vous allez entrer, docteur ! prendre un verre de vin, docteur ! — Non, un verre de kirschen-wasser. — Par ici, docteur !… »

L’un le prenait au collet, l’autre par le bras, un troisième par la basque de son habit ; et l’on criait, et les femmes riaient, et le pauvre Frantz ne savait où donner de la tête.

On conduisit son cheval à l’ombre, on lui fit donner un picotin d’avoine, et deux minutes après l’illustre philosophe se trouvait assis entre Pétrus Bentz le garde-chasse, et Tobie Muller le cabaretier. Devant lui dansait Coucou Peter, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, en jouant le fameux hopser de Lutzelstein avec un entrain vraiment incroyable.

« Prenez donc ma cruche ! criait Tobie.

— Monsieur le docteur, disait la petite Suzel, vous boirez bien dans mon verre, n’est-ce pas ? »

Et ses lèvres, se relevant par un doux sourire, laissaient voir ses petites dents blanches comme la neige.

« Oui, mon enfant, balbutiait le bonhomme, dont les yeux pétillaient de bonheur, oui, avec plaisir ! »

On lui frappait sur l’épaule :

« Monsieur le docteur, avez-vous déjeuné ?

— Non, mon ami.

— Hé ! maître Tobie, une omelette au lard pour le docteur ! »

Enfin, au bout de quelques minutes, tout le monde avait repris sa place : les jeunes filles, leurs bras dodus sur la table, les mains entrelacées dans les mains de leurs amoureux ; les vieux papas en face de leur canette, les grosses mères contre la charmille.

Coucou Peter fit entendre de nouveau le signal de la danse, et les valses recommencèrent de plus belle.

L’illustre philosophe aurait bien voulu prêcher tout de suite, mais il comprit que cette jeunesse abandonnée aux plaisirs n’était pas en état d’écouter sa parole avec tout le recueillement désirable.

Dans l’intervalle de deux galops, Coucou Peter revint pour vider son verre, et s’écria :

« Eh bien, docteur Frantz, vos jambes doivent s’engourdir ; prenez-moi donc une de ces jolies poulettes, et en avant deux ! Voyez cette petite Grédel, là-bas, comme c’est tourné, comme c’est appétissant ! Quelle taille ! quels yeux ! quels jolis pieds ! Grédel ! viens donc par ici. Est-ce que le cœur ne vous en dit pas ? »

La jeune paysanne s’était approchée en souriant ; elle était délicieuse avec son béguin noir et son corset de velours tout parsemé de paillettes scintillantes.

« Que voulez-vous donc, Coucou Peter ? fit-elle d’un air malin.

— Ce que je veux, dit le ménétrier en la prenant par son petit menton bien arrondi, rose et frais comme une pêche ; ce que je veux ?… Ah ! si j’avais mes vingt ans… si nous avions nos vingt ans, papa Mathéus ! »

Il appliqua la main sur son estomac avec expression, et poussa un soupir à fendre l’âme.

La petite baissait les yeux et murmurait d’une voix timide :

« Vous voulez rire, Coucou Peter… bien sûr… vous voulez rire.

— Rire ! rire ! dis plutôt, ma jolie Grédel, que je voudrais pleurer… Ah ! si j’avais mes vingt ans, comme je rirais, Grédel, comme je rirais ! »


Mathéus, qui rougissait jusqu’aux oreilles… (Page 11.)

Il se tut un instant d’un air mélancolique, puis se tournant vers Mathéus, qui rougissait jusqu’aux oreilles :

« À propos, docteur Frantz, s’écria-t-il, où diable allez-vous de si grand matin ? Il a fallu partir au petit jour, pour être sur la côte avant midi.

— Je vais prêcher ma doctrine, répondit Mathéus d’un ton simple et naturel.

— Votre doctrine ! fit Coucou Peter en ouvrant de grands yeux, votre doctrine ! »

Il resta quelques secondes tout ébahi ; mais bientôt, partant d’un éclat de rire :

« Ah ! ah ! ah ! la bonne farce, s’écria-t-il, la bonne farce ! Ah ! ah ! ah ! docteur Frantz, je ne vous aurais jamais cru si farceur !

— Que trouves-tu donc là de si comique ? Ne t’ai-je pas dit cent fois au Graufthal que je partirais tôt ou tard ? Il me semble que c’est tout simple.

— Ah bah ! vous allez prêcher comme ça ?

— Sans doute.

— Vous allez annoncer votre pérégrination des âmes, votre transformation des plantes en animaux et des animaux en hommes ?

— Oui, mon garçon, avec beaucoup d’autres choses non moins remarquables, et que je n’ai pas eu le temps de te faire connaître.

— Mais dites donc, vous avez garni votre ceinture, au moins ? C’est un article très-important pour les prédications.

— Moi ! s’écria Mathéus transporté d’un noble orgueil, je n’ai pas emporté un liard ! pas un kreutzer ! Quand on possède la vérité, on est toujours assez riche.

— On est toujours assez riche… répéta le ménétrier ; tiens, tiens, tiens ! c’est drôle… c’est tout à fait drôle ! »

Les paysans venaient de se réunir autour d’eux ; et, sans comprendre cette scène, ils voyaient bien, à la figure de Coucou Peter, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Tout à coup le ménétrier se prit à danser, il agita son feutre d’un air joyeux et s’écria :

« Eh ! eh ! j’en suis… ça me va ! »

Puis se tournant vers la foule, étonnée de ses manières étranges :

« Regardez-moi bien, vous autres, s’écria-t-il, je suis le prophète Coucou Peter !… ah ! ah ! ah ! vous ne vous attendiez pas à ça, ni moi non plus ! Voici mon maître… Nous allons prêcher dans l’univers !… Moi, je marche en avant : crin-crin ! crin-crin ! crin-crin ! Le monde arrive, nous annonçons la pérégrination des âmes ; ça flatte le public, et houpsasa ! on mange bien, on boit bien, on roule sa bosse, et houpsasa ! on couche par ici, on se promène par là, et houp et houp et houpsasa ! »

Il sautait, il riait, il se démenait, enfin on aurait dit un véritable fou.

« Papa Mathéus, criait-il, je vous suis, je ne vous quitte plus ! »

L’illustre docteur n’osait prendre ses paroles au sérieux ; mais il ne conserva plus aucun doute, lorsqu’il le vit se dresser sur son tonneau et s’écrier avec force :

« Nous vous faisons savoir qu’au lieu de s’envoler au ciel comme dans les anciens temps, l’âme des hommes et des femmes rentre dans le corps des animaux, et celle des animaux dans les plantes, arbres ou légumes, ça dépend de leur conduite ; et qu’au lieu d’être venus dans ce monde par le moyen d’Adam et d’Ève, ainsi que plusieurs le disent, nous avons été d’abord choux, raves, carottes, poissons ou autres animaux à deux ou quatre pattes, ce qui est beaucoup plus simple et plus facile à croire. C’est l’illustre docteur Frantz Mathéus, mon maître, qui a découvert ces choses, et vous nous ferez plaisir de les raconter à vos amis et connaissances. »

Sur ce, Coucou Peter descendit de son tonneau, agita son feutre et vint se placer gravement à côté de Mathéus en s’écriant :

« Maître, j’abandonne tout pour vous suivre ! »

Mathéus, attendri par le vin blanc, se mit à verser de douces larmes.

« Coucou Peter, s’écria-t-il, je te proclame à la face du ciel mon premier disciple ! Tu seras la première pierre du nouvel édifice fondé sur les trois règnes de la nature. Tes paroles ont retenti dans mon cœur ; je te reconnais digne de consacrer ta vie à cette noble cause. »

Et il l’embrassa sur les deux joues.

Tous les paysans étaient émerveillés de ce spectacle ; cependant, quand ils virent le ménétrier remettre son violon dans sa gibecière, un vague murmure s’éleva de toutes parts, et, sans leur respect pour Frantz Mathéus, ils se seraient emportés. Mais l’illustre philosophe se leva et leur dit :

« Mes enfants, nous avons passé bien des années ensemble ; la plupart d’entre vous, je les ai vus grandir sous mes yeux, d’autres ont été mes amis. Vous le savez, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu ; je n’ai jamais épargné mes peines pour vous rendre service, ni mes soins, ni ma petite fortune, fruit des pénibles travaux de mon père ! Aujourd’hui l’univers me réclame, je me dois à l’humanité ; quittons-nous bons amis et pensez quelquefois à Frantz Mathéus, qui vous a tant aimés ! »

En prononçant ces derniers mots, les larmes étouffèrent sa voix, et il fallut le conduire jusqu’auprès de son cheval en le soutenant, tant il était ému.

Tous pleuraient et regrettaient cet excellent médecin, le père des pauvres, le consolateur des malheureux.

On le vit s’éloigner au petit pas, la tête inclinée dans ses mains ; personne ne disait une parole, ne poussait un cri, de crainte d’augmenter sa douleur, et tous sentaient bien qu’ils faisaient une perte irréparable.

Coucou Peter, son chapeau sur l’oreille, sa gibecière en sautoir, le suivait, fier comme un coq ; il se tournait de temps en temps et semblait dire : « Maintenant je me moque de vous, je suis prophète ! le prophète Coucou Peter, et houp et houp et houpsasa ! »


V



On n’aurait jamais dit que ces deux hommes extraordinaires marchaient à la conquête du monde. (Page 12.)

À voir Frantz Mathéus et son disciple descendre le petit sentier de la Steinbach à travers les hauts sapins, on n’aurait jamais cru que ces deux hommes extraordinaires marchaient à la conquête du monde. Il est vrai que l’illustre philosophe, gravement assis sur Bruno, la tête haute et les jambes pendantes, avait quelque chose de majestueux ; mais Coucou Peter ne ressemblait guère à un véritable prophète ; sa figure joviale, son gros ventre et sa plume de coq lui donnaient plutôt l’apparence d’un joyeux convive, qui nourrit des préjugés déplorables en faveur de la bonne chère et qui ne songe pas aux conséquences désastreuses de ses appétits physiques.

Cette remarque ne laissa point d’inspirer de sérieuses réflexions à Mathéus ; mais il se dit qu’en lui faisant suivre un régime psycologico-anthropo-zoologique, en l’engageant à se modérer, en le pénétrant enfin des principes touchants de sa doctrine, il viendrait à bout de lui faire acquérir une physionomie plus convenable.

Coucou Peter envisageait l’affaire sous un autre point de vue.

« Vont-ils être étonnés de me voir prophète ! se disait-il. Ah ! ah ! ah ! farceur de Coucou Peter, il n’en fait pas d’autres ! Où diable va-t-il pêcher sa transformation des corps et sa pérégrination des âmes ? je vous le demande un peu. L’almanach de Strasbourg en parlera l’an prochain, ça ne peut pas manquer ! On me verra sur la grande page avec mon violon, et chacun pourra lire en grosses lettres : « Coucou Peter, fils de Yokel Peter, de Lutzelstein, qui se met en route pour convertir l’univers. » Ah ! ah ! ah ! vas-tu t’en donner, farceur de prophète, vas-tu t’en donner ! tu mangeras comme quatre, tu boiras comme six, et tu prêcheras l’abstinence aux autres ! Et qui sait ? sur tes vieux jours, tu pourras bien devenir grand rabbin de la pérégrination des âmes ; tu dormiras dans un lit de plume, tu laisseras pousser ta barbe et tu mettras des lunettes sur ton nez ! Gueux de Coucou Peter, je n’aurais jamais cru que tu attraperais une aussi bonne place. »

Pourtant, en dépit de lui-même, quelques doutes se présentaient encore à son esprit ; ces belles espérances lui paraissaient chanceuses, il prévoyait des anicroches et concevait de vagues appréhensions.

« Dites donc, maître Frantz, s’écria-t-il en allongeant le pas, la langue me démange depuis un quart d’heure : je voudrais bien vous demander quelque chose.

— Parle, mon garçon, répondit le bonhomme, ne te gêne pas. Est-ce que le doute ébranlerait déjà tes nobles résolutions ?

— Justement, ça me tracasse. Êtes-vous bien sûr de votre pérégrination des âmes, maître Frantz ? car, pour vous parler franchement, je ne me rappelle pas du tout d’avoir vécu avant de venir au monde !

— Comment ! si j’en suis sûr ? s’écria Mathéus ; crois-tu donc, malheureux, que je voudrais tromper le monde, jeter la désolation dans les familles, le trouble dans la cité, le désordre dans les consciences ?

— Je ne dis pas ça, monsieur le docteur, au contraire, je suis tout à fait pour la doctrine ; mais, voyez-vous, il y en aura beaucoup d’autres qui ne voudront pas y croire et qui diront :

« Que diable vient-il nous chanter avec ses âmes qui rentrent dans le corps des animaux ? est-ce qu’il nous prend pour des bêtes ? Des âmes qui voyagent ! des âmes qui montent et qui descendent dans l’échelle des êtres ! des âmes qui vont à quatre pattes et qui poussent des feuilles ! Ah ! ah ! ah ! il est fou, ce monsieur ! il est fou ! » Ce n’est pas moi qui dis ça, maître Frantz, ce sont les autres, vous comprenez ? Moi, je crois tout ; mais voyons un peu ce que vous leur répondrez. Voyons…

— Ce que je leur répondrai ? dit Mathéus tout pâle d’indignation.

— Oui, qu’est-ce que vous répondrez à ces impies… à ces rien-qui-vaille ? »

L’illustre philosophe s’était arrêté au milieu de la route ; il se dressa sur ses étriers et s’écria d’une voix éclatante :

« Misérables sophistes ! disciples de l’erreur et des fausses doctrines ! vos détours captieux, vos subtilités scholastiques ne prévaudront point contre moi… En vain vous essaieriez d’obscurcir l’astre qui brille à la voûte des cieux, cet astre qui vous éclaire, qui vous réchauffe et féconde la nature ! malgré vos blasphèmes, malgré votre ingratitude, il ne cessera point de vous prodiguer ses bienfaits ! Qu’ai-je besoin de voir cette âme qui m’inspire les plus nobles pensées ? n’est-elle pas toujours présente dans mon être ? n’est-elle point moi-même ? Retranchez ces bras, ces jambes, Frantz Mathéus en sera-t-il diminué au point de vue intellectuel et moral ? Non, le corps n’est que l’enveloppe, l’âme seule est éternelle ! Ah ! Coucou Peter, mets la main sur ton cœur, regarde en face cette voûte immense, image de grandeur et d’harmonie, et puis… ose nier l’Être des êtres, la cause première de cette magnifique création ! »

Pendant que Mathéus improvisait ce discours, Coucou Peter le regardait en clignant de l’œil d’un air malin :

« À la bonne heure, à la bonne heure, s’écria-t-il, voilà comme il faudra parler aux paysans et tout ira bien.

— Tu crois donc à la pérégrination des âmes ?

— Oui, oui ! nous allons enfoncer tous les prédicateurs du pays ; il n’y en a pas un qui soit capable de parler aussi longtemps que vous sans reprendre haleine ; il faut que les autres se mouchent, qu’ils toussent de temps en temps pour rattraper le fil de leur histoire… Mais vous… ça va tout seul ! c’est magnifique ! magnifique ! »

Ils arrivaient alors à l’embranchement des Trois-Fontaines, et Mathéus s’arrêta.

« Voici trois sentiers, dit-il ; la Providence, qui veille sans cesse sur le sort des grands hommes, va nous faire connaître celui qu’il faut suivre et nous inspirer une résolution dont les conséquences sont incalculables pour le progrès des lumières et de la civilisation.

— Vous n’avez pas tort, illustre docteur Frantz, dit Coucou Peter ; la Providence vient de me souffler à l’oreille que nous sommes aujourd’hui à la Saint-Boniface : c’est le jour où la mère Windling, la veuve de Wmdling l’aubergiste d’Oberbronn, tue un cochon gras tous les ans ; nous arriverons pour manger du boudin et boire de la bière mousseuse.

— Mais nous ne pourrons pas commencer nos prédications ! s’écria Mathéus, indigné des tendances sensuelles de son disciple.

— Au contraire, tout cela peut très-bien aller ensemble : l’auberge de la mère Windling sera remplie de monde et nous prêcherons tout de suite.

— Tu crois qu’il y aura beaucoup de monde ?

— Sans doute, tout le village viendra manger des grillades.

— Eh bien ! allons à Oberbronn.

— Oui, s’écria le ménétrier, il faut obéir à la Providence. »

Ils se mirent donc en marche, et, vers cinq heures du soir, l’illustre philosophe et son disciple débouchaient majestueusement dans l’unique rue d’Oberbronn.

L’animation du hameau réjouit Mathéus, car le bonhomme aimait surtout la vie champêtre : ce parfum d’herbes et de fleurs qui imprègne l’air à l’époque de la fenaison ; les grandes voitures chargées qui stationnent sous les hautes lucarnes, tandis que les bœufs se reposent de leurs fatigues, que les bras s’allongent pour recevoir les bottes de foin suspendues au bout de longues fourches luisantes, et que les faucheurs se couchent à l’ombre pour se rafraîchir ; le tic-tac cadencé des batteurs en grange ; les tourbillons de poussière qui s’envolent des évents ; les éclats de rire des jeunes filles qui se roulent au grenier ; les bonnes figures de vieillards, têtes blanches et osseuses qui s’inclinent aux fenêtres, le bonnet de coton sur leur crâne chauve ; les petites échappées de vue à l’intérieur des chaumières, où pendent les écheveaux de chanvre au-dessus de grands fourneaux de fonte, où les vieilles femmes chantent un vieil air à l’enfant qui s’endort ; les chiens qui se promènent et flairent le passant ; les cris des moineaux qui se dispersent sur les toits, ou viennent s’abattre avec audace dans les gerbes du hangar : tout cela c’était la vie, le bonheur du docteur Frantz. Il se crut un instant de retour au Graufthal. Bruno lui-même relevait la tête, et des cris joyeux accueillaient Coucou Peter tout le long de la route.

« Hé ! voici Coucou Peter, il arrive pour manger du boudin. Ah ! nous allons rire ! Bonjour, Coucou Peter !

— Bonjour, Karl ! bonjour, Heinrich ! bonjour, Christian ! bonjour, bonjour ! »

Il distribuait des poignées de main à droite et à gauche ; mais tous les yeux se tournaient vers Mathéus, dont l’air grave, les beaux habits de drap et le gros cheval tout luisant de graisse inspiraient le plus profond respect :

« C’est un curé ! — c’est un ministre ! — c’est un arracheur de dents ! » se disaient-ils entre eux.

On interrogeait Coucou Peter à voix basse, mais il n’avait pas le temps de répondre, et se remettait à courir derrière le docteur.

Ils arrivèrent enfin au détour de la rue, et Frantz Mathéus conçut aussitôt les plus heureux présages, en découvrant l’auberge de la mère Windling : une jeune paysanne étendait justement la lessive autour du balcon de planches ; entre les deux portes, on voyait un superbe cochon écartelé sur une large échelle et pourfendu depuis le cou jusqu’à la queue : c’était blanc, c’était rouge, c’était lavé, rasé, nettoyé, enfin c’était ravissant ; un gros chien de berger à longs poils gris recueillait quelques gouttes de sang sur le pavé ; les fenêtres de forme antique, les peupliers qui s’effilent dans l’air, l’immense toit de bardeaux abritant de ses ailes le bûcher, le pressoir et la basse-cour, où caquetaient de jolies poulettes ; le colombier, où perchaient, sur la petite fourche, deux magnifiques pigeons bleus, qui roucoulaient et faisaient la grosse gorge, tout donnait à l’auberge de la mère Windling une physionomie vraiment hospitalière.

« Hé ! hé ! vous autres… Hans ! Karl ! Ludwig ! voulez-vous bien sortir, paresseux ! s’écria de loin le ménétrier. Quoi ! vous laissez à la porte le savant docteur Mathéus, mauvais gueux ! N’avez-vous pas de honte ? »

La maison était remplie de son tapage, et l’on aurait cru qu’il venait d’arriver un contrôleur ambulant, un garde général, ou même un sous-préfet, tant il élevait la voix et se donnait des airs d’importance.

Nickel, le domestique, apparut tout effaré à la porte cochère, en s’écriant :

« Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a donc pour faire tout ce bruit ?

— Ce qu’il y a, malheureux ? ne vois-tu pas l’illustre docteur Mathéus, l’inventeur de la pérégrination des âmes, qui attend que tu viennes lui tenir l’étrier ? Allons ! dépêche-toi, conduis le cheval à l’écurie ; mais, je t’en préviens, j’aurai l’œil sur la mangeoire, et s’il y a seulement un brin de paille dans l’avoine, tu m’en réponds sur ta tête. »

Alors Mathéus mit pied à terre, et le domestique s’empressa d’obéir

L’illustre docteur ne savait pas que, pour entrer dans la grande salle, il fallait traverser la cuisine ; aussi fut-il agréablement surpris du spectacle qui s’offrit d’abord à ses regards. On était au milieu de la préparation des boudins : le feu brillait sur l’âtre ; les grands plats de l’étagère étincelaient comme des soleils ; le petit Michel tournait sa fourchette dans la marmite avec une régularité merveilleuse ; dame Catherina Windling, les manches retroussées jusqu’aux coudes, en face du cuveau, levait majestueusement la grande cuiller remplie de lait, de sang, de marjolaine et d’oignons hachés ; elle versait lentement, tandis que la grosse Soffayel, sa domestique, tenait le boyau bien ouvert, afin que cet agréable mélange pût y entrer et le remplir convenablement.

Coucou Peter resta comme pétrifié devant ce délicieux tableau ; il écarquillait les yeux, dilatait ses narines et respirait le parfum des casseroles.

Enfin, d’une voix expressive, il s’écria :

« Grand Dieu ! quelle noce nous allons faire ici ! quelle noce ! »

Dame Catherina tourna la tête et fit une exclamation joyeuse :

« Ah ! c’est toi, Coucou Peter, je t’attendais ! Tu ne manques jamais d’arriver pour les boudins.

— Le plus souvent que je manquerais d’arriver pour les boudins ! Non ! non ! dame Catherina, je suis incapable d’une pareille ingratitude ; ils m’ont fait trop de bien pour que je puisse les oublier ! »

Puis, s’avançant d’un air grave, il prit la grande cuiller de bois, qu’il plongea dans le cuveau, et pendant quelques secondes il examina le mélange avec une attention vraiment psychologique.


Il examina le mélange avec une attention vraiment psychologique. (Page 14.)

Dame Catherina croisait ses bras rouges, et semblait attendre son jugement ; au bout d’une minute il releva la tête et dit :

« Dame Catherina, sauf votre respect, il faudrait encore un peu de lait là-dedans ; voyez-vous, il ne faut pas épargner le lait, c’est la délicatesse, c’est comme qui dirait l’âme du boudin.

— Voilà ce que j’avais déjà dit, s’écria la mère Windling ; n’est-ce pas, Soffayel, que je t’avais dit qu’un peu de lait ne ferait pas de mal ?

— Oui, dame Catherina, vous l’avez dit.

— Eh bien, maintenant j’en suis tout à fait sûre ; va chercher le pot à la crème. Combien de cuillerées, penses-tu, Coucou Peter ? »

Le ménétrier examina de nouveau le mélange et répondit :

« Trois cuillerées, dame Catherina, trois cuillerées bien mesurées ! et même, à votre place, moi j’en mettrais quatre.

— Nous en mettrons quatre, dit la bonne femme, c’est plus sûr. »

En ce moment elle aperçut Mathéus, spectateur impassible de ce conseil gastronomique.

« Ah ! mon Dieu ! fut-elle ; je n’avais pas vu ce monsieur ! Coucou Peter, est-ce que ce monsieur était avec toi ?

— C’est mon ami, dit le ménétrier, le savant docteur Mathéus, du Graufthal, mon ami intime ! Nous voyageons ensemble pour notre plaisir personnel, et pour répandre les lumières de la civilisation.

— Ah ! monsieur le docteur, dit la mère Windling, pardonnez-moi ; nous sommes dans les boudins jusque par-dessus la tête ! Entrez donc, entrez ! faites excuse ! »

L’illustre philosophe faisait de grands saluts, comme pour répondre : « De rien, madame, de rien ! » mais il pensait : « Cette femme est de la famille des gallinacées, espèce prolifique, naturellement voluptueuse et qui se nourrit bien ; ses yeux vifs, ses joues grasses et vermeilles et son nez légèrement retroussé, quoique gros, le prouvent suffisamment. »

Voilà ce que pensait l’illustre docteur, et certes il n’avait pas tort, car la mère Windling avait été une gaillarde dans son temps ; on racontait sur son compte des histoires… des histoires… enfin des choses tout à fait extraordinaires, — et même, malgré ses quarante ans, elle avait encore des yeux très-agréables.

Mathéus entra dans la grande salle et s’assit au bout de la table de sapin, en se livrant à ces réflexions judicieuses, tandis que Coucou Peter rinçait les verres et donnait l’ordre à Soffayel d’aller chercher une bouteille de wolxheim, pour rafraîchir l’illustre docteur.

Dès que la servante fut descendue à la cave, dame Catherina s’approcha du ménétrier, et lui posant la main sur l’épaule :

« Coucou Peter, dit-elle à-voix basse, ce monsieur, c’est ton ami ?

— Mon ami intime, dame Catherina.

— Un bel homme ! fit-elle en le regardant dans le blanc des yeux.

— Eh ! eh ! fit Coucou Peter en la fixant de même avec un sourire étrange, vous trouvez, dame Catherina ?

— Oui, je trouve… un homme… un homme comme il faut.

— Hé ! hé ! reprit Coucou Peter, je crois bien ; un homme qui a des terres au soleil, un savant, un médecin très comme il faut !

— Un médecin, un homme qui a des terres ! répéta dame Catherina. Tu ne me dis pas tout, Peter, je le vois dans ta figure. Pourquoi vient-il ici ?

— Hé ! dit Coucou Peter en clignant des yeux, vous êtes maligne, dame Catherina, vous voyez les choses de loin… hé ! hé ! hé ! si j’osais tout dire… mais il y a des choses… »

Puis essuyant les verres :

« Dites donc, dame Catherina, est-ce que le meunier Tapihans vient toujours vous voir ?

— Tapihans ! s’écria la mère Windling, ne m’en parle pas ! je me moque bien de lui, il voudrait épouser ma maison, mon jardin, mes vingt-cinq arpents de prés, le ladre !

— Ce n’est pas l’homme qu’il vous faut, reprit le ménétrier, croyez-moi, c’est… »

La grosse Soffayel montait alors l’escalier de la cave, et dame Catherina paraissait rayonnante.

« Bien, c’est bien, dit-elle en prenant la bouteille, je vais servir ce monsieur moi-même. Va, Soffayel, mets quatre bonnes cuillerées de crème dans le cuveau. Coucou Peter, regarde un peu si je n’ai rien dans la figure ; est-ce que mes cheveux sont défaits ?

— Vous êtes fraîche comme une rose, dame Catherina.

— Tu trouves ?

— Oui, et vous avez une odeur de fraise très-appétissante.

— Tiens, c’est drôle ! » fit-elle.

Alors la mère Windling s’essuya proprement les bras avec la serviette pendue derrière la porte, elle prit la bouteille et entra dans la salle, en sautillant sur la pointe des pieds comme une jeune fille.

Frantz Mathéus était assis près d’une fenêtre ouverte ; il regardait travailler les abeilles du vieux Baumgarten, dont le rucher se trouvait en face ; de grandes nappes de soleil tombaient à travers les rosiers en fleurs, et l’illustre philosophe, perdu dans une douce rêverie, écoutait le vague bourdonnement des insectes qui s’élèvent à la chute du jour.

En ce moment la mère Windling entra ; derrière elle marchait Coucou Peter tout joyeux, avec les trois verres dans ses doigts.

« Mettez-vous à votre aise, docteur Mathéus, s’écria-t-il ; vous êtes fatigué, il fait chaud, donnez-moi votre grosse capote, que je la pende à ce clou.

— Oui, oui, dit la bonne femme, ne vous gênez pas, Monsieur, faites comme chez vous. Coucou Peter m’a dit votre nom ; on connaît bien le docteur Mathéus dans ce pays ; c’est un grand honneur de le recevoir dans notre maison. »

Mathéus, touché d’un si gracieux accueil, leva les yeux en rougissant et répondit :

« Vous êtes bien bonne, ma chère dame ; je regrette de n’avoir pas emporté un exemplaire de l’Anthropo-zoologie, pour vous en faire hommage et vous témoigner ma reconnaissance.

— Oh ! nous aimons les gens d’esprit, s’écria la mère Windling. Oui, j’aime les hommes comme il faut ! »

En prononçant ces paroles, elle le regardait d’un air si tendre, que le bonhomme en était tout embarrassé.

« Ce n’est pas un Tapihans, un homme de rien, un meunier, reprit-elle, qui nous ferait tant de plaisir à voir. Mais voyez les méchantes langues de ce village : on fait courir le bruit que nous allons nous marier ensemble, parce qu’il vient prendre sa chope ici tous les soirs. Ah ! Dieu me préserve de vouloir d’un homme qui n’a plus que le souffle ; c’est bien assez d’être veuve une fois !

— Je n’en doute pas, dit Mathéus, je n’en doute pas ! Soyez convaincue que ces rumeurs n’ont aucune influence sur moi ; ce serait contraire à mes principes philosophiques. »

Alors le ménétrier emplit les verres en s’écriant :

« Allons, dame Catherina, il faut trinquer avec le docteur ; à votre santé, docteur Frantz ! »

La mère Windling ne dédaignait pas le wolxheim ; elle but à la santé du docteur Mathéus, comme un véritable hussard, puis elle le débarrassa sans façon de sa grande capote et la suspendit, avec son large feutre, à l’un des clous de la muraille.

« Il faut être à son aise, disait-elle, je vois bien que vous vous gênez, moi je suis toute ronde ! Allons, Coucou Peter, encore un coup, et puis je retourne à ma cuisine préparer votre souper. Ah ça, monsieur le docteur, il faut me dire ce que vous aimez ; qu’est-ce qui peut vous être agréable ? un rôti, une fricassée de poulet ?

— Madame, répondit Mathéus, je vous assure que je n’ai pas de préférence.

— Non ! non ! ce n’est pas ça, vous devez avoir du goût pour quelque chose. »

Coucou Peter lui fit signe des yeux, comme pour la prévenir qu’il connaissait le plat favori du docteur.

« Allons, dit la bonne femme, nous arrangerons tout pour le mieux. »

Là-dessus elle vida son verre d’un trait, adressa un sourire à Mathéus et sortit en promettant d’être bientôt de retour. Coucou Peter la suivit, afin de faire préparer convenablement un plat de küchlen, dont il était très-friand, et qu’il supposait devoir plaire à l’illustre philosophe ; et Frantz Mathéus, dans un calme délicieux, resta près de la fenêtre. Il entendait la voix de la mère Windling donner des ordres, le remue-ménage de la cuisine, les allées, les venues, il attribuait cet empressement au bruit qu’avait déjà fait son magnifique ouvrage dans le monde, et se félicitait de la généreuse résolution qu’il avait prise d’éclairer l’univers.


VI


Il était nuit lorsque dame Catherina, fraîche, accorte et souriante, reparut dans la grande salle, avec le magnifique chandelier de cuivre étincelant comme de l’or.

L’illustre docteur Mathéus, en attendant l’arrivée des paysans, vidait la bouteille de wolxheim et méditait un superbe discours, établi sur les principes judicieux du sage Aristote ; mais l’arrivée de la mère Windling changea tout à coup la direction de ses pensées entraînantes et lumineuses.

Elle avait mis sa belle jupe à grands ramages, son petit fichu de soie rouge, et sa cornette des dimanches, à grands rubans de moire déployés comme les ailes d’un papillon.

L’illustre philosophe fut ébloui ; il contemplait en silence les bras dodus, la gorge bien arrondie, les yeux vifs et la prestesse vraiment agaçante de la veuve.

Dame Catherina découvrit aussitôt cette expression admirative dans les yeux humides du bonhomme, et ses grosses lèvres vermeilles s’arquèrent par un doux sourire :

« Je vous ai fait attendre bien longtemps, monsieur le docteur, lui dit-elle en déployant une nappe blanche au bout de la table ; oui, bien longtemps ! » reprit-elle avec un regard moelleux, qui pénétra jusqu’au fond de l’âme pudibonde de Mathéus.

« Prends garde, Frantz, prends garde ! se dit-il ; souviens-toi de la haute mission, et ne te laisse pas charmer par cette créature séduisante ! »

Mais il sentait une espèce de frisson indéfinissable lui descendre le long de l’échine, et baissait les paupières malgré lui-même.

Dame Catherina était radieuse.

« Comme il est timide ! se disait-elle, comme il rougit ! Ah ! si je pouvais lui donner un peu de courage ! C’est égal, il est encore vert, cet homme-là, il est bien bâti ! Allons ! allons ! tout va bien. »

En ce moment Coucou Peter entra en poussant un long éclat de rire ; il apportait les boudins fumants dans un grand plat de faïence, et jamais on n’avait vu une figure plus joyeuse.

« Ah ! docteur Frantz, s’écria-t-il, ah ! docteur Frantz, quelle odeur ! quel goût ! C’est tout sang, tout lard et tout crème ! Figurez-vous, papa Mathéus, que j’en ai déjà goûté une demi-aune… eh bien, ça n’a fait que m’ouvrir l’appétit ! »

Ce disant, il déposa son grand plat sur la table avec un air d’adoration ; il s’étendit tout au large contre le mur, défit sa cravate, ouvrit sa camisole, lâcha trois boutons de sa culotte pour être bien à l’aise, et exhala un profond soupir.

