Contes et romans populaires/La reine des abeilles


LA REINE DES ABEILLES



« En allant de Motiers — Travers à Boudry, vers Neufchâtel, — dit le jeune professeur de botanique, — vous suivez une route encaissée entre deux murailles de rochers d’une élévation prodigieuse ; elles atteignent jusqu’à cinq et six cents pieds de hauteur à pic, et sont tapissées de plantes sauvages, de basilic des montagnes (thymus alpinus), de fougères (polypodium), de brimbelles (vitis idœa), de lierre terrestre et autres végétations grimpantes d’un effet admirable.

« Le chemin serpente dans ce défilé : il monte, descend, tourne, se ralentit ou se précipite, selon les mille sinuosités du terrain. Des roches grises le dominent en demi-voûte ; d’autres s’écartent et vous laissent voir des lointains bleuâtres, des profondeurs sombres et mélancoliques, des pans de sapins à perte de vue.

« Derrière tout cela coule la Reuss, qui bondit en cascades, se traîne sous les halliers, écume, fume et tonne dans les abîmes ; les échos vous apportent le tumulte et le mugissement de ses flots, comme un bourdonnement immense, continu.

« Depuis mon départ de Tubingue, le temps avait toujours été beau ; mais, comme j’atteignais le sommet de cet escalier gigantesque, à deux lieues environ du petit village de Noirsaigue, tout à coup je vis passer au-dessus de ma tête de grands nuages grisâtres, qui bientôt envahirent tout le défilé. Quoiqu’il ne fût encore que deux heures de l’après-midi, le ciel devint sombre comme à l’approche des ténèbres, et je prévis un orage épouvantable.

« Portant alors mes regards en tous sens pour chercher un abri, j’aperçus, par une des larges embrasures qui vous ouvrent la perspective des Alpes, sur la pente qui s’incline vers le lac, un antique chalet tout gris, tout moisi, avec ses petites vitres rondes, sa toiture en auvent chargée de larges pierres, son escalier extérieur à rampe sculptée et son balcon en corbeille, où les jeunes filles de la Suisse suspendent leurs blanches chemises et leurs petites jupes coquelicot.

« À gauche de cette construction, un vaste rucher, posé sur des poutrelles en balcon, formait saillie au-dessus de la vallée.

« Vous pensez bien que, sans perdre une minute, je me mis à bondir dans les bruyères pour gagner ce refuge, et bien m’en prit : j’en ouvrais à peine la porte, que l’ouragan se déchaînait au dehors avec une fureur terrible ; chaque coup de vent semblait devoir enlever la baraque, mais ses fondements étaient solides, et la sécurité des braves gens qui m’accueillirent me rassura complètement sur de pareilles éventualités.

« Là vivaient Walter Young, sa femme Catherine, et leur fille unique, la petite Rœsel.

« Je restai trois jours chez eux ; car le vent, qui tomba vers minuit, avait amassé tant de brumes dans la vallée de Neufchâtel, que notre montagne en était littéralement noyée ; on ne pouvait faire vingt pas hors du chalet sans se perdre. Chaque matin, en me voyant prendre mon bâton et boucler mon sac, les braves gens s’écriaient :

« — Seigneur Dieu ! qu’allez-vous faire, monsieur Hennétius ? Gardez-vous bien de partir : vous n’arriveriez nulle part. Au nom du ciel, restez parmi nous. »

« Et Young, ouvrant la porte, s’écriait :

« — Voyez, Monsieur ! ne faudrait-il pas être las de vivre, pour se hasarder dans les rochers ? La sainte colombe elle-même ne retrouverait pas son arche au milieu d’un pareil brouillard. »

« Un simple coup d’œil sur la côte suffisait pour me décider à remettre mon bâton derrière la porte.

« Walter Young était un homme du vieux temps. Il approchait de la soixantaine. Sa large tête avait une expression calme et bienveillante : c’était une vraie tête d’apôtre. Sa femme, coiffée d’un grand bonnet de taffetas noir, pâle et rêveuse, offrait un caractère analogue.

