Contes et romans populaires/Maître Daniel Rock

Contes et romans populairesJ. Hetzel, éditeur (p. 105-180).
ILLUSTRATIONS DE GLUCK.

MAÎTRE DANIEL ROCK

par


ERCKMANN-CHATRIAN


I

En l’an de grâce 1840, vivaient à Felsenbourg, au pied des Vosges, le vieux forgeron Daniel Rock, ses deux fils Kasper et Christian, et sa fille Thérèse.

Figurez-vous un vieux Sicambre, grand, sec et fort comme un chêne ; le front étroit, les yeux gris, le nez long, les dents blanches, les poings en forme de massues : tel était maître Daniel Rock.

L’âge n’avait pas courbé sa haute taille, ni fait tomber un seul de ses cheveux gris ; la pression de ses lèvres annonçait le calme et la résolution ; son attitude droite et fière, je ne sais quoi de chevaleresque et de despotique. Les vieux cavaliers de Rodolphe de Habsbourg devaient avoir quelque chose de cette physionomie-là : il ne manquait au père Rock que le morion, la cotte de mailles, et la grande épée à deux mains remontant jusqu’au-dessus de l’épaule.

Il faut dire aussi que la famille des Rock était la plus ancienne du pays : dans toutes les vieilles chartes du Dagsberg, on parle de cette race d’armuriers et de forgerons ; les margraves de Felsenbourg se faisaient un honneur de la protéger ; ses cuirasses, ses casques, ses gantelets figuraient aux joutes d’Aix-la-Chapelle, de Trêves, de Cologne, comme celles des Duchesne à la cour de France.

La perpétuité des instincts et des aptitudes dans certaines lignées , le sentiment amer de la déchéance, le regret des puissances éteintes, dont le souvenir se confond avec notre propre histoire, s’exprimaient à son insu dans les traits rigides du vieux forgeron, et lui donnaient un caractère à part. Les gens du village le craignaient sans savoir pourquoi, et M. le maire Zacharias Piper, qui parlait d’habitude très-haut, baissait le ton quand il le voyait entrer au conseil municipal.

Lui, Daniel, travaillait toute la semaine, et ne sortait que le dimanche pour aller à la messe. — Quelquefois il montait aux ruines de l’antique château de Felsenbourg, seul, le dos courbé, d’un air rêveur.

À cette époque, ni le canal ni le chemin de fer ne troublaient le silence des grands bois de leurs sifflements aigus, de leurs cris de halage, du roulement formidable de leurs convois. Le village, avec ses larges toitures de chaume, ses hangars, ses étables, sa petite église effilée dans l’air, ses arbres fruitiers au feuillage touffu, qui moutonnent les uns par-dessus les autres jusqu’à mi-côte, où commencent les bruyères ; la Zorn écumeuse qui suit en zigzag toutes les sinuosités de la montagne à perte de vue ; les gras pâturages où se baignent jusqu’au poitrail, dans les hautes herbes, les grands bœufs, les vaches, les génisses, levant leur large tête crépue et mugissant du fond de leur poitrail d’une voix lente et mélancolique, tout cela s’épanouissait comme une fraîche idylle dans la vallée bleuâtre : — Felsenbourg n’était pas alors à dix heures de Paris par la grande vitesse, mais bien à cinq ou six siècles ; on y parlait une langue primitive pleine de vieux mots et de tournures allemandes ; on y chantait d’antiques complaintes si douces, si mélancoliques, que les larmes vous en venaient aux yeux et qu’on se prenait à songer aux minnesingers, aux belles châtelaines, aux chevaliers, et aux misères du pauvre peuple dépouillé, houspillé, saccagé et pendu par las Tavardins, les Brabançons, les Bourguignons et autres héros du moyen âge. Le sarrau de toile grise et le gros bonnet de laine crépelue à longues oreilles, du temps de Henri l’Oiseleur, y restaient à la mode, ainsi que les coiffes en galette et les robes à taille haute, qui se transmettaient de la mère à la fille, avec les breloques d’or et les ustensiles du ménage.

La seule littérature de l’endroit consistait dans le Messager boiteux de Strasbourg, et les seuls produits de l’art, dans le Juif errant et le Saint Michel de Montbéliard.

Tout cela nous l’avons vu dans notre enfance, et parfois, en y rêvant, il nous semble avoir vécu sous Frédéric Barberousse, alors que le comté de Felsenbourg, faisait partie de l’Empire germanique.

Au-dessus du village, à la crête des rochers, se dessinait la silhouette grise des ruines : le vieux castel s’écroulait ; le brouillard des nuits s’engouffrait dans ses tours effondrées ; l’herbe poussait entre ses larges pierres moussues ; quelques blocs énormes se détachaient tous les ans de sa couronne murale ; et durant les longues nuits d’hiver, — quand l’ouragan se démène, quand les pauvres gens, blottis autour de l’âtre, se racontent les vieilles légendes des temps passés, et que les esprits invisibles ébranlent les portes avec violence, demandant un asile contre la tourmente, — on entendait parfois tout un pan de muraille tomber dans l’abîme, tandis que la tempête redoublait ses clameurs et les arbres leurs gémissements lugubres.

C’est là que montait Daniel Rock, le dimanche après vêpres, pour causer avec Fuldrade, la diseuse de légendes.

Quoique cette malheureuse fût vieille de cent ans, maigre, ridée, exténuée, couverte de misérables oripeaux ; quoiqu’elle eût le nez crochu, les yeux si petits qu’ils étaient à peine visibles entre les rides de son front et celles de ses joues ; quoiqu’elle n’eût plus que le souffle, et que deux grandes chèvres, dont elle recueillait le lait dans une écuelle de bois, fussent son unique ressource, maître Daniel la respectait plus que toutes les autorités de France et de Navarre ; il la considérait comme une sainte, et s’estimait heureux qu’elle eût bien voulu s’établir dans le donjon de Felsenbourg.

Le forgeron aimait tellement les ruines du vieux château, qu’ayant appris que le conseil municipal se proposait de les vendre pour en faire des pierres de taille, il avait consacré tout le fruit de son labeur de bien des années et celui de sa famille à l’achat de la côte avec ses décombres, ses ronces, ses bruyères et ses nids de chouettes.

Personne n’avait osé rire de sa folie, car le père Rock ne plaisantait pas ; et d’ailleurs, comme il avait payé comptant, la commune s’était réjouie d’un pareil débarras.

Cela s’était passé depuis dix ou douze ans, et maître Daniel ne paraissait point se repentir de l’acquisition.

Il travaillait d’habitude avec ses fils jusqu’à six heures en hiver, jusqu’à huit en été. À cette heure, ils fermaient la forge et rentraient ensemble à la maison.

Thérèse avait dressé la table ; ils soupaient en silence et buvaient un bon coup de vin. Puis arrivait Ludwig Bénédum, — le fils du meunier Frantz Bénédum, — l’amoureux de Thérèse : un superbe garçon blond et rose, les yeux bleus, les lèvres mollement arrondies, en petite blouse grise et coiffé du large feutre montagnard. Il s’asseyait derrière le grand fourneau de fonte côte à côte avec la jeune fille, et tous deux causaient à voix basse, sans que le père Rock le trouvât mal. Il estimait la famille des Bénédum, la plus vieille de Felsenbourg après la sienne : des gens bien posés, honnêtes et riches. Il reprochait bien au père Bénédum de s’occuper un peu trop d’affaires, d’acheter des blés, de spéculer, de courir après l’argent, au lieu de se tenir dans son moulin ; mais il aimait le fils et avait accueilli sa demande avec satisfaction.

Un peu plus tard arrivait le curé Nicklausse, un grand vieillard à tête blanche. — On poussait le grand fauteuil devant lui, on ôtait la nappe, et l’on causait de l’endurcissement des cœurs.

« Ah ! disait le père Nicklausse, nous ne sommes plus au temps où notre sainte religion régnait sur les âmes… Où les peuples partaient par centaines de mille pour faire la guerre aux Sarrasins et conquérir le Saint-Sépulcre !… Alors la face du monde était l’image du royaume des cieux : notre saint-père, en haut, avec ses trois couronnes, lançait la foudre… les rois et les empereurs, au-dessous, obéissaient comme des fils soumis… Puis les princes, les ducs, les seigneurs dans leurs châteaux, entourés de reiters et de moines pieux, célébraient le triomphe de la foi. Les peuples n’étaient pas encore possédés du démon de l’orgueil… ne faisaient point le commerce, ni l’usure, source du mensonge et de tous les vices… Ils cultivaient la terre, ils élevaient des cathédrales, et recevaient humblement leur pain à la porte des couvents ! — Où sont-ils… où sont-ils, ces temps glorieux ?… Hélas ! la poudre à canon, l’imprimerie, les navigations lointaines, la vapeur et mille autres inventions de l’esprit des ténèbres ont perverti l’univers. Autrefois on ne cherchait qu’à faire son salut… De nos jours, on n’ambitionne que les honneurs et les vaines richesses… Autrefois, tout était à sa place : le fils du maçon restait maçon… le fils du charpentier restait charpentier… Aujourd’hui, chacun veut s’agrandir… personne n’est satisfait de son état… L’arbre de la science porte enfin ses fruits : le fils du paysan veut devenir général… il veut égaler les Mathatias et les Macchabées ! — Le fils du bourgeois veut être juge, procureur, écrivain… Il prononcera des sentences comme Samuel, il chantera des hymnes comme Isaïe, il tiendra le glaive comme saint Marc et la plume comme saint Jean ! — Et les rois… les rois eux-mêmes veulent éblouir les générations futures par des œuvres impies… ils couvrent la terre de routes et de canaux, et les mers de bâtiments sans nombre ; ils invitent les hommes à de nouvelles découvertes, comme si toutes les sciences n’étaient pas dans nos livres saints… Ils dressent des statues à des hommes du néant, destinés autrefois à manier la pioche ou la truelle… ils encouragent l’esprit d’orgueil, et les révolutions fondent les unes après les autres sur les nations, comme les vautours du ciel sur des corps sans âme ! — Ah ! père Daniel, quel est notre bonheur de vivre au milieu des bois, derrière les montagnes !… Cet océan de misères et de calamités ne peut nous atteindre… Nous sommes ici comme Noé dans l’arche d’alliance, lorsque les tempêtes, semées d’éclairs et de tonnerres, mugissaient autour et que les mers répandaient leurs abîmes dans les cieux ! »

Le père Rock inclinait alors gravement la tête et répondait :

« Vous avez bien raison, monsieur le curé ; mais ne pensons point à ces choses… elles nous inspirent trop de colère… Thérèse, va chercher le livre des chroniques… lis-nous l’Histoire de Hugues le Loup, premier des Nideck, lequel étrangla sa femme de ses propres mains… ou les Guerres de Brunehaut et de Frédégonde… ou ce que tu voudras… Tout est beau… monsieur le curé n’a qu’à choisir. »

Thérèse alors allait chercher le vieux bouquin à fermoirs de cuivre : elle le déployait lentement sur la table, et rejetait sur ses belles épaules les longues tresses de sa magnifique chevelure noire, puis elle se mettait à lire lentement les faits et gestes des grands et glorieux seigneurs Hugues le Loup, Chilpéric le Borgne, ou Halto le Noir, d’impérissable mémoire.