La grosse Soffayel le suivait avec les assiettes, les couverts et un grand pain de méteil fraîchement sorti du four ; elle disposa le tout dans un ordre convenable, et Coucou Peter, s’armant d’un grand couteau à manche de corne, s’écria :

« Allons, la mère Windling, asseyez-vous près du docteur ! Ah !… ah !… ah !… la bonne rencontre ! »

Puis il retroussa ses manches, taillada le boudin, et levant un tronçon au bout de sa longue fourchette, il le plaça sur l’assiette de Mathéus :

« Maître Frantz, dit-il, introduisez-moi ça dans votre organisme, et puis vous m’en donnerez des nouvelles ! »

Au même instant il s’aperçut que la bouteille était vide, et fit une exclamation de surprise :

« Soffayel, ne sais-tu pas que le boudin aime à nager ? »

La servante, toute honteuse de son oubli, s’empressa, de courir à la cave ; mais dans la cuisine elle rencontra le meunier Tapihans et lui dit d’un ton moqueur :

« Ah ! ah ! pauvre Tapihans, pauvre Tapihans ! le coucou chante à la maison ; tu ferais mieux d’aller chercher un autre nid !… »

Presque aussitôt Tapihans, pâle et jaune comme un jocrisse, le nez pointu, les oreilles longues, le bonnet de coton au sommet de la tête, le pompon au milieu du dos et les mains dans les poches de sa petite veste grise, parut sur le seuil.

« Eh ! c’est toi, Tapihans ! s’écria Coucou Peter. Tiens ! tiens ! tu arrives bien pour nous voir manger. »

Le petit homme s’avança jusqu’au milieu de la salle, il regarda quelques secondes les convives, et surtout l’illustre docteur ainsi que la veuve, qui ne daignait même pas tourner la tête ; son nez semblait grandir à vue d’œil ; puis, desserrant les lèvres, il dit :

« Bonsoir, dame Catherina !

— Bonsoir ! » répondit la grosse mère en avalant un morceau de boudin.

Le meunier ne bougea point de place et fixa de nouveau le docteur, qui le regardait aussi en songeant : « Cet homme ne peut appartenir qu’à l’espèce des renards, race pillarde et naturellement peu délicate ; de plus, il est attaqué d’un ver rongeur ; son teint pâle, ses pommettes saillantes, ses yeux vifs sont de mauvais signes. »

Après ces observations, il but un verre de wolxheim qui lui parut délicieux.

« Hé ! tu n’es pas encore marié, Tapihans ? » s’écria Coucou Peter entre deux bouchées.

Le petit homme ne répondit pas, seulement ses lèvres se pincèrent davantage.

« Encore un morceau de boudin, monsieur le docteur, dit la veuve avec un tendre regard, encore un morceau.

— Vous êtes bien bonne, ma chère dame, » répondit l’illustre philosophe, visiblement ému des attentions délicates et des prévenances de cette excellente créature.

En effet, dame Catherina remplissait son verre, elle le flattait du regard, et de temps en temps, lui posant la main sur le genou, s’inclinait vers lui pour lui dire à voix basse :

« Ah ! docteur Frantz… que je suis donc heureuse de vous connaître ! »

À quoi le bonhomme répondait :

« Et moi donc, ma chère dame ! croyez que je suis bien sensible à votre hospitalité cordiale ; vraiment vous êtes bonne, et si je puis contribuer à votre perfectionnement, ce sera de grand cœur. »

Ces petites conversations à part faisaient blêmir Tapihans ; à la fin il quitta sa place et fut s’asseoir dans un coin de la salle près du fourneau ; il frappa sur la table en criant d’une voix grêle :

« Une chopine !

— Soffayel, va chercher une chopine de vin à cet homme, dit la veuve avec indifférence.

— À cet homme ! répéta le meunier ; est-ce de moi qu’on parle, mère Windling ? À cet homme ! Hier vous m’appeliez Tapihans ; est-ce que vous ne me connaissez plus, par hasard ?

— Je t’appellerai Tapihans tant que tu voudras, répondit brusquement dame Catherina, mais laisse-moi tranquille. »

Tapihans ne dit plus rien ; il but coup sur coup trois chopines ; en frappant sur la table il criait :

« Encore une, encore une, et vite !

— Dis donc, vieux, reprit Coucou Peter en élevant la voix, décidément tu n’es pas encore marié ?

— Que veux-tu, Coucou Peter, répondit le meunier avec un sourire amer, nous ne pouvons pas courir le pays, comme des va-nu-pieds qui n’ont rien à manger chez eux ; il faut soigner notre bien, surveiller notre avoir, labourer nos terres, rentrer nos récoltes ; il faut trouver une femme chez nous ; mais les femmes aiment beaucoup mieux se jeter a la tête du premier vagabond qui passe, des gens qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, ou que l’on connaît trop bien ; des individus qui se remplissent la panse aux dépens du pauvre monde, et qui soufflent dans une clarinette pour payer leur écot. Tu comprends ça, mon ami Coucou Peter. Nous sommes bien à plaindre, mais nous avons la consolation de pouvoir dire : « Voici mon pré ! voilà mon moulin ! voilà ma vigne ! »

Coucou Peter, d’abord interloqué, reprit bientôt son aplomb ordinaire et répondit :

« Des prés, des moulins, des vignes ! c’est bon, Tapihans, c’est très-bon ; mais ce n’est pas tout, il faut encore une figure présentable ; on épouse des figures, on les aime grasses, fraîches, vermeilles ; quelque chose dans mon genre, fit-il en se caressant les joues et en roulant de gros yeux moqueurs. Que diable, on n’a pas toujours des moulins devant le nez !

— Ah ! ah ! ah ! gros farceur, dit la mère Windling en lui frappant sur l’épaule, tu me fais rire ! »

En ce moment Mathéus, qui venait de terminer son repas, but encore un verre de wolxheim à petites gorgées, puis il s’essuya la bouche et se tourna vers Tapihans.

« Mon ami, lui dit-il, faites bien attention à ce que je vous dis : ce ne sont pas les prés, les jardins, les maisons qu’il faut considérer lorsqu’on se marie, ce sont les races, c’est-à-dire les familles carnivores, frugivores, herbivores, granivores, insectivores, omnivores ou autres, qu’il serait trop long de mentionner ici, mais dont il faut cependant tenir compte dans l’usage de la vie. Voyez : les pigeons ne s’accouplent pas avec les buses, les renards avec les chats, les chèvres avec les oiseaux ; eh bien ! il doit en être de même pour les hommes, car si vous considérez la chose au point de vue psychologico-anthropo-zoologique, le seul vrai parce qu’il est le seul universel, vous reconnaîtrez qu’il y a autant d’espèces d’hommes que d’espèces animales ; c’est tout simple : nous venons tous d’un animal, ainsi que je le démontre au chapitre vingt-troisième du huitième volume de ma Palingénésie ; lisez cet ouvrage et vous en serez convaincu. Or donc, il faut allier les races avec une judicieuse attention ; c’est même la mission spéciale de l’humanité, laquelle est le rendez-vous général, la fusion de tous les types, soumis à une force nouvelle que je nomme volonté. Procédons toujours par analogie : la race des chevrettes et celle des lièvres, par exemple, peuvent former un heureux mélange, tandis que la race des loups et celle des moutons ne peuvent produire qu’une espèce de monstres à la fois stupides et féroces, lâches et cruels ! Hélas ! combien ne voyons-nous pas de ces tristes alliances dans le monde ! on ne consulte que la fortune aujourd’hui, et l’on a bien tort ! Maintenant, pour ce qui vous concerne en particulier, mon ami, je ne vous conseille pas le mariage. Votre santé… »

Mais Tapihans, pâle de colère, ne le laissa pas achever.

« Quoi, chien, tu dis que je ressemble à un loup ! hurla-t-il, tu dis… »

Et, plein de fureur, il lança sa chope contre Mathéus de toutes ses forces.

Heureusement l’illustre philosophe, avec sa prudence habituelle, fit un brusque mouvement, de sorte que la chope tomba d’aplomb sur l’estomac de Coucou Peter, qui poussa un gémissement lugubre.

Avant que Mathéus fût revenu de sa stupeur, Tapihans avait ouvert la porte et s’était enfui.

Dame Catherina venait de saisir un manche à balai, et on l’entendait crier dans la rue :

« Ah ! gredin !… ah ! mauvais gueux !… Reviens donc si tu l’oses… Ah ! misérable ! affronter d’honnêtes gens dans mon auberge ! A-t-on jamais vu un pendard de cette espèce ! »

Puis elle rentra, courut à Mathéus, lui fit prendre un verre de vin, lui mit de l’eau fraîche sur les tempes et le consola de toutes les manières.

Coucou Peter soupirait et criait d’un accent plaintif.

« Mon organisme est bien malade… bien malade ! Soffayel, ma chère Soffayel, cours remplir la bouteille ou je tombe en faiblesse ! »

Au bout d’un quart d’heure, Mathéus revint à lui et balbutia.

« Cet homme appartient évidemment à la race carnassière ; il est capable de rentrer avec une hache, une faulx ou tout autre instrument de ce genre !

— Ah ! qu’il revienne, s’écria la grosse veuve en fermant le poing d’un air menaçant, qu’il revienne ! »

Mais elle avait beau dire, Frantz Mathéus tournait sans cesse les yeux vers la porte, et la peur naturelle à son espèce timide l’empêchait de voir les agaceries de dame Catherina.

Coucou Peter, n’ayant plus aucun prétexte pour faire remplir de nouveau la bouteille, et se sentant mal au ventre, proposa d’aller se coucher. Tout le monde fut de son avis, car il se faisait tard, les vitres de la grande salle étaient toutes noires, et l’on n’entendait plus le moindre bruit au dehors.

C’est pourquoi la mère Windling prit le chandelier sur la table, dit à Soffayel de pousser les verrous, et pria Mathéus de vouloir bien la suivre.

Ils montèrent l’escalier tournant au fond de la cuisine, et partout Mathéus dut reconnaître l’ordre et la sage économie : de grandes armoires encombraient les corridors, et dans ces armoires, que dame Catherina avait eu soin d’ouvrir, on voyait de hautes piles de linge soigneusement plié, des nappes à filet rouge, des serviettes, du chanvre et du lin. Plus loin, le grain étendu dans de grandes salles prenait l’air ; ici le trèfle, le colza, la luzerne ; ailleurs le blé, l’orge, l’avoine ; c’était un véritable grenier d’abondance.

Enfin la mère Windling le conduisit dans une vaste chambre bien meublée ; on y voyait deux commodes chargées de magnifiques faïences de Lunéville et de verreries de Walerysthâl.

Il y avait aussi un lit à baldaquin haut comme la tour de Babel, et deux petites glaces de Saint-Quirin.

Alors, lançant un dernier regard à Mathéus et lui pressant la main d’un air timide :

« Dormez bien, monsieur le docteur, dit dame Catherina en baissant les yeux, et ne faites pas de mauvais rêves. »

Elle sourit jet contempla le bonhomme encore quelques secondes, puis elle referma la porte et redescendit l’escalier.

Coucou Peter, selon son habitude, était allé se coucher dans la grange.


VII


Cette nuit-là Frantz Mathéus ne put fermer l’œil ; il se retournait sans cesse avec un noble enthousiasme dans son lit de plume, et poussait des exclamations de triomphe ; sa fuite héroïque du Graufthal, la conversion miraculeuse de Coucou Peter, l’accueil hospitalier de la mère Windling lui trottaient dans la tête ; il n’éprouvait pas le besoin de dormir, au contraire, jamais son esprit n’avait été plus vif, plus lucide, plus pénétrant ; mais la chaleur excessive de son lit le faisait suer à grosses gouttes ; c’est pourquoi, vers le matin, il s’habilla et descendit tout doucement dans la cour pour respirer.

Tout était silencieux, le soleil éclairait à peine la cime des plus hauts peupliers ; un calme profond régnait dans l’air ; Mathéus, assis sur la margelle de la cave ; contemplait dans un muet recueillement l’ensemble de cette demeure rustique et le repos de la nature.

Ces grands toits moussus, ces longues poutres croisées par l’industrie de l’homme, ces hauts pignons, ces lucarnes sombres ; au fond, la petite porte du jardin ouverte sur la campagne, où commençaient à pâlir les ténèbres ; les formes vagues, indécises des arbres dans le crépuscule, tout portait l’illustre philosophe aux plus agréables rêveries.

Peu à peu le jour descendit des toits, et les ombres s’allongèrent dans la cour ; puis au loin, bien loin, Mathéus entendit une alouette qui chantait ; puis un coq passa la tête par la lucarne du poulailler, fit un pas, déploya ses ailes brillantes pour y laisser pénétrer l’air frais du matin : un frisson de bonheur souleva toutes ses plumes ; il enfla sa poitrine et lança dans l’espace un cri perçant, aigu, prolongé, qui s’étendit jusque dans les forêts environnantes. Les poulettes frileuses s’avançaient timidement au bord de l’échelle, s’appelant l’une l’autre, sautant d’échelon en échelon, se peignant du bec, caquetant et riant à leur manière ; elles se répandirent le long des murs et saisirent à la hâte les vermisseaux qui humaient la rosée ; les pigeons ne tardèrent pas à décrire un large circuit sur la cour ; enfin les vifs rayons du soleil se glissèrent dans les étables ; une brebis bêla lentement, toutes les autres lui répondirent, et Mathéus ouvrit un volet pour donner de l’air à ces pauvres animaux. Un spectacle ravissant épanouit alors le cœur du bonhomme : le jour pénétrait en longues traînées d’or au milieu des ombres tremblotantes, effleurant les poutres noires, les harnais suspendus à la muraille, les crèches hérissées de fourrage. Rien de paisible comme ce tableau : les grands bœufs, la paupière à demi close, la tête appesantie, les genoux ployés sous le poitrail, sommeillaient encore ; mais la belle génisse blanche était déjà tout éveillée ; elle posait son museau bleuâtre, où perlait une brillante moiteur, sur la croupe de la vache laitière, et regardait Mathéus de ses grands yeux surpris comme pour dire : « Que nous veut donc celui-là ? je ne l’ai jamais vu. »

Il y avait aussi le cheval de labour, qui semblait bien las, bien abattu, ce qui ne l’empêchait pas de tirer de temps en temps une longue mèche de trèfle, qu’il mâchait pour l’amour de Dieu ; la petite chevrette noire se dressait sur le râtelier pour atteindre une touffe d’herbe encore fraîche. Mais ce qui frappa surtout l’illustre docteur, ce fut le magnifique taureau du Glaan, l’orgueil et la gloire de la mère Windling.

Il ne pouvait se lasser d’admirer cette tête large et crépue comme la souche d’un vieux chêne, ces cornes luisantes et courtes comme des coins de fer, ce fanon souple et moelleux, qui de la lèvre inférieure flottait jusqu’aux genoux.

« Ô noble et sublime animal, se disait-il d’un accent attendri, tu ne saurais t’imaginer combien ta vue m’inspire de pensées profondes et judicieuses ! Non, tu n’as pas encore atteint le développement intellectuel et moral qui pourrait t’élever à la hauteur d’un sentiment psychologico-anthropo-zoologique, mais tes formes n’en sont pas moins merveilleuses ; elles attestent, par leur ensemble harmonieux, la grandeur de la nature ; car, quoi qu’en disent les matérialistes, êtres dépourvus de toute saine logique et de raisonnement suivi, cela ne s’est pas fait dans un seul jour ; il a fallu des milliers de siècles pour t’amener à ce degré de perfection esthétique. Oui, le passage de la forme minérale à la forme végétale, de la forme végétale à la forme animale, est incommensurable, sans parler des intermédiaires ; car de l’état de chardon à celui de chêne, et de l’état d’huître à celui de taureau, la distance est prodigieuse. Aussi Frantz Mathéus admire en toi cette force intérieure que l’on appelle Dieu, âme, vie ou de tout autre nom, et qui travaille sans cesse au perfectionnement des types et au développement de l’individualité dans la matière. »


Ô noble et sublime animal ! (Page 21.)

Alors il se tut et resta plongé dans une muette extase.

Or, tandis que Mathéus s’adressait à haute voix ces réflexions, la planche du soupirail par où l’on jette le fourrage aux bestiaux glissait tout doucement dans sa rainure, et la tête joufflue de Coucou Peter s’inclinait au dehors. Il est facile de concevoir la surprise du ménétrier lorsqu’il vit son illustre maître haranguer un taureau.

« Tiens ! tiens ! se dit-il, je crois qu’il veut le convertir ! »

En même temps une idée singulière lui passa par l’esprit :

« Ah ! ah ! ce sera drôle, fit-il. Attends, attends, le taureau va te répondre ! »

Puis il joignit les mains devant sa bouche et s’écria :

« Oh ! oh ! oh ! grand docteur Mathéus… je suis bien… bien malheureux ! »

À ces mots l’illustre philosophe recula tout épouvanté.

« Qu’est-ce ? balbutia-t-il en promenant des yeux ébahis autour de lui. Quoi !… Qu’est-ce que j’entends ? »

Mais il ne put rien voir ; la tête de Coucou Peter était cachée par une botte de paille dans la crèche, et cet excellent disciple riait, riait à s’en tordre les côtes.

Enfin il reprit en mugissant :

« Oh ! oh ! oh ! je suis bien malheureux… J’étais le grand Nabuchodonosor ; je ne pensais qu’à boire, à manger, et voilà que j’ai perdu ma place dans l’échelle des êtres ! Oh ! oh ! oh ! je suis bien malheureux ! »

Mais l’illustre docteur, d’abord tout interdit, reconnut la voix du ménétrier.

« Coucou Peter, s’écria-t-il, oses-tu bien profaner la plus sublime philosophie ? Me crois-tu donc assez simple pour ajouter foi à de vaines illusions ? »

Coucou Peter sortit alors de la grange en poussant de grands éclats de rire :

« Ah ! ah ! ah ! docteur Frantz, s’écria-t-il, quelle farce ! quelle bonne farce ! Que voulez-vous ? quand je vous ai vu parler à ce bœuf, ça m’a donné l’idée de rire un peu. »

Mathéus lui-même ne put s’empêcher de rire, car il avait été d’abord tout saisi.

« Je savais bien, dit-il, que les âmes ne peuvent pas rétrograder d’un règne dans l’autre, c’est impossible, c’est contraire au système ; aussi ma surprise était grande, c’est même ce qui m’a fait découvrir ta supercherie ; l’âme humaine ne peut exister dans le corps d’un animal, elle ne trouverait pas une place suffisante au cerveau. »

Alors le bonhomme s’égaya longtemps de sa première surprise, et Coucou Peter se tenait le ventre, n’en pouvant plus.

Ils riaient encore lorsque la mère Windling, en petite jupe de laine rayée de rouge, les bras nus jusqu’aux coudes, toujours fraîche et pleine de grâce, ouvrit la porte de la cour et descendit le petit escalier.

Elle venait donner à manger aux poules ; son tablier était rempli de pois, de millet et de toutes sortes de grains.

« Eh ! bonjour, monsieur le docteur, fit-elle en apercevant Mathéus ; déjà levé de si bonne heure ! Avez-vous bien passé la nuit ?

— Très-bien, ma chère dame, très-bien, répondit le bonhomme avec empressement.

— Eh ! dites donc, dame Catherina, interrompit le ménétrier, je vais allumer le feu dans la cuisine.

— Oui, va, Coucou Peter, je reviens tout de suite. Vous allez voir, monsieur le docteur, les belles poules ; c’est une vraie bénédiction… Pipi ! pipi ! J’en ai trois qui pondent tous les jours, et des œufs ! Pi pi ! pi pi ! des œufs gros comme le poing… Pi pi pi ! pi pi pi ! »

Et les poules de s’élancer, les canards d’accourir, les oies d’étendre leurs ailes, et toute la volaille de caqueter, de crier, de glousser ; il en sortait de partout : des huppées, des pattues, des grandes et des petites, des noires et des blanches, des jaunes et des rousses ; et tout cela se poussait, sautait, voletait à faire plaisir.

« Oh ! que c’est beau ! murmurait l’illustre philosophe. Oh ! nature, nature, mère féconde, déesse aux riches mamelles, animation, souffle divin ; ta richesse et ta variété n’ont point de bornes ! »

La mère Windling piaffait, se rengorgeait et souriait, s’attribuant la meilleure part de ces éloges.

« N’est-ce pas, disait-elle, que mes poules sont grasses et bien nourries ? Je leur donne tout ce qu’il y a de mieux. Voyez la grande blanche, depuis trois semaines elle pond tous les jours. Et la grise, là-bas, avec des plumes jaunes près des yeux, c’est un trésor pour le ménage ; figurez-vous que je l’ai vue pondre deux fois dans un jour, un œuf le matin, l’autre le soir… encore elle en cache ! Et ce petit coq noir, un vrai diable ; il a déjà plumé le grand avant-hier, à cause de la petite rousse que voilà, une vraie pie-grièche qui les agace ! Je èparie qu’ils vont s’empoigner aux cheveux… Eh ! eh ! je le disais bien ! Ah ! les gueux ! voulez-vous, voulez-vous bien finir ? Ah ! les vauriens ! Canailles d’hommes, ils n’en font pas d’autres ! A-t-on jamais vu… »

Mais elle avait beau crier, les deux rivaux étaient aux prises, bec contre bec, la crinière hérissée, sautant l’un par-dessus l’autre, cherchant à se saisir au vif, tournoyant, voltigeant, se poursuivant avec une fureur incroyable ; heureusement une nouvelle poignée de grains leur fit suspendre la bataille.

« C’est étrange, murmurait Mathéus, cette espèce des gallinacées, si timide, est parfois animée des instincts les plus féroces ! Ce que peut la jalousie, passion furibonde et sanguinaire ! »

La mère Windling le regardait du coin de l’œil et se disait : « Pauvre cher homme, tu penses à Tapihans, mais tu n’as rien à craindre… non ! non ! c’est un trop vilain coq pour entrer à la maison. »

Enfin elle vida son tablier, et regardant Mathéus avec un tendre sourire :

« Est-ce que monsieur le docteur aime les œufs ? demanda-t-elle.

— Beaucoup, ma chère dame, surtout à la coque, c’est une nourriture saine et délicate.

— Eh bien ! nous allons lever les œufs tout de suite ; il doit y en avoir assez pour votre déjeuner. »

Alors elle grimpa à l’échelle sans façon, et quoique l’illustre philosophe eût détourné la tête rapidement, il entrevit les bas bleus de la grosse mère, qui dessinaient ses mollets d’une manière très-vigoureuse.

Dame Catherina se glissa dans le poulailler par la porte du hangar, et reparut toute rayonnante, avec une douzaine d’œufs qu’elle montrait d’un air de triomphe.

« Eh ! regardez-moi ça, fit-elle debout sur la poutre. Eh bien, j’en ai tous les jours autant… Quels œufs ! Pas une poule du village n’en pond d’aussi beaux. Aidez-moi, monsieur le docteur… aidez-moi, je n’ose pas descendre. »

Il fallut que le bonhomme tînt le pied de l’échelle et prêtât les mains à dame Catherina qui riait, faisait l’effrayée et paraissait tout à son aise. Mathéus était rouge comme une framboise.

« Merci, monsieur le docteur, dit-elle. Je suis sûre que la blanche a pondu derrière le bûcher ; j’ai vu l’œuf de là-haut sur quelques brins de paille. Nous allons envoyer Nickel pour le lever. »

Elle prit alors le bras de l’illustre docteur, et ils entrèrent ainsi dans la maison.

Lorsque dame Catherina et Mathéus parurent dans la cuisine, Coucou Peter, assis sur un escabeau devant l’âtre, soufflait de toutes ses forces dans un long tube de fer pour animer le feu ; les charbons flambaient, les sarments pétillaient, l’eau bouillonnait dans la marmite, une magnifique côtelette rôtissait sur le gril et répandait une odeur très-agréable.

La mère Windling s’arrêta sur le seuil en s’écriant :

« Ah ! gueux de Coucou Peter, je voudrais bien savoir où tu as pris cette côtelette ? »

Coucou Peter, sans se déranger, indiqua la grande armoire de chêne.

« Il est comme un chat, il voit tout. Mais je croyais avoir mis la clef dans ma poche.

— Gardez votre clef, dame Catherina, dit le ménétrier d’un air grave, moi je n’en ai pas besoin ; avec un brin de paille j’ouvre tous les crochets du monde.

— Ah ! le coquin, il finira par les galères, » dit la bonne femme en riant.

Mathéus voulut faire des remontrances à son disciple, mais Coucou Peter l’interrompit :

« Maître Frantz, dit-il, j’aime les côtelettes. Ça n’est pas contraire au système, d’aimer les côtelettes. Tout ce qui n’est pas défendu doit être permis, n’est-ce pas, dame Catherina ?

— Mais oui… Tu as toujours le dernier mot, c’est connu. Allons, ôte-toi de là que je fasse bouillir les œufs. Si monsieur le docteur veut entrer dans la salle, je viens tout de suite ; le temps de réciter un Pater, et tout sera prêt… Et toi, Coucou Peter, tu peux aller abreuver le cheval de monsieur le docteur ; Nickel est sorti ce matin, pour détourner l’eau sur le grand pré.

— Avec plaisir, la mère, avec plaisir. »

Le ménétrier sortit, et l’illustre philosophe entra dans la salle.

Jamais Frantz Mathéus ne s’était senti plus calme, plus heureux, plus content de lui-même et de la nature ; le grand air avait développé son appétit ; il entendait le feu pétiller sur l’âtre, le chat miauler sous la table, et dame Catherina balayer le devant de sa porte, en fredonnant le vieux refrain de Karl Ritter :

 « Aimez-moi, je vous aimerai ! « Je vous aimerai ! « Je vous aimerai ! »

Tantôt il contemplait l’antique horloge de Nuremberg, toute jaune, toute vermoulue, avec son cadran de faïence peint de fleurs brillantes, et son coucou de bois qui chantait l’heure, et l’illustre philosophe ne se lassait pas d’admirer cet ingénieux mécanisme ; tantôt il s’arrêtait devant une fenêtre et promenait ses regards éblouis sur la petite place d’Oberbronn.

Là, tout autour de l’auge verdâtre, où tombait un filet d’eau limpide à travers une longue poutre rongée par la mousse, étaient réunies les jeunes filles du village, en manches de chemises, en petites jupes, les jambes et les pieds nus. Elles battaient leur linge, elles criaient, elles s’appelaient l’une l’autre, elles causaient bruyamment, et le bonhomme souriait de leurs manières naïves et de leurs attitudes pleines de grâce.

Bruno buvait dans l’auge, et de temps en temps tournait la tête comme pour saluer Mathéus ; Coucou Peter faisait claquer son fouet et contait des douceurs aux fraîches lavandières, qui se moquaient bien de ses belles paroles ; mais lorsqu’il voulut, sans doute par vengeance, embrasser la plus jolie de la bande, alors ce furent des cris perçants, des éclats de rire, un tumulte incroyable ; toutes fondirent sur lui en l’éclaboussant à grands coups de battoir et de linge humide.

Malgré cette attaque violente, le gaillard ne lâchait pas la petite ; il l’embrassait sur le cou, sur la nuque, sur les joues, et criait d’un air joyeux :

« Oh ! que c’est bon ! oh ! tapez, tapez toujours, je m’en moque ! Oh ! que j’aime ça ! »

Et tout le monde se mettait aux fenêtres… et l’on riait… et les vieilles femmes criaient… et les chiens aboyaient… et Coucou Peter, tout rouge, tout mouillé, tout essoufflé, répétait :

« Encore un petit baiser pour l’amour de la pérégrination des âmes !

— Ah ! le coquin ! disait Mathéus, quel drôle de disciple j’ai là ! »

Enfin, voyant tous les paysans accourir avec leurs bâtons, il enfourcha Bruno, sauta pardessus l’auge, et entra dans l’écurie en criant :

« Elles sont jolies, les filles d’Oberbronn ! oh ! Dieu ! c’est doux à la bouche comme des cerises, c’est croquant comme des noisettes ! »

Puis il voulut tirer le verrou, car les garçons étaient furieux.

Par malheur, le fils du garde-champêtre, Ludwig Spengler, dont il avait embrassé la maîtresse, arriva presque aussitôt que lui et mit son bâton entre le mur et la porte.

Alors tous les autres se précipitèrent dans l’écurie, et mon Coucou Peter, qui criait comme un beau diable, disant :

« Mes amis, mes chers amis, c’était une farce, une petite farce pour rire ! » fut étrillé de la bonne manière.

On l’entraîna dehors et les coups de bâton pleuvaient dru comme grêle.

« C’est doux comme des cerises ! disait l’un.

— C’est croquant comme des noisettes ! disait l’autre.

— Oh ! que j’aime ça ! » criait Ludwig Spengler en frappant à tour de bras.

Mathéus, témoin de l’affaire, criait du haut de la fenêtre.

« Courage, courage, Coucou Peter ! accepte cette épreuve anthropo-zoologique avec la résignation d’un philosophe ; remercie même ces jeunes gens de ce qu’ils travaillent à ton perfectionnement moral ! Depuis longtemps j’ai remarqué que tu appartenais à la famille des bouvreuils, espèce voluptueuse qui se nourrit du bourgeon des fleurs et des fruits les plus délicats. Mais encore quelques leçons comme celle-ci, et j’espère te voir renoncer à ces principes sensuels. »


Courage ! courage ! coucou Peter. ( Page 24.)

Le pauvre Coucou Peter courbait les reins et regardait son maître d’un air piteux, comme pour dire : « Je voudrais bien te voir à ma place avec tes principes anthropo-zoologiques ! »

Cependant ce petit discours produisit une heureuse diversion en sa faveur : les bons campagnards, frappés de la physionomie auguste et des gestes de l’illustre philosophe, se rapprochèrent de la fenêtre, et le ménétrier profita de ce moment pour s’enfuir et se retrancher dans l’écurie.

La moitié du village se trouvait alors sous les yeux de Mathéus ; on formait cercle, on le regardait par-dessus la tête, par-dessus les épaules, chacun était curieux de l’entendre.

Figurez-vous l’enthousiasme du bonhomme ; il aurait voulu les embrasser tous, il ne se possédait plus de joie.

« Frantz, se disait-il, voici l’heure de tes prédications ; il est clair que l’Être des êtres, le grand Démiourgos, réunit ce nombreux auditoire afin que tu puisses le convertir ; il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître ici le doigt de Dieu. »

Son émotion était telle, que pendant quelques secondes il ne put articuler un mot ; il se mouchait, il étendait les mains, il ouvrait la bouche ; les arguments se présentaient en si grand nombre à son esprit, qu’il ne savait par où commencer ; il aurait voulu tout dire à la fois.

Mais enfin le calme descendit au fond de son âme, et d’une voix retentissante il s’écria : « Ô nobles habitants d’Oberbronn, êtres privilégiés de la nature, humbles et respectables campagnards, vous ne savez pas combien votre aspect me touche ; vous ne savez pas la gloire qui vous attend et les trésors que je vous apporte. »

À ce mot de trésors il se fit une profonde agitation dans la foule ; on s’attendait à le voir plonger la main dans un sac et jeter de l’argent par les fenêtres. Les plus éloignés se rapprochèrent bien vite, et Katel la boiteuse, qui se trouvait au premier rang, se mit à jeter des cris aigus ; la pauvre femme, voyant les autres passer, devant elle, crut qu’on voulait lui prendre sa part.

Cet empressement fit un sensible plaisir à l’illustre philosophe.

« Oui, mes amis, reprit-il d’un accent pathétique, je vous apporte des trésors de sagesse, des trésors de philosophie et de vertu ! »

Mais alors ce fut une déception générale.

« Que le diable t’emporte avec tes trésors de sagesse ! s’écria Ludwig Spengler ; tu m’as l’air d’en avoir plus besoin que nous. »

Mathéus, indigné, s’arrêta court, afin de foudroyer ce malhonnête par une apostrophe grandiose ; mais le petit meunier Tapihans s’approcha de la fenêtre, ôta son bonnet de coton et dit :

« Hé ! bonjour, Abraham ! que viens-tu donc faire ici ? Est-ce que tu veux nous rendre juifs ?

— Je ne m’appelle pas Abraham, s’écria l’illustre philosophe. Je suis Frantz Mathéus, docteur en médecine de la faculté de Strasbourg, membre correspondant de…

— Eh ! je te connais bien, interrompit le meunier d’un air moqueur, tu t’appelles Abraham Speizer, et, pas plus tard que l’an passé, tu m’as vendu un cheval borgne dont je ne peux plus me défaire… Et même, si je ne me trompe, tu dois être le rabbin de Marmoutier ! »

À peine eut-il lâché ces mots, qu’une grande rumeur s’éleva dans la foule :

« Tombons sur le rabbin ! — Assommons le rabbin. — Hue ! hue sur le juif !

— Mes enfants, Vous vous trompez, s’écriait le bonhomme, vos instincts animaux vous aveuglent, écoutez-moi !