« Ces deux silhouettes, se découpant sur les petites vitres à mailles de plomb du chalet, réveillaient en moi de lointains souvenirs, comme ces peintures d’Albert Durer, dont la vue seule nous reporte à la vie croyante, aux mœurs patriarcales du xve siècle. Les longues poutres brunes de la salle, la table de sapin, les chaises de frêne à dossier plat percé d’un cœur, les gobelets d’étain, l’étagère couverte d’antiques vaisselles fleuronnées, le Christ de vieux buis sur ébène et l’horloge vermoulue, avec ses poids sans nombre et son cadran de faïence, complétaient l’illusion.

« Mais une figure autrement touchante était celle de leur fille, la petite Rœsel. Il me semble la voir encore avec sa toque de crin à grands rubans de moire, son fin corsage serré d’un gros flot bleu retombant sur les genoux, ses petites mains blanches croisées dans l’attitude de la rêverie, ses longues tresses blondes : — toute cette nature svelte, gracieuse, aérienne, — oui, je vois Rœsel assise dans le grand fauteuil de cuir, contre le rideau bleu de l’alcôve, souriant tout bas, écoutant et rêvant.

« Dès mon arrivée, sa douce figure m’avait ému, et je m’étais demandé d’où venait son air souffrant et mélancolique. Pourquoi fléchissait-elle son beau front pâle ? pourquoi ne levait elle jamais les yeux ? Hélas ! la pauvre enfant était aveugle de naissance.

« Jamais elle n’avait vu l’immense paysage du lac, sa nappe d’azur qui se fond avec tant d’harmonie dans le ciel, les barques de pêcheurs qui le sillonnent, les cimes boisées qui le dominent et se reflètent en tremblotant dans ses ondes ; les roches moussues, les plantes alpestres si vertes, si vivaces, si splendides de couleur ; ni le soleil couchant derrière les glaciers, ni les grandes ombres du soir couvrant les vallons, ni les genêts d’or, ni les bruyères sans fin, rien ! Elle n’avait rien vu de ce qu’on voyait chaque jour des fenêtres du chalet.

« Quelle amère et triste ironie ! me disais-je en face des petites vitres rondes, — plongeant un regard dans la brume et pressentant le retour du soleil, — quelle poignante ironie du sort ! Être aveugle ici ! en face de cette sublime nature, de cette grandeur sans bornes ! être aveugle !… Ô mon Dieu, qui peut juger tes décrets impénétrables ! qui peut contester la justice de tes sévérités, même lorsqu’elles s’appesantissent sur l’innocence ! Mais être aveugle en présence de tes œuvres les plus grandes ! Quel crime la pauvre enfant a-t-elle pu commettre, pour mériter de telles rigueurs ? » « Et je rêvais à ces choses.

« Je me demandais aussi quelles compensations la miséricorde divine pouvait accorder à sa créature, après l’avoir privée du plus grand de ses bienfaits. Et, n’en trouvant aucune, je doutais de sa puissance.

« L’homme présomptueux, a dit le roi-poète, ose se glorifier dans sa science et juger l’Éternel ! mais sa sagesse n’est que folie, et ses lumières ne sont que ténèbres. »

« En ce jour, un grand mystère de la nature devait m’être révélé, sans doute pour humilier mon orgueil, et m’apprendre que rien n’est impossible à Dieu ; qu’il ne tient qu’à lui de multiplier nos sens et d’en gratifier ceux qui lui plaisent… »

Ici le jeune professeur puisa dans sa tabatière d’écaille une légère prise, qu’il aspira délicatement de sa narine gauche, les yeux levés au plafond d’un air contemplatif ; puis, au bout de quelques secondes, il poursuivit en ces termes :