Le vieux Rock, à chaque grand coup d’épée, regardait le père Nicklausse comme pour lui dire :

« Quel coup !… quelle bataille !… Voilà des hommes !… Ils renversaient les murs d’un coup d’épaule… ils arrachaient les créneaux avec leurs mains… ils pourfendaient d’un coup de hache un chevalier armé de toutes pièces… À la bonne heure… Trouvez-moi donc un de vos généraux capable d’en faire autant !… »

Ses joues se creusaient… ses yeux étincelaient… il toussait avec un sombre enthousiasme.

Ludwig Bénédum, moins amoureux des vieilles légendes, regardait Thérèse d’un long regard attendri, et les deux fils du forgeron, en face l’un de l’autre, la tête noire et crépue, la nuque large, leur lourde mâchoire dans la main, respirant à peine, s’observaient l’un l’autre comme deux sphinx rêveurs.

Et le temps s’écoulait : la vieille horloge poursuivait son tictac monotone ; la lampe de fer, se ranimant par instants, éclairait de sa lumière jaune les poutres brunes du plafond, la grande armoire à ferrures ciselées, et tous ces visages contemplatifs, l’œil perdu dans le vague, comme en présence d’un rêve.

Enfin l’horloge sonnait onze heures. Alors tous les assistants exhalaient un soupir.

« C’est dommage, disait le père Nicklausse, voici l’heure de rentrer au presbytère

— Oui, c’est dommage, répondait le vieux Rock. Fais une oreille… une grande oreille, Thérèse… pour demain… Le plus beau va venir : on attache Brunehaut à la queue d’un cheval sauvage, pour la traîner autour du camp. »

Tout le monde se levait avec tristesse.

« Bonne nuit, monsieur le curé.

— Bonne nuit, mes enfants. »

Et tandis que l’on reconduisait l’excellent homme, Ludwig, qui s’était levé doucement, déposait un baiser bien tendre sur le cou de Thérèse, et la belle jeune fille, levant sur lui ses grands yeux noirs, le regardait avec douceur.

« Hé ! hé ! disait le père Daniel d’un ton joyeux, à la porte, où donc est Ludwig ?

— Me voilà… me voilà !… »

Il se sauvait, et le vieux forgeron, riant dans sa barbe, lui criait encore :

« Bonne nuit, garçon ; tu te sauves comme un voleur… hé ! hé ! hé ! »

C’est ainsi que se passait le temps chez maître Daniel Rock : un jour ressemblait à l’autre, et cela promettait de durer des siècles, lorsqu’un événement étrange vint troubler cette quiétude profonde.


II


On était à la fin du mois de mai ; les bonnes gens de Felsenbourg venaient de terminer leurs semailles ; déjà les flèches sombres des sapins se découpaient sur la tendre verdure des hêtres et des chênes ; le merle et le coucou remplissaient les échos de leur éternelle chanson, et les derniers filets de neige s’écoulaient en ruisseaux limpides de la cime lointaine du Schnéeberg.

Ce jour-la, de grand matin, un petit vieillard de la tribu d’Israël, sec, maigre et jaune comme un hareng saur, le nez en lame de rasoir, la peau huileuse sillonnée de rides innombrables, l’œil vif et plein d’une fine bonhomie, le menton tout gris d’une barbe de la semaine dernière, maître Elias Bloum, accroupi sur son âne Schimmel, le plus décharné, le plus râpé, le plus mélancolique des ânes de la Judée, s’en revenait tranquillement du Dagsberg à Saverne, coiffé de son large feutre crasseux, et les manches de sa vieille houppelande de laine ballant sur les cuisses.

Le petit jour commençait à poindre sous le feuillage, les blanches vapeurs du matin s’étendaient à perte de vue dans la vallée silencieuse et s’élevaient jusqu’au bord du sentier, comme les ondes d’un lac. Au loin… bien loin derrière la côte, retentissait le bruit d’une forge. Du reste, pas un souffle, pas un soupir : tout dormait encore, le coq au village et la grive dans les bois.

Il fallait un motif bien grave pour avoir décidé le vieux juif à se mettre en route de si grand matin. Il méditait sans doute quelque spéculation importante.

Et dans le fait, il semblait absorbé par de sérieuses réflexions ; au lieu d’accélérer le pas de Schimmel suivant son habitude, il s’oubliait et regardait devant lui comme au hasard. L’âne, profitant de cet oubli, s’arrêtait ici… là… pour cueillir quelque touffe d’herbe, un chardon, les pompons d’un noisetier, un feston de lierre ; ses longues oreilles pendantes se relevaient alors, et sa grosse tête ébouriffée prenait un air jovial qui trahissait sa surprise, sa jubilation intérieure des nouveaux procédés de son maître.

« Allons, allons, Schimmel, disait le vieillard, courage… en route ! »

Mais presque aussitôt il poursuivait son rêve, et l’âne s’arrêtait au buisson voisin.

C’est ainsi qu’ils suivirent toutes les sinuosités de la vallée de Spartzprôd, depuis Chèvrehof jusqu’à Felsenbourg : jamais Schimmel ne s’était trouvé à pareille fête.

Tout à coup la voix claire, perçante du grand coq rouge de Catherine Bénédum, la meunière, retentit dans les échos. À ce cri, le vieux renard tressaillit, ses yeux scintillèrent… il regarda et se vit devant les premières maisons du village… il faisait jour, grand jour ; l’horloge de la petite église sonnait six heures.

« Hue ! Schimmel, hue donc ! » s’écria le petit homme, et l’âne joyeux se prit à trotter vingt pas.

Toutes les lucarnes, toutes les petites fenêtres à vitraux de plomb, et les galeries de planches, et les escaliers extérieurs où pend la lessive se garnissaient de figures sur son passage, jeunes et vieilles, en feutre, en cornette, en bonnet de laine.

« Voilà le juif ! criait-on. Hé ! maître Élias, nous avons des bouteilles cassées !

— Nous avons du vieux linge !

— Nous avons de la cendre !

— Hé ! Élias… maître Élias… arrête-toi donc, nous avons une vache à vendre. »

Et lui qui d’habitude descendait devant chaque maisonnette, lui qui s’informait de tout, qui voulait tout voir, tout marchander, lui qui ne trouvait rien ni trop lourd ni trop chaud, pourvu qu’il y eût moyen d’en espérer un bénéfice, il ne daignait seulement pas tourner la tête et répétait d’un ton bref :

« Hue ! Schimmel, hue donc ! »

Au détour de la grande rue tortueuse, en face de la fontaine communale où s’abreuve le bétail, Élias fit halte et se prit à contempler les vieilles ruines debout sur la montagne, puis les rochers, puis la côte couverte de bruyères.

Cette contemplation l’absorbait au point qu’il ne vit pas un cercle d’enfants se former autour de lui, les yeux écarquillés, le nez en l’air, se demandant l’un à l’autre :

« Qu’est-ce qu’il y a donc ? nous ne voyons rien ! »

Le juif murmurait tout bas :

« Oui… oui… c’est là qu’il faudra passer ! »

Et ses lèvres se serraient ; son front se ridait ; il murmurait des paroles inintelligibles.

Puis ses yeux se fixèrent sur la forge du père Rock au pied de la côte : une sombre masure construite en pierres sèches, la toiture noire, les soupiraux ardents ; — quelques troues démontées, des essieux hors de service, une lourde meule à bras, des débris de vieille ferraille, confusément entassés contre ses murs décrépits. Derrière, montait le sentier des pâtres, à travers les genêts en fleur ; plus haut se dressait l’une des tours de l’antique castel revêtue de lierre.

Entre la forge accroupie dans l’ombre et la tour perdue dans les nuages on devinait une sorte d’alliance mystérieuse, une de ces harmonies profondes que l’inspiration de l’artiste peut seule définir.

Maître Élias poursuivit sa route plus lentement, et cinquante pas plus loin il s’arrêta devant l’un des soupiraux de la forge, le cou tendu, l’œil fixe, les sourcils froncés. Il regardait Christian et Kasper, les deux fils du père Rock, la chemise fumante, les épaules découvertes, martelant à tour de bras une énorme barre de fer que le vieux retournait dans ses tenailles.

Le soufflet soupirait longuement, les coups tombaient en cadence, les étincelles jaillissaient jusqu’à la voûte et sifflaient sur le sol humide ; le foyer lumineux brillait au fond de l’âtre, comme le soleil pourpre de juillet à son déclin.

À quoi rêvait Élias ? — Admirait-il la puissance musculaire des deux athlètes qui lui montraient les reins… la lumière fouillant les plus sombres recoins de la masure… ou l’harmonie colossale des marteaux vibrant sur l’enclume ? Que sais-je ? Il semblait réfléchir et ne quittait pas des yeux le vieux forgeron, comme s’il eût voulu lire dans son âme.