Mais personne ne voulait entendre, les vieilles commères levaient leurs manches à balais, les hommes leurs triques, quelques-uns cherchaient des pierres ; et Mathéus, pâle, interdit, balbutiait des paroles inintelligibles.

Tout à coup, par une inspiration lumineuse, il tourna les talons et s’enfuit dans la cuisine.

Alors les cris et le tumulte redoublèrent au dehors ; dame Catherina elle-même en était épouvantée :

« Mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’avez-vous donc fait, monsieur le docteur ?

— Rien, ma chère dame… rien ! bégayait le bonhomme ; c’est le meunier… c’est…

— Tapihans ?… Ah ! le misérable ! le misérable ! il veut nous séparer, il soulève le village contre nous I Mais sauvez-vous ! s’écria-t-elle en lui fourrant une andouille dans la poche, sauvez-vous… nous nous reverrons… vous reviendrez une autre fois ! »

L’illustre philosophe n’avait pas besoin de ce conseil, il traversait déjà la cour en balbutiant :

« Oui ! oui ! nous nous reverrons dans les sphères supérieures ! »

Puis il s’élança dans l’écurie par la porte de derrière, et vit son disciple qui bouclait les sangles du cheval.

Coucou Peter avait observé la scène par une lucarne qui donnait sur la place, et prévoyant l’issue des prédications, il venait de seller Bruno.

« Eh ! eh ! maître Frantz, dit-il, vous arrivez bien, j’allais partir sans vous. Il paraît que notre pérégrination des âmes ne prend pas dans ce village !

— Sauvons-nous ! dit Mathéus, qui ne savait plus où donner de la tête.

— Oui, je crois que c’est le plus simple ; ces gueux de paysans ne sont pas à notre hauteur ; montez en croupe, car notre affaire se gâte. »

En même temps il se mit à cheval, et l’illustre docteur grimpa derrière lui avec une dextérité merveilleuse.

Aussitôt Coucou Peter fit sauter la barre, ouvrit la porte et se rua sur la place comme un perdu.

Des clameurs terribles s’élevèrent autour d’eux et Mathéus reçut aussitôt trois coups de trique épouvantables. À chaque coup son disciple criait :

« Aïe ! aïe ! encore une leçon psychologique ! »

Mais l’illustre philosophe ne disait plus rien ; il fermait les yeux et se tenait avec tant de force, que le ménétrier pouvait à peine respirer.

Dame Catherina, debout sur le seuil, ses œufs dans une petite écuelle, considérait ce spectacle en poussant des cris plaintifs : elle désespérait du salut de son cher docteur. Mais quand elle vit le cheval s’éloigner au triple galop à travers les cris et les huées de la foule, alors la bonne femme s’essuya les yeux avec le bord de son tablier, et rentra dans la cuisine en exhalant un profond soupir.

« Pauvre cher homme, murmurait-elle, que le ciel te conduise ! »


Pauvre cher homme ! (Page 27.)

VIII


Après une bonne demi-heure de course, Frantz Mathéus, qui n entendait plus que le galop rapide du cheval sur la route et le chant des oiseaux en plein air, se hasarda d’ouvrir un œil… puis l’autre… et se voyant au milieu d’une forêt touffue, loin du bâton et de l’esprit sophistique des honnêtes campagnards, il respira comme un pendu dont on vient de couper la corde.

Coucou Peter, de son côté, ralentit la marche de Bruno et se tâta les côtes, pour s’assurer qu’elles étaient encore intactes ; quand il se fut convaincu que tout était bien à sa place, il se retourna vers le village, qu’on apercevait à travers les arbres, étendit les mains d’un air imposant et s’écria :

« Paysans d’Oberbronn, le prophète Coucou Peter vous maudit !

— Non, non ; ne les maudis pas, murmurait le bon docteur d’une voix suppliante, ne les maudis pas. Hélas ! les malheureux ne savent ce qu’ils font !

— Tant pis pour eux ! répliqua le ménétrier de mauvaise humeur, je les maudis jusqu’à la troisième et jusqu’à la quatrième génération ! Ah ! gueux de Tapihans, gueux de Ludwig Spengler, vous êtes maudits ! Je vous méprise comme la boue de mes souliers ! »

Ce disant, il se retourna sur sa selle et poursuivit son chemin.

Bruno suivait alors au petit pas le sentier d’Eschenbach ; le soleil chauffait la terre sablonneuse, des milliers d’insectes voltigeaient autour des bruyères, et leur vague bourdonnement remplissait seul l’espace.

Ce calme immense de la nature émut insensiblement Mathéus ; il baissa doucement la tête, se couvrit le visage et se prit à fondre en larmes.

« Qu’avez-vous donc, maître Frantz ? s’écria Coucou Peter.

— Rien, mon ami, répondit le bonhomme d’une voix étouffée ; je songe à ces malheureux qui nous persécutent, je songe aux nombreuses transformations qu’ils auront encore à subir avant d’atteindre à la perfection morale, et je les plains d’avoir si mauvais cœur. Moi qui leur voulais tant de bien ! Moi qui cherchais à les éclairer sur leurs destinées futures ! Moi qui les aime encore de toute la force de mon âme, ils me frappent, ils m’accablent d’injures, ils méconnaissent la pureté de mes intentions ! Tu ne saurais croire combien cela me fait de peine ; laisse-moi pleurer en silence, ce sont de douces larmes, elles me prouvent combien je suis bon. — Oh ! Mathéus ! Mathéus ! homme vertueux ! s’écria-t-il, pleure, pleure sur les égarements de les semblables, mais ne murmure pas contre l’éternelle justice ! Elle seule fait ta grandeur et ta force ; tour à tour oignon, tulipe, colimaçon, lièvre, homme enfin… tu n’as pas toujours été philosophe ; il a fallu bien des siècles pour dompter en toi les instincts animaux ; sois donc indulgent et songe que si les êtres inférieurs veulent te nuire, c’est qu’ils ne sont pas dignes de te comprendre.

— Tout cela est bel et bon, nous recevons les coups et vous avez encore l’air de plaindre les autres ! s’écria Coucou Peter ; que diable, il me semble que nous pourrions être tristes pour notre propre compte !

— Écoute, mon ami, dit Mathéus en essuyant ses larmes, plus j’y pense et plus je reste convaincu qu’il doit en être ainsi ; tous les prophètes ont été misérables : Jeddo fut envoyé à Béthel, à condition qu’il ne boirait ni ne mangerait ; ayant malheureusement mangé un morceau de pain, il fut dévoré par un lion, et l’on trouva ses os entre ce lion et son âne ; — Jonas fut avalé par un poisson ; il est vrai qu’il ne resta que trois jours dans son ventre, mais c’est toujours bien désagréable de rester soixante-douze heures dans une position si gênante ; — Habacuc fut transporté en l’air par les cheveux à Babylone ; or, Coucou Peter, songe combien l’on doit souffrir d’être suspendu par les cheveux pendant un tel voyage ; — Ezéchiel fut lapidé ; — on ne sait pas au juste si Jérémie fut lapidé ou scié en deux ; — mais Isaïe fut scié pour sûr ; — Amos fut…

— Maître Frantz, interrompit brusquement Coucou Peter, si vous croyez me donner du courage en me racontant ces histoires, vous avez tort ; je ne vous le cache pas, plutôt que d’être scié en deux, j’aimerais mieux reprendre mon violon et faire de la musique toute ma vie.

— Allons, rassure-toi, dit Mathéus, aujourd’hui les prophètes ne sont plus si maltraités ; au contraire, on leur fait même d’assez belles pensions, pourvu qu’ils soutiennent au moins une âme.

— Et nous qui soutenons mille âmes, nous méritons des pensions mille fois plus fortes ! » s’écria le joyeux ménétrier.

En causant de la sorte, l’illustre philosophe et son disciple poursuivaient tranquillement leur route dans les vallons de la Zorn.

Mathéus, qui n’aimait rien tant que l’intérieur des bois, oubliait l’ingratitude du genre humain ; le murmure imperceptible de l’insecte qui ronge l’écorce d’un vieil arbre, le vol d’un oiseau qui frôle le feuillage, le vague bruissement d’un ruisseau qui roule dans les ravins, les tourbillons d’éphémères qui dansent sur les eaux dormantes : ces mille détails de la solitude fournissaient sans cesse de nouveaux textes à ses méditations anthropo-zoologiques.

Coucou Peter sifflait pour se distraire et donnait de temps en temps une accolade à sa gourde de kirschen-wasser ; souvent aussi Bruno entrait dans le lit de la Zorn jusqu’au poitrail ; alors maître Frantz et son disciple s’accrochaient l’un à l’autre, relevaient les jambes et regardaient l’eau fuir sous eux avec des sifflements tumultueux.

Cependant la chaleur devenait accablante, pas un souffle ne pénétrait dans ces bois ; Coucou Peter, ayant mis pied à terre, sentait la sueur baigner ses reins ; Mathéus, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, bâillait de temps en temps et murmurait : « Grand… grand Démi… ourgos ! » sans savoir positivement ce qu’il voulait dire.

Ils arrivèrent ainsi dans une gorge où le torrent s’étendait sur un lit de cailloux. À peine Bruno eut-il atteint le bord de l’eau, que cette maudite bête allongea le cou pour boire, et maître Frantz, qui ne s’attendait pas à ce mouvement, faillit passer par-dessus sa tête. Coucou Peter n’eut que le temps de le rattraper par les basques de sa longue capote, et le bon apôtre partit d’un éclat de rire si formidable, que tous les échos du voisinage en retentirent.

« Coucou Peter ! Coucou Peter ! s’écria l’illustre docteur indigné, n’as-tu pas honte de rire quand je manque de me noyer ? Est-ce donc là ton affection pour moi ?

— Eh ! maître Frantz, je ris parce que vous en êtes réchappé ; si je ne vous avais pas retenu, vous filiez dans l’eau comme une grenouille.

— Ce jour est un jour néfaste, reprit Mathéus ; si nous poursuivons notre voyage, je prévois des malheurs sans nombre !

— D’autant plus que vous avez sommeil et que vous pourriez bien tomber de cheval, dit Coucou Peter. Couchez-vous sur la mousse, faites un bon somme, et le jour néfaste sera passé. Moi, je vais me baigner. Bruno ne sera pas fâché de se reposer un peu, j’en suis sûr. »

Ce conseil entrait trop bien dans les idées présentes du bon docteur pour ne pas lui plaire.

« J’approuve ce dessein agréable, dit-il. Allons, cher disciple, prête-moi ton épaule… je suis tout engourdi. Lâche la bride du cheval. Baigne-toi, mon garçon, baigne-toi, cela te rafraîchira le sang. »

Tout en parlant ainsi, maître Frantz s’étendait au pied d’un chêne ; il était vraiment heureux d’allonger ses bras et ses jambes au milieu des bruyères.

Les grillons chantaient autour de lui ; de temps en temps un flot plus rapide battait les cailloux avec un sifflement étrange ; alors il entrouvrait les paupières et voyait Coucou Peter en train d’ôter ses habits et de tirer ses bottes.

Le bruissement de l’onde, le frémissement du feuillage, berçaient son imagination d’une vague rêverie. Puis il distinguait confusément, à travers les rameaux touffus, le ciel, la crête des montagnes… Enfin son esprit se voila ; les mêmes sons frappaient toujours ses oreilles, mais leur monotonie ressemblait au plus vaste silence. Le bonhomme ne les distinguait plus, il ne regardait plus ; sa respiration douce et régulière annonçait un profond sommeil. — Peut-être alors son esprit, dégagé des liens de la terre et remontant d’âge en âge, errait-il sous la forme d’un bon lièvre, dans les immenses forêts de la Gaule ; — peut-être aussi revoyait-il l’humble toit de ses pères au Graufthal, et la bonne vieille Martha qui pleurait son absence.


Un bon apôtre partit d’un éclat de rire. (Page 28.)

IX


Or l’illustre philosophe dormait profondément depuis deux heures lorsque Coucou Peter s’écria :

« Maître Frantz, levez-vous ! Voici les pèlerins de Haslach qui descendent la montagne ; ils sont plus nombreux que les grains de sable au bord de la mer. Levez-vous, maître… et regardez ! »

Mathéus, s’étant levé, aperçut d’abord son disciple perché sur un cerisier sauvage ; il faisait la cueillette à la manière des grives et s’en donnait à cœur joie ; puis les regards du bonhomme se dirigèrent vers la montagne voisine.

À travers les hauts sapins s’avançaient à perte de vue une immense file de pèlerins, les uns nu-pieds, leurs bottes au bout de leur bâton de voyage, les autres chargés de provisions, de paquets, de gourdes et de toutes les choses nécessaires à la vie.

Une vieille femme allait à leur tête et récitait seule la prière au milieu du silence universel, puis tous les autres répondaient :

« Priez pour nous ! priez pour nous ! » — Et ce cri, se répétant de proche en proche, à la cime des rochers, sur la pente des ravins, dans le creux des vallons, ressemblait au chant mélancolique des bandes de grues qui traversent les nuages.

L’illustre docteur était tellement saisi de ce spectacle qu’il ne pouvait proférer une parole ; mais Coucou Peter, du haut de son arbre, étendait la main et désignait chaque village, à mesure qu’il tournait la cime de la montagne :

« Voici ceux de Walsch, s’écriait-il, je les reconnais à leurs chapeaux de paille, à leurs petites vestes et à leurs grands pantalons qui montent jusque sous les bras ; ce sont de joyeux compères, ils vont en pèlerinage pour boire du vin d’Alsace. — Ces autres qui suivent en culottes courtes et en grands habits, avec de larges boutons qui reluisent au soleil, sont de Dagsbourg, le plus dévot et le plus pauvre pays de la montagne ; ils vont à la foire pour baiser les os de saint Florent. — Voici ceux de Saint-Quirin, en petites blouses et la casquette sur l’oreille. Gare les coups de poing à la procession ! Tous ces gens de verreries et de fabriques aiment à riboter et à batailler contre les Allemands. Ce n’est pas avec eux, maître Frantz, qu’il faudra disputer de la pérégrination des âmes. — Regardez ces autres qui tournent à l’embranchement de la Roche-Plate, on les appelle les Gros-Jacques de la montagne. Ceux-là vont en pèlerinage pour montrer leurs beaux habits ; voyez comme ils ont couvert leurs chapeaux avec leurs mouchoirs, comme ils ont fourré leurs pantalons dans les tiges de leurs bottes : ce sont les glorieux d’Aberschwiller, ils marchent gravement le nez en l’air ! — Mais qui diable peuvent être ceux qui suivent en trébuchant ? Ah ! je les reconnais… je les reconnais, ce sont les gens de la plaine, les Lorrains avec leurs petits sacs remplis de noix et de lard ; Dieu de Dieu, qu’ils ont l’air fatigué ! Pauvres petites femmes ! je les plains de tout mon cœur. Toutes ces petites de la plaine sont fraîches comme des roses, au lieu que celles du haut pays, de la Houpe, par exemple, sont brunes comme des groseilles noires. »

Le bon apôtre trouvait son mot à dire sur chaque village, et Mathéus se perdait dans un abîme de contemplation profonde.

Enfin, au bout d’une heure, la queue de la procession parut s’éclaircir, elle montait lentement la côte ; bientôt elle tourna la Roche-Plate ; quelques groupes suivaient encore à de grandes distances ; c’étaient des malades, des infirmes en charrettes. Ils disparurent à leur tour et tout rentra dans le silence de la solitude.

Alors l’illustre philosophe regarda son disciple d’un air grave et lui dit :

« Partons pour Haslach, c’est là que l’Être des êtres nous appelle. Oh ! Coucou Peter, ton cœur ne te dit-il pas que le grand Démiourgos, avant de nous porter sur le théâtre de nos triomphes, a voulu nous offrir, dans ce désert, le tableau de l’immense variété des races humaines ? Comprends-tu, mon ami, la majesté de notre mission ?

— Oui, maître Frantz, je comprends très-bien, il faut partir ; mangez d’abord ces cerises que j’ai cueillies pour vous, et puis en route ! »

Quoique Mathéus ne trouvât point dans ces paroles tout le recueillement désirable, il s’assit, le chapeau de son disciple entre les genoux, et mangea les cerises de fort bon appétit ; puis Coucou Peter ayant ramené Bruno, qui broutait les jeunes pousses à quelque distance, maître Frantz se remit en selle, son disciple prit la bride, et ils montèrent le sentier sablonneux qui mène à la Roche-Plate.

Le soleil descendait derrière le Losser, et de longues nappes d’or traversaient les flèches des hauts sapins. Plusieurs fois Mathéus se retourna pour contempler ce spectacle imposant ; mais lorsqu’ils eurent pénétré dans le bois, tout devint obscur, et les pas de Bruno retentirent sous le dôme des grands chênes comme dans un temple.

Environ une heure après, la lune commençait à poindre sous le feuillage, lorsqu’ils aperçurent, à cinquante pas au-dessous d’eux, un groupe de pèlerins qui se rendaient tranquillement à la foire. Coucou Peter reconnut au premier coup d’œil le grand Hans Aden, maire de Dabo, son âne Schimel, et sa petite femme Thérèse, assise dans l’un des bâts de l’âne ; mais il fut tout surpris de voir un gros poupon joufflu, soigneusement emmailloté et sanglé dans l’autre bât de Schimel, car Hans Aden n’avait pas d’enfant à sa connaissance. Ils allaient ainsi comme de vénérables patriarches ; la petite Thérèse, son mouchoir noué autour de sa jolie figure, regardait le petit enfant avec une tendresse inexprimable ; l’âne suivait d’un pas ferme le bord du talus ; ses longues oreilles se relevaient au moindre bruit, puis retombaient d’un air mélancolique ; le grand Hans Aden, revêtu de sa longue capote qui lui battait les mollets, son tricorne sur la nuque et les deux poings dans ses poches de derrière, marchait gravement et criait de temps en temps :

« Hue, Schimel, hue ! »

À cette vue Coucou Peter, sans attendre Mathéus, se mit à dégringoler le sentier en criant :

« Salut, maître Hans Aden, salut ! Où diable allez-vous si tard ? »

Hans Aden se retourna lentement, et sa petite femme leva les yeux pour voir qui pouvait crier de la sorte.

« C’est toi, Coucou Peter, dit Hans Aden en lui tendant la main ; bonsoir, mon garçon. Nous allons en pèlerinage.

— En pèlerinage ! comme ça se rencontre, s’écria Coucou Peter tout joyeux, nous y allons aussi. Ma foi, c’est une bonne occasion de renouveler connaissance. Mais pourquoi donc allez-vous en pèlerinage, maître Hans Aden ? Auriez-vous quelqu’un de malade dans la famille ?

— Non, Coucou Peter, non ! répondit le maire de Dabo ; Dieu merci, tout le monde se porte bien chez nous. Nous allons remercier saint Florent de nous avoir accordé un enfant. Tu sais que ma femme et moi nous étions mariés depuis cinq ans sans avoir eu ce bonheur. À la fin ma femme me dit : « Écoute, Hans Aden, il faut aller en pèlerinage ; toutes les femmes qui vont en pèlerinage ont des enfants ! » Moi, je pensais que ça ne servirait à rien… « Bah ! que je lui dis, ça ne sert à rien, Thérèse, et puis moi, je ne peux pas quitter la maison ; voici justement le temps de la récolte, je ne peux pas tout abandonner. — Eh bien, j’irai toute seule, qu’elle me dit ; tu es un incrédule, Hans Aden, tu finiras mal ! — Eh bien, vas-y, Thérèse ; nous verrons bien qui a raison de nous deux. » Bon, elle y va, et figure-toi, Coucou Peter, que, juste neuf mois après, arrive un enfant gros et gras, le plus beau garçon de la montagne ! Depuis ce temps-là, toutes les femmes de Dabo veulent aller en pèlerinage. »

Coucou Peter avait écouté ce récit avec une attention singulière ; tout à coup il releva la tête en disant :

« Et combien y a-t-il que dame Thérèse est allée en pèlerinage !

— Il y a aujourd’hui deux ans, répondit Hans Aden.

— Deux ans ! s’écria Coucou Peter en devenant tout pâle et en s’appuyant contre un arbre, deux ans ! Dieu de Dieu !

— Qu’est-ce que tu as donc ? fit Hans Aden.

— Rien, monsieur le maire… rien… C’est une faiblesse qui me prend dans les jambes, chaque fois que je reste trop longtemps assis. »

En même temps il regarda la petite Thérèse, qui baissait les yeux et devenait rouge comme une cerise. Elle paraissait toute timide et prenait l’enfant pour lui donner le sein ; mais avant qu’elle eût défait les sangles, Coucou Peter s’avança en s’écriant :

« Ah ! maître Hans Aden, que vous êtes heureux ! Tout vous réussit : vous êtes le plus gros herr de la montagne, vous avez des champs, des prés, et voilà que saint Florent vous envoie le plus bel enfant du monde ! Mais il faut que je le voie, ce pauvre petit, dit-il en tirant son chapeau à dame Thérèse, j’aime tous les petits enfants !

— Hé ! ne te gêne pas, Coucou Peter, dit le maire tout glorieux, on peut le regarder… il n’y a pas d’affront.

— Tenez, monsieur Coucou Peter, fit dame Thérèse à voix basse, embrassez-le. Il est beau, n’est-ce pas ?


Il est beau, n’est-ce pas ? (Page 30.)

— S’il est beau, s’écria Coucou Peter, tandis que deux grosses larmes coulaient lentement sur ses joues rouges, s’il est beau ! Dieu de Dieu, quels poings ! quelle poitrine ! quelle bonne figure réjouie ! »

Il soulevait l’enfant et le contemplait les yeux tout grands ouverts ; on aurait dit qu’il ne pouvait plus le rendre ; la mère souriait et détournait la tête pour essuyer une larme.

Enfin le joyeux ménétrier coucha lui-même le petit dans le bât, il releva l’oreiller avec soin :

« Voyez-vous, dame Thérèse, murmurait-il, les enfants veulent avoir la tête haute, il faut y prendre garde ! »

Puis il boucla les sangles et se mit à sourire à la jolie petite mère, pendant que le grand Hans Aden s’arrêtait à quelques pas et coupait une branche de bouleau pour se faire un sifflet.

Mathéus, retardé par la pente rapide du chemin, rejoignit alors son disciple.

« Salut, braves gens, s’écria l’illustre docteur en soulevant son large feutre ; que la bénédiction du Seigneur soit avec vous !

Amen ! » répondit Hans Aden en revenant avec sa branche de bouleau.

Dame Thérèse inclina doucement la tête et parut s’abandonner aux plus charmantes rêveries.

Ils firent alors un quart d’heure de chemin sans parler ; Coucou Peter marchait toujours à côté de l’âne et regardait l’enfant avec un véritable plaisir, et maître Frantz, songeant aux événements qui se préparaient, se recueillait en lui-même.

« Dites donc, monsieur Coucou Peter, reprit enfin la jeune paysanne d’une voix timide, est-ce que vous courez toujours le pays comme autrefois ? Est-ce que vous ne restez pas quelque part ?

— Toujours, dame Thérèse, toujours en route, toujours content ! Je suis comme le pinson qui n’a que sa branche pour passer la nuit, et qui vole le lendemain où se trouvent les moissons !

— Vous avez tort, monsieur Coucou Peter, dit-elle, vous devriez ménager quelque chose pour vos vieux jours ; un si brave, un si honnête homme… penser qu’il peut tomber dans la misère !

— Que voulez-vous, dame Thérèse ! il faut bien gagner sa vie de chaque jour ; je n’ai que mon violon, moi, pour vivre ! Et puis, tel que vous me voyez, je suis bien autre chose que ce qu’on pense… je suis prophète ! l’illustre docteur Mathéus peut vous le dire ; nous avons découvert la pérégrination des âmes, et nous allons prêcher la vérité dans l’univers. »

Ces paroles tirèrent maître Frantz de ses réflexions.

« Coucou Peter n’a pas tort, dit-il, l’heure est proche, les destins vont s’accomplir ! Alors ceux qui auront travaillé à la vigne et semé le bon grain seront glorifiés ! Alors de grands changements se feront sur la terre ; les paroles de vérité passeront de bouche en bouche, et le nom de Coucou Peter retentira comme celui des plus grands prophètes ! L’attendrissement que ce cher disciple vient de faire paraître à la vue de l’enfance, âge de faiblesse, de douceur et de pureté naïve, est la preuve d’une belle âme, et je n’hésite pas à lui prédire de hautes destinées ! »

Dame Thérèse regardait Coucou Peter, qui baissait les yeux d’un air modeste, et l’on voyait qu’elle était heureuse d’apprendre de si belles choses sur le compte du brave ménétrier.

En ce moment ils sortaient du bois, et le bourg de Haslach, avec ses grands toits pointus, ses rues tortueuses et son antique église du temps d’Erwin, s’offrit à leurs regards. Toutes les maisons étaient éclairées comme pour une fête.

Ils descendirent la montagne en silence.


X


Vers neuf heures du soir, l’illustre philosophe et ses nouveaux compagnons firent leur entrée dans l’antique bourg de Haslach.

Les rues étaient tellement encombrées de monde, de charrettes, de bestiaux, qu’on pouvait à peine s’y frayer un passage.

Les vieilles maisons à pignons décrépits planaient sur le tumulte, envoyant la lumière de leurs petites fenêtres dans la foule agitée. Tous ces pèlerins venus d’Alsace, de Lorraine, de la haute montagne, se pressaient autour des auberges et des hôtelleries comme de véritables fourmilières ; d’autres campaient le long des murs, d’autres sous les hangars ou dans les granges.

Le roulement des voitures, le sourd beuglement des bœufs, le piétinement des chevaux, le patois des Lorrains et des Allemands formaient une confusion incroyable. Quel sujet de méditation pour Mathéus !

C’est alors que Hans Aden et dame Thérèse furent heureux d’avoir rencontré Coucou Peter ; qu’auraient-ils fait sans lui dans une pareille bagarre ?

Le joyeux ménétrier écartait la foule, criait « gare ! » s’arrêtait aux endroits difficiles, entraînait Schimel par la bride, avertissait Mathéus de ne pas se perdre, animait Bruno, frappait à la porte des auberges pour demander un asile ; mais il avait beau parler de la petite Thérèse, de monsieur le maire, de l’illustre philosophe, on lui répondait partout :

« Allez plus loin, braves gens, que le ciel vous conduise ! »

Lui ne perdait pas courage et criait gaiement :

« En route ! Laissez faire, dame Thérèse, laissez faire, nous trouverons tout de même notre petit coin ! Eh ! eh ! maître Frantz, que dites-vous de ça ? C’est demain que nous allons prêcher. Maître Hans Aden, prenez garde à cette charrette. Allons, Schimel ! Hue, Bruno ! »

Les autres étaient comme abasourdis.

Mathéus, voyant que les gens de Haslach vendaient leur foin, leur paille et toutes choses aux pauvres pèlerins accablés de fatigue, en conçut une grande douleur dans son âme.

« Oh ! cœurs durs et de peu de foi, s’écria-t-il, ne savez-vous pas que cet esprit de lucre et de trafic vous fera descendre dans l’échelle des êtres ? »

Malheureusement on ne l’écoutait pas, et plusieurs même se mettaient aux fenêtres, riant de sa simplicité.

« Au nom du ciel, maître Frantz, s’écriait Coucou Peter, ne faites pas de discours anthropo-zoologiques à ces gens, sans ça nous risquons de passer la nuit à la belle étoile et quelque chose de pis encore ! »

Quant à dame Thérèse, elle pressait le bras du brave ménétrier, ce qui lui causait un sensible plaisir.

Malgré son indignation, l’illustre philosophe ne pouvait s’empêcher d’admirer l’industrie singulière des habitants de Haslach : ici un boucher gros et gras, debout entre deux chandelles, distribuait de trois et même de quatre espèces de viande ; ces viandes toutes fraîches avaient un air appétissant qui faisait plaisir à voir, et les jolies servantes, leur petit panier sous le bras, l’œil ouvert et le nez retroussé, semblaient plus fraîches, plus grasses, plus vermeilles que les côtelettes suspendues aux crochets de la boucherie ; — là un forgeron, les bras nus, la figure noire, travaillait avec ses aides au fond de sa forge ; les marteaux clapotaient, le soufflet soupirait, les étincelles volaient en tous sens et plusieurs venaient s’éteindre aux pieds des passants ; — plus loin, le tailleur Conrad se dépêchait de finir pour la fête le gilet écarlate de monsieur l’adjoint ; son merle, dans sa petite cage d’osier, sifflait un air, et Conrad tirait l’aiguille en cadence ; — de magnifiques gâteaux de toutes formes vous regardaient par les vitres des boulangeries, — et M. l’apothicaire avait mis ce jour-là devant ses fenêtres deux grands bocaux remplis, l’un d’eau rouge, l’autre d’eau bleue, avec des lampions derrière, ce qui produisait un effet superbe.

« Que le monde est grand ! se disait Mathéus ; chaque jour la civilisation fait de nouveaux progrès ! Que dirais-tu, ma bonne Martha, si tu voyais un tel spectacle ? Tu ne pourrais en croire tes yeux, tu n’oserais prévoir le triomphe de ton maître sur un si vaste théâtre. Mais la vérité brille partout d’un éclat éternel, elle terrasse l’envie, le sophisme et les vains préjugés ! »

La petite caravane, cahotée, refoulée de rue en rue, débouchait alors devant la bonne vieille auberge de Jacob Fischer, et Coucou Peter fit entendre une exclamation joyeuse.

Le réverbère qui se balance au-dessus de la porte éclairait toute la façade, depuis l’enseigne des Trois-Roses jusqu’au nid de cigognes à la pointe du pignon, depuis l’escalier raboteux où l’on trébuche jusqu’à la petite ruelle où les buveurs font halte, la tête basse, le front contre le mur, en murmurant des paroles inintelligibles.

« Maître Frantz, s’écria Coucou Peter, est-ce que vous aimez la tarte au fromage ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ? dit le bonhomme surpris d’une telle question.

— Parce que la mère Jacob prépare des kougelhof et des tartes au fromage depuis trois jours ; elle ne pense qu’à ça… c’est comme qui dirait son idée philosophique quand la foire approche. Le père Jacob, lui, ne pense qu’à mettre son vin en bouteilles, à fumer sa pipe derrière le fourneau, et quand sa femme crie… il la laisse crier, vu qu’il n’y a pas moyen de la faire taire ; c’est comme une poule en train de pondre : plus on la chasse, plus elle crie. Mais nous y voilà… Quelle masse de monde ! Allons, dame Thérèse, vous pouvez descendre ; maître Hans Aden, venez tenir la bride de Schimel ; moi, je vais prier le père Jacob de nous recevoir. »

Ils se trouvaient alors devant l’auberge, la foule tourbillonnait autour d’eux ; on voyait les buveurs monter et descendre l’escalier en chancelant ; les verres cliquetaient, les canettes tintaient, on criait à la bière, à la choucroute, aux saucisses ; les servantes, que l’on chatouille en passant, jetaient aussi de petits cris très-drôles ; la mère Jacob agitait la vaisselle, et le père Jacob tournait le robinet à la cave.

Coucou Peter entra dans l’auberge, promettant d’être bientôt de retour. En effet, au bout de quelques instants, il revint avec maître Jacob lui-même, un bon gros homme à la figure joviale, et les manches retroussées jusqu’aux coudes.

« Mon pauvre garçon, disait-il, je ne demande pas mieux que de vous rendre service ; mais toutes les chambres sont prises, il ne me reste plus que la grange et le hangar, voyez si cela peut vous convenir. »

Coucou Peter regarda la petite Thérèse d’un air désolé ; il parcourut des yeux la rue où se pressait tant de monde :

« Si ce n’était que pour moi, père Jacob, mon Dieu ! j’accepterais tout de suite ; un pauvre diable de ménétrier dort tous les jours sur la paille. Mais regardez un peu cette bonne petite mère… regardez ce pauvre enfant et ce bon docteur Mathéus, la crème des philosophes, s’écria-t-il d’une voix qui partait du cœur. Voyons, père Jacob, que diable ! il faut bien se mettre à la place des gens.

— Que veux-tu, Coucou Peter, dit l’aubergiste, avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas faire que mes chambres soient vides, je ne peux vous offrir…

— Oh ! monsieur Coucou Peter, ne vous donnez pas tant de peine pour nous, dit alors la petite Thérèse, nous ne sommes pas si difficiles que vous pensez.

— Vous acceptez, dame Thérèse, vous acceptez le hangar  ?

— Eh ! pourquoi pas ? fit-elle en souriant ; bien d’autres seraient heureux d’en trouver un au milieu de ce tumulte, n’est-ce pas, Hans Aden ? »

Coucou Peter tout joyeux ne s’inquiéta point de ce que répondait le grand Hans Aden ; dès que dame Thérèse eut accepté le hangar, il descendit au jardin chercher du bois sec.

« Merci, père Jacob, criait-il.

— Prends garde de mettre le feu à la grange, disait l’aubergiste.

— Ne craignez rien, père Jacob, ne craignez rien ! »

La nuit était obscure ; bientôt un feu vif et réjouissant éclaira les poutres et les tuiles de l’échoppe.

Ah ! ce n’était pas là la belle chambre d’Oberbronn, ornée de deux commodes et d’un bon lit de plume, où l’on s’enfonçait jusqu’aux oreilles. Les poutres noires montaient d’étage en étage, jusqu’à la cime du toit. Et du côté de la rue quatre piliers de chêne vous préservaient des courants d’air. On ne voyait point là des glaces de Saint-Quirin, mais de petites portes d’écurie le long du mur ; et tout au fond, les porcs, soulevant du groin les volets de leurs réduits, vous souhaitaient le bonsoir.