« Ne vous est-il pas arrivé quelquefois, mes chères dames, lorsque vous parcouriez la campagne aux beaux jours d’été, — surtout après un court orage, alors que l’air tiède, les blanches vapeurs, et les mille parfums des plantes vous pénétraient et vous réchauffaient ; que le feuillage des grandes allées solitaires, des berceaux, des buissons, se penchait vers vous, comme pour vous saisir et vous embrasser ; que les petites fleurs, les pâquerettes, les vergismeinnicht, les volubilis à l’ombre des charmilles, sur le frais gazon, et les mousses du sentier levaient leur capuche et vous suivaient d’un long… long regard, — ne vous est-il pas arrivé d’éprouver une langueur indicible, de soupirer sans cause apparente, de répandre même des larmes et de vous demander : « Mon Dieu… mon Dieu… d’où vient que tant d’amour me pénètre ? D’où vient que mes genoux fléchissent ? D’où vient que je pleure ? »

« D’où cela venait, Mesdames ? Mais de la vie, de l’amour des milliers d’êtres qui vous entouraient, qui se penchaient vers vous, qui vous appelaient, qui s’élançaient pour vous retenir et murmuraient tout bas : « Je t’aime ! je t’aime ! reste ! oh ! ne me quitte pas ! »

« Cela venait de ces mille petites mains, de ces mille soupirs, de ces mille regards, de ces mille baisers de l’air, du feuillage, de la brise, de la lumière, de toute cette création immense, de cette vie universelle, de cette âme multiple, infinie, répandue dans le ciel, sur la terre et dans les ondes.

« Voilà, Mesdames, ce qui vous faisait trembler, soupirer et vous asseoir au revers du sentier le visage incliné sur les genoux, sanglotant et ne sachant sur qui répandre ce trop plein de sentiment qui débordait de votre cœur. Oui, telle était la cause de votre émotion profonde.

« Mais, à cette heure, imaginez l’enthousiasme recueilli, le sentiment religieux d’un être qui serait toujours dans une pareille extase. Fût-il aveugle, sourd, misérable, abandonné de tous, croyez-vous qu’il aurait rien à nous envier ? que sa destinée ne serait pas infiniment plus belle que la nôtre ? Pour moi, je n’en doute pas.

« Sans doute, me direz-vous, mais c’est impossible ; l’âme humaine succomberait sous le poids d’une félicité pareille. Et d’ailleurs, d’où lui viendrait-elle ? Quels organes pourraient lui transmettre partout et toujours le sentiment de la vie universelle ? »

« Je l’ignore, Mesdames ; cependant, écoutez et jugez.

« Le jour même de mon arrivée au chalet, j’avais fait une remarque singulière, c’est que la jeune aveugle s’inquiétait surtout des abeilles. Tandis que le vent soufflait au dehors, Rœsel, le front penché dans ses mains, semblait fort attentive :

« — Père, dit-elle, je crois qu’au fond du rucher, la troisième ruche à droite est encore ouverte. Allez voir, l’orage vient du nord ; toutes les abeilles sont rentrées, vous pouvez fermer la ruche. »

« Et le vieillard, étant sorti par une porte latérale, vint dire :

« — C’est bien… j’ai fermé, mon enfant. »

« Puis, une demi-heure après, la jeune fille, se réveillant de nouveau comme d’un rêve, murmura :

« — Il n’y a plus d’abeilles dehors, mais sous le toit du rucher, quelques-unes attendent ; elles sont de la sixième ruche, près de la porte. Allez leur ouvrir, mon père. »

« Et le vieux sortit aussitôt. Il resta plus d’un quart d’heure ; puis il revint prévenir sa fille que tout était en ordre, que les abeilles venaient de rentrer. L’enfant inclina la tête et répondit :

« — C’est bon. »

« Alors elle parut s’assoupir.