Après une ou deux minutes de cette inspection silencieuse, il mit pied à terre et s’apprêtait à franchir le seuil, quand le père Rock lui-même, la poitrine nue, la face noire baignée de sueur, le pantalon de toile grise serré aux reins et le tablier de cuir sur les genoux, sortit brusquement pour reprendre haleine.

« Hé ! c’est maître Elias ! s’écria-t-il tout joyeux. Comment ça va-t-il, Élias ? Tu cours donc toujours le pays, vieux pécheur ? Tu n’as donc pas encore assez de terres, de maisons et d’écus ? Il te faut entasser… entasser jusqu’au bord de la tombe !

— Hé ! hé ! hé ! fit le vieux juif avec bonhomie, en attachant son âne à l’un des anneaux de la porte, que voulez-vous, maître Daniel, que voulez-vous ? On ne se change pas d’un jour à l’autre… L’habitude d’aller, de venir, de regarder, de marchander, de trafiquer… C’est plus fort que soi… c’est dans le sang.

— Oui, c’est dans le sang ; les renards sont des renards, et les loups des loups de père en fils, » dit le forgeron.

Puis regardant le petit juif de toute sa hauteur :

« C’est égal, reprit-il, tu commences à te faire vieux… te voilà chauve comme un œuf… tes dents branlent… tu n’étrangleras plus beaucoup de coqs ni de poules… À ta place, moi, je songerais bravement à mon salut.

— Vous croyez ? répliqua maître Élias en plissant les yeux ; eh bien, là… franchement… vous avez tort… Je suis chauve, c’est vrai, mais le nez est encore bon… il flaire de loin, Dieu merci… et si quelques dents me manquent au râtelier, ça ne m’empêche pas d’avoir aussi bon appétit qu’autrefois. »

Alors le père Rock se prit à rire de bon cœur. Ce petit être jaune, chétif, malin, avait le privilège de l’égayer toujours. Il le considérait absolument comme les vieux seigneurs du Géroldseck ou du Haut-Barr regardaient leurs fous, leurs nains ou leurs perroquets. Élias Bloum, se doutant de la chose, avait résolu d’exploiter son privilège. Il s’assit donc sur le banc de pierre près du soupirail et poursuivit en riant :

« Je ne plaisante pas, maître Daniel, l’appétit ne fait que croître tous les jours… Ainsi, vous ne vous douteriez jamais de ce qui m’amène.

— Ah ! oui… qu’est-ce qui t’amène ? Je suis curieux de le savoir… Est-ce un fer qui manque à ton âne ?

— Non… c’est une idée.

— Une idée ?

— Ma foi oui… l’idée d’arranger une petite affaire avec vous.

— Élias, tu dois savoir que Daniel Rock ne fait jamais d’affaires avec les juifs.

— Oui, je sais cela, père Rock… et je ne vous en veux pas… Il y a tant de gueux parmi nous… Mais moi, vous me connaissez depuis cinquante ans… enfin, je n’aime pas me vanter…

— Élias, tout ce que tu voudras… mais pas d’affaires…

— Écoutez-moi toujours, que diable ! fit le petit vieillard en haussant les épaules… Qu’est-ce qui vous force de traiter ?… N’êtes-vous pas libre ?… Avez-vous peur que je vous séduise ?… Si l’affaire est bonne… si elle est claire…

— Je ne la ferai pas.

— N’importe, écoutez-moi. Tout à l’heure, en traversant le village, je me disais : « Il n’y a pourtant que le père Rock qui ne m’ait jamais rien acheté ni vendu dans le pays… Je suis vieux… Je puis mourir d’un jour à l’autre… Ce serait une tache… une véritable tâche dans la vie d’Élias Bloum, si je ne lui vendais pas quelque chose… n’importe quoi… Mais quoi lui vendre ? » Et je rêvais… Je ne trouvais rien… quand, levant le nez, je vois ces ruines… ces vieilles ruines… Voilà mon affaire !… Il ne veut rien m’acheter… il me vendra ces ruines.

— Tu plaisantes… Que veux-tu faire de cela ?

— Et qu’en faites-vous vous-même ?

— Moi… moi… c’est bien différent.

— Vous laissez ces ruines en friche, je pourrais bien en faire autant, sans me donner beaucoup de peine… Mais voici mon idée : les ruines et le tour de la côte font bien vingt arpents… Au lieu d’y laisser venir des bruyères, je les fais retourner et j’y plante des pommes de terre.

— Des pommes de terre dans les rochers ?… Il n’en poussera pas une seule.

— Et qu’est-ce que cela vous fait, si je paye bien ? Voyons, maître Daniel, il faut que ceci réussisse… J’y tiens… Il faut que je fasse au moins une affaire avec vous. Vendez-moi vos ruines ! »

Le père Rock, qui d’abord avait pris la chose sur le ton de la plaisanterie, voyant que la proposition était sérieuse, devint tout pâle… À son tour, il observa le juif de ses yeux gris, comme pour pénétrer au fond de son cœur.

Élias, absorbé par ses propres idées, ne remarqua point ce coup d’œil étincelant et poursuivit :

« Voyons, maître Daniel, combien peuvent valoir ces décombres ? Vous les avez achetés, il y a dix ans, trois cents écus : en doublant le capital, pour les intérêts, cela fait six cents écus… J’en ajoute deux cents pour le bénéfice… Soit en tout quatre mille huit cents francs… Il me semble que c’est honnête.

— Je t’ai dit que je ne fais jamais d’affaires avec les juifs…

— Comment, père Rock, vous ne trouvez pas la somme suffisante ?… Quel est donc votre prix ?

— Les ruines ne sont pas à vendre.

— Tout est à vendre, père Rock… tout… seulement, il faut trouver un vieux fou comme moi pour acheteur… Vous tenez à votre tas de pierres… où la neige reste six mois de l’année… où l’on ne voit que des ronces, des orties, des bruyères… où les deux chèvres de Fuldrade trouvent à peine de quoi vivre… Vous y tenez… Vous savez que j’en ai envie… parce que je radote... que je perds la tête, et vous pensez : « Vieux fou !… tu le veux… eh bien, tu le payeras ! »

— Je te répète que le château n’est pas à vendre, dit le forgeron d’une voix irritée.

— Il y a donc un trésor caché là-haut ? fit le vieux juif en riant. Je m’en étais toujours douté… Eh bien, mettons le double de bénéfice… Au lieu de huit cents écus… soit… mille écus !

— Élias » prends garde !… Si tu veux te moquer de moi…

— Je parle sérieusement, père Rock.

— Ah ! c’est sérieux… Eh bien, écoute-moi : — depuis cinquante ans que tu roules le monde, que tu rapines à droite et que tu voles à gauche… que tu entasses ton or… tu dois être riche, Élias… très-riche !… Tu peux acheter tout le village, toute la montagne, avec ses maisons, ses bois et ses prés ; tu peux élever des moulins, des usines, des fabriques ; tu peux acheter des régiments de conscrits en Alsace, et les vendre le double en Bretagne. — Mais, quand tu couvrirais la côte de Felsenbourg et ses ruines de tes écus, jusqu’au sommet de la plus haute tour, tu ne les aurais pas ! Elles sont à Daniel Rock, fils de Pierre Rock ; et quand Daniel sera mort, elles seront à Christian Rock, son fils aîné… Et tant qu’il y aura un Rock sur la terre, la côte et les bruyères seront à lui ! »

S’étant exprimé de la sorte d’un ton bourru, maître Daniel rentra dans sa forge sans attendre la réponse d’Élias, saisit la barre de fer et s’écria :

« Allez, garçons ! »

Et les marteaux se reprirent à galoper sur l’enclume.

Le vieux juif resté seul, la bouche béante, attendit encore quelques instants ; mais, voyant Daniel lui tourner le dos, il détacha son âne ; monta dessus et s’éloigna tout mélancolique.


III


La somme exorbitante qu’Élias venait de lui offrir pour les ruines et les terres incultes de la côte inspira les plus tristes appréhensions à maître Daniel. Il ne douta point que le juif n’eût l’idée d’établir au milieu de la montagne des fabriques, des usines, des carrières, et autres exploitations de ce genre ; lesquelles entraîneraient bientôt la perte des vieilles mœurs, l’abandon de la culture, le mépris des usages les plus respectables, enfin l’abomination de la désolation prédite par nos saintes Écritures.

Un sombre nuage s’étendit sur son âme.

Le soir du même jour, à la lecture des chroniques, au lieu d’interrompre de temps en temps Thérèse par quelque réflexion judicieuse touchant l’antique valeur des margraves, les bienfaits innombrables dont ils avaient comblé le pays, ou de célébrer le triomphe des Yéri-Hans, des Rupert, des Luitprandt, foulant aux pieds de leurs chevaux des milliers de piques et de hallebardes comme l’herbe des champs, il se renferma dans un morne silence.

Ludwig étant venu l’avertir, que son père voulait le voir le lendemain pour causer d’affaires sérieuses, c’est à peine s’il lui répondit d’un air distrait :

« Bon… bon… ça me fera plaisir. »

Et lorsqu’au coup d’onze heures tout le monde se fut levé pour retourner chacun à sa demeure, au lieu de reconduire le père Nicklausse jusque dans la rue et de lui crier : « Bonne nuit, monsieur le curé… Quel beau temps ! voyez donc les étoiles ! » il ne bougea point de sa place… comme perdu dans un abîme de méditations profondes.

Thérèse, restée la dernière, le vit gravir l’escalier de bois au fond de la cuisine, pour aller se coucher, l’œil fixe, le front pâle, appuyant le pied lourdement sur chaque marche, et murmurant tout bas des paroles inintelligibles.

« Mon père est malade ! » se dit-elle.

Et durant plus d’une heure elle resta levée, tout inquiète, croyant entendre le vieillard se retourner dans son lit et gémir.