Maître Frantz se souvint avec satisfaction que d’autres prophètes avaient habité jadis des lieux pareils.

a La vertu, dit-il gravement, habite sous le chaume. Réjouissons-nous, mes amis, de ne pas vivre dans les palais !

— C’est juste, répondit Coucou Peter, mais arrangeons-nous toujours de manière à ne pas coucher dans la boue. »

Tout le monde se mit alors à l’ouvrage : Hans Aden grimpa l’échelle de la grange et jeta des bottes de paille par la lucarne, Mathéus déchargea Schimel et Bruno, dame Thérèse tira les provisions du hâvre-sac.

Coucou Peter veillait à tout : il donnait du fourrage aux bêtes, il étendait la litière, il suspendait les harnais aux échelles, il goûtait le vin, et ne perdait pas de vue le bât de l’âne où dormait l’enfant.

Bientôt tout fut prêt ; on s’installa commodément sur des bottes de paille pour souper.

D’autres scènes semblables se passaient dans la rue du Tonnelet-Rouge ; chaque groupe de pèlerins avait son feu, dont la lumière se reflétait sur les maisons voisines.

Au tumulte succédait insensiblement un vaste silence : tous ces braves gens, accablés de fatigue, causaient entre eux à voix basse comme en famille. Ainsi faisaient Coucou Peter, Hans Aden, dame Thérèse et Mathéus ; on aurait dit qu’ils se connaissaient depuis longues années quand ils furent réunis autour du feu, et que la bouteille circula de main en main : ils se sentaient comme chez eux.

« Après vous, dame Thérèse, disait Coucou Peter. Fameux, ce petit vin d’Alsace ! de quel coteau, maître Hans Aden ?

— D’Ekersthâl.

— Fameux coteau ! Passez-moi une tranche de jambon.

— Voici, monsieur Coucou Peter.

— À votre santé, maître Frantz !

— À la vôtre, mes enfants ! Quelle belle nuit ! comme l’air est doux ! Le grand Démiourgos avait prévu que ses enfants ne trouveraient pas un lieu pour abriter leur tête. Ô grand Être, s’écriait le bonhomme, Être des êtres, reçois mes remercîments, ils partent d’un cœur sincère ! Ce n’est pas pour nous seuls qu’il faut le remercier, mes chers amis ; c’est pour cette foule innombrable de créatures venues de si loin, dans le but honorable de lui présenter leurs hommages !

— Maître Hans Aden, vous n’êtes pas assis, prenez cette botte de paille.

— Oh ! c’est bon, Coucou Peter, je suis bien comme ça ! »

Le bât de Schimel était appuyé contre la muraille, et Coucou Peter, à chaque instant, levait la couverture pour voir si le petit dormait bien.

Schimel et Bruno mâchaient tranquillement leur pitance, et quand la lumière vacillante projetait ses rayons sur les piliers, les lucarnes hérissées de paille, les gerbes pendantes, les charrettes, les hottes à bière et mille objets confus dans l’ombre ; quand elle éclairait la tête calme et méditative de l’illustre docteur, la douce figure de Thérèse, ou la joviale physionomie de Coucou Peter, on aurait dit un vieux tableau de la Bible.

Vers onze heures Mathéus demanda la permission de dormir ; déjà le grand Hans Aden, étendu tout de son long contre le mur, dormait profondément. Dame Thérèse n’avait pas encore sommeil, ni Coucou Peter ; ils continuèrent la conversation à voix basse.

Avant de s’assoupir, maître Frantz entendit la voix du crieur répéter dans le silence : « Onze heures ! onze heures sonnées ! » puis des pas qui s’éloignaient dans la rue, un chien qui aboyait en secouant sa chaîne ; il entr’ouvrit les yeux, et vit l’ombre des oreilles de Schimel qui s’agitait contre le mur, comme les ailes d’un papillon de nuit.

Les servantes de l’auberge des Trois-Roses mettaient la barre et riaient dans le vestibule : ce furent ses dernières impressions.


XI


Le jour répandait ses teintes d’or sous les piliers du hangar, lorsque Frantz Mathéus fut éveillé par des éclats de rire retentissants.

« Ah ! ah ! ah ! voyez-vous, dame Thérèse, s’écriait Coucou Peter, voyez-vous le petit gueux !… A-t-il de la malice, en a-t-il ! je vous dis qu’il se fera pendre… ah ! ah ! ah ! c’est sûr, il se fera pendre. »

Maître Frantz ayant tourné les yeux vers l’endroit d’où partaient ces exclamations joyeuses, vit son disciple près d’un grillage attenant à l’auberge des Trois-Roses. Ce grillage, tapissé d’arbres, était couvert de pêches magnifiques. Coucou Peter tenait une de ces pêches et la présentait au petit, couché dans son bât sur le dos de Schimel ; l’enfant étendait ses petites mains pour la saisir, et le brave ménétrier l’avançait et la retirait en riant jusqu’aux larmes.

Dame Thérèse, de l’autre côté, regardait l’enfant avec un doux sourire ; elle paraissait bien heureuse, et pourtant une vague mélancolie se peignait dans son regard ; le grand Hans Aden, le coude contre la grille, observait gravement cela en fumant sa pipe.

On ne pouvait rien voir de plus charmant que cette petite scène matinale ; il y avait tant de franche gaieté, de bonne humeur et de tendresse empreintes dans les traits de Coucou Peter, que maître Frantz se prit à dire en lui-même : « Quelle honnête figure ! Le voilà qui s’amuse comme un enfant ! Comme il est heureux ! comme son cœur rit ! Ah ! c’est bien le meilleur garçon que je connaisse ! Quel dommage que ses instincts sensuels et son amour désordonné de la chair l’entraînent souvent au-delà de toutes les limites convenables ! »

Tout en pensant ces choses, le bonhomme se levait et secouait la paille de ses habits ; puis il s’avança, et tirant son large feutre, il salua les braves gens et leur souhaita le bonjour.

Dame Thérèse lui répondit par une simple inclination de tête, tant elle était rêveuse ; mais Coucou Peter s’écria :

« Maître Frantz, regardez ce joli enfant… Ah ! Dieu, qu’il nous amuse… dites donc de quelle race il est, pour voir ?

— Cet enfant est de la famille des bouvreuils, répondit Mathéus sans hésiter.

— De la famille des bouvreuils ! fit Coucou Peter tout ébahi ; ma foi, ce n’est pas pour vous flatter, maître Frantz, mais… mais je crois qu’il a de bonnes raisons anthropo-zoologiques pour être de la famille des bouvreuils. »

Hans Aden venait de finir sa pipe, il la mit en poche et dit à sa femme :

« Allons, Thérèse, allons ! il est temps d’aller à la foire, avant qu’il y ait trop de monde.

— Est-ce que vous venez avec nous, maître Frantz ? demanda Coucou Peter.

— Sans doute, où est Bruno ?

— Il est dans la grange, vous n’avez pas besoin de l’emmener ; dame Thérèse veut acheter toutes sortes de choses, sans ça nous laisserions aussi Schimel. »

Ces explications suffirent à Mathéus, et l’on se mit en route.

Tout le bourg était encombré de monde ; on avait fait disparaître les charrettes et le bétail par ordre de M. le maire ; on suspendait des guirlandes aux fenêtres, on répandait dans les rues des feuilles et des fleurs, et sur la place s’élevait un reposoir superbe ; mais ce qui plaisait surtout à l’illustre philosophe, c’était cette bonne odeur de mousse et de fleurs fraîchement cueillies, et les belles guirlandes qui se balançaient au souffle de la brise.

Il admirait aussi les jeunes paysannes, la toque et l’avant-cœur parsemés de paillettes scintillantes ; les vieilles, qui garnissaient le reposoir de vases et de candélabres, étaient encore plus magnifiques, car elles portaient l’ancien costume de soie jaune ou violette, à grands ramages, et la coiffe en brocart d’or, le plus riche costume qu’on ait jamais vu.

« Maître Frantz, disait Coucou Peter, autrefois on travaillait mieux que de nos jours ; je me rappelle que ma grand’mère avait une robe de sa grand’mère, toujours neuve. Aujourd’hui, dans quatre ou cinq ans tout devient vieux.

— Excepté la vérité, mon ami, la vérité est toujours jeune ; ce que Pythagore disait il y a deux mille ans est aussi vrai que s’il l’avait dit hier.

— Oui, c’est comme les anciens violons, répondit Coucou Peter, plus on en joue, plus ils vous paraissent agréables, jusqu’à ce qu’ils soient fêlés ; on les raccommode, mais, à force d’y mettre des pièces, il ne reste plus rien de vieux, et ça fait de pauvre musique. »

En causant ainsi, nos gens arrivaient sur la foire ; la foule était déjà nombreuse ; mille bruits confus de sifflets, de fifres, de trompettes d’enfants, bourdonnaient aux oreilles ; les baraques étalaient en plein vent leurs quincailleries, leurs sabres de bois, leurs poupées, leurs miroirs, leurs horloges de Nuremberg ; les voix des maîtres de jeux et des marchands forains se croisaient en tous sens.

Coucou Peter aurait bien voulu faire un cadeau à dame Thérèse ; il tournait et retournait sans cesse ses poches vides, et rêvait au moyen de se procurer de l’argent. Un moment il eut l’idée de courir à l’auberge, et de vendre la bride et la selle de Bruno au premier juif venu ; mais Hans Aden étant resté en arrière, une autre inspiration lui passa par la tête.

« Maître Frantz, dit-il, prenez la bride de Schimel, je reviens tout de suite. »

Puis il courut au grand Hans Aden, et lui dit :

« Monsieur le maire, j’ai oublié ma bourse à l’auberge, car mon illustre maître et moi, nous avons notre argent dans la selle de Bruno, prêtez-moi dix francs, je vous rendrai ça tout à l’heure.

— Avec plaisir, dit Hans Aden en faisant la grimace, avec plaisir. »

Et il lui donna dix francs.

Coucou Peter, fier comme un coq, revint alors prendre le bras de dame Thérèse, et la conduisit devant le plus bel étalage :

« Dame Thérèse, s’écria-t-il, choisissez tout ce qu’il vous plaira. Voulez-vous ce châle, ces rubans, ce fichu ? voulez-vous toute la boutique ? … ne vous gênez pas. »

Elle ne voulut choisir qu’un simple ruban rose, mais il la força de prendre un châle superbe.

« Ô monsieur Coucou Peter, disait-elle, laissez-moi ce ruban.

— Gardez le ruban et le châle, dame Thérèse ! Gardez-les pour l’amour de moi, fit-il à voix basse ; si vous saviez combien cela me fera plaisir ! »


Il la força de prendre un châle superbe. (Page 36.)

Il acheta de même un petit chien de sucre à l’enfant, puis des noix dorées, puis un petit tambour, et n’eut point de cesse que ses dix francs ne fussent dépensés jusqu’au dernier, centime. Alors il parut tout glorieux ; et lorsque Hans Aden revint, il fut content de voir que M. Coucou Peter avait fait des politesses à sa femme.

Quant à l’illustre philosophe, la vue de tout ce monde l’exaltait d’une manière étrange ; il voulait prêcher absolument, et s’écriait à chaque minute :

« Coucou Peter, je crois qu’il serait temps de prêcher. Regarde tout ce monde… Quelle magnifique occasion d’annoncer la doctrine !

— Gardez-vous-en bien, maître Frantz, répondait le bon apôtre, gardez-vous-en bien ! Voici le gendarme qui passe, il vous empoignerait tout de suite, il n’y a que les charlatans qui aient le droit de prêcher sur la foire. »

Ils firent ainsi trois fois le tour de la place ; dame Thérèse acheta tout ce qu’il lui fallait pour le ménage : une brosse à lessive, des cuillers en étain, une écumoire et d’autres objets semblables ; Hans Aden acheta une faux qui rendait un son clair et vibrant, des sabots et une étrille.

Vers dix heures, le bât de Schimel était plein de choses ; la foule devenait de plus en plus nombreuse et soulevait des flots de poussière ; on entendait au loin tourbillonner la valse.

Comme ils s’acheminaient vers l’auberge, ils passèrent près de la Madame-Hutte, et de si joyeux accords frappèrent leurs oreilles, que le grand Hans Aden lui-méme s’arrêta pour considérer ce spectacle.

Un drapeau flottait sur la baraque ; les filles et les garçons se pressaient à la porte : le joli costume des Kokesberg, avec leurs tresses garnies de rubans ; celui des Bouren-Grédel, avec leurs cravates de moire qui retombent sur la nuque, leurs jupes rouges, leurs bas blancs bien tirés et leurs souliers à hauts talons ; les montagnards en chapeaux à larges bords, ornés d’une feuille de chêne ; les Alsaciens en tricorne, habit carré, gilet écarlate et culotte courte, tout cela offrait un coup d’œil admirable, on était comme entraîné de ce côté.

Dame Thérèse éprouvait un désir inexprimable de danser, sa main tremblait sous le bras de Coucou Peter, qui la regardait tendrement et lui disait à voix basse :

« Dame Thérèse, faisons un tour de valse.

— Je voudrais bien, murmurait-elle, mais l’enfant… je n’ose pas le quitter… et puis… que dirait Hans Aden ?

— Bah ! laissez faire, dame Thérèse, une valse est bientôt finie… L’enfant n’a rien à craindre, il dort si bien !

— Non, monsieur Coucou Peter, je n’ose pas !… Hans Aden ne serait pas content. »

Ils discutaient ainsi, se regardant l’un l’autre, et dame Thérèse allait céder peut-être, lorsque les cloches de l’église s’ébranlèrent ; alors il n’y fallut plus songer.

« Thérèse, dit Hans Aden, voici le troisième coup ; allons bien vite à l’auberge, ou nous serons en retard.

— C’est inutile, monsieur le maire, répondit Coucou Peter, vous pouvez partir d’ici, je vais conduire Schimel à la grange, et nous vous attendrons pour dîner. Vous nous ferez le plaisir d’accepter le dîner, maître Hans Aden et dame Thérèse ? »

Hans Aden trouva M. Coucou Peter bien honnête, et dame Thérèse sortit du bât de Schimel le beau châle qu’il lui avait acheté ; elle le mit en jetant un doux regard au bon ménétrier, qui sentit les larmes lui venir aux yeux ; puis elle prit l’enfant, car elle ne voulait pas s’en séparer, d’autant plus que la bénédiction de saint Florent ne pouvait lui faire que du bien, et, tout étant arrangé, on se sépara sur la place de l’église.

Coucou Peter prit le chemin d’en bas, pour éviter la rencontre des fidèles dans la rue du Tonnelet-Rouge.

Mathéus le suivait gravement, laissant errer ses regards autour de la montagne, et récapitulant ses preuves invincibles ; le bourdonnement des cloches, le frémissement de l’air, le beau soleil éparpillant ses rayons sur la foule agitée, tout émerveillait le bonhomme, et l’espérance de prêcher bientôt lui faisait voir les choses sous un point de vue agréable.

Ils longeaient alors les jardins au penchant de la côte ; de temps en temps ils entendaient un coup de fusil et voyaient les flocons de fumée se dérouler en l’air ; le bruit de la foule expirait insensiblement, et la fraîche verdure remplaçait la poussière des rues.

Au tournant de la fontaine, où l’on vient abreuver le bétail hors du bourg, ils virent les chasseurs, les gardes forestiers en habit vert et bon nombre de paysans qui se disputaient le prix du mouton.

La cible était placée de l’autre côté de la vallée, en face du grand chêne ; les tireurs, debout derrière les palissades des jardins, essayaient leurs armes, ils mettaient en joue, hochaient la tête ; quelques-uns pariaient, d’autres se penchaient comme au jeu de quilles, et chacun se croyait plus adroit que celui qui venait de manquer son coup.

Frantz Mathéus, que le bruit d’un fusil faisait toujours tressaillir, se hâta de passer outre et d’entrer dans la ruelle des Acacias. Cette solitude, après tant de scènes tumultueuses, avait un charme étrange ; tous les habitants de Haslach étaient à l’église.

Au dernier son des cloches le tir fut suspendu. On entendait au loin les préludes de l’orgue.

Maître Frantz et son disciple débouchaient dans la rue du Tonnelet-Rouge, en face de l’auberge des Trois-Roses.


XII


Pendant que Coucou Peter menait Schimel à la grange, Mathéus, fatigué de se promener sur la foire, entrait dans l’auberge des Trois-Roses. L’illustre philosophe était loin de s’attendre au magnifique coup d’œil qui s’offrit à ses regards : d’un bout de la salle à l’autre s’étendait une table avec sa nappe de belle toile blanche à filets rouges ; plus de quarante couverts en faisaient le tour, et chaque couvert avait sa serviette bien propre, bien roide, pliée en forme de bateau ou de bonnet d’évêque ; on voyait qu’elles étaient presque neuves et qu’elles sortaient de l’armoire. De plus, ils avaient chacun leur bouteille de bon vin d’Alsace ; et de loin en loin une grosse carafe, transparente comme le cristal, reflétait les fenêtres, le ciel et les objets d’alentour.

Ajoutez à cela que le plancher, lavé de la veille, était sablé de sable fin, que l’air circulait par les fenêtres entr’ouvertes, que l’odeur des rôtis vous arrivait par bouffées d’un châssis donnant sur la cuisine, que le cliquetis de la vaisselle, le tic-tac du tourne-broche, le pétillement du feu sur l’âtre, que tout annonçait un festin grandiose à quarante sous par tête, et vous pourrez vous figurer avec quel bonheur maître Frantz s’assit près de l’une des petites tables, et s’essuya le front en attendant l’heure du dîner.

Pas une âme ne troublait le repos de la salle, car on savait bien que l’auberge des Trois-Roses aurait grand monde en ce jour solennel, et qu’on ne ferait pas attention à vous pour une chope de vin ni pour deux.

L’illustre philosophe jouit pendant quelque temps de ce calme délicieux, puis il tira de la grande poche de sa capote le répertoire anthropo-zoologique, et se mit à chercher un texte digne de la circonstance.

Or la mère Jacob, qui venait d’entendre ouvrir la porte, regarda par le châssis, et voyant un homme grave qui lisait dans un livre, elle resta plus d’une minute à le considérer ; puis elle fit signe à la grosse Orchel d’approcher, et lui montrant l’illustre philosophe assis le coude au bord de la fenêtre, dans une attitude méditative, elle lui demanda s’il ne ressemblait pas au vieux curé Zacharias, mort depuis cinq ans.

Orchel s’écria que c’était lui.

La petite Katel, qui tenait justement la queue de la lèchefrite, accourut pour voir ce qui se passait, elle put à peine retenir un cri de surprise. Il y eut grand émoi dans la cuisine ; chacune mettait à son tour le nez au châssis et murmurait : « C’est lui ! — Ce n’est pas lui ! »

Enfin la mère Jacob, ayant regardé fort attentivement, dit à Katel de retourner à sa lèchefrite, et tout en fourrant ses cheveux sous sa cornette, elle entra dans la salle.

L’illustre philosophe était tellement absorbé, qu’il n’entendit pas ouvrir la porte, et que la mère Jacob dut lui demander ce qu’il désirait, pour attirer son attention.

« Ce que je désire, ma bonne femme, dit Mathéus d’un air grave, ce que je désire, vous ne pouvez me le donner. Celui-là seul qui nous voit et nous gouverne du haut des cieux, celui dont l’immuable volonté forme la loi de l’univers, peut seul m’accorder, dans cet instant suprême, l’inspiration que je lui demande. Je vous le dis en vérité… en vérité, de grandes choses se préparent. Que ceux qui se sentent coupables, par faiblesse ou par ignorance, s’humilient ! qu’ils reconnaissent leurs fautes, il leur sera pardonné ! Mais que les sophistes, gens pleins d’orgueil et de mauvaise foi, incapables de sentiments nobles et généreux, et je dis même de justice quelconque, que les sophistes et les êtres sensuels, qui se plongent de plus en plus dans la matière et vont jusqu’à nier l’âme immortelle, principe de la morale et de la société humaine, que ceux-là tremblent : il y a pour toujours un grand abîme entre nous ! »

La mère Jacob, qui se reprochait de n’avoir pas assisté à la procession depuis trois ans, crut que maître Frantz lisait dans son cœur.

« Mon Dieu ! dit-elle toute troublée, je reconnais mes fautes ; je sais bien que j’aurais dû aller à la procession ; mais notre auberge ne peut pas non plus rester seule ; il faut veiller au ménage, il faut bien que la cuisine se fasse !

— La cuisine ! s’écria Mathéus, c’est pour la cuisine que vous négligez la grande question de la transformation des corps et de la pérégrination des âmes ? Oh ! ma bonne femme, vous êtes bien à plaindre ! Pour qui donc amassez-vous de vaines richesses au prix de votre âme immortelle ? Pour vos enfants ? Vous n’en avez point… Pour vous-même ? Hélas ! la vie ne dure qu’un instant et vous ne pourrez guère en jouir… Pour vos héritiers ? Est-il besoin de développer en eux l’amour des faux biens de la terre, d’où naissent la cupidité, l’avarice, la convoitise qui nous portent trop souvent à désirer la mort de nos proches ?

— Cet homme sait tout, pensa la mère Jacob ; il sait que je n’ai point d’enfants ; il sait que mon gueux de neveu, qui sort des carabiniers, n’attend que ma mort pour hériter de mes biens ; il sait que depuis trois ans je n’ai pas été à la procession : c’est un prophète ! »

Ainsi raisonnait la bonne femme, lorsque la procession commença ; une immense rumeur domina le silence universel, puis on entendit les chants d’église et l’orgue ; puis tout à coup ces chants débordèrent sur la place ; la châsse de saint Florent, portée par de jeunes filles vêtues de blanc, la croix, la bannière flottante, tous les curés d’alentour en grand costume, les chantres en toques rouges apparurent au loin ; puis toute la procession tumultueuse… Mais au lieu de prendre la rue du Tonnelet-Rouge, elle fit le tour de Haslach, selon l’ancienne coutume enseignée par saint Florent lui-même, et la vallée fut remplie de ce bourdonnement solennel que l’illustre philosophe avait admiré sur la montagne : « Priez pour nous ! priez pour nous ! » On aurait dit un grand coup de vent dans les bois, mêlé au son des cloches retentissantes ; c’était quelque chose d’immense.

« Oh ! spectacle grandiose et vraiment digne de l’homme ! s’écriait Mathéus. Concours admirable des peuples confondant leurs pensées dans une seule pensée, leurs âmes dans l’âme universelle ! Oh ! noble et touchante image de l’avenir ! que sera-ce donc lorsque la vérité tout entière aura retenti dans le monde, lorsque s’élevant sur les ailes de la logique transcendantale, et planant vers les cieux, l’humanité verra face à face l’Être des êtres, le grand Démiourgos ! À quel enthousiasme sans bornes ne s’élèveront point les hommes, puisqu’ils accourent déjà de si loin, par un simple pressentiment de la vérité ! »

L’illustre philosophe, parlant ainsi, s’animait de plus en plus ; mais depuis longtemps la mère Jacob, abandonnant la salle, courait de porte en porte chez toutes les voisines, disant qu’un prophète était arrivé dans sa demeure, que ce prophète savait tout, qu’il lui avait dit ce qu’elle était : qu’elle n’avait point d’enfants, que son neveu Yéri Hans convoitait ses biens et que les temps étaient proches ; qu’il connaissait nos plus secrètes pensées et qu’il faisait des miracles !

Orchel et Katel avaient aussi déserté leur poste et couraient derrière la mère Jacob, appuyant, confirmant et embellissant encore ce qu’elle disait.

Elles auraient tout laissé brûler si Coucou Peter, par une inspiration venue d’en haut, n’était entré dans la cuisine et n’avait vu les marmites abandonnées. Alors, dans une sainte horreur, il avait arrosé le rôti, surveillé les casseroles, écumé le bouillon, allongé les sauces, remonté le tourne-broche, trempé la soupe, sorti les küchlen du four et dressé tous les plats dans un ordre convenable, appelant, criant, se démenant :… Mais personne ne répondait. Enfin, au bout d’une demi-heure, n’en pouvant plus, il descendit dans la cour pour se laver les mains et le visage, car il ne voulait pas paraître en cet état devant la petite Thérèse.

Au même instant la mère Jacob et les voisines arrivèrent, et trouvant tout cuit à point, rangé en ordre de bataille, prêt à être servi, les bonnes femmes levèrent les mains au ciel et crièrent miracle.

Coucou Peter, à ce tumulte, revint bien vite, et quelle ne fut pas sa surprise quand la mère Jacob, le conduisant au châssis, lui montra Mathéus et lui raconta le miracle du bonhomme !

Il allait pousser un immense éclat de rire, mais tout à coup, se serrant les côtes et gonflant ses joues :

« Ah bah ! fit-il, pas possible ! c’est donc ça que j’ai vu ? »

Toutes les voisines l’entourèrent en lui demandant ce qu’il avait vu. Alors Coucou Peter leur raconta gravement qu’en passant devant la cuisine, il avait vu une forme blanche, comme qui dirait un ange, qui tournait la broche.

« Je l’ai vu comme je vous vois, » dit-il à la mère Jacob.

Et toutes les bonnes femmes de se regarder l’une l’autre dans une muette admiration. Aucune ne se sentait le courage de répondre un mot ; elles sortirent à petits pas, sans faire de bruit, et la nouvelle du miracle se répandit aussitôt dans tout Haslach ;

Quand il fallut servir le dîner, c’est à peine si la mère Jacob se croyait digne de toucher les couvercles des marmites ; à chaque instant elle tournait la tête, s’imaginant que l’ange marchait derrière elle, et ses deux servantes n’étaient pas moins émues.

Et voilà comment Coucou Peter, pour faire triompher la doctrine, trompa tout le bourg de Haslach et précipita l’illustre docteur Frantz Mathéus, son maître, dans une nouvelle série d’aventures extraordinaires et merveilleuses.


XIII


À midi juste, la procession était finie.

Les curés, les chantres, les bedeaux, les femmes, les enfants, les bourgeois et les pèlerins, tous pêle-mêle, rentraient dans Haslach, les uns pour s’asseoir devant un bon dîner arrosé de vin blanc, de bière et de café, les autres pour manger leurs provisions au coin d’une fontaine ou sur les bancs de pierre des auberges.

L’illustre philosophe sentait venir l’heure des prédications ; il ne voyait point ces choses et se recueillait en lui-même.

Coucou Peter étant entré dans la salle, lui dit :

« Maître, asseyez-vous là, au haut de la table ; moi, je me place à votre droite pour soutenir la doctrine. »

Et Frantz Mathéus s’assit à l’endroit que lui désignait son disciple, au haut de la table, en face des fenêtres.

Bientôt la salle fut envahie par une foule de gens venus de tous les points de l’Alsace et de la Lorraine, tous bons paysans qui logeaient aux Trois-Roses, et ne regardaient pas à quarante sous pour faire un dîner convenable ; il y avait aussi quelques montagnards, parmi lesquels se trouvaient dame Thérèse et Hans Aden ; ils s’assirent à la droite de Coucou Peter, qui prit à sa gauche le grand couteau et la grande fourchette à manche de corne pour » découper les viandes.

Et la soupe étant servie, le dîner commença en silence.

Dame Thérèse, son enfant sur les genoux, paraissait bien heureuse d’être près de Coucou Peter, qui veillait sur elle avec le plus grand soin, et lui donnait les meilleurs morceaux.

Or, la nouvelle des prédications de Mathéus et de ses miracles s’étant répandue dans Haslach, on accourait de toutes parts autour de l’auberge, et les gens regardaient par les fenêtres dans l’intérieur de la salle, demandant où était le prophète. La mère Jacob, sur le pas de la porte, leur expliquait toutes choses, et les servantes, restées seules, avaient peine à servir le dîner ; Katel courait autour des tables pour arranger les plats, enlever les assiettes et remplacer les bouteilles vides, et Orchel apportait les plats de la cuisine.

La grande salle s’animait de plus en plus ; tous les convives, ignorant la mission sublime de l’illustre philosophe, causaient entre eux de choses indifférentes, de la foire, de la récolte, des prochaines vendanges. On mangeait, on riait, on buvait, on appelait les servantes, qui montaient et descendaient à la hâte dans l’escalier tournant, avec des plats de choucroute, des cervelas, des saucisses fumantes, des gigots rôtis, des canards nageant dans leur jus, et des petits cochons de lait tout croustillants et d’un beau jaune doré.

Au milieu de cette animation joyeuse, maître Frantz croyait entendre ces paroles prophétiques : « Honneur ! gloire ! honneur au grand Mathéus ! Gloire éternelle à l’inventeur de la pérégrination des âmes ! Gloire ! gloire ! honneur ! gloire ! honneur au grand Mathéus ! Gloire éternelle à l’inventeur de la pérégrination des âmes ! » Et, dans une muette extase, il se penchait au dos de sa chaise, laissait tomber sa fourchette et prêtait l’oreille à ces voix lointaines ; mais, pour dire la vérité, ce n’était que l’effet du vin de Wolxheim et le bourdonnement de la salle.

Il était environ deux heures et l’instant du dessert était arrivé, cet instant où tout le monde parle à la fois sans écouter personne, où chacun se trouve de l’esprit, et où tantôt l’un, tantôt l’autre se met à rire sans savoir pourquoi.

En ce moment l’illustre docteur, se levant au bout de la table, se mit à expliquer d’un air grave la transformation des corps et la pérégrination des âmes.

Et il parlait avec calme, disant :

« La Justice est la loi de l’univers ; l’être, dès l’origine des temps, fut soumis à la loi de Justice… Et toutes les choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. Elle était la vie, et la vie était la volonté, et la volonté anima la matière, d’où vinrent les plantes, d’où vinrent les animaux, d’où vinrent les hommes. Il y eut un homme envoyé par Dieu, qui s’appelait Pythagoras… Il vint dans le monde, et le monde ne l’a pas compris… et ses doctrines n’ont pas été comprises ! »

Ainsi parlait l’illustre philosophe, et tous les assistants l’écoutaient émerveillés de sa sagesse.

Mais il y avait dans le nombre un vieil anabaptiste nommé Pelsly, homme craignant Dieu.

Cet homme vénérable était indigné de la doctrine de l’illustre docteur.

C’est pourquoi, levant un de ses doigts d’un air inspiré, il s’écria :

« Or, l’Esprit dit expressément que dans les temps à venir quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits d’erreur et des doctrines diaboliques, enseignées par des imposteurs pleins d’hypocrisie, dont la conscience est noircie de crimes. »

Et ayant prononcé ces paroles, il se tut.

Et l’on voyait bien qu’il voulait désigner Frantz Mathéus.

L’illustre philosophe devint tout pâle, car il entendait autour de lui un murmure. — Et Coucou Peter lui-même était comme sur des charbons ardents.

Mais bientôt maître Frantz, recueillant toutes ses forces, répondit :

« Ô imposteurs et gens de mauvaise foi… osez-vous bien nier que la Justice soit la loi du monde ?… Tous les êtres n’étaient-ils pas égaux avant d’avoir mérité ? Et s’ils n’avaient pas existé avant que de naître, pourquoi toutes ces différences entre eux ? Pourquoi l’un naît-il à l’état de plante, l’autre à l’état d’homme ou d’animal ? Pourquoi l’un naît-il riche, l’autre pauvre, stupide ou intelligent ? Où serait la Justice de Dieu, si toutes ces différences ne venaient pas du mérite ou du démérite dans les existences antérieures ? »

L’anabaptiste, bien loin de se laisser abattre par cet argument invincible, leva de nouveau son grand doigt maigre et dit :

« Fuyez les fables impertinentes et puériles et exercez-vous à la piété, car la piété est utile à tous, et c’est à elle que les biens de la vie présente et ceux de la vie future ont été promis. Ce que je vous dis est une vérité certaine, et digne d’être reçue avec une entière soumission, car ce qui nous porte à souffrir les maux et les outrages, c’est que nous espérons au Dieu vivant, qui est le sauveur de tous les hommes et principalement des fidèles.

À ces mots l’assemblée parut tout agitée, et Mathéus vit de nouveau les regards se tourner vers lui d’un air menaçant.

L’illustre philosophe, dans cette situation critique, leva les yeux au ciel en s’écriant :

« Être des êtres ! ô grand Démiourgos ! toi dont la volonté puissante et l’immuable justice gouvernent toutes les âmes, daigne… daigne éclairer cet esprit obscurci par le voile de l’erreur et des préjugés !… »

Mais l’anabaptiste Pelsly, furieux d’entendre ces paroles, s’écria :

« N’est-ce pas toi, esprit de l’abîme, qui cherches à obscurcir notre intelligence ? Et n’est-il pas écrit : « Si quelqu’un enseigne une doctrine différente de celle-ci et n’embrasse pas la doctrine selon la piété, il est enflé d’orgueil et il ne sait rien… mais il est possédé d’une maladie d’esprit, qui l’emporte en des questions et des combats de paroles, d’où naissent l’envie, la contestation, la médisance, les mauvais soupçons. »

L’illustre docteur ne savait plus que répondre, quand Coucou Peter se mêla de la dispute, car il avait vendu jadis des bibles et des almanachs, et connaissait les livres saints aussi bien que l’anabaptiste.