« Moi, debout près du fourneau, je me perdais dans un abîme de méditations : comment la pauvre aveugle pouvait-elle savoir que dans telle ou telle ruche toutes les abeilles n’étaient pas rentrées ? que telle autre ruche était ouverte ? Cela me paraissait inconcevable ; mais, arrivé d’une heure au plus, je ne me croyais pas le droit d’interroger mes hôtes sur leur fille : il est pénible d’entretenir les gens d’un sujet qui les affecte.

« Je supposai que Young cédait aux observations de son enfant, pour lui faire croire qu’elle rendait des services, que sa prévoyance préservait les abeilles d’une foule d’accidents. Cette idée me parut la plus simple ; je n’y réfléchis pas davantage.

« Nous soupâmes vers sept heures, de lait et de fromage ; et, la nuit venue, Young me conduisit dans une assez vaste chambre au premier, meublée d’un lit et de quelques chaises, et toute boisée de sapin, comme cela se rencontre dans la plus grande partie des chalets de la Suisse. Vous n’êtes séparé de vos voisins que par des cloisons ; chaque pas, chaque parole retentit à vos oreilles.

« Cette nuit-là, je m’endormis aux sifflements de la rafale, et aux grelottements des vitres fouettées par la pluie.

« Le lendemain, le vent était tombé ; nous étions plongés dans la brume. En m’éveillant, je vis mes petites vitres toutes blanches, ouatées de brouillard. Ayant ouvert ma fenêtre, la vallée m’apparut comme une immense étuve ; quelques flèches de sapins dessinaient seules leur profil à la cime des airs, dans cet amas de vapeurs : au-dessous, les nuages s’accumulaient par couches régulières jusqu’à la surface du lac : tout était calme, immobile, silencieux.

« En descendant à la salle, je trouvai mes hôtes assis autour de la table, en train de déjeuner.

« — Nous vous attendons ! s’écria Young d’un accent joyeux.

« — Pardonnez-nous, dit la mère, c’est notre heure de déjeuner.

« — Oh ! c’est bien….c’est bien… je vous remercie de ne pas faire attention à ma paresse. »

« Rœsel paraissait plus gaie que la veille ; de plus fraîches couleurs animaient ses joues.

« — Le vent est tombé, dit-elle ; tout s’est bien passé.

« — Faut-il ouvrir le rucher ? demanda Young.

« — Non… non… les abeilles se perdraient dans le brouillard. Et puis, tout est trempé d’eau : les ronces et les mousses en sont pleines ; il s’en noierait beaucoup au moindre coup de vent. Attendons !… Ah ! je le sais bien, elles s’ennuient, elles voudraient travailler. De manger leur miel au lieu d’en recueillir, ça les tourmente, mais je ne veux pas en perdre. Demain, nous verrons. »

« Les deux vieillards écoutaient d’un air grave.

« Vers neuf heures, la jeune aveugle voulut visiter ses abeilles ; Young et Catherine la suivirent ; je fis comme eux, par un sentiment de curiosité bien naturelle.

« Nous traversâmes la cuisine, dont la porte s’ouvrait sur une étroite terrasse en plein air. Au-dessus de cette terrasse s’élevait le toit du rucher ; il était de chaume, et de son rebord tombaient un magnifique chèvrefeuille et quelques festons de vigne sauvage. Les ruches se pressaient sur trois rayons.

« Rœsel allait de l’une à l’autre, les caressant de la main et murmurant :

« — Un peu de patience… un peu de patience. … Il fait trop de brume ce matin… Oh ! les avares, qui se plaignent ! »

« Et l’on entendait à l’intérieur un vague bourdonnement, qui grossissait jusqu’à ce qu’elle fût passée.