Cependant, le lendemain, dès cinq heures, le père Rock était à la forge avec ses fils : les marteaux retentissaient sur l’enclume.

Ils travaillèrent jusqu’à midi.

Thérèse dressa la table ; et ce n’est pas sans une vive satisfaction qu’elle vit enfin son père traverser la cour, se laver les mains et le visage à la fontaine, puis entrer d’un pas ferme dans la maison.

Il semblait remis de ses inquiétudes de la veille et dîna de bonne humeur.

Les fenêtres, ouvertes tout au large, laissaient s’étendre sur le plancher, sur la nappe blanche à filets rouges, sur les grands plats fleuronnés couverts de viandes fumantes, et les gobelets étincelants, un magnifique rayon de soleil. La côte, toute couverte de pommiers blancs, de pêchers roses, égayait la vue. Le père Rock considérait sa fille d’un regard attendri : on voyait qu’il la trouvait belle et qu’il en était fier.

Ses deux garçons mangeaient de bon appétit et buvaient de même.

« Un beau jour ! disait Kasper.

— Ah ! si c’était dimanche, faisait maître Daniel en riant, comme on irait danser à l'Arbre-Vert !… Mais sois tranquille, le dimanche viendra et la petite Grédel ne se sera

pas envolée. »

Puis elle se mettait à lire lentement les faits et gestes… (Page 107.)

Et le grand garçon barbu rougissait jusqu’aux oreilles.

Après le dîner, maître Daniel commençait à retomber dans ses rêveries. Kasper et Christian venaient de sortir, et Thérèse, debout à la fenêtre, regardait dans la rue silencieuse.

« Hé ! cria tout à coup Kasper, voici le père Bénédum ; il arrive avec ses deux gros roussins.

— Oui… et Ludwig est derrière, fit Christian. Tiens… tiens… c’est donc fête au moulin, qu’il a mis ses bretelles rouges et sa veste des dimanches ? »

Les chevaux du meunier approchaient en trottant ; la terre en tremblait.

Thérèse disparut aussitôt dans la cuisine, et le père Rock encore à table, ayant tourné la tête, vit son vieux camarade Frantz Bénédum qui s’avancait, tenant ses deux gros chevaux gris pommelé par la bride, et souriant sous les larges bords de son feutre.

Les yeux du père Rock s’animèrent ; il regarda son camarade d’enfance, le seul qu’il eût encore au village, pensant en lui-même : « En voilà encore un de la vieille roche ! Comme c’est bâti… comme c’est trapu ?… On n’en fait plus de cette trempe-là… Les meuniers… les meuniers de nos jours, ça se reconnaît à la veste… De mon temps, on les reconnaissait à la largeur des épaules… Et puis, quelle honnête figure avec ses cheveux gris, son gros nez relevé et ses petits yeux malins ! « Meunier et voleur sont deux, quand on regarde mon vieux Frantz ! »

Ainsi rêvait le brave homme, glorifiant sa

« Arrive ici, Thérèse ; veux-tu de ce mauvais gueux pour mari ?  » (Page 117.)

génération et celles qui l’avaient précédée, aux dépens de toutes celles qui pouvaient suivre.

Frantz Bénédum était alors à la porte.

« Oh ! hé ! garçons, fit-il, vous allez me ferrer ça… et solidement !

— Soyez tranquille, maître Frantz.

— Où est donc votre père ?

— Me voilà… me voilà… Bénédum… entre donc, vieux !

— Ah ! ah !… Bon. »

On entendit les pas lourds du meunier traverser l’allée, tandis que les gros chevaux piaffaient, se dressaient au poing de Kasper, et hennissaient de cette voix grêle qui précède les ruades.

« Bonjour, Frantz.

— Bonjour, Daniel. J’arrive au bon moment.

— Oui, tu vas prendre un verre de vin. — Thérèse ! Thérèse !

— Mon père ! dit la jeune fille en apparaissant toute rouge, tout émue.

— Va remplir cette cruche à la petite tonne… tu sais ?

— Oui, mon père.

— Ah ! fit le meunier en la suivant du regard, je ne m’étonne pas si mon garçon me tourmente du matin au soir pour arranger sa petite affaire… À sa place, moi, je crierais encore plus haut… — La belle fille ! »

Thérèse rentra déposer la cruche sur la table et voulut s’échapper aussitôt, mais le père Frantz, la saisissant au passage de ses larges mains, s’écria :

« Ho ! ho ! pas si vite… pas si vite… tu me donneras bien un petit baiser… hein ?… pour l’amour que je te porte. »

Thérèse, tremblante, se laissa prendre ce qu’on lui demandait, puis elle s’enfuit toute confuse.

Alors les deux robustes vieillards s’accoudèrent l’un en face de l’autre, riant tout bas. Frantz tendit la main par-dessus la table à Daniel, qui lui donna la sienne, et ils se la serrèrent longtemps en silence. On aurait dit qu’ils ne pouvaient parler.

Et c’était quelque chose d’attendrissant que de voir ces deux vieilles têtes grises, l’une calme, grave, énergique, l’autre un peu maligne, mais pleine de bonté et de franchise : — oui, c’est une belle chose que de voir deux vieux amis pleins de force et de santé, sous les neiges du grand âge, jouissant encore de tout et se souvenant de si loin.

Le père Rock remplit les verres. Dehors on ferrait les chevaux ; il y avait grand tapage.

« La ! la ! là ! Doucement, Reppel… un peu de patience… Prends-lui donc la jambe, Christian… Sont-ils enragés, les chevaux du père Bénédum !… On voit bien qu’ils reçoivent de l’avoine plus souvent qu’à leur tour.

— Mon garçon t’a dit hier que je viendrais te voir ? demanda le meunier.

— Je crois que oui…

— Il doit te l’avoir dit… Il n’a pu l’oublier, le gaillard, j’en suis sûr … À ta santé, Daniel.

— À la tienne, Frantz.

— Un bon vin… d’où le tires-tu ?

— De Rikevir, en Alsace.

— Il est très-bon. »

Puis reprenant sa pensée :

— Voilà maintenant quinze mois que Ludwig fréquente ta maison… tu dois le connaître.

— C’est un brave garçon, et que j’aime bien.

— Oui, c’est un brave garçon… un garçon rangé, laborieux, économe… Tu peux me croire, Daniel.

— Je le connais ! ce garçon-là me plaît… C’est un homme de notre temps à nous.

— Justement… Eh bien, puisque nous sommes d’accord… pourquoi retarder le mariage ? Il me semble que Ludwig ne déplaît pas à Thérèse.

— Tout est bien… mais une chose manque encore : la dot n’est pas prête.

— La dot ? Bah ! tu la donneras plus tard.

— Non, il faut que Thérèse ait sa dot… La fille de Daniel Rock ne peut se marier sans dot. D’ailleurs, ça ne tardera pas longtemps… Je mets chaque jour quelque chose de côté… Encore cinq ou six mois et nous ferons la noce. »

Il y eut un instant de silence ; le vieux meunier sembla se recueillir, puis souriant :

« Daniel, reprit-il, ce que tu dois désirer le plus, c’est de voir tes petits-enfants… Moi d’abord, et ma femme, nous ne pensons qu’à ça… nous en causons tous les jours… Catherine a déjà préparé le linge du ménage, elle ne demanderait pas mieux que de préparer les layettes… Et puis, voilà qu’une bonne occasion se présente de placer Ludwig… Tu sauras que le meunier Diemer, de la Steinbach, a spéculé sur les grains… il a perdu beaucoup d’argent… son moulin est à vendre… Ludwig ne peut aller à Steinbach sans Thérèse… il ne le peut pas… et si je laisse échapper cette occasion de le placer… il ne s’en présentera peut-être jamais de pareille… Pourquoi donc retarder le mariage ?… Pourquoi faire languir ces braves enfants ?… la dot !… la dot !… c’est bien… Est-ce que ta parole ne vaut pas de l’or ?

— Non… je puis mourir !… Tu sais, Frantz, que j’ai acheté les ruines et la côte… ce n’est pas la dot d’une fille, ça… il a fallu me saigner !… Maintenant le travail marche… je gagne tous les jours… mes garçons m’aident… mais la dot n’est pas encore prête, et tu dois comprendre que moi, Daniel Rock, je ne puis pas dire à ma fille que j’aime, à ma Thérèse : « Tiens ! les autres font ton bonheur, et ton père n’y est pour rien !… » Ça ne se peut pas… Elle aura sa dot… argent comptant… j’y tiens… c’est mon bonheur de travailler pour elle.

Le père Rock remplit de nouveau les verres, et le meunier, hochant la tête, s’écria :

« Tu seras toujours le même, Daniel… Depuis soixante ans que je te connais, tu n’as pas changé… C’est pourtant drôle… — La dot !… la dot !… Eh bien, j’en ai deux de dots… Là… es-tu content ?

— Comment ? »

Les yeux de Frantz Bénédum scintillèrent ; il s’allongea, les coudes en avant, sur toute la largeur de la table, sa grosse tête grise entre les mains, comme pour causer de plus près, tandis que maître Daniel, toujours grave et solennel, la tête haute, les bras croisés sur la poitrine, l’écoutait avec calme sans laisser deviner ses impressions.

« Tu connais mon pré de Langwald ?

— Oui… au-dessous de la Roche-Plate.

— Un pré de trois arpents, où la rivière déborde deux fois l’an… où rien ne pousse que des osiers et des flèches d’eau… Ça peut bien valoir de mille à douze cents francs entre frères… Eh bien, Daniel, figure-toi qu’avant-hier, à trois heures de l’après-midi, comme j’étais dans mon moulin, arrive le petit juif Élias Bloum sur son âne… Il cause de ceci, de cela, des blés, des avoines, de la farine, et finalement de mon pré du Langwald. Moi je le voyais venir… Je me disais : « Tu veux quelque chose, Élias… attention ! » Sans avoir l’air de rien, je dressais l’oreille. Le juif se met donc à me parler de mes prés… il les abîme : « C’est de la mauvaise terre… c’est un marais… il y pousse plus de grenouilles que de brins d’herbe… » Bon… je ne dis toujours rien. « Voyons, maître Bénédum, que voulez-vous de ça ? — Mais, Élias, puisque ça ne vaut rien. — C’est égal, dites toujours votre prix… — Est-ce que cinq cents francs l’arpent vous iraient, maître Frantz ? — Cinq cents francs ! Tu plaisantes ? » Je lui tourne le dos.