« Mais, s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, et regardant l’anabaptiste de ses gros yeux irrités, mais il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être reconnu ; car ce que vous avez dit dans l’obscurité se publiera dans la lumière, et ce que vous avez dit à l’oreille dans les chambres sera prêché sur les toits. Je vous dis donc, à vous Pelsly, hypocrite que vous êtes : vous savez si bien reconnaître ce que présagent les différentes apparences du ciel et de la terre, comment donc ne connaissez-vous point ce temps-ci ? Comment n’avez-vous point de discernement pour reconnaître, par ce qui se passe en vous, ce qui est juste ? »

Coucou Peter finissait à peine ces mots, qu’il se fit un grand tumulte dans la maison, et tous les convives, se regardant l’un l’autre, se demandaient :

« Qu’est-ce que cela ? d’où vient ce bruit ? »

Or, c’était la vieille Margrédel, la paralytique, femme de Nikel Schouler le tisserand, laquelle ayant entendu parler des miracles de l’illustre philosophe, venait se faire guérir.

La pauvre femme, portée dans son large fauteuil, qu’elle n’avait pas quitté depuis deux ans, arrivait sur les épaules de quatre pèlerins.

La foule se pressait autour d’elle et lui criait :

« Courage, Margrédel, courage ! »

Et Margrédel souriait d’un air triste, car elle avait foi dans le prophète et sentait déjà la vie tressaillir en elle.

Étant donc arrivée en face de l’auberge des Trois-Roses, la mère Jacob, qui la voyait venir de loin, ouvrit la porte de l’allée à deux battants, puis celle de la grande salle.

Et l’on vit alors cette pauvre Margrédel telle que l’avait faite la maladie, pâle, décharnée, levant ses longues mains suppliantes et s’écriant :

« Sauvez-moi, monsieur le prophète, daignez jeter un regard sur votre humble servante ! »

Et toute la foule, pressée dans le vestibule, aux fenêtres et jusque dans la salle, répétait les mêmes mots, et la confusion était extrême.

Coucou Peter, voyant cela, aurait voulu se sauver, car il n’avait nulle confiance dans les miracles de la doctrine, et craignait d’être lapidé si son illustre maître ne guérissait pas cette femme.

Cependant l’illustre philosophe, bien loin d’éprouver le moindre doute, avait une telle confiance dans sa mission, qu’il se dit aussitôt que l’Être des êtres envoyait cette malheureuse, afin qu’il pût donner à l’univers une preuve éclatante des vérités anthropo-zoologiques. Pénétré de cette confiance, il se leva et s’avança vers Margrédel, qui le regardait les yeux tout grands ouverts. La foule s’écartait devant lui, et maître Frantz étant arrivé devant la paralytique, la contempla avec une grande douceur et lui dit au milieu du plus profond silence :

« Femme, avez-vous confiance dans l’Être des êtres… dans sa bonté infinie ? »

Et Margrédel, levant les yeux au ciel, répondit d’une voix faible :

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! vous qui lisez dans les cœurs, vous savez si j’ai la foi !

— Eh bien, s’écria Mathéus d’un accent ferme, la foi vous a sauvée ! — Levez-vous, vous êtes guérie ! »

À ces paroles, qui partaient de l’âme, tous les assistants tressaillirent jusqu’à la moelle des os.

Margrédel sentit une force extraordinaire passer dans tous ses membres ; elle fit un effort et se leva, puis, tombant aux genoux de Mathéus, elle fondit en larmes.

« Je suis sauvée ! dit-elle, sauvée !… »

Ce fut un spectacle touchant que cette pauvre femme aux genoux du bonhomme, qui lui souriait avec bonté et qui, l’ayant relevée, l’embrassa sur ses joues amaigries et lui dit :

« C’est bien… c’est bien… retournez à votre demeure. »

Ce qu’elle fit aussitôt en criant :

« Mes pauvres enfants… mes pauvres enfants… je ne serai plus à votre charge ! »

Alors maître Frantz se tournant vers l’assemblée, dit avec calme :

« C’est Dieu qui l’a voulu !… Qui oserait nier la puissance de Dieu ? »

Et ces paroles frappèrent d’admiration tous les assistants.

Coucou Peter lui-même était tellement saisi des choses qu’il venait de voir et d’entendre, que, dans sa stupeur, il ne pouvait bouger de sa chaise et s’écriait d’une voix tremblante :

« Maître, je ne suis pas digne de dénouer les cordons de vos souliers ! Maître, vous êtes un grand prophète, un vrai prophète ! Ayez pitié de votre pauvre disciple Coucou Peter… être sensuel et plein de défauts qui a douté de vous !… »

Seul l’anabaptiste ne fut point convaincu ; il déchira sa tunique et sortit de la grande salle en s’écriant :

« En ce jour il s’élèvera de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes ! »

Mais la foule ne l’écoutait point, et ne cessait de louer maître Frantz des prodiges qu’il venait d’accomplir.


Levez-vous, vous êtes guérie. (Page 43.)


XIV


C’est ainsi que l’illustre docteur Mathéus, connaissant la puissance de la volonté, fit paraître la grandeur de l’Être des êtres.

Margrédel s’en retournait donc chez elle, et la foule marchait à sa suite, proclamant le miracle dans tout Haslach.

Ses voisins et ceux qui l’avaient vue auparavant assise à sa porte disaient :

« N’est-ce pas là Margrédel, la paralytique, qui était assise sur le seuil de sa maison, pour se réchauffer au soleil ? »

Les uns répondaient : « C’est elle ! » D’autres disaient : « Non, c’en est une autre qui lui ressemble. » Mais elle s’écriait : « C’est moi-même ! Le prophète des Trois-Roses m’a guérie !… »

Et l’on accourait de toutes parts vers l’auberge des Trois-Roses, en abandonnant l’église pour aller voir le prophète et l’entendre.

Frantz Mathéus, debout à l’une des fenêtres de la grande salle, regardait ce spectacle et jouissait d’un bonheur indicible.

« Ô grand Démiourgos, s’écriait-il, merci ! merci de m’avoir laissé vivre jusqu’à ce jour. Maintenant Frantz Mathéus peut mourir, il a vu le triomphe de l’anthropo-zoologie ! »

Cependant l’anabaptiste Pelsly se rendait chez M. le maire de Haslach, pour dénoncer l’illustre philosophe.

M. le maire, Georges Brenner, était justement à table, environné de ses amis, quand l’anabaptiste entra ; il célébrait le dimanche de la foire par la joie et les festins.

L’anabaptiste Pelsly raconta avec calme et vérité les choses prodigieuses qui venaient de s’accomplir.

« Ces hommes, dit-il, ayant connu Dieu, ne l’ont point glorifié comme Dieu et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé a été rempli de ténèbres. Ils sont devenus fous en s’attribuant le nom de sages, et ils ont transféré l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu incorruptible, à l’image d’un homme corruptible et à des figures d’animaux, de bêtes à quatre pattes et de reptiles. C’est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs, aux vices de l’impureté, en sorte qu’en s’y plongeant, ils ont déshonoré eux-mêmes leur propre corps, eux qui avaient mis le mensonge a la place de la vérité de Dieu, et rendu à la créature l’adoration et le culte souverain, au lieu de les rendre au Créateur qui est béni de tous les siècles ! »

Ainsi parla Pelsly l’anabaptiste, et M. le maire, frappant sur la table, s’écria :

« Que me racontez-vous là ?… Ces choses sont-elles possibles ?

— Venez, et voyez par vous-même, » dit l’anabaptiste.

Et M. le maire se leva, quittant sa femme, ses enfants et ses amis dans une grande colère ; car depuis son retour de la procession, il ne pouvait jouir d’un instant de repos, et déjà plusieurs personnes lui avaient parlé de miracles… non pas du miracle de Margrédel, mais de celui de la cuisine de la mère Jacob.

Étant arrivés à la rue du Tonnelet-Rouge, c’est à peine s’ils purent avancer, à cause de la foule qui criait :

« Gloire… honneur au prophète ! »

Et l’on voyait de loin l’illustre docteur à la fenêtre, environné de Coucou Peter, du grand Hans Aden et de tous les convives, haranguant la foule avec éloquence.

M. le maire réussit pourtant à se frayer un passage, et Coucou Peter le vit tout à coup monter l’escalier de l’auberge.

Ce fut un coup terrible pour le brave ménétrier, car il comprit aussitôt que la doctrine allait courir un grand danger.

Maître Frantz parlait encore, que le maire entrait déjà dans la grande salle et que l’anabaptiste, désignant du doigt l’illustre philosophe, l’accusait en ces termes :

« Comme c’est par vous, monsieur le maire, que nous jouissons d’une paix profonde, et que plusieurs ordres très-salutaires ont été établis par votre sage prévoyance, nous accusons cet homme d’être le chef d’une secte séditieuse, de mettre la division et le trouble dans cette cité, d’enseigner de fausses doctrines et de faire des miracles. »

Frantz Mathéus, saisi de cette accusation prononcée à voix haute et solennelle, se retourna, et voyant M. le maire revêtu de son écharpe, il fut épouvanté.

« Qui vous a permis de faire des miracles et de prêcher en public ? » s’écria M. le maire.

L’illustre philosophe ne sut d’abord que répondre ; mais au bout de quelques instants il reprit courage et dit avec une indignation profonde :

« Depuis quand faut-il des permissions pour enseigner la vérité ? Ô profanation horrible, digne des plus rigoureux châtiments et de l’exécration des siècles ! Pythagore, Socrate, Platon et tant d’autres avaient-ils besoin de permissions pour enseigner leurs doctrines ? N’étaient-ils pas suivis de leurs disciples, environnés du respect, de l’admiration et de l’enthousiasme des peuples ? »

M. le maire, stupéfait de cette tirade, regarda quelques secondes le bonhomme, puis il lui dit :

« Vous êtes heureux que nous n’ayons pas de prison communale, car je vous y ferais conduire tout de suite, pour vous apprendre à parler avec respect à un magistrat revêtu de son écharpe. Je vous accorde vingt minutes pour évacuer cette ville, et si vous y restez une seconde de plus, je vous ferai conduire à Saverne entre deux gendarmes. »

Tous les convives étaient frappés de stupeur. Coucou Peter, se retournant vers l’anabaptiste, qui triomphait à son tour, lui dit d’un accent de mépris plein d’éloquence :

« Il est dit : « On vous livrera aux magistrats pour être tourmentés, et vous serez bannis à cause de la justice ! »

Et les assistants, non moins indignés que le disciple de Mathéus, seraient tombés sur Pelsly, sans la présence de M. le maire.

Cependant l’illustre philosophe avait eu le temps de se remettre, et comme son cœur se gonflait de douleur, en songeant qu’il allait perdre le fruit de tant d’efforts et de sacrifices, il résolut de se défendre.

« Monsieur le maire, dit-il en s’efforçant d’être calme, monsieur le maire, j’entreprendrai avec d’autant plus de confiance de me justifier devant vous, que je sais que depuis plusieurs années vous gouvernez cette province. Il vous est facile de savoir qu’il n’y a pas plus d’un jour que je suis à Haslach, et cet anabaptiste ne m’a point trouvé disputant avec personne ni amassant le peuple, soit dans les églises, soit dans les temples, soit sur les places publiques… Et il ne saurait prouver aucun des chefs dont il m’accuse. Il est vrai, et je le reconnais devant vous, que selon cette philosophie, qu’il appelle séditieuse, je sers le Dieu de Pythagore, espérant en lui, comme cet anabaptiste espère lui-même, et le connaissant comme il le connaît. C’est pourquoi je travaille incessamment à conserver ma conscience exempte de reproches, et, comme elle m’ordonne de répandre la lumière par tous les moyens possibles, je me suis mis en route dans ce but honorable, quittant le toit de mes pères, mes amis et tout ce qui m’est le plus cher au monde, pour remplir mes devoirs. Permettez-moi donc de rester en ce lieu seulement un jour encore ; il ne m’en faudra pas davantage pour convertir toute la ville aux vérités anthropo-zoologiques.

— Raison de plus pour que vous partiez tout de suite, interrompit le maire ; au lieu de vingt minutes, je ne vous en donne plus que dix. »

Et se tournant vers l’anabaptiste :

« Pelsly, dit-il, allez chercher les gendarmes ! »

À ces mots Frantz Mathéus sentit sa nature de lièvre reprendre le dessus.

« Ô monsieur le maire… monsieur le maire… s’écria-t-il les yeux pleins de larmes, la postérité vous jugera sévèrement. »

Puis il sortit en silence.

Pendant quelques secondes tous les assistants furent émus de cette scène.

Coucou Peter promenait des regards désolés sur la table, il ne savait à quoi se résoudre. Tout à coup il se leva en s’écriant avec force :

« La postérité vous jugera sévèrement, monsieur le maire… Tant pis pour vous !… »

Ce disant, il enfonça son chapeau sur l’oreille, croisa ses mains derrière le dos, et sortit majestueusement par la même porte que maître Frantz.

Après le départ de Coucou Peter, il se fit un grand tumulte. Jacob Fischer, homme sensuel et naturellement avide d’argent, se souvint que Coucou Peter et Mathéus avaient loué le hangar, qu’ils avaient donné deux picotins d’avoine à Bruno, et qu’ils avaient mangé non-seulement à quarante sous par tête, mais que le dîner de Hans Aden et de dame Thérèse était aussi sur leur compte.

Il courut donc après Coucou Peter en criant :

« Halte ! halte ! on ne part pas comme cela ! on paye avant de partir ! »

Et tous les assistants suivaient l’aubergiste, avec une curiosité singulière des événements qui allaient se passer.

En arrivant sur l’escalier de la cour, ils virent maître Frantz qui sortait du hangar, tenant Bruno par la bride, et Coucou Peter qui marchait derrière lui avec la selle, la valise et le reste, se dépêchant de charger le tout pour s’en aller, car il appréhendait qu’on ne voulût les retenir.

Jacob Fischer poussa un cri d’indignation et descendit quatre à quatre.

« Vous ne partirez pas ! vous ne partirez pas ! criait-il, ce cheval me répond de vous ! »

Et plein de fureur, il voulut arrêter Bruno ; mais Coucou Peter, le repoussant avec force, saisit un bâton derrière la porte de l’écurie et s’écria :

« Arrière ! il n’y a rien de commun entre vous et moi ! »

Jacob Fischer s’acharnait à la bride, et Mathéus disait avec douceur :

« Remets ton bâton derrière la porte, cher disciple, remets ce bâton en son lieu ! »

Coucou Peter n’avait pas l’air de vouloir obéir ; mais quand il vit le monde entrer par la porte cochère et descendre l’escalier, il se rappela les leçons psychologiques d’Oberbronn et se résigna.

Presque au même instant une foule nombreuse environna le cheval, l’illustre philosophe et son disciple.

Chacun racontait l’événement à sa manière, et Mathéus n’était pas sans une émotion profonde, en entendant tous ces cris, toutes ces paroles, toutes ces explications ; car si les uns l’approuvaient, d’autres le blâmaient hautement de vouloir partir sans payer.

Là se trouvaient Jacob Fischer et sa femme, la grosse Orchel et la petite Katel, Hans Aden et dame Thérèse, Kasper Siébel, fils de Ludwig, Siébel le forgeron, Passauf le garde-champêtre, avec son grand chapeau de gendarme, l’anabaptiste Pelsly et M. le maire en écharpe tricolore : c’était un grand tumulte.

Enfin, sur l’ordre de M. le maire, on fit silence et Jacob Fischer exposa l’affaire.

« Ces gens-ci, dit-il, me doivent le loyer du hangar ; ils me doivent quatre dîners à quarante sous et deux picotins d’avoine : cela fait douze francs. S’ils partent… d’où sont-ils ? je n’en sais rien… Coucou Peter n’a jamais le sou. Je demande que le cheval reste en gage. »

Mathéus répondit :

« De tout temps les prophètes sont en possession de manger et de boire chez leurs hôtes, qui s’estiment heureux de leur faire bon accueil, et quand on leur ferme la porte, ils secouent la poussière de leurs souliers et s’en vont, ailleurs. Et je dis que ces hommes durs sont bien à plaindre : il vaudrait mieux pour eux n’être jamais venus au monde, ils n’affligeraient point nos regards par le spectacle de leurs iniquités. »

Malgré ces paroles éloquentes, M. le maire et Jacob Fischer ne paraissaient pas convaincus ; au contraire, l’aubergiste énumérait sa note :

« Tant pour le cheval, tant pour l’illustre philosophe et son disciple, tant pour les invités, en tout douze francs ! »

M. le maire, voyant que le tumulte augmentait toujours, dit :

« Jacob, prends le cheval, qu’on le retienne en gage ; ils n’ont qu’à partir à pied ! »

Aussitôt l’aubergiste arracha la bride des mains de Mathéus, et le bonhomme, qui ne s’attendait pas à cette secousse, faillit tomber par terre, mais il se retint au cou de Bruno et, l’enveloppant de ses bras, il se mit à sangloter comme un enfant.

« Bruno ! mon pauvre Bruno ! s’écriait-il, on veut te séparer de moi… toi, le compagnon de mes travaux… toi, mon meilleur, mon unique ami ! Oh ! ne soyez pas si cruels ! Bruno ! mon pauvre Bruno… que vas-tu devenir loin de ton maître ? ils te maltraiteront, ils n’auront aucun égard pour tes longs services ! »

Et les larmes de ce vieillard aux cheveux blancs, ses paroles touchantes émouvaient tous les assistants.


Bruno ! mon pauvre Bruno ! (Page 46.)

« C’est pourtant bien cruel, se disaient-ils entre eux, d’ôter son cheval à ce pauvre vieillard. Il n’est pas méchant, il est bon, voyez comme il pleure ; il n’y a que les bons cœurs pour aimer ainsi les animaux ! »

Et plusieurs femmes, venues comme les autres, avec leur enfant sur le bras, s’en allaient bien vite, car elles ne pouvaient voir cela.

Coucou Peter, derrière Bruno, penchait la tête d’un air bien triste ; il s’accusait lui-même d’être cause de tout, et deux grosses larmes coulaient sur ses joues rouges.

Dame Thérèse pleurait aussi ; et comme tout le monde restait à la même place, afin que l’aubergiste ne pût emmener le cheval, cette bonne petite mère se glissa derrière Coucou Peter, et lui plaça trente francs dans la main en cachette.

« Tenez, monsieur Coucou Peter, dit-elle, acceptez ceci pour l’amour de moi ! »

Alors Coucou Peter mit les trente francs dans la poche de son gilet en sanglotant plus fort ; puis, au bout de quelques instants, relevant la tête, il s’écria :

« Maître Jacob, je n’aurais pas cru cela de vous ! J’aurais cru que vous feriez crédit à un honnête homme ! Mais puisqu’il en est ainsi… tenez… voici votre argent, et lâchez bien vite le cheval, ou je vous casse la tête ! »

Il venait de reprendre son bâton derrière la porte, et tout le monde aurait voulu qu’il éreintât ce misérable aubergiste.

Coucou Peter paya de même Hans Aden, en regardant dame Thérèse d’un regard si doux, qu’elle se sentit troublée jusqu’au fond de l’âme ; il embrassa aussi l’enfant quelle tenait dans ses bras. Puis d’une voix forte, retentissante, il s’écria :

« En route, maître Frantz, en route ! Les hommes sont des gueux. »

Mathéus venait de se mettre à cheval, Coucou Peter se fit ouvrir la porte qui donne sur les champs, et M. le maire ne fut tranquille qu’après les avoir vus disparaître derrière les vergers.

Une grande rumeur s’élevait alors dans le bourg ; on réclamait le prophète et la foule demandait des miracles !


XV


Rien ne saurait peindre, la désolation de Frantz Mathéus et de son disciple, après leur départ de Haslach.

Coucou Peter ne se possédait plus de colère, il agitait son bâton et s’écriait à chaque pas :

« Ah ! gueux d’anabaptiste ! gueux de maire ! gueux de Jacob Fischer ! Ah ! gredins, si je vous tenais ! Dieu de Dieu… quelle danse ! Je ne vous laisserais pas un cheveu sur la tête ! Chasser un si brave homme ! un homme qui fait des miracles ! un homme qui vaut mieux que vous tous jusqu’à la vingtième génération ! Ah ! gredins ! gredins ! vous aurez de la chance si je ne vous rencontre pas tôt ou tard ! »

Ainsi parlait Coucou Peter, et cependant il se tournait de temps en temps, pour voir si les gendarmes n’étaient pas à leurs trousses.

L’illustre philosophe ne murmurait pas une parole et s’abîmait dans sa douleur. Ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsqu’ils atteignirent le hameau de Tiefenbach, dans l’une des gorges de la montagne, que le bonhomme parut revenir à lui ; il souleva son large feutre, s’essuya le front tout baigné de sueur et dit avec un calme étrange :

« Cher disciple, nous venons de traverser une bien rude épreuve ; rendons grâce au grand Démiourgos, qui nous a couvert de son égide comme toujours. En vain les sophistes nous poursuivent de leurs injures, en vain ils multiplient les obstacles et les embûches sur notre passage, tout cela ne sert qu’à mieux montrer la protection de l’Être des êtres, qui fonde sur nous ses plus belles espérances.

— Vous avez raison, monsieur le docteur, reprit Coucou Peter ; quand on fait des miracles comme nous, on n’a rien à craindre. Avant qu’il soit six mois, je veux entrer à Haslach en bonnet d’évêque, sur un cheval blanc ; je veux que deux enfants de chœur portent la queue de ma robe et qu’on nous brûle de l’encens sous le nez ; mais, en attendant, je crois que nous ne ferions pas mal de savoir où nous allons.

— Que cela ne t’inquiète pas, mon ami, répondit l’illustre philosophe, nous trouverons toujours assez d’espace devant nous. Si nous n’avons pas encore réussi jusqu’à ce jour, c’est qu’il nous faut un vaste théâtre. Tu dois reconnaître que la Providence nous conduit en quelque sorte malgré nous-mêmes vers les grandes villes ; allons à Saverne.

— À Saverne ! prenez garde ! prenez garde ! c’est une ville remplie d’avocats et de gendarmes. »

Le bon apôtre disait cela, parce qu’il avait laissé sa femme à Saverne, sans parler d’une foule de dettes chez les brasseurs, chez les aubergistes et généralement dans tous les cabarets de la ville ; mais l’illustre docteur n’écouta point ces objections.

« Les gendarmes sont faits pour les voleurs, dit-il, et non pour les philosophes. Marchons, Coucou Peter, marchons ; chaque seconde de notre existence doit appartenir au genre humain. »

Ils descendirent alors la rue silencieuse de Tiefenbach ; le plus grand nombre des habitants s’étaient rendus à la foire de Haslach, et ces maisonnettes avec leurs portes closes, leurs petits jardins entourés de palissades disjointes, leurs puits solitaires environnés de mousse, avaient un air mélancolique bien différent de l’animation joyeuse de la fête.

Coucou Peter paraissait tout rêveur.

« Dites donc, maître Frantz, reprit-il, est-ce que les rabbins peuvent se marier ?

— Sans doute, mon ami ; c’est même un devoir que leur impose Moïse, pour la propagation de l’espèce.

— Oui, mais le grand rabbin de la pérégrination des âmes ?

— Pourquoi pas ? Le mariage est dans l’ordre de la nature, je n’y vois aucun inconvénient. »

Aussitôt Coucou Peter redevint plus joyeux.

« Monsieur le docteur, dit-il, nous avons eu tort de nous chagriner ; la première chose que nous ferons en arrivant à Saverne, ce sera d’aller voir ma femme ; elle doit avoir fait des économies depuis cinq mois.

— Comment, ta femme ?

— Eh ! oui, ma femme, Grédel Baltzen, mariée avec Coucou Peter, par-devant M. le maire et le pasteur de la ville.

— Tu ne m’avais jamais dit cela.

— Parce que vous ne me l’aviez pas demandé.

— Et vous ne vivez pas ensemble ?

— Non, elle est trop maigre ; moi j’aime les femmes grasses ; que voulez-vous ? c’est plus fort que moi !

— Mais alors pourquoi l’épouser ?

— Je ne connaissais pas encore mon goût, monsieur le docteur ; j’étais dans l’âge de l’innocence, cette fille m’a enjôlé. Enfin, voilà… quand j’ai vu qu’elle devenait tous les jours plus maigre, je me suis dit à moi-même : « Coucou Peter, vous n’êtes pas de la même race, vous feriez un mauvais mélange, il vaut mieux t’en aller. J’ai pris ce qui restait dans l’armoire et je suis parti. La conscience avant tout ; ça m’aurait fait trop de peine d’avoir des enfants maigres, je me suis sacrifié. »

Cet aveu surprit l’illustre philosophe ; mais il fut touché de la délicatesse de son disciple, et surtout de ses bons sentiments anthropo-zoologiques.

« Mon ami, dit-il, je ne puis qu’approuver le motif de ta conduite. Cependant, si ta femme était malheureuse…

— Ah bah ! maître Frantz, elle est bien contente d’être débarrassée de moi ; nous ne pouvions jamais nous entendre : quand je disais blanc, elle disait noir, ça finissait toujours par des coups de bâton… Et puis, qu’est-ce qui lui manque ? Elle est servante chez M. le pasteur Schweitzer, un de mes anciens camarades de Strasbourg, du temps que j’étais garçon brasseur et qu’il faisait sa théologie ; combien de fois je l’ai conduit à la cave ! bière de mars, bière forte, bière mousseuse, nous passions tous les tonneaux en revue. Ah ! ah ! ah ! je ne peux m’empêcher de rire quand j’y pense. Mais, pour en revenir à ma femme, elle a douze francs par mois, la table, le logement, et rien à faire que le ménage, raccommoder le linge, mettre le pot au feu et lire chaque soir aux enfants un chapitre ou deux de la Bible, pendant que M. le pasteur fume sa pipe et prend sa chope de bière au casino. Quelle femme ne serait pas heureuse d’une pareille existence, d’autant plus que M. le pasteur est veuf et qu’il ne se remariera jamais ?

— C’est juste, répondit Mathéus tout distrait, c’est juste, elle doit être bien heureuse. »

Ils se trouvaient alors à l’autre bout du village, et l’illustre philosophe observait un groupe de femmes gesticulant autour d’un objet étendu à terre.

Le meunier, petit homme aux joues pendantes, coiffé d’une calotte grise, et tout blanc de farine, était appuyé sur sa porte et parlait avec une animation singulière.

Malgré le tic-tac du moulin et le bruit de l’eau qui sortait à gros bouillons de l’écluse, on l’entendait crier : « Qu’ils s’en aillent au diable ! cette affaire ne me regarde pas. »

Maître Frantz et Coucou Peter s’approchèrent pour voir ce dont il s’agissait ; quand ils furent à quelques pas, les femmes s’écartèrent et Mathéus vit une vieille bohémienne étendue contre le mur, et qui semblait prête à rendre l’âme. Cette vieille était si ridée, si décrépite quelle devait bien avoir cent ans ; elle ne sait rien, mais un jeune zigeiner, à genoux près d’elle, suppliait le meunier de la recevoir dans sa grange.

L’arrivée de Mathéus avait un peu modéré la colère de cet homme.

« Non… non, disait-il d’un ton plus calme, la vieille n’aurait qu’à mourir, tous les frais de l’enterrement retomberaient sur moi. »

L’illustre docteur, ému d’un tel spectacle, s’approcha jusqu’auprès de la porte, et se penchant vers le meunier :

« Mon ami, lui dit-il avec douceur, comment pouvez-vous refuser un asile à cette malheureuse ? Songez qu’elle peut mourir faute de secours. À combien de reproches ne seriez-vous pas exposé dans le pays ! Voyons, laissez-vous attendrir par la prière de ce pauvre enfant.

— Monsieur le curé, répondit le meunier en ôtant sa calotte, si c’étaient des chrétiens, je ne dis pas… mais des païens, bonsoir !

— Eh ! qu’importent leurs opinions philosophiques ? s’écria maître Frantz ; ne sommes-nous pas tous frères ? n’avons-nous pas les mêmes besoins, les mêmes passions, la même origine ? Croyez-moi, brave homme, donnez une botte de paille à cette malheureuse créature, vous remplirez votre devoir et l’Être des êtres vous en récompensera. »

Toutes les femmes se réunirent à Mathéus, et le meunier, de peur d’un esclandre, ouvrit sa grange ; mais il le fit avec de telles malédictions contre ces vagabonds qui forcent le monde à les nourrir pendant leur vie et à les enterrer après leur mort, qu’on ne pouvait lui savoir aucun gré de son action charitable.

Coucou Peter avait considéré tout cela les mains dans ses poches, sans prononcer une parole ; mais quand Mathéus salua les bonnes femmes et poursuivit sa route, il se prit à dire :

« Maître Frantz, est-ce que vous croyez cette vieille bien malade ?

— Je crains bien, répondit le bonhomme en hochant la tête, qu’elle ne puisse passer la nuit.

— Cependant vous avez vu comme elle s’est levée toute seule, quand on lui a ouvert la grange.

— C’est vrai, et j’en suis encore étonné, dit Mathéus ; il faut que ces zigeiners aient la vie bien dure ! Cela vient de leur existence sobre et primitive au milieu des bois ; ils ne connaissent point les excès de la table, de la boisson ni du travail, si funestes aux autres hommes. Ainsi vivaient nos premiers pères. »

Coucou Peter ne put s’empêcher de sourire.

« Maître Frantz, dit-il, sauf le respect que je vous dois, je connais assez les zigeiners pour savoir qu’ils ne dédaignent pas les bons morceaux, et qu’ils boivent plus d’eau-de-vie que nous. Quant au travail, vous avez raison ; ils aiment mieux ne rien faire que de se rendre utiles au genre humain ; ce n’est pas comme nous autres, qui travaillons pour les générations futures. Savez-vous ce que je pense de cette vieille ?

— Qu’en penses-tu, mon ami ?

— Je pense qu’elle n’est pas plus malade que vous et moi ; je pense qu’après avoir essayé toutes les portes du hameau, pour voir si elles étaient bien fermées, cette vieille coquine, voyant qu’il n’y avait rien à prendre, a contrefait la malade pour entrer dans le moulin ; pendant la nuit elle se lèvera tout doucement avec son petit, elle passera dans le poulailler, elle tordra le cou aux poules, aux dindons, aux canards… et demain avant le jour elle aura déniché. Voilà ce que je pense.

— Comment peux-tu faire des suppositions pareilles ? s’écria l’illustre philosophe. Ô Coucou Peter, Coucou Peter, c’est bien mal de concevoir de telles idées contre une race d’hommes tout entière, parce que ces hommes ont la peau un peu plus jaune que nous, des lèvres plus épaisses et des yeux plus vifs !

— Non, maître Frantz, c’est parce qu’ils appartiennent tous indistinctement à la famille des renards, dit Coucou Peter gravement.

— Mais la volonté ! la volonté ne peut-elle pas changer leurs mauvais instincts ? s’écria Mathéus, surpris de se voir embarrassé par son propre système. Tous les hommes ne sont-ils pas perfectibles ? Faut-il les considérer comme des brutes ? Sans doute, ils ont des appétits animaux qui viennent de leur nature première, mais le grand Démiourgos leur donne en naissant une faculté supérieure : le sens moral, qui leur fait distinguer le juste de l’injuste et combattre les instincts incompatibles avec la dignité de l’homme.

— Tout cela serait fort bien, dit Coucou Peter, si je ne connaissais pas cette vieille bohémienne ; ce n’est pas sans cause que ses camarades l’appellent la Pie-Noire : plus elle vieillit, plus elle prend de goût au bien des autres. Je suis sûr qu’après sa mort l’Être des êtres la fera revenir avec des doigts crochus, pour la récompenser de ses bonnes actions.

— Mais, s’il en est ainsi, retournons au hameau prévenir le meunier.

— Ah bah ! à quoi bon nous mêler de ce qui ne nous regarde pas ? Et d’abord je ne suis pas sûr qu’elle ne soit pas malade, ensuite ce meunier ne vaut guère mieux qu’elle ; c’est le plus grand voleur de farine que je connaisse. Si la Pie-Noire tord le cou à ses poules, il en a grugé bien d’autres. Maître Frantz, ne nous inquiétons pas de ça ; c’était seulement pour vous dire que ces bohémiens sont d’une autre race que nous ; mais il faut leur rendre cette justice, qu’ils n’attaquent pas les gens sur la route ; ils aiment à boire, à manger aux dépens des autres, et ma foi, ils ne sont pas les seuls. »

Durant cet entretien, l’illustre philosophe et son disciple s’avançaient de plus en plus dans le bois ; Coucou Peter se croyait bien sûr du sentier, il pensait voir à chaque instant la maison du forestier Yéri, l’un de ses anciens camarades, chez lequel il comptait passer la nuit. Mais au bout d’une demi-heure, ne voyant rien apparaître, il conçut quelques doutes sur la direction du chemin, sans oser en faire part à Mathéus. Après une autre demi-heure de marche, le sentier devenant toujours plus étroit, il ne douta plus de s’être trompé. Il était environ sept heures ; les ronces, les épines s’accrochaient aux habits de Mathéus et de son disciple. Enfin le sentier disparut entièrement et s’effaça dans les hautes bruyères.

« Dites donc, maître Frantz, fit alors le ménétrier, êtes-vous bien sûr de ce chemin ?