« Cela me rendit plus attentif ; je pressentais là-dessous un étrange mystère. Mais quelle ne fut pas ma surprise, une fois rentré dans la salle, d’entendre la jeune aveugle s’écrier d’un accent mélancolique :

« — Non, mon père, j’aime mieux ne pas voir aujourd’hui, que de perdre mes yeux. Je chanterai, je ferai quelque chose pour ne pas m’ennuyer ; mais les abeilles ne sortiront pas. »

« Tandis qu’elle parlait de la sorte, je regardais, Walter Young, qui, jetant un coup d’œil dehors par les petites vitres, répondit simplement :

« — Tu as raison, mon enfant, oui, je crois que tu as raison. D’ailleurs tu ne verrais pas grand’chose, la vallée est toute blanche. Bah ! ce n’est pas la peine d’y voir. »

« Et comme je restais tout stupéfait, l’enfant reprit :

« — Ah ! la belle journée que nous avons eue avant-hier. Qui jamais aurait cru que l’orage du lac nous amènerait tant de brouillard ? Maintenant, il faut replier ses ailes et se traîner comme une pauvre chenille ! »

« Puis, après quelques instants de silence :

« — Que j’étais heureuse sous les grands sapins du Grindelwald !… comme la miellée pleuvait du ciel !… Il en tombait de toutes les branches… Quelle récolte nous avons faite, mon Dieu, quelle récolte !… Et que l’air était doux sur les bords du lac, dans les gras pâturages du Tannemath, et la mousse verdoyante, et l’herbe embaumée ! Je chantais, je riais ; la cire, le miel remplissaient nos cellules. Quel bonheur d’être partout, de tout voir, — de bourdonner au fond des bois, sur la montagne, dans les vallons ! »

« Il y eut un nouveau silence ; moi, la bouche béante, les yeux écarquillés, j’écoutais de toutes mes oreilles, ne sachant que penser ni que dire.

« — Et quand l’averse est venue, fit-elle en souriant, avons-nous eu peur ! Et ce grand coup de tonnerre nous a-t-il effrayées ! Un gros bourdon, tapi sous la même fougère que moi, fermait les yeux à chaque éclair ; une cigale s’abritait sous ses grandes ailes vertes, et de pauvres petits grillons grimpaient sur une haute pivoine, pour se sauver du déluge. Mais ce qu’il y avait de plus terrible, c’était ce nid de fauvettes, tout près de nous, dans les broussailles ; la mère voltigeait à droite, à gauche, et les petits ouvraient leur large bec jaune jusqu’au gosier. Avons-nous eu peur ! Seigneur Dieu, avons-nous eu peur ! Ah ! je m’en souviendrai longtemps ! Grâce au ciel, un coup de vent nous emporta sur la côte. Adieu, paniers, les vendanges sont faites ! Il ne faut pas espérer sortir de sitôt. »

« À ces descriptions si vraies de la nature, il ne me fut pas possible de conserver un doute.

« L’aveugle voit, me dis-je, elle voit par des milliers d’yeux ; le rucher, c’est sa vie, son âme : chaque abeille en emporte une parcelle dans les espaces, puis revient attirée par des milliers de fils invisibles. Elle pénètre dans les fleurs, dans les mousses, elle s’enivre de leurs parfums ; à l’heure où brille le soleil, elle est partout : sur la côte, dans les vallons, dans les forêts, aussi loin que s’étend sa sphère d’attraction. »

« Et je restai confondu de ce magnétisme étrange, criant en moi-même :

« Honneur, gloire, honneur à la puissance, à la sagesse, à la bonté infinies de l’Éternel !… À lui, rien d’impossible. Chaque jour, chaque instant de la vie nous révèlent sa magnificence ! »

« Comme je me perdais dans ces méditations enthousiastes, Rœsel m’interpella doucement avec un doux sourire :

« — Monsieur l’étranger ? fit-elle.

« — Quoi donc, mon enfant ?

« — Vous voilà bien étonné, et vous n’êtes pas le premier : le recteur Hégel, de Neufchâtel, et d’autres voyageurs sont venus tout exprès pour me voir ; ils me croyaient aveugle. Vous l’avez cru aussi, n’est-ce pas ?

« — Il est vrai, ma chère enfant, et je remercie le Seigneur de m’être trompé.