À ce moment, le vieux meunier se prit à rire en lui-même. Le père Rock, tout rêveur, ne le quittait plus de ses grands yeux gris.

« Six cents francs, maître Bénédum ? — Tu te moques du monde. — Six cent cinquante ? — Non. — Sept cents ? » Quand j’entends parler de sept cents francs, tu comprends, Daniel, ça me tenait là… je n’osais presque plus dire non… Catherine, dans le moulin, me faisait de grands signes… mais ce petit juif m’avait tellement l’air de tenir à mes prés, que je m’enhardis : je demande mille francs ! Élias crie… il s’en va. Catherine me pousse dans le dos pour courir après lui ; mais je le vois prendre le sentier du Dagsberg : « Il faudra bien que tu repasses devant mon moulin pour retourner à Saverne, que je pense. Si je te rappelais, tu serais capable de te dédire. » Catherine jetait de grands cris… elle me reprochait d’avoir manqué notre fortune… Tu connais les femmes, Daniel… ça ne sait pas attendre… ça voudrait sauter dessus tout de suite. Et vois-tu que j’avais raison de ne pas me presser ?… Ce gueux d’Élias, au lieu d’aller jusqu’au Dagsberg, s’arrête prendre une chopine aux trois maisons de Spartzprôd, chez Bourdonnaye. À cinq heures du soir, il était déjà de retour, avec un papier timbré et les écus : trois mille francs !… trois mille francs en or, pour des terres où mes bœufs s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans la vase… pour des terres qu’on ne pouvait ni faucher ni pâturer… Comprends-tu ça, Daniel ? »

Et Frantz Bénédum, transporté d’enthousiasme, partit d’un immense éclat de rire. Maître Rock, lui, ne riait pas ; il était devenu tout pâle et ne disait mot.

Le vieux meunier, surpris de son silence, l’ayant observé plus attentivement, et remarquant la pression de ses lèvres contractées par un sourire bizarre, lui dit :

« Qu’as-tu donc, Daniel ?… Est-ce que tu trouves l’affaire mauvaise ?

— Non, c’est une bonne affaire, dit le forgeron avec amertume. Tu gagnes de l’argent… ça doit être une bonne affaire… mais écoute-moi bien, Frantz. »

Son regard prit une expression sévère :

« Nous sommes de vieux camarades d’enfance… je n’ai que toi d’ami dans la montagne, et je n’en veux pas d’autres… Tu es un brave homme… mais tu aimes trop l’argent ! Au lieu de rester dans ton moulin, de moudre les grains qu’on t’apporte et de prendre un honnête bénéfice pour tes peines, tu descends en Alsace, tu achètes des blés, des avoines, et même des chevaux pour les revendre… tu fais le commerce : ce n’est pas beau !… non, ce n’est pas beau !… Tu devrais te souvenir que les Bénédum ont été jadis trabans, reiters et lansquenets au château de Felsenbourg, de père en fils ; — que plusieurs d’entre eux ont eu l’honneur de mourir au service de nos maîtres ; — que l’on compte dans ta famille trois chapelains de Dagsberg et deux vidames de Géroldseck : — que ces gens-là restaient à leur poste et ne faisaient pas le trafic.

— Mais, dit le meunier, les chapelains, les trabans, les reiters et les vidames n’existent plus… on n’en voit plus… Je ne peux pas les ressusciter, moi…

— Non, Frantz, non, interrompit Daniel en agitant la tête d’un air indigné, tu ne me feras pas croire que c’est bien d’oublier l’exemple de nos pères, et de vendre leurs dépouilles. D’abord, qu’est-ce que le juif va faire de tes prés ?… Le sais-tu, seulement ?

— Et que m’importe à moi ?… ça le regarde. Il n’y fera pas pousser de l’herbe, je t’en réponds.

— C’est possible, mais il pourra très-bien y bâtir des fabriques… attirer des ouvriers étrangers dans le pays, et nous donner l’amour du gain. Alors, au lieu de vivre simplement, honnêtement dans nos montagnes, au lieu de cultiver son petit champ, de se contenter de son petit avoir, chacun voudra gagner de l’argent. Les hommes vendront leur travail, les filles leur vertu… nous vivrons comme les gens des villes, nous penserons et nous agirons comme eux… Nous deviendrons menteurs, fourbes, envieux, intéressés ; nous serons gouvernés par des écrivassiers et des avocats. Les bonnes mœurs s’en iront… chacun voudra se glorifier aux dépens des autres… nous ferons tout ce qu’on nous dira de faire, pourvu que l’on paye bien… nous n’aurons plus de volonté… Les riches commanderont aux pauvres, et les pauvres travailleront pour ceux qui seront tout luisants de graisse. — Voilà, Frantz, ce que fera le juif … et toi … toi … tu l’auras aidé dans son œuvre.

— Oh ! ohl … diable !… un instant !… Tu vois les choses en noir, Daniel.

— Je les vois comme il faut les voir. »

Puis, se redressant, le père Roch ajouta d’un air digne :

« Je ne t’en veux pas, Frantz… non… tu n’as pas réfléchi ; mais sache que le juif est aussi venu me voir, et qu’il a voulu m’acheter les ruines… Devine un peu ce qu’il m’a offert ?

— Pour les décombres ?

— Oui, pour les décombres et la côte des bruyères.

— Mais… cent écus…

— Il m’en a offert mille.

— Mille écus ! s’écria maître Bénédum en bondissant, et tu as refusé ?

— J’ai refusé ! j’ai refusé, car moi, Daniel Rock, je pense à l’avenir de nos enfants ; je ne veux pas qu’on élève des fabriques pour les faire suer sang et eau, là-bas dans la vallée, — ni des prisons pour les étouffer là-haut sur la montagne. — Et puis, si j’avais été capable de vendre le château de nos anciens seigneurs… là… franchement… la main sur le cœur, Frantz, est-ce que tu ne m’aurais pas regardé comme un misérable… comme un traître pire que Judas ? »

Frantz Bénédum, ébahi, ne sut que répondre, et le vieux forgeron poursuivit, les larmes aux yeux :

« Songes-tu quelquefois à nos anciens seigneurs, Frantz, à ces hommes hardis, braves et généreux, qui, les premiers, ont pénétré dans les grandes forêts de l’Alsace et des Vosges pour en exterminer les bêtes fauves et les peupler de monde ? Songes-tu que nos pères, à nous, ont reçu leurs champs, leurs maisons, leurs premiers attelages de ces hommes, et qu’ils ont été bien heureux de vivre à l’abri de leurs lances et de leur courage ? — Alors la terre était au premier venu, mais personne ne pouvait répondre de la moisson : des milliers de bandits, sans feu ni lieu, — comme on le voit dans nos vieilles chroniques, — erraient à droite, à gauche , pour brûler, dévorer et dévaster. Le seigneur, sur son rocher, découvrait l’ennemi de loin, il volait à sa rencontre et livrait des batailles… de terribles batailles… quelquefois seul contre dix… pour la récolte du paysan ! — Je dis que ces gens-là valaient mieux que nous, qu’ils étaient plus forts, plus grands et plus nobles que nous… Je dis que c’est à leur courage que nous devons d’être ce que nous sommes, et que nos ancêtres ont dû leur repos. On a tort de l’oublier, Frantz, c’est encore à ces hommes-là que nous devons d’être chrétiens, car, sans eux, où donc auraient vécu les apôtres, et tous ces hommes savants qui écrivaient les chroniques et disaient la messe au milieu des bois ? Nous serions tous devenus des sauvages … nous n’aurions jamais rien su de l’Évangile ! — Maintenant que les fils des paysans et des bourgeois sont les maîtres… que la terre est défrichée et que les bois sont en coupes réglées… les descendants des seigneurs n’ont plus que le souvenir de leur nom et de leur gloire. On les a même chassés… Ceux de Felsenbourg sont tous morts depuis longtemps… mais s’ils pouvaient revenir, le vieux Rock leur dirait : « Voilà votre château… ce n’est plus qu’un tas de pierres… mais les aigles n’ont besoin que d’un rocher pour rebâtir leur nid. »

En prononçant ces derniers mots, le forgeron s’était levé ; sa face avait une expression terrible, ses lèvres tremblaient, ses cheveux gris s’agitaient comme une crinière.

« Je marcherais avec eux ! cria-t-il d’une voix foudroyante. — Oui, Daniel Rock marcherait avec eux contre tout l’univers ! »

Il se rassit plus pâle que la mort, les yeux étincelants, et vida brusquement son verre. Maître Bénédum aussi était bien pâle ; il n’avait jamais vu son vieux camarade dans un pareil état.

Au bout d’un instant, le forgeron reprit d’une voix basse, concentrée :

« Et j’aurais été vendre, moi, le château de nos maîtres… leur château ? non… ce n’est plus qu’une tombe ! J’aurais été vendre leur tombe à un juif pour quelques piles d’écus… Allons donc…, plutôt me couper le poing ! Écoute, Frantz, tu sais que les morts ont une nuit tous les ans pour revivre… la nuit de Noël : — eh bien, que diraient nos anciens seigneurs en s’éveillant cette nuit-là, s’ils retrouvaient leur château vendu par Daniel Rock, et démoli par un juif ! Non… non… grâce au ciel ! je ne suis pas encore assez misérable pour avoir de pareilles idées. Je l’ai dit à Élias :

« Tant qu’il y aura un Rock sur la terre, il gardera les ruines de Felsenbourg… et quand on les couvrirait d’or pour les acheter, il n’en vendra pas un seul caillou. » Daniel Rock fera la dot de sa fille… ses fils travailleront pour leur sœur avec plaisir… il ne sera pas nécessaire de vendre un brin d’herbe, pour rendre Thérèse heureuse comme elle le mérite. »

Le vieux forgeron se tut, l’œil étincelant encore et le poing fermé sur la table. Ses deux fils l’écoutaient du dehors, appuyés sur la fenêtre, et leurs figures énergiques anonçaient un sombre enthousiasme.