— De ce chemin ! s’écria Mathéus en s’arrêtant tout court, mais je ne le connais pas du tout.

— Alors, nous voilà bien plantés… moi qui me laissais conduire par vous ! Comment-faire ?

— Retournons, dit le bonhomme.

— Mais nous n’avons plus qu’une demi-heure de jour, dit Coucou Peter, et nous avons fait deux lieues depuis Tiefenbach ; au contraire, allons en avant, toujours en avant ; il faudra bien que nous arrivions quelque part. »

Tous deux se regardèrent alors en silence dans la plus grande incertitude ; les hautes grives s’appelaient l’une l’autre à la cime des sapins ; le soleil couchant répandait ses teintes jaunes sur le feuillage, on entendait au loin un torrent gronder sourdement dans la vallée. Ils restaient ainsi depuis quelques minutes sans échanger un mot, quand Coucou Peter s’écria :

« Maître Frantz, écoutez, n’entendez-vous rien ?

— Si, j’entends parler là-bas, dit le bonhomme en indiquant la vallée.

— Oui, reprit Coucou Peter, il me semble même sentir une odeur de fumée… essayez un peu, monsieur le docteur.

— Je crois que oui, fit l’illustre philosophe.

— Maintenant j’en suis tout à fait sûr, s’écria le disciple, nous ne sommes pas loin d’une charbonnière… D’où vient le vent ? — De là. — En route ! »

Mais ils avaient à peine fait cinquante pas dans cette direction, qu’ils débouchaient dans une vallée profonde, en face d’une troupe de zigeiners, qui préparaient leur cuisine au revers de la côte.

« Hé ! s’écria Coucou Peter, nous souperons, maître Frantz, nous souperons ! »

Et ils se dirigèrent vers les bohémiens, tout étonnés de voir un homme à cheval apparaître dans cette solitude.


XVI



C’était quelque chose d’admirable ! (Page 51.)

À mesure que Frantz Mathéus s’approchait des bohémiens, il était frappé de leur physionomie joyeuse et vraiment philosophique. On voyait bien qu’ils se souciaient peu de l’opinion du monde, et qu’ils tiraient toute leur satisfaction d’eux-mêmes. Les uns avaient des habits trop grands, les autres beaucoup trop courts ; il y avait aussi plus de trous que de pièces à leurs culottes, mais cela ne les empêchait pas d’étendre leurs jambes avec une certaine noblesse, et de vous regarder en face, comme s’ils eussent été couverts de broderies magnifiques. Les femmes avaient presque toutes un enfant sur le dos, dans une espèce le sac qu’elles portaient en écharpe. Elles vaquaient tranquillement à leurs affaires ; les unes mettaient du bois au feu, les autres allumaient leur pipe avec une braise ; d’autres vidaient dans la marmite leurs grandes poches remplies de croûtes de pain, de navets et de carottes. C’était quelque chose d’admirable que cette halte au milieu des bois ; la fumée se déroulait en masses bleuâtres sur le vallon, et dans le lointain les grenouilles commençaient leur concert mélancolique.

« Mangez et buvez, braves gens, s’écria Mathéus en les saluant de son large feutre, tous les fruits de la terre sont faits pour l’homme. Oh ! que j’aime à voir les créatures du ciel prospérer et se répandre à la face du grand Démiourgos ! que j’aime à les voir croître en force, en sagesse, en beauté ! »

Les zigeiners regardaient l’illustre philosophe avec défiance ; mais à peine eurent-ils jeté les yeux sur Coucou Peter, que plusieurs se levèrent en criant :

« Coucou Peter ! Eh ! Coucou Peter qui vient manger notre soupe !

— Justement, c’est pour ça que j’arrive, dit le joyeux ménétrier en leur distribuant des poignées de main ; bonsoir, Wolf, bonsoir ; Pfifer-Karl. Tiens ! c’est toi, Daniel ! comment ça va-t-il ? Et toi, ma petite Nachtigall, depuis quand as-tu ce mioche ? Dieu de Dieu ! comme tout cela fructifie ! Voyons s’il est de la bonne espèce : yeux noirs, cheveux crépus… Allons, allons, tout est en ordre, il n’y a pas de reproches à te faire, Nachtigall. Mais tous ces bohémiens avec des yeux bleus m’ont l’air louche en diable ; c’est comme des lapins de garenne qui sentent la feuille de chou !

— Ah ! ah ! ah ! farceur de Coucou Peter, s’écrièrent les bohémiens en se pressant autour de lui, il a toujours le mot pour rire. »

Pendant cette petite scène, Mathéus attachait Bruno à l’un des arbres du voisinage ; lorsqu’il se retourna, Coucou Peter se penchait sur la marmite :

« Il n’y a pas gras aujourd’hui, disait-il en hochant la tête.

— Non, répondit Nachtigall, nous faisons maigre en l’honneur de saint Florent.

— Oh ! dit Coucou Peter, un peu de patience, un peu de patience, toute la troupe n’est pas encore réunie. »

Puis se tournant vers Mathéus :

« Maître Frantz, s’écria-t-il, ici pas de gêne, asseyez-vous près du feu, faites comme chez vous ! Et vous autres, ne promenez pas vos mains dans les poches de l’illustre philosophe.

— Est-ce que tu nous prends pour des voleurs ? dit un jeune bohémien, revêtu d’une longue capote qui lui traînait jusque sur les talons.

— Au contraire, Melchior, je vous regarde comme les plus honnêtes gens de l’univers ; seulement vous avez les doigts crochus, et malgré vous-mêmes il y reste toujours quelque chose. »

Mathéus s’approcha lentement, et promenant ses regards sur les zigeiners :

« Semblable au vertueux Aristide, dit-il d’un ton grave ; en butte à la haine des partis et victime de l’ingratitude de mes concitoyens, je viens m’asseoir au foyer d’une nation étrangère, et réclamer de vous les droits sacrés de l’hospitalité… Heureux celui qui vit dans la solitude, en face de ce ciel immense, de ces forêts sans bornes. Il n’y voit point le vice triomphant et la vertu humiliée ; son cœur n’est pas corrompu par l’égoïsme, ni desséché par l’envie ! Bienheureux surtout celui qui croit à la justice éternelle, il ne sera point trompé : il recevra le prix de ses travaux, de son courage, de sa vertu ! »

Ainsi parla le bonhomme, puis il s’assit auprès du feu et parut se perdre dans un abîme de méditations.

Les zigeiners émerveillés se regardaient l’un l’autre, et se demandaient entre eux quel était cet homme et ce qu’il voulait dire.

Coucou Peter se mit alors à leur raconter les pérégrinations lointaines de l’illustre philosophe, et les vicissitudes de son voyage ; mais ils ne pouvaient rien y comprendre.

Pfifer-Karl, le trombone, disait :

« Que veut-il ? Pourquoi court-il le monde ? Puisqu’il a sa maison, ses terres et tout ce qu’il lui faut, pourquoi ne reste-t-il pas chez lui ? Ou, s’il aime les voyages, pourquoi ne vend-il pas une de ses terres pour payer les aubergistes ? »

Ces braves gens ne comprenaient pas non plus ce que c’était qu’un prophète ; ils riaient des explications de Coucou Peter, et comme l’illustre docteur ne bougeait pas de sa place et ne pouvait les entendre, Coucou Peter finit par en rire lui-même.

« Ah ! ah ! ah ! gueux de Pfifer-Karl, dit-il en frappant sur l’épaule du trombone, tu n’es pas bête ; ce n’est pas toi qui t’en irais travailler pour les générations futures ! Ah ! ah ! ah ! c’est une drôle d’idée tout de même. »

Les bohémiens l’engageaient beaucoup à reprendre son violon, pour venir avec eux à la foire ; ils avaient fait plus d’un tour avec Coucou Peter en Alsace, et savaient qu’il était bien reçu partout. Mais il ne voulut pas abandonner la doctrine.

« Non, dit-il, je suis prophète et je reste prophète ; il y a bien assez longtemps que je fais de la musique. Et puis, si j’apprenais plus tard qu’un autre a pris ma place de grand rabbin, je m’arracherais les cheveux de désespoir. Non, non, il faut qu’on parle de moi ; je veux que le nom de Coucou Peter soit comme celui de Pythagoras !

— Quand il y a un fou quelque part, dit Pfifer-Karl, on en parle plus que de tous les gens sensés du pays.

— Oui, répondit Coucou Peter en riant. Mais les fous d’une nouvelle espèce sont rares. C’est comme les moutons à six pattes : on les nourrit bien, on les montre pour de l’argent et on mène tondre les autres. Je voudrais avoir une jambe au milieu du dos ; ma fortune serait faite, on viendrait me voir du bout du monde. »

Cependant la marmite fumait toujours et commençait à répandre une odeur assez agréable. On se rapprocha du feu, et Nachtigall ayant lavé son écuelle à la source voisine, l’offrit à Coucou Peter. Il la refusa, disant qu’il avait trop bien dîné pour boire du bouillon aux carottes. Mathéus se retira du cercle et dit qu’il avait sommeil : ces vieilles croûtes de pain qui nageaient dans l’eau claire ne tentaient pas son appétit.

La nuit était profonde. Coucou Peter alluma sa pipe et regarda les zigeiners manger leur pitance : l’écuelle passait de main en main, chacun y buvait à son tour.

Quant à maître Frantz, il alla s’étendre sur les bruyères. Longtemps le bonhomme promena ses regards dans la vallée ténébreuse ; il prêtait l’oreille au grondement lointain d’une chute d’eau, qui parfois semblait se taire, puis se ranimait lentement comme le bruit d’un orage. La vallée tout entière répondait à cette voix solennelle ; les feuilles s’agitaient, les oiseaux gazouillaient, les sapins balançaient leurs cimes noires.

Tout à coup un jeune zigeiner se mit à chanter un chant de la montagne, un chant qui disait :

« En route, bohémiens, en route… voici… voici… le soleil qui monte derrière les bois ! Prends ton sac et suis la grande allée d’arbres qui mène au village… Elle est longue, l’allée du village ; il faut partir de bonne heure pour arriver matin. »

Cette voix d’enfant fuyait dans l’immense vallée, les échos y répondaient bien loin, bien loin, d’un accent plus tendre. Quelques femmes se réunirent à l’enfant ; elles s’assirent près du feu, les mains jointes autour des genoux, et se mirent à chanter en chœur ; puis les hommes se mêlèrent au chant, qui se ranimait toujours ainsi : « En route, bohémiens, en route ! »

Insensiblement la tête de Mathéus s’inclina, il s’élendit sur la mousse et s’endormit profondément.


XVII


Le lendemain, Frantz Mathéus s’éveilla de très-bonne heure ; une abondante rosée tombait du ciel et pénétrait lentement sa grande capote brune ; l’air était calme, la vallée brumeuse.

Les zigeiners, déjà levés, s’apprêtaient à partir avant le jour ; ils chargeaient leur marmite, leurs trombones, leurs cors de chasse et leur grosse caisse ; les femmes arrangeaient leur sac d’un mouvement d’épaule, les enfants se blottissaient sur le dos de leur mère. Le vague murmure de la pluie, qui tombait sur les feuilles, troublait seul le silence de la forêt.

Coucou Peter, trempé comme un canard, n’avait pas quitté sa place auprès du feu, il retournait quelques pommes de terre sous la cendre et paraissait mélancolique.

« Eh bien, lui dit Pfifer-Karl, si tu veux partir avec nous, décide-toi !

— Non, il faut que j’aille prêcher à Saverne.

— Alors, bonne chance, camarade, bonne chance ! »

Nachtigall vint aussi lui serrer la main, puis toute la bande se mit en marche. Elle s’éloigna lentement à travers les hautes herbes ; de pâles lueurs éclairaient l’horizon, la pluie rayait l’air, mais les bohémiens n’en étaient pas plus tristes : tout en marchant, on les entendait rire et causer entre eux.

« Bon voyage ! » leur criait Coucou Peter.

Plusieurs se retournaient et agitaient leurs chapeaux.

Ils disparurent bientôt dans le bois.

Coucou Peter aperçut alors l’illustre philosophe, qui s’abritait sous les bords rabattus de son large feutre.

« Hé ! maître Frantz, s’écria-t-il, la bénédiction de l’Être des êtres va nous faire croître en force, en sagesse et en beauté.

— Oui, mon garçon, répondit Mathéus, chaque jour ajoute de nouvelles épreuves et de nouveaux mérites à notre glorieuse entreprise. »

Il dit ces paroles d’un accent si doux, si résigné, que Coucou Peter en fut ému.

« Monsieur le docteur, dit-il, venez goûter de mes pommes de terre ; elles sont farineuses comme des châtaignes.

— Je veux bien, répondit le bonhomme, je veux bien. »

Il vint s’asseoir près de son disciple.

« Les bohémiens sont de braves gens, dit-il en prenant une pomme de terre, ils ne songent pas à ramasser de vaines richesses et vivent au jour le jour, comme les oiseaux du ciel, préférant leur indépendance à tous les faux biens du monde. N’as-tu pas remarqué, mon ami, avec quelle gaieté philosophique ils mangeaient leur soupe aux carottes ? Vraiment leur existence n’est pas aussi désagréable qu’on pourrait le croire !

— Vous avez raison, maître Frantz, dit Coucou Peter, pas plus tard que l’année dernière, j’ai voyagé trois mois avec cette bande de zigeiners ; nous allions jouer des valses à toutes les foires d’Alsace ; nous couchions tantôt dans une grange, tantôt sous un rocher en plein air, et je vous réponds que nous ne vivions pas de faînes et de pommes de pin comme les écureuils. Nous avions tous les jours des œufs, des saucisses et du lard en abondance !

— Et qui vous donnait toutes ces choses ?

— Eh ! dit Coucou Peter en riant, pendant que nous faisions de la musique à l’un des bouts du village, et que toutes les femmes accouraient à la danse, Nachtigall, la Pie-Noire et deux ou trois autres filaient derrière les jardins. Elles se glissaient dans les maisons ; s’il y avait du monde, elles disaient la bonne aventure ; mais s’il n’y avait personne, elles décrochaient bien vite le chanvre de dessus le fourneau, le lard de la cheminée ; elles prenaient le beurre, les œufs, le pain et vidaient généralement toutes les armoires. Elles en remplissaient leurs grandes poches, car elles ont toujours plusieurs poches sous leurs jupes, et gagnaient le bois… Ah ! maître Frantz, s’écria le bon apôtre tout réjoui, il fallait voir la mine des paysans en rentrant chez eux… Ah ! ah ! ah ! quelle mine !… quelle mine !… Et quelles raclées recevaient les femmes !… Ah ! ah ! ah !

— Tu ris, malheureux ! mais sais-tu bien que vous meniez une existence fort criminelle ?

— Eh ! tout cela ne me regardait pas, monsieur le docteur ; je faisais de la musique. Si l’on avait pris ces bohémiennes, qu’est-ce qu’on aurait pu me dire ?

— Mais tu vivais du fruit de leurs rapines. Tu n’as donc aucun sentiment du juste et de l’injuste ?

— Au contraire, j’ai quitté la bande parce que la conscience me faisait des reproches ; chaque fois que j’avais mangé de ces choses, j’entendais une voix intérieure qui me disait : « Prends garde, Coucou Peter, prends garde, on pourrait bien t’arrêter comme un voleur et te mettre en prison. » À force d’entendre cette voix, je devenais triste et je croyais toujours voir des gendarmes derrière moi. Le temps des foires était fini, l’hiver approchait. Un jour qu’il était tombé de la neige, je pris mon violon sous le bras, et malgré les cris de Nachtigall, de Pfifer-Karl et de toute la bande, qui voulait me retenir, je retournai à Saverne. »

Mathéus ne dit plus rien, mais il retira son estime aux zigeiners ; il se repentait même d’avoir mangé de leurs pommes de terre.

Cependant le soleil venait de paraître et jetait entre les montagnes un éclair immobile ; il était temps de partir, Mathéus remonta sur Bruno.

Coucou Peter prit la bride et se dirigea vers le sommet de la côte, pour sortir des brouillards qui s’étendaient à perte de vue dans la vallée.

Les oiseaux faisaient entendre leur ramage si joyeux du matin ; à mesure que la nuit pâlissait, l’air devenait plus vif, plus pénétrant ; le sentier de Saverne se retrouva sous les bruyères, et maître Frantz, plus content, félicita son disciple d’avoir quitté les zigeiners.

« Vois-tu, mon ami, dit-il, à quoi peuvent nous entraîner nos passions ! Pour quelques saucisses, tu risquais de perdre ton âme immortelle ! Souviens-toi que l’homme a trois mobiles dans sa vie : ses instincts sensuels, son égoïsme et la conscience de ses devoirs. Attache-toi toujours à remplir tes devoirs, et tu deviendras un modèle de vertu.

— Eh ! s’écria Coucou Peter, avec les leçons psychologiques d’Oberbronn et l’abstinence de la chair, comment diable voulez-vous qu’on ne devienne pas vertueux ? S’il ne faut que le jeûne et des coups de bâton pour cela, Dieu merci, nous ne pouvons pas nous plaindre : ces deux choses ne nous ont pas encore manqué. »

Mathéus rit de bon cœur à cette réponse.

« C’est clair, Coucou Peter, dit-il, c’est clair… nous aurions tort de nous plaindre, car toutes les contrariétés qui nous arrivent ont pour but notre perfectionnement moral.

— Oui, maître Frantz ; mais à force de se perfectionner par le jeûne, on se délabre l’estomac et l’on ne rit plus que d’un œil. »

En causant ainsi, ils s’avançaient dans le bois ; le soleil plus chaud pénétrait sous le feuillage, et pendant que Bruno suivait au petit pas le sentier bordé de mousse, Coucou Peter cueillait des mûres dont les ronces étaient pleines. Il en avait la bouche toute noire et sifflait gaiement pour répondre aux oiseaux. Les geais passaient par bandes dans les taillis, et plus d’une fois le joyeux ménétrier leur lança son bâton, tant ils étaient proches.

Jusqu’à neuf heures tout alla bien ; mais quand les grandes chaleurs du jour arrivèrent et qu’il fallut gravir les pentes rapides du Dagsberg, une tristesse invincible se glissa dans le cœur de Mathéus. On ne rencontrait pas une âme, c’était toujours le murmure des sapins, les vastes pâturages des vallées, où tinte au loin la clochette des génisses, le chant des jeunes pâtres, tour à tour grave ou aigu, qui se prolonge à travers les échos : tout lui rappelait le Graufthal, sa vieille Martha, ses amis absents, et de profonds soupirs soulevaient sa poitrine. Coucou Peter lui-même était rêveur, contre son habitude, et Bruno penchait la tête d’un air mélancolique, comme s’il eût regretté des temps plus heureux.

Bien des fois il fallut reprendre haleine, et seulement vers cinq heures du soir ils atteignirent la vallée de la Zorn, au pied du Haut-Bârr. Alors le ciel se découvrit : au-dessus d’eux serpentait la route de Lorraine ; de longues files de voitures, de paysans, de paysannes, avec leurs grandes hottes remplies de légumes, gravissaient la côte ; les coups de fouet, le bruit des grelots égayaient le paysage et semblaient annoncer Zabern, la ville des petits pains blancs, des saucisses et de la bière mousseuse. En effet, ils l’aperçurent à l’issue du vallon, et Bruno, sentant l’approche d’un gîte, se mit à galoper avec ardeur. Aux premières maisons Mathéus ralentit sa marche :

« Enfin, dit-il, voici le terme de nos fatigues… les destins vont s’accomplir ! »

Là-dessus, maître Frantz et son disciple entrèrent fièrement dans l’ancienne rue des Tanneurs, et, pour dire la vérité, une animation extraordinaire se manifesta sur leur passage. Toutes les fenêtres se garnissaient de figures jeunes et vieilles, en cornettes, en tricornes, en bonnets de coton, tout le monde était curieux de les voir ; les habitués du casino s’avançaient sur le balcon, leur queue de billard ou leur journal à la main ; les enfants, qui sortaient de l’école, couraient derrière eux le sac au dos ; les oies elles-mêmes, qui se promenaient dans la rue, causant entre elles de choses indifférentes, poussèrent tout à coup un cri de triomphe et prirent leur volée jusque sur la place de la Licorne.

« Tu vois, Coucou Peter, dit l’illustre philosophe, quelle sensation produit notre arrivée ; en chaque lieu nous sommes reçus avec un nouvel enthousiasme. Pour peu que M. le pasteur nous prête son temple un jour ou deux, nous sommes sûrs de convertir toute la ville. Le plus simple alors sera d’établir des controverses et d’engager le monde à nous faire des objections. Moi, du haut de la chaire, je gronderai comme la foudre, je gémirai sur les égarements du siècle, je frapperai d’une terreur salutaire les incrédules, les sophistes et surtout les indifférents, cette lèpre de la société, ces êtres sans foi ni loi, qui ne pensent à rien, qui ne croient à rien et qui doutent de leur propre existence. Ô race impure ! race de vipères abandonnée aux jouissances sensuelles, vous frémirez ! Oui, vous frémirez à la voix de Frantz Mathéus, pleine d’un enthousiasme véritable ; vous serez frappés de terreur et vous tomberez à ses genoux. Mais Frantz Mathéus n’est pas cruel, et pourvu que vous reconnaissiez la transformation des corps et la pérégrination des âmes, pourvu que la foi descende dans vos cœurs flétris, tout vous sera pardonné. »

Malgré son exaltation, maître Frantz remarquait fort bien ce qui se passait autour de lui ; la vue des gens de loi, qui se promenaient en robe noire devant le tribunal, le rendit tout pensif, et quand, sur la place de la Licorne, une espèce de sergent de ville, coiffé d’un grand chapeau à claque et le bâton sous le bras, se mit à les suivre du regard, sa nature de lièvre se réveillant, l’illustre philosophe se souvint qu’il n’avait pas de passe-port. Heureusement ils venaient d’atteindre la rue des Capucins et se trouvaient en face du presbytère.

« Halte ! s’écria Coucou Peter, voici notre auberge.

— Dieu soit loué ! dit Mathéus, nous avons fait une bonne trotte aujourd’hui. »

Il mit pied à terre, et Coucou Peter, toujours sans gêne, s’empressa de conduire le cheval à l’écurie.

En ce moment la voix du pasteur Schweitzer se fit entendre dans la maison.

« Douze louis ! s’écriait-il, douze louis ! tu perds la tête, Salomon ; une vache maigre qui n’est pas même fraîche à lait !

— On me les offre, monsieur Schweitzer.

— Eh bien, donne-la, ta vache, donne-la, mon garçon, je te remercie de la préférence.

— Est-ce que M. le pasteur s’occupe du commerce du bétail ? demanda Mathéus.

— Il trafique un peu de tout, répondit Coucou Peter en souriant, c’est un si brave homme ! vous allez voir. »

Ils traversaient alors le vestibule, et la discussion s’animait entre le pasteur et le juif.

« Partageons la différence, disait l’un.

— Tu veux te moquer de moi, s’écriait l’autre, dix louis, pas un centime de plus. »

Coucou Peter s’arrêta sur le seuil, et Mathéus, regardant par-dessus l’épaule de son disciple, vit une de ces hautes salles de l’ancien temps, ornée de grands meubles de chêne, de boiseries de chêne, de vastes armoires, de tables massives dont la vue seule vous réjouit le cœur. Au premier abord, il fallait se dire :

« Ici on mange bien, on boit bien, on dort bien ! La bénédiction du Seigneur repose sur les gens de bonne volonté. Ainsi soit-il ! »

Un petit homme gros et gras était assis dans un fauteuil de cuir, son ventre ne faisait qu’un saut du menton jusqu’aux cuisses, et la bonne humeur épanouissait sa figure vermeille. Près de lui se tenait debout un grand gaillard, la blouse serrée autour des reins, le nez crochu et les cheveux d’un roux vif comme le feu.

« Salut, monsieur le pasteur, » s’écria le ménétrier.

Le petit homme se retourna et partit d’un immense éclat de rire.

« Coucou Peter ! s’écria-t-il. Ah ! ah ! ah ! d’où vient-il ? je vous le demande un peu… d’où sort-il, ce gueux-là ? »

Et repoussant le fauteuil, il étendit ses larges mains comme pour attirer Coucou Peter sur son gros ventre.

Ce fut quelque chose d’attendrissant : on aurait dit deux œufs de Pâques qui voulaient s’embrasser, et Mathéus, témoin de leurs efforts, en avait les larmes aux yeux. Enfin ils y renoncèrent, et Coucou Peter, se tournant vers Mathéus, s’écria :


On aurait dit deux œufs de Piques. (Page 55.)

« Monsieur le pasteur, je vous amène l’illustre docteur Mathéus, le meilleur homme du monde et le plus grand philosophe de l’univers !

— Soyez le bienvenu, soyez le bienvenu, Monsieur, dit le pasteur Schweitzer en secouant la main de maître Frantz ; prenez place… Je suis charmé de faire votre connaissance. »

Puis il congédia le juif et courut à la cuisine en criant :

« Grédel ! Grédel ! voici Coucou Peter ! »

Grédel, qui préparait le souper, accourut à l’entrée de la salle ; trois ou quatre marmots trébuchaient derrière elle, criant, caquetant, demandant des tartines.

« Bonjour, Grédel, dit Coucou Peter en embrassant sa femme sur les deux joues ; ça va bien, ma petite Grédel ?

— Oui, mauvais sujet, oui, ça va bien, répondit-elle, moitié riant, moitié sérieuse ; tu reviens parce que tu n’as plus le sou, n’est-ce pas ?

— Allons, Grédel, allons, sois raisonnable, je ne fais que passer ici, ça ne vaudrait pas la peine de me rendre la vie dure. » Les enfants s’attachaient à la camisole du ménétrier et l’appelaient nonon Coucou Peler, pour avoir quelque chose, et le pasteur se frottait les mains d’un air joyeux.

Quand Coucou Peter eut bien cajolé sa petite femme, qui n’était déjà pas si maigre ; quand il eut pris les enfants dans ses bras, en les embrassant l’un après l’autre, et en leur disant à l’oreille que sa malle allait venir avec toutes sortes de bonnes choses, Grédel rentra dans la cuisine, et Coucou Peter, ainsi que le pasteur et Mathéus, s’installèrent en face d’une vieille bouteille de wolxheim.

Toute la maison avait un air de fête : les enfants chantaient, sifflaient, et couraient dans la rue pour voir arriver la malle ; les poules, dont Grédel tordait le cou, jetaient des cris perçants ; Coucou Peter racontait ses pérégrinations lointaines, son titre de grand rabbin et ses projets futurs ; l’illustre philosophe s’admirait lui-même au milieu de ces histoires merveilleuses, les verres se remplissaient et se vidaient comme d’eux-mêmes, et le gros ventre du pasteur Schweitzer se balançait joyeusement au récit des aventures sans nombre de son ancien camarade.

« Ah ! ah ! ah ! la bonne farce ! s’écriait-il ; tu ne changeras jamais, Coucou Peter, tu ne changeras jamais, il n’y a que toi pour me faire du bon sang ! »

La nuit était venue et l’ombre des maisons voisines s’étendait dans la grande salle, lorsque Grédel apporta de la lumière. Elle venait servir le souper ; en un tour de main, elle déploya sur la table une nappe blanche, elle arrangea les couverts et distribua les assiettes dans un ordre convenable. Coucou Peter la regardait avec complaisance ; jamais il ne l’avait vue si fraîche, si grasse, si appétissante ; il s’étonnait lui-même de n’avoir pas encore découvert tous les agréments de sa femme, et, se levant tout à coup comme transporté d’enthousiasme, il lui passa la main autour de la taille et se mit à valser avec elle en s’écriant :

« Houpsa ! Grédel !… houpsa… houpsasa !…

— Ne fais donc pas le fou ! disait-elle, ne fais donc pas le fou ! »

Mais il ne l’écoutait pas et tournait toujours en répétant :

« Houpsa ! Grédel !… houpsa… houpsasa !… »

Finalement, il lui donna un gros baiser sur le cou et lui dit :

« Tu es pourtant toujours ma petite Grédel, ma bonne petite Grédel, la plus jolie petite Grédel que j’aie rencontrée de ma vie ! »

Puis il vint reprendre sa place gravement, se croisa les jambes et parut tout heureux de ce qu’il venait de faire.

Les enfants rentraient alors en criant :

« Nonon Coucou Peter… la malle ne vient pas !…

— Tiens, tiens, dit-il, ça m’étonne… ça m’étonne… Soyez tranquilles… elle viendra… elle viendra !… »

Ces belles paroles ne les arrangeaient pas ; la vue des beignets aux pommes, des petits pâtés et de la galette chaude au lard que Grédel venait de servir les remit de bonne humeur. Avant que Mathéus et Coucou Peter eussent pris place, ils étaient assis autour de la table, la serviette au cou, et quand les convives furent rangés et que le ministre, d’une voix solennelle, remercia le Seigneur de tant d’excellentes choses qu’il avait mises au monde pour ses enfants, ce fut un plaisir de les entendre crier tous à la fois : « Amen ! »

Le souper se passa gaiement. Tout le monde avait bon appétit ; Grédel servait les enfants, Coucou Peter remplissait les verres et portait la santé tantôt de maître Frantz, tantôt de maître Schweitzer. L’illustre philosophe célébrait la pérégrination des âmes, et M. le pasteur faisait l’éloge de sa progéniture avec une tendre bienveillance : Fritz devait être ministre, il n’aimait que la Bible, c’était un enfant plein d’intelligence ; Wilhelm avait les plus heureuses dispositions pour le commerce, et Ludwig ne pouvait manquer de devenir général, car il jouait du fifre du matin au soir. Mathéus ne voulait pas contredire les opinions philosophiques de son hôte ; mais il pensait que tous indistinctement appartenaient à la famille des pingouins, remarquables par leurs ailes courtes, leur gros ventre et leur gourmandise.

Ce fut une bien douce satisfaction pour l’illustre philosophe de voir se confirmer ses prévisions quand arriva le dessert ; ces petits êtres se mirent alors à manger de la crème, des gâteaux et de la tarte avec une avidité surprenante : Fritz croquait des noisettes, Wilhelm fourrait des raisins dans sa poche, et le petit Ludwig buvait le vin de Grédel, chaque fois qu’elle tournait la tête pour sourire à Coucou Peter.

À la fin du repas, M. le pasteur se fit apporter sa pipe d’écume, et, tout en prêtant l’oreille aux discours de maître Frantz, qui lui demandait le temple pour annoncer sa doctrine, il l’alluma ; puis, reculant son fauteuil, il lança quelques bouffées en l’air dans une douce quiétude et répondit :

« Illustre philosophe, vous êtes possédé d’une ardeur philosophique vraiment touchante, et je me ferais un véritable plaisir de vous rendre service. Quant au temple, il n’y faut pas songer ; je ne puis me susciter à moi-même pour adversaire un foudre d’éloquence tel que vous ; ce serait trop exiger de la faiblesse humaine ; mais, grâce au ciel, nous avons à Saverne un casino, c’est-à-dire un lieu de réunion pour l’élite de la société. On y trouve des avocats, des juges, des procureurs, tous gens instruits, qui ne demanderont pas mieux que de vous entendre et de profiter de vos lumières. Si vous le désirez…

— Monsieur le pasteur, interrompit Mathéus en se levant, c’est l’Être des êtres lui-même qui vous inspire la pensée de me conduire en ce lieu. Il n’y a pas une minute à perdre ; depuis trop longtemps l’univers gémit dans le doute et l’incertitude.

— Un peu de calme, illustre philosophe, reprit le pasteur. D’abord, il serait bon de cirer vos bottes ; je sais bien qu’un esprit supérieur n’entre pas dans ces détails vulgaires, mais des bottes cirées ne peuvent pas nuire à votre éloquence. En outre, Grédel va donner un coup de brosse à votre habit, afin de vous conformer aux bienséances oratoires que recommande Cicéron ; alors j’espère avoir fumé ma pipe, et nous partirons à la grâce de Dieu ! »

Ces considérations judicieuses décidèrent Mathéus à modérer son impatience. Coucou Peter lui mit la robe de chambre et les pantoufles du pasteur ; Grédel courut cirer ses bottes et brosser sa grande capote brune ; maître Frantz lui-même se plaça devant le miroir et se fit la barbe, comme il en avait l’habitude au Graufthal ; enfin, ayant mis dans la chambre voisine une chemise blanche et terminé tous ses préparatifs, l’illustre philosophe et M. le pasteur s’acheminèrent ensemble vers le casino.

Coucou Peter, qui restait près de Grédel, les suivit jusqu’à la porte une chandelle à la main, et leur souhaita toutes sortes de prospérités.


XVIII


Maître Frantz, en remontant l’antique rue des Capucins, éprouvait une véritable jouissance d’avoir changé de chemise et de s’être fait la barbe ; son esprit était plein d’arguments invincibles, et la lune marchait en quelque sorte devant lui pour le conduire au casino.

Un murmure confus annonçait que la petite chapelle de Saint-Jean était remplie de fidèles ; aucun autre bruit ne s’entendait dans la rue ; toutes les femmes étaient à l’église et les hommes au cabaret.