« — Oh ! fit-elle, j’entends que vous êtes bon… oui, je l’entends à votre voix. Quand le soleil viendra, j’ouvrirai mes yeux pour vous regarder, et quand vous partirez, je vous accompagnerai jusqu’au bas de la côte. »

« Alors, partant d’un naïf éclat de rire :

« — Oui, je vous ferai de la musique aux oreilles, dit-elle, et je me poserai sur votre joue. Mais prenez garde, il ne faut pas essayer de me prendre, sans cela je vous piquerais. Promettez-moi de ne pas vous fâcher.

« — Je vous le promets, répondis-je les larmes aux yeux, et je vous promets aussi de ne plus tuer d’abeilles, ni d’insectes d’aucune sorte, à moins qu’ils ne soient malfaisants.

« — Ce sont les yeux du Seigneur, murmura-t-elle ; je n’ai, moi, que mes pauvres abeilles pour voir ; mais lui, il a toutes les ruches, toutes les fourmilières, toutes les feuilles des bois, tous les brins d’herbe ; il vit, il sent, il aime, il souffre, il fait du bien par toutes ces choses. Ô monsieur Hennétius, que vous avez raison de ne pas faire souffrir le bon Dieu, qui nous aime tant ! »

« Jamais je n’avais été plus ému, plus attendri ; ce n’est qu’au bout d’une minute qu’il me fut possible de demander encore :

« — Ainsi, ma chère enfant, vous voyez par vos abeilles ; comment cela peut-il se faire ?

« — Je ne sais, monsieur Hennétius, cela vient peut-être de ce que je les aime beaucoup. Toute petite, elles m’ont adoptée ; jamais elles ne m’ont fait de mal. Dans les premiers temps, seule au fond du rucher, j’aimais à les entendre bourdonner des heures entières. Je ne voyais rien encore, tout était noir autour de moi, mais insensiblement le jour est venu : j’ai vu d’abord un peu le soleil, quand il faisait bien chaud ; puis, un peu mieux ; puis la grande lumière. Je commençais à sortir de moi ; mon esprit s’en allait avec les abeilles. Je voyais la montagne, les rochers, le lac, les fleurs, les mousses, et le soir, toute seule, j’y pensais. Quand on parlait de ceci, de cela, de myrtilles, de mûres, de bruyères, je me disais : « Je connais ces choses, elles sont noires, brunes, vertes. » Je les voyais dans mon esprit ; et chaque jour je les connaissais mieux par mes chères abeilles. Aussi je les aime bien, allez ! monsieur Hennétius. Si vous saviez, quand il faut leur prendre du miel ou de la cire, comme cela me fait de la peine !

« — Je vous crois, mon enfant, je vous crois. »

« Mon ravissement à cette découverte merveilleuse n’avait plus de bornes.

« Durant deux jours encore, Rœsel m’entretint de ses impressions ; elle connaissait toutes les fleurs, toutes les plantes alpestres, et me fit la description d’un grand nombre qui n’ont pas encore reçu de noms de la science, et qui ne se trouvent sans doute que sur des hauteurs inaccessibles.

« Souvent la pauvre jeune fille s’attendrissait en parlant de ses chères amies les petites fleurs.

« — Combien de fois, disait-elle, ne m’est-il pas arrivé de causer des heures entières avec un petit genêt d’or, ou bien avec un tendre vergis-meinnicht aux gros yeux bleus, et de prendre part à leurs chagrins ! Tous voudraient s’en aller, voltiger ; tous se plaignent de dessécher sur la terre, et d’être forcés d’attendre des jours et des semaines une goutte de rosée pour les rafraîchir. »

« Et là-dessus, Rœsél se prenait à me faire de longues histoires de ces conversations sans fin : c’était merveilleux ! rien qu’à l’entendre on se serait épris d’amour pour une églantine, ou de vive sympathie, de compassion profonde pour les sentiments d’une violette, pour ses malheurs et ses souffrances comprimées.