Frantz Bénédum resta quelques instants comme abasourdi, puis se levant :

« C’est beau, Daniel, ce que tu viens de dire, fit-il, oui… c’est beau ! Malheureusement, bien peu de gens comprendront ça.

— Hé ! que m’importent les gens… et surtout les gens qui ne comprennent rien en dehors des écus ?… Je sens ce que je sens… je fais ce que je dois… le reste m’est égal. Tu n’as vendu que de misérables prairies, mais moi, j’aurais vendu le dernier souvenir des margraves de Felsenbourg, nos maîtres !

— Enfin, Daniel, ce qui est fait est fait… J’ai l’argent… J’ai la dot de Thérèse… et je te l’offre avec plaisir… Tu me rembourseras quand tu pourras… Il ne manque plus que ton consentement pour rendre mon garçon heureux, et j’ose dire aussi ta fille. »

Alors le vieux forgeron, attendri, pressa de nouveau la main de son camarade d’enfance.

« Et je le donne, mon consentement, murmurat-il. Oui, ton fils est un brave garçon ; je lui confie le bonheur de Thérèse… On me donnerait à choisir entre mille gendres, que je n’en voudrais pas d’autre… Seulement, Frantz, tu ne me reparleras jamais plus des ruines… tu ne me reprocheras jamais d’avoir refusé les six mille livres d’Élias ?

— Moi ! te faire un reproche, Daniel ; est-ce que tu n’es pas le maître de ton bien ?

— À la bonne heure ! — Appelons les enfants. »

En ce moment, les chevaux étaient ferrés. Ludwig, en faction sur l’escalier extérieur, tremblait d’impatience, et Thérèse, dans la cuisine, écoutait… pâlissant et rougissant tour à tour. Elle connaissait son père : ses éclats de voix l’épouvantaient.

Les deux vieillards se levèrent.

« Ludwig !… » cria le meunier.

Maître Daniel était allé prendre sa fille :

« Arrive ici, Thérèse, arrive… Est-ce que tu veux de ce mauvais gueux-là pour mari ? »

Ludwig et Thérèse tombèrent dans les bras l’un de l’autre, fondant en larmes.

Les deux vieux, non moins émus, souriaient en s’essuyant les yeux. Christian et Kasper regardaient d’un œil mélancolique, pensant peut-être : « Quand donc arrivera notre tour ? »

Aussi le père Rock, devinant sans doute leur pensée, s’écria :

« Allons, garçons, ôtez votre tablier… On ne travaille plus aujourd’hui… Frantz, va chercher Catherine… Nous souperons ensemble… Il faut que toute la famille soit réunie ! »


IV


La nouvelle du mariage de Ludwig et de Thérèse se répandit en un clin d’œil dans tout le village.

« Avez-vous vu passer Catherine ? se criaient les commères d’une porte à l’autre.

— Eh ! oui, elle allait chez le père Rock.

— Alors, c’est une affaire arrangée… On se marie.

— Mon Dieu, oui, Margrédel, encore un beau mariage… Vont-ils s’en donner !

— Chacun son tour, Katel, chacun son tour… Ah ! quand je pense âmes noces… on n’en fait plus de noces pareilles. Il y avait plus de trente personnes, six jambons, quinze livres de bœuf, huit livres de veau, une tonne de vin d’Alsace de quatre mesures ; sans parler des œufs, du fromage, des galettes, ni du gros Pfifer-Karl, qui jouait de la clarinette en revenant de l’église. — Voilà des noces !

— Et les miennes donc, Margrédel ! À mes noces, le maître d’école Bischof était tellement gris le soir, qu’il prit la fenêtre du jardin pour la porte, et tomba le nez dans les choux… Il fallut le ramasser et le reconduire à sa maison comme un véritable enfant… Et le sacristain Freylig attrapa une indigestion qui lui dura quinze jours ! C’est pour vous dire qu’à mes noces, chacun mangeait et buvait tout ce qui pouvait tenir… car Dieu merci, Margrédel, il en fallait du vin pour griser Bischof… et du jambon pour donner des indigestions au sacristain… il en fallait ! Ce n’est pas à des noces comme on en voit aujourd’hui, qu’ils auraient eu leur compte ! »

Ainsi causaient les bonnes vieilles, se rappelant, avec des airs d’extase, le beau temps de leur mariage. Quant aux pommes de terre qu’il avait fallu manger depuis, elles n’en disaient rien.

Et tandis qu’elles causaient de la sorte, les verres tintaient, les bouteilles gloussaient, les fourchettes cliquetaient chez maître Daniel.

À chacun son tour d’être joyeux dans ce monde, — comme disaient les bonnes commères, — d’avoir le teint frais, les épaules rondes, les cheveux noirs ou blonds, le regard alangui par l’amour ! À chacun son tour de rire, de chanter, de festoyer, de voir les choses en beau et de s’écrier le verre en main : « Vous êtes mes amis… mes vrais amis… embrassons-nous, embrassons-nous, et vive la joie ! »

C’est ainsi que se passaient le choses dans la grande salle, tandis que la vieille horloge comptait lentement les secondes.

Frantz Bénédum, le nez pourpre, son large feutre penché sur l’oreille, le bras gauche autour du cou de maître Daniel, s’écriait :

« Nous sommes de vieux amis… Je n’ai jamais eu d’ami que toi… Nos enfants s’aiment… nous nous aimons tous… oui… tous ! Christian et Kasper sont aussi mes fils… nous sommes comme qui dirait en paradis ! Buvons à notre santé… à la santé de Catherine, ma femme… la meilleure femme du pays ! »

Et la vieille meunière, grande, sèche, la figure saupoudrée d’un milliard de taches de roux, son immense bonnet de dentelle en pyramide sur la nuque, riait et s’égayait… Elle regardait le père Rock et lui disait :

« Vous avez toujours été bel homme, père Daniel, et vous vous êtes conservé comme un charme.

— Et vous aussi, commère, faisait le vieux forgeron par galanterie ; oui… vous avez toujours été droite comme un lis, et fraîche comme une rose.

— Oh ! oh ! compère… si vous parliez de cette brillante jeunesse, à la bonne heure… Mais enfin… ce n’est pas pour dire… nous avons été assez bien dans le temps… Il y a de ça trente-cinq à quarante ans…

— Je m’en souviens, dame Catherine, oui, je m’en souviens… vous étiez ce qui s’appelle une fille bien tournée… Mais buvez donc, commère !

— Doucement… doucement… vous voulez me griser ; je crois ! »

Tout le monde riait, le vieux curé Nicklausse comme les autres. Kasper et Christian, en manches de chemise, allaient et venaient autour de la table, découpant les viandes et remplissant les verres. Ludwig et Thérèse, assis l’un près de l’autre, semblaient rêveurs ; seulement, lorsque leurs yeux se rencontraient par hasard, Thérèse rougissait doucement, tandis que le brave Ludwig, exhalant de longs soupirs, murmurait :

« Comme il fait beau temps aujourd’hui !… Comme tout est beau ! Ah ! que je suis heureux, Thérèse ! »

Alors elle le regardait, et ses grands yeux noirs semblaient dire : « Moi aussi, Ludwig, je suis heureuse… oh ! oui… bien heureuse !…

Dehors, l’alouette s’égosillait à la cime des airs… les fleurs blanches des pommiers s’effeuillaient au bord des fenêtres… le soleil couchant dorait la côte à perte de vue.

Dans la salle, les vieux se racontaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, d’antiques histoires du Messager boiteux, et riaient à faire trembler les murs. Maître Daniel lui-même, d’habitude si calme, si grave, avait fini par s’animer d’une façon singulière. Il parlait nez à nez avec le père Nicklausse, qui parlait aussi, élevant la voix et gesticulant comme dans sa chaire. Tous deux semblaient avoir entrepris de s’assourdir l’un l’autre, et de temps en temps ils partaient d’un grand éclat de rire et criaient :

« Buvons, maître Daniel !

— A votre santé, monsieur le curé »

Le temps ne paraissait long à personne.

La nuit était venue, on avait allumé la grande lampe de fer, et le repas continuait toujours aux clameurs de tout le monde, car les fils du forgeron avaient fini par s’enthousiasmer comme les autres, et disputaient sur la question de savoir s’il convient de ferrer un cheval d’abord par le pied droit ou par le pied gauche.

La mère Catherine seule, au milieu de cette tempête d’éclats de rire, paraissait avoir conservé sa présence d’esprit.

« Frantz ! s’écria-t-elle tout à coup, profitant d’un instant de silence.

— Qu’est-ce que tu veux, Catherine ? Tu vois bien que je cause.

— Oui… mais tu n’entends pas sonner minuit.

— Minuit ! s’écria le père Nicklausse, ce n’est pas possible !

— Regardez l’horloge, monsieur le curé.

— Minuit ! c’est vrai… Ah ! mes chers enfants, le temps ne dure pas avec vous. »

Il se leva, tout le monde suivit son exemple :

« C’est égal… voici un beau jour, maître Daniel, je m’en souviendrai longtemps ! Mais que va dire ma pauvre Annah ? Depuis dix ans, mes chers amis, je ne me suis pas dérangé jusqu’à pareille heure.

— Kasper, allume la lanterne de monsieur le curé, » s’écria le père Rock.

Et s’adressant ensuite à Ludwig :

« Et toi… embrasse ta femme… Je te la donne, Ludwig, pour faire son bonheur… C’est ce que j’ai de plus cher au monde. »

Puis reconduisant maître Frantz Bénédum et Catherine :

« Faut-il vous éclairer, Frantz ?