Maître Frantz et le pasteur marchèrent quelque temps en silence, respirant avec bonheur l’air frais du soir, si doux après un bon repas ; regardant ces lueurs rapides qui s’échappent d’une porte entrouverte et refermée aussitôt, une lanterne errant dans les ténèbres, une ombre apparaissant derrière les vitres étincelantes d’upe fenêtre, enfin ces vagues accidents de la nuit, pleins d’une rêverie mystérieuse et d’un charme indéfinissable. Mais bientôt l’illustre philosophe, animé par ses méditations anthropo-zoologiques, allongea le pas.

« Un instant, mon cher monsieur, un instant, disait le pasteur, vous courez comme un lièvre, laissez-moi reprendre haleine.

— Est-ce que toute la société se trouve réunie ? demandait Mathéus.

— Pas encore, pas encore… rien ne nous presse. Que dirait-on si les juges, les avocats, les procureurs allaient boire et jouer en plein midi ? Ce serait peu convenable, il faut attendre que les brasseries soient vides ; il faut donner l’exemple des bonnes mœurs ! »

Ainsi parlait M. le pasteur, ce qui n’empêchait pas maître Frantz d’allonger ses grandes jambes avec un nouvel enthousiasme et de s’écrier en lui-même : « Courage, Frantz ! n’écoute pas les conseils d’une fausse sagesse et d’un lâche amour du repos ; les détours captieux du sophisme ne sauraient égarer ton intelligence ni ralentir ta marche triomphante. »

M. le pasteur riait de sa précipitation.

« Où courez-vous donc, mon cher monsieur, où courez-vous ? lui cria-t-il sur le seuil du casino. Ne voyez-vous pas où nous sommes ? »

Maître Frantz se retournant vit de hautes fenêtres qui brillaient dans l’ombre, et de nombreuses figures qui dansaient sur leurs rideaux rouges : « C’est donc ici, pensa-t-il, que va s’accomplir la régénération des hommes ! » Cette idée grandiose ne laissa point que de l’émouvoir ; mais son émotion fut encore plus grande lorsque M. le pasteur ayant ouvert la porte, il découvrit tout à coup une vaste salle éclairée par une foule de lumières. Il y avait déjà grand monde, on lisait les journaux ; M. le notaire Creutzer faisait un cent de piquet avec M. l’avocat Swiebel ; le noble baron de Pipelnaz, renversé dans un grand fauteuil, discutait gravement les affaires du pays, et le jeune substitut Papier caquetait en riant avec la belle Olympia, la demoiselle de comptoir. C’était un coup d’œil superbe, tel que maître Frantz ne se rappelait pas en avoir vu depuis maintes années ; et quand, passant devant un des miroirs à cadres dorés, il se vit debout au milieu de la salle avec sa grande capote brune, sa culotte courte et son gilet à carreaux, il remercia intérieurement M. le pasteur d’avoir fait cirer ses bottes et donner un coup de brosse à son habit.

Messieurs les membres du casino avaient tourné la tête et souriaient à la vue du bonhomme ; ils le prenaient pour quelque paysan de la haute Alsace égaré dans les sphères supérieures, et son air d’admiration leur faisait plaisir à voir ; mais quand M. le pasteur lui présenta un siège et demanda deux chopes de bière, ils pensèrent que c’était un ministre de village, et chacun reprit son attitude.


C’était un coup d’œil superbe. (Page 59.)

« Quel est votre point, maître Swiebel ? demanda le notaire.

— Quarante-sept.

— Cela ne vaut pas : cinquante… trois rois… trois dames.. : »

La belle Olympia fit aller sa sonnette, et l’on vint servir les deux chopes sur un plateau verni, orné de brillantes peintures.

On s’imagine combien Mathéus dut être émerveillé de semblables magnificences ; des globes de cristal couvraient les lampes, et les chaises étaient garnies de velours tendre comme la laine des jeunes agneaux. Aussi, malgré ses convictions inébranlables, ne pouvait-il se défendre d’une espèce de timidité, naturelle à ceux qui se trouvent en présence des grands de la terre.

« Eh bien, illustre philosophe, voulez-vous que j’annonce votre discours ? lui demanda le joyeux pasteur.

— Attendez, répondit maître Frantz à voix basse, tandis que ses joues vénérables se couvraient d’une rougeur subite ; attendez, je n’ai pas encore préparé mon exorde.

— Diable ! il serait temps de vous y prendre. Si vous le permettez, je vais lire ce journal, et quand vous serez prêt, vous n’aurez qu’à m’avertir. »

Mathéus fit un signe de tête affirmatif, et sortit de la poche de sa capote son répertoire anthropo-zoologique.

Le bonhomme ne manquait pas de prudence ; bien au contraire, sa nature timide l’avait habitué dans ses transformations successives, à dresser l’oreille, et l’on peut dire que, dans certaines circonstances, il dormait les yeux ouverts. Or, tout en parcourant son répertoire, il ne laissait pas d’observer ce qui se passait dans la salle, et même d’écouter fort attentivement ce qui se disait à droite et à gauche.

À chaque instant apparaissaient de nouvelles figures ; tantôt c’était M. le percepteur des contributions, Stoffel, avec sa double chaîne d’or et ses breloques ; tantôt le pharmacien Hospes, dont la voix bruyante s’entendait du vestibule ; ou bien M. le garde général Seypel, brodé d’argent sur toutes les coutures.

Tous ces messieurs s’arrêtaient un instant au comptoir, disaient quelques mots charmants à la belle Olympia, qui balançait la tête et souriait avec une grâce infinie ; puis ils allaient prendre leur place et demandaient un journal.

La conversation s’animait, on parlait du bal de madame la sous-préfète, on citait les personnes qui devaient en être : il y aurait grand gala pour la clôture ; un pâté de Strasbourg était en route. M. le garde général souriait avec finesse ; quand on lui parlait de perdreaux, de gelinottes, il ne disait ni oui ni non.

Puis arrivaient les confidences ! on tirait de son gilet sa carte d’invitation : « Ah ! vous en êtes, mon cher ?… Charmé ! — Et vous aussi ? » On se félicitait.

Mais ce qui mit le comble à la satisfaction générale, ce fut d’apprendre par le noble baron de Pipelnaz l’arrivée prochaine de M. le préfet. Alors on trouva mille rapports secrets entre ce voyage et le bal de madame la sous-préfète. Sans aucun doute, M. le préfet voudrait bien y assister. Quel événement ! Tous les conviés se regardaient avec une sorte d’extase. Être du même bal que M. le préfet ! Souper à la même table que M. le préfet !

Ceux qui n’avaient pas encore reçu leur carte d’invitation continuaient à jouer, criant : « Trois rois ! quatorze d’as ! » d’une voix éclatante, sans avoir l’air de prêter l’oreille. M. le pasteur lui-même semblait fort grave, et lisait son journal avec une attention soutenue ; mais ils ne pouvaient dissimuler leur déconfiture, elle se lisait clairement dans leur mine, on les plaignait sincèrement. Ils étaient bien à plaindre !

« Ô grand Démiourgos ! pensait maître Frantz, est-il possible de s’occuper de futilités semblables, au lieu de songer à la transformation des corps et à la pérégrination des âmes ? »

Dans sa pitié profonde, l’illustre philosophe aurait pris la parole tout de suite ; mais il jugea convenable d’attendre que l’enthousiasme de ces gens se fût un peu calmé.

On formait alors de petites sociétés d’intimes, pour prendre le punch ou le vin chaud, il n’était question de toutes paris que des grâces de madame la sous-préfète, de sa distinction incomparable et de ses excellents soupers. Le noble baron de Pipelnaz, maire de la ville, insistait sur la réception qu’il convenait de faire à M. le préfet. Depuis vingt ans, M. le baron le saluait à la porte de la mairie ; mais, dans une circonstance aussi flatteuse, il proposait d’aller à sa rencontre en grand costume, et voulait bien se charger du petit discours de félicitation.

L’arrivée du procureur Kitzig interrompit cette conversation agréable ; c’était un ancien camarade du pasteur Schweitzer à l’université de Strasbourg, et chaque soir ils faisaient ensemble leur partie de youker. Le beau monde riait des manières communes du procureur Kitzig, qui ne savait pas tenir son rang et causait familièrement avec le premier venu ; cependant il fallait bien lui faire bonne mine : maître Kitzig occupait une haute position à Saverne ; et puis, qui peut se flatter de n’avoir pas, tôt ou tard, un petit démêlé avec M. le procureur ?

On souriait donc à M. le procureur, qui répondait par de petits mouvements de tête et quelques paroles insignifiantes.

« Vous êtes bien bon, Monsieur le procureur. — Vous êtes trop aimable, Monsieur le procureur.

— Ah ! ah ! ah ! quelle comédie ! murmurait le pasteur à l’oreille de Mathéus, quelle comédie ! Avez-vous jamais rien vu de pareil au Graufthal ? »

Mais l’illustre philosophe ne répondit pas ; il venait de reconnaître dans maître Kitzig un individu de la race canine, pour laquelle les lièvres éprouvent une vénération fort singulière.

Au bout de quelques instants, M. le procureur vint rejoindre son ami Schweitzer, il lui serra la main et salua Mathéus.

« Eh bien, Karl, dit-il en s’asseyant, ferons-nous notre partie de youker ce soir ? j’en ai grand besoin.

— Je suis prêt, Michel.

— Figure-toi, poursuivit maître Kitzig, que depuis cinq heures je ne fais qu’entendre des témoins, et Dieu sait s’il doit nous en arriver d’autres de la foire !

— De la foire de Haslach ? demanda le pasteur en regardant Mathéus,

— Oui, il se passe de belles choses là-bas : deux bandits ont remué la population de fond en comble par des prédications incendiaires ; ils ont attaqué les lois, la morale, la religion ; ils ont même fait des miracles ! C’est une affaire de cour d’assises.

— Et s’ils tombent entre les mains de la justice ?

— Je ne les tiens pas quittes pour vingt ans de galères, répondit maître Kitzig en absorbant une prise de tabac avec indifférence ; mais il ne s’agit pas de cela… Des cartes, une ardoise ! »

Jamais Frantz Mathéus ne s’était trouvé dans une position plus terrible ; il eut d’abord l’idée de se dénoncer lui-même et de soutenir la doctrine à la face des nations ; mais à cette idée ses cheveux se dressèrent sur sa nuque, il regarda la porte et resta immobile.

M. le pasteur, de son côté, n’était pas trop à son aise ; cependant il eut le sang-froid de dire :

— Je te présente M. le docteur Mathéus, du Graufthal, qui revient du Nideck.

— Ah ! fit le procureur en mêlant les cartes, monsieur vient des ruines du Nideck ! alors il a dû passer par Haslach ? »

Maître Frantz crut tomber à la renverse, heureusement sa langue se mit à aller pour ainsi dire d’elle-même et répondit :

« Pardon, monsieur le procureur, j’ai pris par la montagne.

— Ah ! c’est fâcheux, nous aurions pu vous demander quelques renseignements utiles, » fit maître Kitzig.

Puis il distribua les cartes et la partie commença. Quelle position pour maître Frantz ! au moment de remporter le plus magnifique triomphe oratoire et de proclamer le système, être forcé de se taire, de renier la doctrine, de se cacher comme un coupable ! Car plus il songeait à se dénoncer, plus ses instincts naturels s’y opposaient avec une force invincible ; son estomac se serrait, et dans sa douleur il se disait : « Ô pauvre Mathéus ! pauvre Mathéus ! à quelle extrémité te vois-tu réduit ! Aller aux galères à ton âge ! Pauvre Mathéus ! Quelle faute a pu te mériter un si triste sort ? N’as-tu pas sacrifié ton repos, tes plus chères affections pour le bonheur du genre humain ? Pauvre Mathéus ! » Et son cœur pleurait, et tout gémissait en lui… et pourtant il n’avait pas la force de se dénoncer… il avait peur !

Et quand, après le premier tour, maître Kitzig, d’un air distrait, lui dit qu’il avait dû nécessairement passer par Haslach, puisque le chemin du Nideck aboutit derrière ce village, il le nia de nouveau, il le nia avec force, disant qu’il avait passé derrière le Schnéeberg, faisant la description mensongère de la route et des beautés de la nature, décrivant un immense circuit autour de Tiefenbach, et généralement de tous les endroits qu’il avait parcourus.

« Vous avez pris un chemin bien long, » remarqua le procureur ; puis la partie continua sans interruption.

De temps en temps maître Kitzig faisait quelque réflexion caustique sur la difficulté des chemins de la montagne, sur les dangers de prêcher des doctrines nouvelles, et l’illustre philosophe frissonnait jusqu’à la moelle des os.

Ainsi se passa cette soirée, qui devait décider de la gloire éternelle de Frantz Mathéus, du progrès de la civilisation et du bonheur des races futures : elle se passa dans les transes les plus cruelles.

Et tandis que la joie s’animait autour du bonhomme, tandis que le noble baron de Pipelnaz s’épanouissait dans son orgueil, et que tous ces êtres vulgaires se berçaient des plus riantes espérances ; lui, si bon, si juste, si bienveillant, il ne songeait qu’à la fuite, il voulait aller doter l’Amérique des trésors de sa science ! « Là, pensait-il, les doctrines sont libres ; on n’a pas à craindre les procureurs et les gendarmes ; chacun peut faire des miracles à son aise ! »

Minuit venait de sonner et déjà bon nombre des habitués du casino s’étaient retirés, lorsque le procureur Kitzig se leva, et, regardant l’illustre docteur :

« Assurément, mon cher monsieur, lui dit-il, vous faites erreur ; vous avez dû joindre le chemin de Saverne derrière Haslach et traverser ce village ! »

Frantz Mathéus, comme transporté d’indignation, affirma pour la troisième fois, avec serment, qu’il ne savait pas ce qu’on voulait dire et qu’il n’avait jamais passé par là !

Son émotion n’aurait pas manqué de le trahir, s’il n’avait eu la plus honnête figure du monde ; mais comment supposer que ce bon papa Mathéus, docteur au Graufthal, était ce terrible réformateur, ce grand coupable, qui avait conçu l’audacieux dessein d’ébranler l’univers ? Une telle idée ne pouvait entrer dans la tête de personne ; aussi maître Kitzig se contenta de rire de son exaltation singulière, et lui souhaita le bonsoir.

Alors M. le pasteur et maître Frantz sortirent les derniers, et quand ils furent dans la rue, le bonhomme, comprenant sa faiblesse, se mit à pleurer. M. le pasteur avait beau le consoler par des paroles bienveillantes, il ne pouvait se pardonner à lui-même, et si son hôte ne l’eût soutenu, il n’aurait pu faire un pas, tant les sanglots l’étouffaient et agitaient tous ses membres.


XIX


Lorsque Frantz Mathéus et le pasteur arrivèrent à la maison, tout le monde était endormi. M. le pasteur, laissant Mathéus sur le seuil de la grande salle, entra seul dans la cuisine et revint au bout de quelques minutes avec de la lumière.

Un calme étrange avait remplacé l’agitation du bonhomme ; il suivit machinalement son hôte, qui le conduisit au premier étage, dans une petite chambre à coucher donnant sur le jardin du presbytère.

La cime des arbres s’agitait doucement aux fenêtres, les draps du lit étaient d’une blancheur merveilleuse, et les vieux meubles de chêne semblaient vous annoncer la bienvenue d’un air de familiarité naïve.

Mais l’illustre philosophe, dans sa douleur, ne remarquait point ces détails et s’assit en exhalant un profond soupir.

« Allons, mon cher monsieur, lui dit le pasteur, oubliez les petits désagréments de la carrière philosophique, faites un bon somme, et demain vous serez frais et dispos comme si vous aviez remporté la plus magnifique victoire. »

Puis il serra la main de maître Frantz, déposa la chandelle sur la table et descendit tranquillement se reposer de ses fatigues.

Quand les pas du pasteur eurent cessé de se faire entendre, et que le silence de la nuit régna dans toute la maison, Mathéus, les deux coudes sur la table et la tête entre les mains, se prit à regarder brûler la chandelle avec un accablement indicible ; il ne songeait à rien, et cependant il était triste… triste comme si le grand Démiourgos l’eût abandonné.

Vers une heure il entendit un enfant qui pleurait dans la maison voisine, et la mère qui cherchait à le consoler par de tendres paroles ; cette voix d’enfant, si faible et si douce, et cette voix de mère plus douce encore, remuèrent le cœur du bonhomme ; une larme mouilla ses yeux ! Puis, l’enfant s’étant apaisé, le silence redevint plus grand, et maître Frantz, accablé de fatigue, finit par s’endormir le front sur la table.

Lorsqu’il s’éveilla, le jour commençait à grisonner les vitres, et la chandelle montait en flamme rouge du fond du chandelier. Alors tous les événements de la nuit se retracèrent à sa mémoire. Il se leva et ouvrit une fenêtre.

Déjà les oiseaux gazouillaient dans le jardin ; quelques ouvriers, la pioche sur l’épaule, passaient en causant le long de la grille, et leurs voix, à cette heure matinale, s’entendaient d’un bout de la rue à l’autre. Les fraîches laitières de la montagne, leur grande cruche d’étain sous le bras, se reposaient autour des bornes voisines, et les servantes ; en petites jupes, et les bras nus, venaient une à une acheter le lait du ménage. Toutes ces bonnes gens avaient un air de santé qui faisait plaisir à voir. Les servantes s’arrêtaient à jaser entre elles de baptêmes, de mariages, du départ des conscrits, de ceci, de cela.

Puis tout à coup l’une d’elles s’écriait : « Ah ! mon Dieu ! mon feu qui brûle depuis une demi-heure ! mon pain qui roussit… et moi qui reste là ! Bonjour, mademoiselle Charlotte !…

— Bonjour, mademoiselle Christine. »

Et les voilà qui se dispersent et qui courent, regrettant de n’en avoir pas assez dit et se promettant bien de recommencer le lendemain.

Les marchands ouvraient aussi leurs boutiques et suspendaient leurs étalages aux crochets de la porte.

À chaque instant c’était du nouveau ; puis l’air de la montagne vous arrivait si vif, si pur, que la poitrine se dilatait de bonheur et respirait en quelque sorte d’elle-même.

Maître Frantz, ranimé par ce joyeux spectacle, commençait à voir les choses d’un point de vue plus agréable ; il s’étonnait même de ses craintes chimériques, car enfin personne ne pouvait l’empêcher d’enseigner une doctrine fondée sur la plus haute morale, sur la plus saine logique. Peu s’en fallut qu’il ne prît alors la résolution sérieuse de se dénoncer à M. le procureur, afin de confondre les envieux ; mais sa prudence lui fit entrevoir qu’on pourrait bien l’enfermer d’abord, sauf à juger la doctrine plus tard, et cette réflexion judicieuse refroidit son enthousiasme : « Frantz, se dit-il, tu es possédé d’une ardeur philosophique trop grande. Sans doute il serait beau de souffrir la persécution et le martyre pour l’immuable vérité, ce serait même très-beau ; mais à quoi cela servirait-il ? Si l’on te mettait en prison, qui enseignerait l’anthropo-zoologie au genre humain ? Ce ne serait pas Coucou Peter, homme de peu de foi et naturellement enclin aux jouissances de la chair. Il vaut mieux t’en aller… c’est la sagesse qui l’ordonne ! Surtout, Frantz, défie-toi de ton audace extraordinaire ; le vrai courage consiste à dompter ses passions ! »

Quand l’illustre philosophe se fut ainsi moralisé lui-même, il résolut de partir pour Strasbourg sans perdre une minute. En conséquence il mit son large feutre et descendit à tâtons dans le corridor. Mais comme il passait devant une petite chambre sous l’escalier et qu’il hésitait, ne sachant s’il devait prendre à droite ou à gauche, la voix de son disciple cria de l’intérieur :

« Qui est là ?

— C’est moi, mon ami.

— Ah ! c’est vous, monsieur le docteur. »

En même temps Mathéus entendit quelqu’un sauter du lit, et Coucou Peter en chemise apparut sur le seuil.

« Comment, diable ! vous êtes déjà debout de si grand matin ! fit le joyeux ménétrier.

— Ah ! ce n’est pas sans cause, mon garçon. Tu sauras que j’ai appris hier, au casino, que nous sommes poursuivis.

— Poursuivis ! s’écria Coucou Peter en renversant son bonnet de coton sur sa nuque, et par qui ?

— Par les gendarmes.

— Et pourquoi ?

— Pour avoir prêché la doctrine !

— La doctrine ! Ah ! les gueux ! Voyez-vous, ils veulent garder leurs places, tandis que si nous étions les maîtres, c’est nous qui serions les rabbins.

— Oui, mon garçon. On nous menace des galères ! »

Coucou Peter ouvrit de grands yeux et resta bouche béante.

En même temps une voix lui cria du fond de la chambre :

« Sauve-toi, Peter ! au nom du ciel, sauve-toi !

— Sois tranquille, Grédel, sois tranquille, dit le ménétrier. Pauvre petite femme, comme elle m’aime ? Nous allons décamper tout de suite… Dieu de Dieu, les galères ! Ah ! les gredins… Où allons-nous, maître Frantz ?

— À Strasbourg.

— Oui, allons à Strasbourg. Grédel, lève-toi pour nous préparer un bon déjeuner. Maître Frantz, rentrez chez vous ; dans cinq minutes je suis prêt. »

L’illustre philosophe rentra dans sa chambre, et bientôt Coucou Peter arrivait en attachant ses bretelles :

« Maître Frantz, dit-il, ma femme est déjà dans la cuisine ; je vais seller Bruno, et avant une heure nous serons en route. »

Cependant Mathéus le retint encore quelques minutes, pour lui faire part de ce qui s’était passé la veille. Coucou Peter apprit avec plaisir qu’on les cherchait du côté de Haslach.

« C’est bon, dit-il, c’est bon, rien ne nous presse ; nous pouvons déjeuner tranquillement. »

Puis ils descendirent ensemble à la cuisine, et trouvèrent Grédel en train de mettre des côtelettes sur le gril et d’arranger la cafetière.

Malgré ses inquiétudes, l’illustre philosophe fut charmé de cette petite scène matinale. L’activité de Grédel, allant, venant, arrangeant le feu, retournant les côtelettes, lui rappelait sa bonne vieille Martha, qui, sans doute, à la même heure, prenait des soins semblables. Il s’assit tout rêveur en face de l’âtre, et Coucou Peter courut donner un picotin à Bruno.


Il s’assit tout rêveur en face de l’âtre. (Page 63.)

Le jour répandait alors ses teintes bleuâtres dans la cuisine, le feu pétillait, des milliers d’étincelles couraient sur la plaque noire du foyer, et maître Frantz contemplait cela d’un air grave en songeant au Graufthal.

Au bout d’un quart d’heure, Coucou Peter revint dire que Bruno mangeait son picotin d’avoine avec une satisfaction visible. Puis, se tournant vers sa femme :

« Grédel, donne-moi ton meilleur couteau, j’en ai besoin.

— Pourquoi faire ? lui demanda-t-elle ?

— Tu verras, tu verras tout à l’heure. »

Dès qu’il eut reçu le couteau, le gaillard se dressa sur l’âtre, saisit dans la cheminée une andouille grosse comme le bras et la coupa en deux ; il fit de même d’un jambon et parut fort satisfait de sa besogne.

« Maître Frantz, dit-il, si nous sommes forcés de courir les bois, nous ne mangerons pas des glands comme les amis de saint Antoine.

— Ah ! ce n’est pas toi, mauvais gueux, qui mourras jamais de faim, lui dit sa femme ; tu mettrais plutôt ta culotte en gage !

— Que tu me connais bien, Grédel, que tu me connais bien ! » s’écria le joyeux ménétrier en l’embrassant avec amour.

Il sortit alors pour mettre ses provisions dans le havre-sac, et Grédel se prit à dire :

« Est-ce bien vrai, monsieur le docteur, que vous voulez le nommer grand rabbin de la pérégrination des âmes ? Voyez-vous, il m’en a tant conté… tant conté… que je ne peux plus le croire.

— Oui, mon enfant, c’est vrai, dit le bonhomme ; votre mari, malgré son humeur joyeuse et sa légèreté naturelle, est un bon cœur ; je l’aime… il me succédera dans le gouvernement des âmes.

— Ah ! fit-elle, je sais bien que c’est un bon garçon et un brave homme aussi ; mais il est si léger, il m’a donné tant de chagrin, ce gueux-là ! Eh bien ! je ne peux pas m’empêcher de l’aimer tout de même ; il a son bon côté, pourvu qu’on sache le prendre.

— C’est bien, mon enfant, c’est bien, dit Mathéus touché de l’air naïf de Grédel ; Coucou Peter vous fera beaucoup d’honneur ; on parlera de lui jusque dans les siècles des siècles. »

Grédel, toute fière de ces paroles, courut mettre la nappe dans la grande salle, et Coucou Peter étant rentré de nouveau, on fit un excellent déjeuner de tartines au beurre, de café et de côtelettes ; si bien que M. le pasteur, entendant le bruit des verres, ne tarda point à paraître en simple culotte, et, voyant ses convives attablés, il partit d’un grand éclat de rire :

« À la bonne heure, dit-il, à la bonne heure ! je vois avec plaisir que vous êtes tout consolé. »

Maître Frantz lui fit aussitôt connaître son prochain départ.

< Eh bien ! mon cher monsieur, lui dit le pasteur en s’asseyant, malgré la joie que j’aurais eue de vous garder plus longtemps, je dois approuver votre prudence. Kitzig finirait par vous découvrir ici, et toute l’affection qu’il me porte ne pourrait vous sauver d’une vilaine affaire. Sur ce, buvons un coup. Grédel, voici la clef de la petite cave ; tu prendras une bouteille de wolxheim.

— Oui, monsieur le pasteur. »

Alors on but et l’on mangea de fort bon appétit.

Maître Frantz était triste de quitter de si braves gens ; mais, vers huit heures, il fallut bien se séparer, Le bonhomme embrassa le pasteur ; Coucou Peter embrassa sa femme, qui versa bien des larmes sur ce mauvais sujet ; on les reconduisit jusque dans la cour où les attendait Bruno, et Mathéus était en selle, que le pasteur Schweitzer lui serrait encore la main avec expression, et que la petite Grédel ne pouvait se détacher du cou de Coucou Peter.

Ils partirent enfin, au milieu des bénédictions et des bons souhaits de toute la famille.


XX


Maître Frantz et son disciple eurent bientôt traversé la ville. Les petites maisons, éparses aux flancs de la côte, se succédaient rapidement l’une à l’autre avec leurs granges, leurs étables, leur escalier de bois où pend la lessive, leurs enfants joufflus qui vous demandent l’aumône, et leurs vieilles femmes curieuses qui se penchent aux lucarnes en branlant la tête.

Au bout d’un quart d’heure ils étaient dans la campagne, respirant le grand air, galopant entre deux files de noyers à perte de vue, écoutant le chant des oiseaux, et rêvant encore à ce digne pasteur Schweitzer, qui les avait si bien reçus, à cette tendre petite Grédel, qui pleurait de si bon cœur en les voyant partir.

Quand les toits enfumés de Saverne et la vieille tour carrée de l’église eurent disparu derrière la montagne, Coucou Peter sortit enfin de cette rêverie profonde ; il toussa deux ou trois fois, puis, élevant la voix, il chanta d’un air grave l’antique ballade du comte de Géroldsek : le nain jaune en faction sur la plus haute tourelle, et la délivrance de la belle Itha, retenue captive au Haut-Barr. La voix de Coucou Peter avait quelque chose de mélancolique, car il songeait à sa petite Grédel. Bruno relevait le pas en cadence, et Mathéus, écoutant ce vieux langage, se rappelait confusément de vagues souvenirs.

Au dernier couplet, Coucou Peter reprit haleine et s’écria :

« Quelle joyeuse vie menaient ces comtes de Géroldsek ! Parcourir la montagne, enlever les filles, battre les maris, boire, chanter, festoyer du matin au soir… Dieu de Dieu ! quelle existence ! le roi n’était pas digne d’être leur cousin !

— Sans doute, sans doute, c’étaient de hauts et puissants seigneurs que ces comtes de Géroldsek, dit Mathéus ; leur empire s’étendait du comté de Barr jusqu’au Sungau, et du Mundat inférieur jusqu’au Bassigny en Champagne ; les plus riches joyaux, les plus belles armes, les plus magnifiques tentures paraient leurs somptueux châteaux d’Alsace et de Lorraine, les vins les plus exquis remplissaient leurs celliers, de nombreux cavaliers chevauchaient sous leurs bannières, dans leurs cours se pressaient force gentilshommes et valets à leurs gages, quelques moines aussi qu’ils tenaient en grande estime. Malheureusement, au lieu de pratiquer les vertus anthropo-zoologiques, ces nobles personnages détroussaient les voyageurs sur la grande route, et l’Être des êtres, lassé de leurs rapines, les a fait redescendre au rang des animaux !

— Ah ! s’écria Coucou Peter en riant, il me semble avoir été un de ces bons moines dont vous parliez tout à l’heure… Oui, ça m’est tout à fait naturel d’avoir été un de ces bons moines. Il faudra pourtant que je m’en assure quand je passerai au Géroldsek.

— Et comment t’y prendras-tu ?

— Je monterai au château, et si j’ai été un de ces bons moines, je retrouverai tout de suite le chemin de la cave. »

Mathéus, tout en déplorant les tendances sensuelles de son disciple, rit intérieurement de sa joyeuse humeur. « On ne peut être parfait, se disait-il ; ce pauvre Coucou Peter ne songe qu’à satisfaire ses appétits physiques, mais il est si bon garçon, que le grand Démiourgos ne saurait lui en vouloir. Je crois qu’il rirait lui-même de ses idées de moine et de son épreuve de la cave de Géroldsek ! » Et l’illustre philosophe hochait la tête comme pour dire : « Il ne changera jamais ! il ne changera jamais ! »

Tout en causant de la sorte, ils cheminaient tranquillement le long des noyers. Depuis une heure ils avaient pris l’autre côté de la route, pour recevoir l’ombre des arbres, car le soleil était haut et la chaleur accablante. Aussi loin que pouvait s’étendre le regard, on ne découvrait dans cette immense plaine d’Alsace que l’ondulation des seigles, des blés, des avoines ; les tièdes bouffées de la brise vous apportaient le parfum des foins coupes. Mais on regardait malgré soi du côté de la Mossig, sous l’ombre épaisse des vieux saules qui trempaient leur longue chevelure dans l’eau, et l’on rêvait au bonheur de se baigner dans ces ondes vives et limpides.

Vers midi, Frantz Mathéus et son disciple s’arrêtèrent près d’une source entourée d’aulnes, non loin de la route ; ils dessellèrent Bruno. Coucou Peter mit rafraîchir dans la source sa gourde de wolxheim ; il sortit les provisions du hâvre-sac et s’étendit près de son illustre maître, entre deux sillons d’avoine, qui les dérobaient complètement à l’ardeur du jour.

C’est une sensation délicieuse, après les fatigues et la poussière du chemin, de se reposer à l’ombre, d’entendre l’eau sourdre dans l’herbe, de voir des milliers d’insectes passer au-dessus de votre tête en joyeuses caravanes, et de sentir les grands épis jaunes comme de l’or frissonner autour de vous !

Bruno broutait sur le bord du talus ; Coucou Peter levait le coude avec une satisfaction indicible, il faisait claquer sa langue, et présentait de temps en temps la gourde à Mathéus ; mais ce n’était que pour la forme, car l’illustre philosophe préférait l’eau de source au meilleur vin, surtout par une chaleur semblable. Enfin le joyeux ménétrier finit son repas, il referma son couteau de poche et s’écria d’un air satisfait :

« Maître Frantz, tout va bien ; il est clair que le grand Démiourgos nous protège… c’est clair comme le jour. Nous voilà bien loin de Saverne, et si ce gueux de procureur nous rattrape, je veux être pendu tout de suite. Maintenant, buvez un coup et remettons-nous en route, car si nous arrivons trop tard, les portes de la ville seront fermées. »

Ce disant, il rechargea son hâvre-sac, présenta la bride à Mathéus, et l’illustre philosophe ayant enfourché Bruno, on repartit plein de courage et de confiance.

La grande chaleur était passée, l’ombre des coteaux voisins commençait à s’étendre sur la route, et la brise du Rhin rafraîchissait l’air.