« Que vous dirai-je encore, mes chères dames ? Il est pénible de quitter un sujet où l’âme a tant d’effluves mystérieuses et la rêverie tant de marge ; mais tout dans ce bas monde doit finir, même les plus douces rêveries.

« Le troisième jour, de grand matin, une brise légère se mit à rouler doucement les brumes du lac. De ma fenêtre je voyais le rouleau grossir de seconde en seconde ; et la brise poussait, poussait toujours, découvrant tantôt un coin d’azur, tantôt le clocher d’un hameau, quelques cimes verdoyantes, puis un pan de sapins, un vallon. L’immense masse flottante montait, montait vers nous. À dix heures elle nous avait dépassés. Le gros nuage, debout sur les crêtes arides de Chasseron, nous menaçait encore ; mais un dernier effort du vent le fit s’incliner sur l’autre pente, et disparaître dans les gorges de Sainte-Croix.

« Alors cette puissante nature des Alpes m’apparut comme rajeunie : les bruyères, les hauts sapins, les vieux châtaigniers trempés de rosée brillaient d’une santé plus vigoureuse ; ils avaient quelque chose de joyeux, de riant et de grave à la fois. On sentait la main de Dieu dans tout cela, son éternité.

« Je descendis tout rêveur. Rœsel était déjà dans le rucher ; Young, en entr’ouvrant la porte, me la fit voir assise à l’ombre de la vigne sauvage, le front penché, comme assoupie.

« — Prenez garde, me dit-il, ne l’éveillez pas ! Son esprit est ailleurs. Elle dort, elle voyage : elle est heureuse ! »

« Les abeilles, par milliards, tourbillonnaient comme un flot d’or au-dessus de l’abîme.

« Je regardai quelques secondes ce spectacle merveilleux, priant tout bas le Seigneur de continuer son amour à la pauvre enfant.

« Puis, me retournant :

« — Maître Young, il est temps de partir. »

« Lui-même alors boucla mon sac sur mes épaules et me remit mon bâton. La mère Catherine me regardait d’un œil attendri. Ils m’accompagnèrent tous deux sur le seuil du chalet.

« — Allons, me dit Walter en me serrant la main, bon voyage ! et pensez quelquefois à nous.


La petite Rœsel m’accompagna jusqu’au bas de la côte.

« — Je ne vous oublierai jamais, répondis-je tout mélancolique ; puissiez-vous obtenir du ciel le bonheur que vous méritez !

« — Ainsi soit-il, monsieur Hennétius, dit la bonne mère Catherine, ainsi soit-il ! Bon voyage. Portez-vous bien. »

« Je m’éloignai. Ils restèrent sur la terrasse jusqu’à ce que j’eusse atteint la route. Trois fois je me retournai agitant mon feutre ; eux levaient la main. Braves gens ! Pourquoi n’en rencontre-t-on pas de pareils tous les jours ?

« La petite Rœsel m’accompagna jusqu’au pied de la côte, comme elle me l’avait promis. Longtemps, longtemps sa douce musique égaya les fatigues de mon chemin ; il me semblait la reconnaître dans chacune des abeilles qui venaient bourdonner à mes oreilles, et je croyais l’entendre me dire d’un air moqueur, avec sa petite voix grêle : « Bon courage, monsieur Hennétius, bon courage ! N’est-ce pas qu’il fait bien chaud ! Voyons, faut-il que je vous embrasse ? Hé ! hé ! hé ! N’ayez pas peur ; vous savez bien que nous sommes bons amis.»

« Ce n’est qu’au fond de la vallée qu’elle prit enfin congé de moi, lorsque le grand murmure du lac couvrit son doux bourdonnement. Mais sa pensée me suivit tout le long du voyage, et je crois qu’elle ne me quittera jamais.»

FIN DE LA REINE DES ABEILLES.