— Tu plaisantes, Daniel ; est-ce que je ne connais pas le chemin de mon moulin ?

— Alors, bonne nuit, dame Catherine…

— Bonsoir, maître Daniel ; dormez bien. »

Ils s’éloignèrent.

Ludwig sortit à son tour ; il embrassa le vieillard avec effusion et s’éloigna rapidement.

La nuit était toute noire. Maître Daniel, debout sur le seuil, écoutait les pas de ses convives s’éloigner de plus en plus, et le bruissement de la fontaine dans le silence universel.

« Ah ! ah ! ah ! criait Kasper dans la maison, les as-tu vus s’embrasser, Christian ?

— Tais-toi donc… tais-toi donc, Kasper… Si le père entendait.

— Eh bien… après ? puisqu’ils se marient…

Ne voilà-t-il pas des affaires parce qu’on s’embrasse ?… Je dis, moi, qu’ils ont raison. »

Maître Daniel, entendant cette conversation, devint grave. Les vapeurs du vin se dissipent vite aux fraîcheurs de la nuit. Il allait rentrer, quand, levant les yeux par hasard, il aperçut tout au haut de la côte une lumière scintillant dans les ténèbres. Cette lumière, rouge, vacillante, éclairait le profil noir de l’une des tours. Le vieux forgeron tressaillit.

Il regarda longtemps la flamme s’élever et descendre le long de la façade ; puis inclinant la tête :

« C’est le signal de Fuldrade, murmurat-il à voix basse ; que peut-elle me vouloir à cette heure ? »

En même temps, traversant l’allée :

« Allons, garçons… allons… il est temps de se coucher, s’écria-t-il d’un ton brusque, la fête est finie !… Mais où donc est Thérèse ?

— Elle vient de monter.

— Eh bien, bonne nuit… Allez… je vais fermer la maison. »

Les deux garçons n’avaient pas l’habitude de faire des observations ; ils montèrent donc dans leur chambre, tandis que le père Daniel mettait la barre à la porte et poussait le verrou.

On les entendit quelques instants encore rire, causer à demi-voix, et leurs gros souliers rouler sur le plancher sonore.

Maître Daniel, sombre, taciturne, se promenait de long en large dans la grande salle. La table, couverte des débris du festin… le silence succédant au tumulte… et peut-être aussi le sentiment profond de l’inanité de nos joies, après l’excitation de l’ivresse… tout cela courbait le front du vieillard. Il allait et venait, l’œil triste, s’arrêtant parfois pour écouter si quelqu’un veillait encore dans sa maison.

Enfin tout se tut.

Alors maître Rock, jetant sa houppelande de laine sur ses épaules et se coiffant de son tricorne, prit un gros bâton ferré derrière la boîte de l’horloge et passa dans la cuisine, amortissant le bruit de ses pas sur les dalles.

Il poussa la porte qui donnait sur le sentier des ruines ; puis, écoutant de nouveau et n’entendant plus rien, il sortit, ferma le cadenas et se mit à gravir lentement la côte.

Une heure sonnait à la petite église. Toutes les lumières du village étaient éteintes. La lune, longtemps voilée par les nuages, brillait alors de tout son éclat.


V


Une pensée grave, solennelle, conduisait maître Daniel Rock dans les ruines de Felsenbourg.

Depuis nombre d’années, la vieille diseuse de légendes, Fuldrade d’Obernay, s’était établie dans ces décombres avec ses deux chèvres.

Chassée de Triefels en 1803, elle avait longtemps erré de château en château, de village en village, cherchant un asile où reposer sa tête, célébrant les triomphes des temps passés, épouvantant les uns de ses prédictions, et réjouissant les autres en leur annonçant le retour des nobles hommes bardés de fer.

Les bourgeois d’Alsace et de Lorraine la traitaient de folle ; les paysans l’appelaient sorcière et redoutaient ses mauvais sorts, — mais Daniel Rock, lui, la considérait comme une sainte et se trouvait en quelque sorte indigne de s’approcher d’elle et d’entendre les prédictions bizarres, incohérentes, qui s’échappaient de ses lèvres.

Or, qu’on s’imagine l’émotion du vieux forgeron lorsque, après les propositions du juif Élias, le récit de Frantz Bénédum et les libations des fiançailles, il aperçut tout à coup le signal de la vieille.

C’était le réveil du festin de Balthazar !

Lui, qui ne craignait rien, qui pour soutenir ses idées aurait bravé l’univers, il se sentit frissonner jusqu’à la moelle des os.

Ce signe confirmait toutes ses appréhensions.

« Quelque chose se passe !… quelque chose de grand… de terrible… l’heure est proche… les destins vont s’accomplir !… »

Telles furent les pensées du père Rock.

Il montait donc la côte à travers les genêts et les hautes bruyères, s’arrêtant parfois pour respirer et regardant au-dessous de lui le village silencieux.

La nuit était parfaitement calme… la rivière au loin… bien loin dans la vallée sombre, faisait entendre son doux murmure… les rayons argentés de la lune reposaient sur les petits toits de chaume. Quoiqu’il eût fait très-chaud tout le jour, et que la terre fut aussi sèche que le roc, pas un insecte ne poursuivait sa chanson stridente.

Au-dessus de la côte s’élevaient les rochers

à pic, qui semblaient grandir à chaque pas,

« Regarde par la meurtrière… là ! fit-elle…(Page 122.)

et dont les ombres noires se prolongeaient à gauche, dans la vallée du Haut-Barr.

Au bout d’une demi-heure d’ascension pénible, maître Daniel avait atteint la base de ces immenses remparts naturels du vieux burg ; ses gros souliers ferrés et la pointe de son pic grinçaient dans le sentier qui monte au donjon ; les décombres roulaient sous ses pieds.

Bientôt il fut au sommet du plateau désert, en face des deux hautes tours encore debout malgré les vents, les neiges et la puissance destructive des orages dans ces hautes régions.

Alors le vieillard fit halte, pour contempler une seconde ce vaste domaine de la mort.

Les débris amoncelés, les ronces, les hautes orties hérissées dans chaque fissure de la pierre ; le silence du néant après le tumulte des armes, la voix des chefs, le chant joyeux des reiters, les hymnes pieuses des moines, toutes ces choses, dont sa mémoire était pleine et qu’il voyait anéanties, serrèrent le cœur de maître Daniel :

« Luitprandt !… cria-t-il, Rupert !… Karl !… et vous tous… vous tous… nos anciens maîtres… qu’êtes-vous devenus ? »

Une chouette silencieuse fendit le ciel sombre de son zigzag rapide, et disparut dans une meurtrière.

Le vieillard, taciturne, poursuivit tristement sa marche vers la tour de Fuldrade, à l’autre extrémité du plateau. Une vague lueur rougeâtre en éclairait la porte en plein cintre.


Lorsque maître Daniel vînt à passer avec sa fille. (Page 125.)

Quand il fut à cette porte, découvrant sa grosse tête grise, il parut hésiter ; mais aussitôt une voix cassée cria de l’intérieur :

« Approche… Daniel… je t’attendais. »

Et le forgeron entra dans ce nid de hiboux, comme on entre dans un temple.

Au bout de trois pas, il vit la vieille accroupie près d’un feu de bruyères presque éteint. À côté d’elle dormaient ses deux grandes chèvres. — L’une, au bruit des pas du forgeron, se réveilla… allongea le cou… ses grands yeux dorés s’illuminèrent, puis elle se replia dans l’autre sens, posant sa tête sur sa maigre échine, et s’assoupit de nouveau.

Quant à la tour, ses six étages étaient tombés l’un sur l’autre ; son escalier en spirale restait le pied en l’air dans les nuages ; on voyait les étoiles au haut comme par une immense lunette. Dans un des coins, à cinq ou six pieds au-dessus du sol, avait pris racine un petit hêtre dont les feuilles étaient blanches.

Fuldrâde ne ressemblait plus à un être humain ; on l’aurait plutôt prise pour une de ces vierges en plâtre des petites chapelles de Marienthal ou de Sainte-Odile, affublées, dans leurs niches, de robes de soie toutes passées et couronnées de fleurs flétries. Sa peau était si fine, qu’on voyait, à travers, les sutures de son crâne chauve ; son nez crochu, son menton en galoche, ses joues creuses, ses yeux recouverts lasques paupières, ses petites mains sèches, ses oreilles, blanches comme des hosties, le petit bonnet de crin tressé, en forme de corbeille, retombant sur sa nuque, tout cela lui donnait l’air de quelque apparition surnaturelle.

Et pourtant, malgré cet état de décrépitude, on devinait que Fuldrade avait été belle d’une beauté splendide.

Maître Daniel restait immobile sur le seuil de la tour, comme un chevalier des vieux temps, en sentinelle, la tête haute, les deux mains appuyées sur son pic, le regard calme et sévère.

La vieille jeta quelque poignées de bruyères dans le feu, qui, se rallumant, éclaira les murailles sombres du donjon, leurs larges blocs de granit et le hêtre blanc posé comme un candélabre dans l’angle le plus obscur.

Puis, sans lever les yeux, elle murmura d’un accent rêveur :

« Daniel… les jours sont proches… Il y a des signes !…

— Des signes ?

— Oui… des signes mauvais ! — Regarde par la meurtrière… là ! » fit-elle, levant sa petite main, sans suivre du regard le geste qu’elle faisait.

Daniel Rock se tourna, et vit au clair de lune les décombres entassés.

« Que vois-tu ?

— Je vois la tour et la chapelle…

— Et dans la grande niche, tu ne vois plus la statue d’Adelberg le Vieux, ajouta Fuldrade ; elle est tombée !

— Tombée !

— Oui… hier, entre neuf et dix heures ! Et dans la même nuit, le vieux margrave, au milieu du silence, m’est apparu… Il était sombre… sombre comme une nuit d’orage… Il a gravi l’escalier… il parlait…il gémissait ! »

L’accent de la vieille était devenu presque imperceptible : on aurait dit qu’elle avait peur de s’entendre elle-même.