Cependant, à chaque village, Coucou Peter se rappelait qu’il lui restait six francs sur les trente que lui avait donnés dame Thérèse, et faisait un tour au bouchon le plus proche. Partout il rencontrait des connaissances et trouvait un prétexte d’offrir ou d’accepter bouteille ; mais il avait beau prier son maître d’entrer, celui-ci, prévoyant que de ce train ils n’arriveraient jamais, restait à cheval devant la porte, au milieu d’un cercle de paysans qui venaient le contempler. Tout au plus acceptait-il un verre par la fenêtre, pour trinquer avec les nombreux amis de son disciple. Enfin, vers le soir, ils aperçurent l’antique cité de Strasbourg. Une plus grande animation se manifestait déjà sur leur passage ; à chaque instant ils rencontraient des voitures, des rouliers entraînant leurs chevaux par la bride, des douaniers armés de leur tige de fer sondant les ballots, des diligences chargées de conscrits. Une foule de lumières apparaissaient à l’horizon et se doublaient dans les ondes noires de l’Ill. Mais quand ils eurent franchi le pont, le corps de garde tumultueux, les détours de l’avancée ; quand ils eurent pénétré dans la ville et que les vieilles maisons avec leurs façades décrépites, leurs mille fenêtres miroitant au reflet des réverbères, leurs magasins de soieries, de confiserie, de librairie, illuminés comme des lanternes magiques ; leurs portes cochères encombrées de marchandises, leurs ruelles tortueuses fuyant dans les ténèbres ; quand tout cela s’offrit à leurs regards, alors, que de souvenirs lointains, que de pensées attendrissantes revinrent à la mémoire du bon docteur ! C’est là qu’il avait passé les plus belles années de sa jeunesse : voici la brasserie du Héron, où chaque soir, en sortant de l’amphithéâtre, il venait fumer sa pipe et prendre sa chope de bière en compagnie de Ludwig, de Conrad, de Bastian et de tant d’autres joyeux camarades ! C’est là que le seignor pérorait gravement au milieu des Burchen ses sujets ; que les jolies servantes couraient autour d’eux en riant avec l’un, répondant au clin d’œil de l’autre, et s’écriant aux ordres de leur maîtresse : « Oui, madame, tout de suite ! » Oh ! les beaux jours, que vous êtes loin déjà ! Qu’êtes-vous devenus, Conrad, Wilhelm, Ludwig, intrépides buveurs ?… qu’êtes-vous devenus depuis quarante ans ? Et vous, Gretchen, Rosa, Charlotte, qu’êtes-vous devenues ? vous si fraîches, si gracieuses, si légères, vous qui agaciez le petit Frantz, toujours si grave au coin de la table, fumant avec calme, buvant à petites gorgées, les yeux au plafond et rêvant déjà peut-être ses sublimes découvertes anthropo-zoologiques. Qu’êtes-vous devenues, jeunesse, grâce, beauté, insouciance de la vie, espérance sans bornes ? Ah ! vous êtes loin… bien loin ! Pauvre Mathéus, tu te fais vieux, tes tempes grisonnent, il n’y a plus que ton système qui te soutienne !

Ainsi rêvait le bonhomme… et son cœur battait avec force ; et la foule, les voitures, les magasins, les édifices se succédaient autour de lui, sans pouvoir le distraire de ses souvenirs.

Parfois cependant l’aspect des lieux le tirait de ses mélancoliques rêveries : ici, près de la douane, sous les toits de cette haute maison qui se mire dans l’Ill et regarde passer les bateaux, était sa mansarde ; sa petite table de sapin lâchée d’encre, son lit entouré de rideaux bleus au fond de l’alcôve… et lui, Frantz Mathéus, jeune, les deux coudes sur l’antique in-folio déployé tout au large près de la chandelle solitaire, étudiait les principes du sage Paracelse, qui place l’âme dans l’estomac ; — de l’illustre Bordeu, qui la disperse dans tous les organes ; du profond La Caze, qui la fixe au centre tendineux du diaphragme ; — du judicieux Ernest Platner, qui la fait pomper dans l’atmosphère par les poumons ; — du sublime Descartes, qui l’enferme dans la glande pinéale ; — de tous les grands maîtres de la pensée humaine ! Oui, il revoyait tout cela et souriait d’un sourire naïf, car, depuis, que de connaissances précieuses, que de savantes découvertes s’étaient amoncelées dans son esprit !

« Ah ! se disait-il, si le corps s’épuise et s’affaiblit, l’intelligence se développe chaque jour : éternelle jeunesse de l’âme, qui ne saurait vieillir et se complète dans ses transformations successives ! »

Plus loin encore, c’était la demeure de Louise, de la bonne, de l’innocente Louise qui filait d’un air pudique, tandis que lui, Mathéus, assis à ses genoux sur un tabouret, la regardait des heures entières et murmurait : « Louise, est-ce que vous m’aimez bien ? » et elle qui répondait : « Vous savez bien, Frantz, que je vous aime ! »

Oh ! les doux souvenirs ! faut-il que tout cela ne soit plus qu’un rêve !

Le bonhomme se laissait aller au charme de ces pensées lointaines ; il croyait entendre encore le rouet de Louise bourdonner dans le silence, quand la voix de Coucou Peter vint dissiper ces illusions charmantes.

« Maître Frantz, dit-il, où allons-nous ?

— Nous allons où le devoir nous appelle, répondit Mathéus.

— Oui, mais dans quel endroit ?

— Dans l’endroit le plus propre à la propagation de la doctrine. »

Ils se trouvaient alors au coin de la rue des Arcades et firent halte sous un réverbère.

« Est-ce que vous avez faim, maître Frantz ? demanda Coucou Peter.

— Un peu, mon ami.

— C’est comme moi, dit le disciple en se grattant l’oreille ; le grand Démiourgos devrait bien nous envoyer à souper. »

Mathéus observa Coucou Peter ; il n’avait pas l’air de plaisanter, ce qui le rendit lui-même fort sérieux.

Pendant plus d’un quart d’heure, ils regardèrent passer le monde sous les arcades, les marchands crier leurs marchandises, les jolies filles s’arrêter devant les étalages, les étudiants faire résonner leurs éperons sur le trottoir et siffler leur cravache, les graves professeurs traverser la foule, un paquet de livres sous le bras

Enfin Coucou Peter reprit :

« Je crois, maître Frantz, que l’Être des êtres ne pense pas à nous en ce moment. Ma foi, nous ne ferions pas mal d’aller gagner quelques sous dans les brasseries, au lieu d’attendre qu’il nous apporte à souper ; si vous saviez chanter, je vous dirais d’entrer avec moi ; mais comme ça, j’irai seul et vous m’attendrez à la porte. »

Cette proposition parut bien humiliante à Mathéus ; mais, ne sachant que répondre, il se résigna et suivit son disciple, qui remontait la Grande-Rue et sortait son violon de sa gibecière.

On ne pouvait rien voir de plus triste que le bon docteur, allant de brasserie en brasserie et regardant par la fenêtre son disciple danser tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, pour faire vivre la doctrine. Il avait beau se représenter sa haute mission, et se dire que l’Être des êtres voulait éprouver son courage avant de l’élever au faîte de la gloire ; il avait beau mépriser ces riches magasins, ces magnifiques étalages et tout cet éclat du luxe et de l’opulence, et s’écrier : « Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! Votre orgueil n’est que poussière, ô glands de la terre ! vous passerez comme des ombres et serez comme si vous n’aviez jamais été : » toutes ces vérités sublimes ne servaient pas à grand’chose ; et, pour comble de tristesse, Bruno voulait entrer dans toutes les auberges.


On ne pouvait rien voir de plus triste que ce bon docteur. (Page 68.)

Ils s’arrêtèrent devant plus de vingt tavernes, et, vers neuf heures, Coucou Peter n’avait encore que cinq sous en poche.

« Monsieur le docteur, dit-il, ça va mal ; voici trois sous, si vous voulez prendre une chope ; moi je vais acheter un petit pain, car mon estomac se creuse de plus en plus.

— Merci, Coucou Peter, merci ! dit le bonhomme fort triste, je n’ai pas soif ; mais écoute-moi : je me rappelle maintenant que Georges Muller, le maître d’hôtel du Héron, m’a fait promettre de ne jamais descendre que chez lui ; c’était le dernier jour de notre Fuchscommerce, nos études venaient de finir ; Georges Muller, voyant que mes camarades et moi nous avions acquitté toutes nos dettes, nous serra la main et nous offrit son hôtel, si par hasard l’un de nous revenait à Strasbourg. Cette promesse, je me la rappelle comme d’aujourd’hui ; il est de mon devoir de tenir parole.

— Et combien y a-t-il de cela ? demanda Coucou Peter, dont la figure se ranimait d’espérance.

— Il y a trente-cinq ans, répondit Mathéus avec simplicité.

— Trente-cinq ans ! s’écria Coucou Peter, et vous croyez que Georges Muller est toujours là ?

— Sans doute, j’ai remarqué son enseigne en passant ; rien n’est changé.

— Eh bien ! allons au Héron, fit le disciple d’un air abattu ; s’il n’y a rien à gagner, au moins il n’y aura rien à perdre ; — que le grand Démiourgos nous soit en aide ! »


XXI


Neuf heures sonnaient à la cathédrale, lorsque Frantz Mathéus et son disciple s’arrêtèrent devant la brasserie du Héron.

La grande cour, ombragée de tilleuls, était pleine de monde ; une troupe de zigeiners accompagnait le tumulte de sa musique sauvage ; Kasper Muller, le brasseur, en manches de chemise, allait d’une table à l’autre, échangeant des poignées de main et de joyeux propos avec les buveurs, et toutes ces figures graves, comiques, perdues dans l’ombre ou vaguement éclairées par les lumières tremblotantes, offraient un spectacle vraiment étrange.

Cependant l’illustre philosophe, au lieu de se livrer à ses réflexions habituelles sur l’affinité des races, considérait tout cela d’un œil terne. On eût dit, à le voir le cou tendu et les jambes pendantes, qu’il désespérait du triomphe de la doctrine et de l’avenir des générations.

« Allons, maître Frantz, lui dit Coucou Peter, du courage ! entrez chez votre ami Georges Müller ; il sera bien forcé de vous reconnaître, que diable ! alors, vive la joie ! Pourvu que nous trouvions à nous loger ce soir, demain nous convertirons le monde. »

Mathéus obéit machinalement ; il mit pied à terre, boutonna sa grande capote brune et s’avança d’un pas tremblant dans la grande cour, promenant ses regards incertains sur tous les groupes et ne sachant à qui s’adresser.

Bientôt Kasper Müller l’aperçut errant sous les tilleuls comme une âme en peine ; cette bonne figure, empreinte de tristesse, l’intéressa vivement ; il vint à sa rencontre et lui demanda ce qu’il désirait.

« Monsieur, répondit Mathéus avec un grand salut, auriez-vous la bonté de me dire où se trouve Georges Müller ?

— Georges Müller ? il est mort depuis quinze ans !

— Mon Dieu ! est-il possible d’être plus malheureux que moi ? » fit le bonhomme d’une voix étouffée.

Il salua de nouveau et se dirigea vers la porte ; mais le brasseur, ému de cette exclamation douloureuse, le retint, et, le prenant à part, lui dit avec bonté :

« Pardon, mon cher monsieur ; vous me paraissez dans un pressant besoin, ne pourrais-je vous rendre le service que vous attendiez de Georges Müller ?

— C’est vrai, dit Mathéus, dont les yeux s’emplirent de larmes, je suis dans un pressant besoin ; je venais demander asile pour cette nuit à Georges Müller, l’une de mes plus anciennes et de mes plus chères connaissances. Quoique je ne l’eusse pas revu depuis trente-cinq ans, époque où je terminai mes études, son cœur n’avait pas changé, j’en suis sûr… il m’aurait bien accueilli !

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas, répondit le brasseur, et moi, qui suis son fils, je ne vous refuserai pas non plus, croyez-le bien.

— Vous, le fils de Georges Müller ! s’écria Mathéus ; vous seriez le petit Kasper que j’ai tant de fois bercé sur mes genoux ! Ah ! mon cher, enfant, que je suis donc heureux de vous voir ! je ne vous aurais pas reconnu avec ces gros favoris et cette large figure vermeille ! »

Kasper Müller ne put s’empêcher de sourire de l’accent naïf du docteur ; mais, voyant la foule des buveurs se presser autour d’eux, il l’emmena dans la grande salle, alors déserte, pour s’informer plus exactement de ses affaires. Là, maître Frantz lui fit connaître sans détour par quelles circonstances il avait quitté le Graufthal. Il lui raconta les vicissitudes sans nombre de ses pérégrinations anthropo-zoologiques, et Kasper Müller, lui posant les mains sur les épaules avec familiarité, s’écria :

« Vous êtes un brave et digne homme ! Votre nom ne figure-t-il pas sur mon acte de naissance ?

— Sans doute, répondit l’illustre docteur, maître Georges m’avait pris pour témoin…

— Hé ! qu’est-il besoin d’autres explications ? interrompit le brasseur ; vous resterez chez moi ce soir, c’est convenu ; je vais faire conduire votre cheval à l’écurie et vous envoyer votre disciple. »

À ces mots, il quitta Mathéus pour aller donner ses ordres.

Coucou Peter avait à peine rejoint l’illustre docteur dans la grande salle, que Charlotte, l’une des servantes de l’auberge, vint les prévenir que tout était prêt.

Malgré cette agréable nouvelle, Frantz Mathéus ne pouvait se défendre d’une profonde mélancolie ; il lui semblait que le grand Démiourgos, au lieu de le laisser recourir à Georges Müller, aurait dû le pourvoir lui-même de toutes les choses nécessaires à l’existence philosophique, d’autant plus que c’était pour sa gloire qu’il avait quitté le Graufthal sans emporter un centime.

Mais Coucou Peter, tout surpris de trouver un bon gîte au moment de coucher à la belle étoile, s’étonnait de tout : de la grandeur de l’hôtel, de l’escalier garni d’une belle rampe à pommeau de cuivre, du nombre des appartements ; et quand mademoiselle Charlotte leur ouvrit une jolie chambre, et qu’il aperçut la table ronde où fumaient déjà la soupière et la moitié d’une dinde farcie, alors sa reconnaissance éclata en actions de grâces :

« Ô grand Être, s’écria-t-il, Être des êtres ! c’est maintenant que se manifestent ta puissance sans bornes et ta sagesse infinie ! Dieu de Dieu ! quel festin pour de pauvres diables de philosophes, qui s’attendaient à dormir dans la rue ! »

Il dit ces mots d’une voix si expressive, que mademoiselle Charlotte le prit aussitôt en affection ; mais l’illustre docteur ne répondit pas, car il était vraiment abattu et faisait les plus tristes réflexions sur la carrière philosophique.

En songeant que le plus grand philosophe des temps modernes, le successeur de Pythagore, de Philolaüs et de tous les sages de l’Inde et de l’Égypte, que l’illustre Frantz Mathéus, du Graufthal, au lieu d’être reçu par les populations avec l’enthousiasme convenable, d’être porté en triomphe et de trouver son chemin couvert de palmes, avait couru le risque de coucher dans la rue et de périr de faim, il devenait tout mélancolique, et tout en mangeant, il récapitulait avec amertume les événements de son voyage : — les coups de bâtons d’Oberbronn, l’attentat de Jacob Fischer contre Bruno, la menace des galères du procureur de Saverne, et la proposition de Coucou Peter d’aller chanter dans les brasseries. Cette dernière circonstance surtout le navrait jusqu’au fond de l’âme, et par instants de grosses larmes remplissaient ses yeux, car il se voyait lui-même, comme Bélisaire, tendant la main au coin d’une borne.

Coucou Peter ne fit pas d’abord attention à sa mine désolée ; mais vers la fin du repas il s’en aperçut et s’écria en déposant son verre :

« À quoi diable pensez-vous, maître Frantz ? Je ne vous ai jamais vu cette figure.

— Je pense, répondit le bonhomme, que le genre humain est indigne de connaître les sublimes vérités anthropo-zoologiques. Je pense que les peuples sont frappés d’un aveuglement funeste, et je dirai même légitime ; car s’ils sont aveugles, c’est par leur propre faute ! En vain nous avons essayé de faire entendre à leurs oreilles la voix de la justice. En vain nous avons essayé l’éloquence et la persuasion pour attendrir les cœurs. En vain nous avons fait le sacrifice de nos plus chères affections, nous avons quitté le toit de nos pères, nos amis, nos… »

Mais il ne put achever ; son cœur, se gonflant de plus en plus par l’énumération de ces calamités, finit par étouffer sa voix, et s’affaissant au bord de la table, il fondit en larmes.

En ce moment Kasper Müller, qui venait de fermer sa brasserie, car il était onze heures, entra dans la chambre, tenant une bouteille de vieux wolxheim de chaque main. Il fut frappé de cette désolation.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, debout sur le seuil, que se passe-t-il donc ? moi qui venais trinquer avec un vieil ami de mon père, je trouve tout le monde consterné ! »

Coucou Peter lui fit place et lui raconta ce qui venait de se passer.

« Comment ! ce n’est que cela ? dit Kasper Müller, êtes-vous donc arrivé à votre âge sans connaître les hommes, mon cher monsieur ? Ah ! s’il me fallait pleurer sur tous les coquins auxquels j’ai rendu service et qui m’ont payé d’ingratitude, j’en aurais pour six mois ! Allons… allons, remettez-vous, que diable ! vous êtes au milieu de bons et sincères amis, ce n’est pas le moment de répandre des larmes. Voyons… buvez un coup : ce vieux wolxheim vous rendra courage ! »

En parlant ainsi, il emplissait les verres et portait la santé de l’illustre philosophe.

Mais Frantz Mathéus était trop affecté pour se laisser consoler aussi vite : malgré l’excellence du vieux wolxheim, malgré les bonnes paroles de son hôte et les encouragements de Coucou Peter, une vague tristesse restait toujours au fond de son âme. Ce ne fut que plus tard, lorsque Kasper Müller le mit sur le chapitre du bon vieux temps, qu’il parut se ranimer. Avec quel charme le bon vieillard retraça les physionomies d’autrefois, la simplicité des mœurs, l’affectueuse cordialité des anciens habitants de Strasbourg, la vie naïve et patriarcale de la famille ! On voyait que toutes ses affections, toute son âme, tout son cœur se réfugiaient dans ce passé lointain.

Coucou Peter, le coude sur la table, fumait gravement sa pipe, Kasper Müller souriait aux récits du bonhomme, et Charlotte, assise derrière le fourneau, dormait malgré elle ; sa tête s’inclinait lentement… lentement… puis se relevait par intervalles.

Il était bien une heure lorsque Kasper Müller prit congé de son hôte ; alors mademoiselle Charlotte, à moitié endormie, conduisit Coucou Peter dans une chambre voisine et put enfin se reposer de ses fatigues.

Maître Frantz, resté seul, souleva le rideau de la fenêtre, et, pendant quelques minutes, il contempla les rues désertes et silencieuses de la ville, les réverbères près de s’éteindre, la lune répandant sa pâle lumière sur les cheminées… et je ne sais quel sentiment d’abandon et de tristesse s’empara de son âme : il lui semblait être seul au monde !

Enfin il se coucha en murmurant une prière, et, s’étant endormi, la belle vallée du Graufthal lui fut rendue : il entendait le vague frisson du feuillage, et le merle noir chanter sous les sombres colonnades des sapins.

C’était un beau rêve !


XXII


Les cris des marchands de légumes éveillèrent Frantz Mathéus de grand matin. Déjà les brouillards du Rhin couvraient la ville, de lourdes voitures ébranlaient le pavé.

Quelle différence avec son petit hameau du Graufthal, si calme, si paisible dans sa vallée de sapins ! À peine le vague murmure du feuillage, le gazouillement des oiseaux, les causeries joyeuses des commères sur le seuil de leurs maisonnettes troublaient-ils son repos matinal ! Comme les moindres soupirs, le plus léger bruit s’entendaient bien là-bas au milieu du silence ! Qu’il était doux de rêver au grand Démiourgos, en attendant que la bonne vieille Martha vint vous apporter vos pantoufles !

Longtemps l’illustre philosophe, le coude sur l’oreiller, se représenta ce bonheur domestique, ces paysages si calmes de la montagne, les petits sentiers fuyant sous les bruyères, le doux murmure de la Zinsel dans son lit sablonneux ; puis le pêcheur remontant le cours de la rivière, sa grande perche et son large filet sur l’épaule ; le braconnier trempé de rosée, rentrant au petit jour, sa carabine sous le bras ; le bûcheron dans sa hutte fumeuse, sa hachette à la cemture. Jean Claude Wachtmann lui-même, avec son petit tricorne et son grand nez, lui paraissait alors un être privilégié de la nature, jouissant d’un bonheur immense, incalculable. Tandis que lui, pauvre exilé, sans feu ni lieu, repoussé de toutes parts, n’ayant pas même une pierre pour reposer sa tête, il se considérait comme le plus malheureux, le plus abandonné des êtres de ce monde ! Ah ! s’il n’avait pas eu cette haute mission à remplir ! s’il n’avait pas été prédestiné, dès l’origine des siècles, à la destruction du sophisme et des préjugés ! Mais cette haute mission elle-même, que d’amertume, que de malheurs, que de déceptions elle lui avait suscités ! Hélas ! pauvre Mathéus ! comment pourrait-il l’accomplir ? où irait-il en sortant de la brasserie ? que ferait-il le soir du même jour ?

Au milieu de ces pensées désolantes, le bonhomme s’habilla ; il descendit lentement l’escalier et se trouva dans la grande salle.

Lorsqu’il entra, les fenêtres étaient ouvertes ; les servantes arrosaient et balayaient le plancher ; madame Müller remplissait de fruits et de tartines les petits paniers de ses enfants pour les envoyer à l’école ; c’était une scène d’animation qui lui fit oublier un peu ses réflexions sur la difficulté de convertir l’univers. D’ailleurs Kasper Müller et Coucou Peter, assis près de l’une des petites tables de la salle, l’accueillirent par de si joyeuses exclamations, qu’il reprit un peu courage.

« Hé ! bonjour, mon cher monsieur ! comment avez-vous passé la nuit ?

— Vous arrivez au bon moment, maître Frantz, on va servir le déjeuner.

— Prenez donc place, monsieur le docteur ; Catherine, voici le monsieur dont je t’ai parlé.

— Ah ! monsieur, soyez le bienvenu, je suis heureuse de vous connaître… on m’a dit tant de bien de vous ! »

C’est ainsi que fut reçu le bon docteur ; on s’empressa de lui faire place à table, et mademoiselle Charlotte apparut aussitôt avec deux cafetières pour servir le café à la crème.

Dans cette circonstance, l’illustre philosophe eut encore l’occasion de remarquer l’esprit sensuel de son disciple.

En effet, comme Charlotte lui versait le café, il s’écria :

« Donnez-moi beaucoup de café, je vous dirai pourquoi.

Mathéus avait beau lui faire signe de modérer sa gourmandise, cela ne l’empêcha point de dire encore :

« Donnez-moi beaucoup de crème, je vous dirai pourquoi.

— Très-bien, monsieur, dit Charlotte en remplissant sa tasse jusqu’au bord, très-bien ! »

Puis elle déposa ses cafetières sur la table pour attendre l’explication de Coucou Peter.

« Eh bien ! qu’attendez-vous, ma petite commère ? demanda le joyeux ménétrier.

— Que vous me disiez pourquoi vous m’avez demandé beaucoup de crème et beaucoup de café.

— Ah ! c’est parce que je mets beaucoup de sucre, fit-il tranquillement. »

Alors tout le monde se mit à rire de sa réponse, et Mathéus n’osa point lui faire de reproches.

Pendant le déjeuner, qui se passa gaiement, l’illustre philosophe n’eut pas le temps de réfléchir à ses projets futurs ; mais, vers la fin, en songeant qu’il faudrait bientôt partir, et ne sachant encore où aller, la figure du bonhomme reprit tout son sérieux.

Kasper Müller semblait lire au fond de son âme.

« Monsieur le docteur, dit-il tout à coup, il faut que vous me fassiez une promesse.

— Ah ! mon cher ami, tout ce qu’il me sera possible de faire pour vous, je le ferai de bon cœur.

— Eh bien ! c’est convenu, écoutez-moi donc. Si votre séjour doit se prolonger ici, je désire que vous profitiez de ma table et de mon logement. »

Maître Frantz fit un geste comme pour se lever, mais Kasper Müller lui posant la main sur le bras :

« Écoutez-moi jusqu’au bout, vous me répondrez ensuite. Une personne de plus ou de moins dans ma maison ne signifie rien…

— Ni deux non plus, ajouta Coucou Peter ; quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre. »

Mais Kasper Müller ne fit pas attention à cette remarque et poursuivit :

« J’ai votre promesse ! Maintenant, si vous me consultiez sur vos projets grandioses, je vous dirais franchement qu’à votre place je retournerais au Graufthal ! »

Maître Frantz regarda son hôte d’un œil attendri, et cependant sans répondre ; on voyait qu’une grande résolution se débattait dans son cœur.

« J’irais au Graufthal, reprit Kasper Müller avec force, d’abord parce que je pourrais y faire plus de bien que partout ailleurs, ensuite parce que les hommes ne valent pas la peine qu’on se dévoue pour eux ; qu’ils ne vous comprennent pas ou ne veulent pas vous comprendre, et que Dieu saura toujours éclairer ses enfants quand il le voudra ; parce qu’enfin, à votre place, je croirais avoir acquis le droit de me reposer ! »

Kasper Müller parlait d’une voix ferme : chacune de ses paroles partait du cœur.

Maître Frantz pâlissait et rougissait tour à tour ; il se cacha le visage des deux mains et s’écria.

« Croyez-vous que j’ai assez fait pour le genre humain ? que la postérité ne me fera point de reproches ? que j’ai rempli mon devoir ?

— Si vous avez assez fait ! Quel philosophe peut se vanter d’en avoir fait autant que vous ? d’avoir rempli ses devoirs comme vous ? d’avoir tout sacrifié pour sa doctrine ? Allons, mon cher et respectable ami, ne versez point de larmes ; quand on s’est comporté comme vous, il ne faut point en répandre. Le témoignage de votre propre conscience doit vous suffire ! »

Ces paroles bienveillantes adoucissaient l’angoisse de maître Frantz ; ses larmes coulaient sans effort et comme d’une source ; il se sentait vaincu par la fortune, et par les conseils judicieux d’un honnête homme. Mais Coucou Peter, voyant qu’il allait perdre sa place de grand rabbin, frappa sur la table et s’écria :

« Eh bien ! moi, je dis que nous sommes sûrs de convertir l’univers ! Ce n’est pas au plus beau moment qu’il faut quitter la partie, que diable ! Et cette place de grand rabbin qu’on m’a promise ! car vous me l’avez promise, maître Frantz, vous ne direz pas le contraire ! »

Mathéus ne répondit pas, il n’en avait ni la force ni le courage ; mais Kasper Müller, posant la main sur l’épaule du bon apôtre, lui dit :

« J’ai une place pour toi, camarade, une place qui te conviendra mieux que celle de grand rabbin. J’ai une place de garçon brasseur vacante dans ma cave : trente francs par mois, le logement, la nourriture et la générosité des pratiques… Hein ? qu’en dis-tu ? »

Alors la grosse face de Coucou Peter s’épanouit de satisfaction.

« Hé ! maître Kasper, s’écria-t-il, vous avez une manière de prendre les gens par leur faible…

— Tu renonces donc à la dignité de grand rabbin ? fit le brasseur.

— Parbleu ! puisque maître Frantz…

— Non. non, c’est à toi qu’il appartient de décider la question.

— Ma foi ! dit Coucou Peter en se levant, vive la cave ! ma véritable place est dans la cave ! »

Dès que son disciple eut déserté la doctrine, l’illustre philosophe respira, et levant les mains :

« L’Être des êtres a décidé, dit-il, que sa volonté soit faite ! »

Ce furent ses seules paroles de regret ; car songeant qu’il retournerait au Graufthal, une joie si grande, si complète descendit au fond de son âme, que nulle expression ne saurait la rendre. Autant il avait eu d’ardeur à quitter le hameau, autant il en éprouvait alors à le revoir. La femme du brasseur se joignit à son mari, et lui représenta qu’il avait besoin de se reposer un ou deux jours ; mais ce fut impossible.

« Il faut que je parte, disait-il en parcourant la grande salle, il faut que je parte… ; ne me retenez pas, ma chère dame, je serais désolé de vous refuser. Les destins sont accomplis ! Coucou Peter, va seller Bruno ! va, Coucou Peter, le plus tôt sera le mieux ! Ah ! mes chers amis, si vous saviez quel poids vous avez soulevé de mon cœur ! Depuis deux jours je ne respirais plus ; chaque pas qui m’éloignait du Graufthal m’accablait de tristesse ; mais je vais partir… grâce au ciel, je m’en retourne ! »

Maître Kasper, le voyant si décidé, n’insista plus ; il sortit avec Coucou Peter et l’aida lui-même à seller le cheval. Maître Frantz les avait suivis et tournait autour d’eux, sans pouvoir déguiser son impatience. Enfin, voyant que tout était prêt, le bonhomme jeta ses bras avec effusion au cou de maître Kasper, en s’écriant :

« Ô noble cœur, digne fils de Georges Müller, je n’oublierai jamais les services que vous m’avez rendus ! puisse l’Être des êtres répandre ses bénédictions sur vous et sur toute votre famille ! »

Il embrassa de même dame Catherine, puis Coucou Peter qui sanglotait.

Enfin il mettait le pied à l’étrier avec une vivacité singulière, quand il se sentit retenu par la grande basque de sa capote ; en même temps Coucou Peter lui glissa quelque chose dans la poche.

« Que fais-tu là, mon ami ? demanda maître Frantz.

— Rien, monsieur le docteur, rien… ce sont les arrhes que m’a données mon nouveau maître… Maintenant que vous n’êtes plus prophète, vous aurez besoin d’argent. Mais souvenez-vous que votre route est par Wasselonne, Marmoutier et Saverne. Vous vous arrêterez à la Corne d’abondance ; ne vous laissez pas étriller par les aubergistes, monsieur le docteur, vous êtes trop bon ! »

Pendant ce discours, Mathéus considérait son disciple avec un attendrissement inexprimable.

« Ô Coucou Peter, Coucou Peter, s’écria-t-il, quel homme tu serais, si les funestes instincts de la chair n’avaient pas tant d’empire sur toi ! Quel bon cœur ! quelle simplicité naturelle ! quel esprit de justice ! Tu serais parfait ! »

Et ils s’embrassèrent de nouveau en pleurant.

« Ah ! bah ! maître Frantz, murmurait le disciple, ne parlez pas de tout ça, je serais capable de vous suivre et de ne boire que de l’eau pour rester avec vous ! »

Enfin le bon docteur réussit à se mettre en selle et s’éloigna en répétant :

« Puisse l’Être des êtres vous récompenser tous ; puisse-t-il répandre ses bienfaits sur vous ! — Adieu, je vous aime bien !… »


XXIII


Frantz Mathéus suivit les conseils de Coucou Peter, s’arrêtant aux différentes auberges qu’il lui avait indiquées sur sa route et payant son écot, comme il convient à un homme qui ne voyage plus dans l’intérêt de la civilisation.

Il passa par Wasselonne, Marmoutier, Saverne, et le lendemain il atteignait le plateau du Falberg, qui s’incline vers le Graufthal.

C’est au petit jour que maître Frantz descendit la montagne ; le coq rouge de Christina Bauer faisait entendre son cri matinal, et le bonhomme, à cette voix bien connue, pleurait de joie.

Bruno marchait au petit pas et hennissait tout doucement comme pour dire : « Monsieur le docteur, voici notre hameau ; reconnaissez-vous ces petits sentiers, ces hautes bruyères, ces grands arbres ? et là-bas… ces toits de chaume noyés dans la brume du vallon, c’est notre hameau ! Ah ! monsieur le docteur, que je suis content de le revoir ! »

Et le bon docteur Mathéus sanglotait : il avait mis la bride sur le cou de son cheval et se couvrait le visage des deux mains, ne pouvant retenir ses larmes… puis il les ôtait et regardait en silence.

Le jour grisâtre, les vapeurs blanches, les rochers couverts de mousse, les arbustes, l’odeur des plantes, la brise, tout parlait à son âme, et plus il approchait, plus il admirait ce pays. Chaque chose lui paraissait belle comme s’il l’eût vue pour la première fois ; aimable, comme s’il eût passé mille existences avec elle.

« Mon Dieu ! disait-il, mon Dieu ! que vous êtes bon de me laisser revoir mon pays… mon cher pays ! Mon Dieu, je ne savais pas, en vérité, je ne savais pas combien j’aimais ce pays ; combien ces arbres, ces maisonnettes, cette jolie Zinsel qui murmure, ces grands sapins qui se balancent, je ne savais pas combien tout cela était nécessaire à ma vie… non, je ne le savais pas ! »

Et le petit sentier s’élargissait, il se tournait et se retournait comme pour lui montrer tout le charme du paysage et le conduire doucement à sa demeure.

Au bout d’une heure il aboutit dans le grand chemin sablonneux près du pont de bois, à l’entrée du hameau. Les pas de Bruno retentirent sur le pont, et l’excellente bête hennit d’un ton plus vif.

Tout dormait encore au Graufthal ; le coq rouge de Christina Bauer redoublait seul ses coquericos ; Mathéus regardait les petites fenêtres, les larges toitures pendantes, les lucarnes bouchées avec de la paille, les soupiraux des caves. Quelle fraîcheur agréable sortait de la rivière ! une vie nouvelle circulait déjà dans les membres du bonhomme.

Enfin, le voilà devant sa porte…

Il met pied à terre, il jette un regard par-dessus la palissade de son petit jardin, et voit la rosée qui perle sur de magnifiques têtes de choux.

Que tout est frais, calme, silencieux !

Il frappe au volet… il attend… Bruno hennit… que va-t-il arriver ? — Il écoute… on traverse la chambre… on lève le crochet… Comme le cœur de maître Frantz galope ! — On pousse le contrevent… et Martha… la bonne vieille Martha, en cornette de nuit, se penche au dehors.

« Dieu du ciel ! c’est monsieur le docteur ! Ah ! mon Dieu ! est-ce possible ? »

Et vite, bien vite, la bonne femme s’empresse d’aller ouvrir la porte.

Mathéus, assis sur le banc de sa maisonnette, pleurait comme l’Enfant prodigue !


FIN DE L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.
  1. Prononcez : Pètre.