Daniel Rock, lui, se sentait pâlir, mais il ne bougeait pas plus qu’une statue.

« Il parlait !… — dit la vieille d’un ton si bas, qu’il ne fallait rien moins que le silence profond de la nuit et l’isolement des ruines pour percevoir son souffle ; — il disait : « L’heure avance !… La montagne frissonne !… » Et il écoutait, Daniel… Des larmes de sang coulaient sur ses joues… Et puis, tout à coup, il fit un grand cri : « À moi !… à moi !… mes enfants !… les voici !… » Alors toutes les bruyères, toutes les broussailles, tous les arbres furent agités comme par un grand coup de vent. On entendait des coups sourds, profonds,ébranler les remparts… Tous les guerriers accouraient les défendre : Reinhart, Ulrich, Mérowée, Luitfried, Othon, Gehrhardt, Hatto le Noir… Tous nos maîtres, armés du glaive, de la lance, de la masse d’armes, les ailes de leurs grands casques déployées, s’élancaient de la chapelle qui sonnait le tocsin ! Et leurs compagnies de trabans les suivaient en foule… Il y en avait, mon Dieu, il y en avait autant que de grains de sable au bord de la mer… Le beffroi, le donjon, les créneaux, le pont-levis étincelaient de piques innombrables, comme les champs de seigle au soleil d’été ! Et le vieux burg sortait de terre pour les recevoir, avec ses voûtes profondes, ses escaliers usés par les brodequins de fer, ses galeries, ses tours et ses tourelles, ses hautes terrasses et ses guérites avancées sur l’abîme ! Et la cloche sonnait toujours !… Les moines chantaient, les trompes d’airain mugissaient, les chevaux hennissaient dans leurs écuries souterraines ! Tout à coup le pont-levis s’abaissa, et les reiters, à cheval, Hatto le Noir en tête, sortirent et se rangèrent en ordre de bataille au pied des remparts, la visière basse, la lance en arrêt… tandis qu’en haut se penchaient les archers attentifs. Il se fit un grand silence !… Au loin… bien loin… par delà les montagnes… s’entendait un sifflement terrible… le sifflement du dragon à sept têtes… puis un roulement sourd, comme le bruit des grandes eaux qui s’avancent pour tout engloutir !… Et les guerriers se disaient entre eux, tout bas : « D’où vient ce bruit ? » Et tous écoutaient… Et moi… moi… pauvre vieille, j’avais peur… et les sifflements déchiraient l’air… ils entraient dans la vallée de Spartzprôd… — En ce moment, le vénérable évêque, Gotfried, revêtu de sa robe d’or et de pourpre, la mitre en tête, sa large barbe blanche étalée sur la poitrine, la crosse à la main, et le chapitre des moines en robe de bure à sa suite, s’avança sur la plate-forme, lentement… Il regarda par-dessus la rampe, prêtant l’oreille, puis il étendit ses mains tremblantes et s’écria : « Les temps sont accomplis !… l’agneau triomphe du loup dévorant… Vos œuvres sont grandes, ô Seigneur !… Vos voies sont justes et véritables, ô roi des siècles ! » Ainsi gémissait l’évêque, et sa voix, sonore comme le chant du cygne au milieu des nuages, s’entendait dans toute la montagne… Et le jour approchait… les ombres de nos seigneurs pâlissaient… pâlissaient : aux premiers rayons du soleil, elles avaient disparu ! — Alors, moi, Fuldrade, regardant par le soupirail, je vis la statue d’Adelberg le Vieux couchée dans les ronces, et je fis une prière pour l’âme des morts. »

La vieille se tut. Daniel Rock semblait anéanti.

« Et ce sifflement, Fuldrade, dit-il enfin, les yeux étincelants d’une sombre fureur, ce sifflement et ce bruit des grandes eaux, d’où venaient-ils ?

— Je n’en sais rien, » s’écria-t-elle en laissant tomber son crâne chauve dans ses mains desséchées, et se cachant la tête avec désespoir.

Puis elle ajouta :

« Ils viennent de l’enfer… C’est l’ange des ténèbres qui s’avance sur le dragon à sept têtes… Il détruira tout… il dévorera tout… il empoisonnera tout ! »

Et d’un accent plus bas, elle murmura :

« Mon Dieu… mon Dieu… qu’est-ce que la vie ? Que sont devenus les margraves de Felsenbourg… de Geroldseck… du Dagsberg ?… Qu’est-ce que la durée d’une noble race, comparée à celle du fleuve de vie qui coule éternellement et ne tarit jamais ? »

En prononçant ces derniers mots, son œil devint morne… La vieille diseuse de légendes parut se perdre dans un rêve immense… Sa respiration, saccadée tout à l’heure, prit un mouvement calme, régulier… sa tête s’inclina doucement.

« Fuldrade ! » dit maître Daniel.

Elle ne répondit pas, mais ses deux chèvres, se levant, vinrent se placer à côté d’elle, allongeant leur grand cou maigre, et flairant vers la porte, où commençaient à s’étendre les bandes pourpres du crépuscule.

Le vieux forgeron resta quelques secondes encore la tête basse, les lèvres serrées, comme abîmé de douleur… Puis il sortit de la tour… regardant la crête du plateau, dont les herbes noires entrelacées et les hautes broussailles formaient des dessins bizarres sur l’horizon brumeux.

Enfin il s’éloigna lentement et redescendit dans la crevasse qui mène aux bruyères.

Une sueur froide couvrait sa figure, mais la plus inflexible résolution était dans son cœur.

« Le château de Felsenbourg est à Daniel Rock, se disait-il, et si le dragon à sept têtes arrive pour le démolir, Daniel fera son devoir : il combattra jusqu’à la mort ! »

Vingt minutes après, le vieux forgeron rentrait chez lui et se jetait sur son lit. Il était alors quatre heures du matin… Kasper et Christian dormaient encore.


VI


Il faisait grand jour lorsque maître Daniel, revêtu de son large habit bleu à boutons d’acier, de son gilet écarlate, de ses culottes de velours noir et de ses souliers à boucles d'argent, descendit lentement l’escalier, traversa la cuisine et fit son entrée dans la salle d’un pas majestueux.

C’était dimanche. Thérèse avait eu soin d’ouvrir les fenêtres, de sabler le plancher, d’essuyer les armoires, le buffet, la cheminée gothique, d’épousseter les images de sainte Odile et de saint Landolple.

Le temps promettait d’être superbe ; l’air encore frais du matin remplissait la poitrine.

La forge, le moulin, la charrette criarde qui se rend au labour, le pâtre qui souffle dans sa trompe, les chèvres bêlantes qui traversent le village à la file… tous ces bruits confus se taisaient. La cloche de la petite église, appelant les fidèles au service divin, bourdonnait seule dans la vallée silencieuse, et derrière le rideau de peupliers qui borde la côte, dans tous les sentiers de la montagne, on voyait descendre les paysans et les paysannes des hameaux environnants par trois, quatre, six, en feutre, en tricorne, en petite jupe, hâtant le pas, s’entraînant pour arriver plus vite.

Ce spectacle réjouissait l’âme ; on se disait : « Le Seigneur est bon !… Glorifions-le dans les siècles des siècles. Amen ! »

Maître Daniel, voyant ses fils bien rasés, le col de leur grosse chemise remontant jusqu’aux oreilles, la veste de velours marron boutonnée sur leur large poitrine, en fut réjoui… Les sombres visions de la nuit se dissipèrent de son âme, un flot de sang jeune colora ses joues brunes. Il ouvrit le buffet, y prit une bouteille de vin et trois verres, et les déposa sur la table, disant :

« Garçons, cassons ensemble une croûte avant de partir pour la messe ; il faut se rafraîchir un peu… surtout quand on chante au lutrin… N’est-ce pas, Christian ? »

Christian rougit ; son habitude était de s’asseoir au banc du chœur, à côté du chantre Egoff, et là de ronfler comme un tuyau d’orgue, se rengorgeant, levant les yeux à la voûte d’un air d’extase, et ouvrant la bouche jusqu’aux oreilles.

La grande Berbel, son amoureuse, voyant alors ses longues dents blanches, songeait à la clarinette de l’Arbre-Vert : elle croyait déjà sentir le bras vigoureux de Christian la saisir par la taille et l’emporter comme une plume dans les tourbillons de la valse.

Le père Rock ayant donc rempli les verres, dit :

« À votre santé, garçons !

— À la vôtre ! » répondirent les fils. Ils burent, et la physionomie du vieux forgeron sembla s’éclaircir.

« Garçons, reprit-il après un instant de silence, je suis content de vous… Vous êtes de braves enfants… Vous ne m’avez jamais donné que de la satisfaction. S’il m’arrivait malheur, souvenez-vous que je vous ai dit ces choses ; la seule consolation de ceux qui restent sur la terre est de savoir qu’ils ont rempli leur devoir à l’égard des parents… Le reste n’est rien. »

— Pourquoi nous dire cela, demanda Christian, n’êtes-vous pas encore plein de force et de santé ?

— Sans doute… je vais bien… Daniel Rock ne craindrait pas encore à la lutte deux ou trois de nos jeunes gens du village… Mais parce qu’on a vécu soixante-dix ans, ce n’est pas une raison pour que cela dure toujours… Enfin, votre père bénit le ciel de lui avoir donné des enfants tels que vous… Peut-être un jour serez-vous heureux de songer que je vous ai dit cela. »

Ainsi parla maître Daniel d’un accent ému, et ses fils pensaient :

« Comme notre père a la voix douce !… Jamais il ne nous parlé de la sorte. »

Et, sans savoir pourquoi, ils sentaient leurs yeux se remplir de larmes.

En ce moment, des pas légers traversèrent la cuisine, la porte s’ouvrit, et Thérèse entra parée de ses plus beaux atours : sa magnifique chevelure noire couronnée de la toque des Kokesberg à fleurs d’argent, la taille bien prise dans l’étroit corset de taffetas vert sombre à reflets rouges, où descendait une triple chaîne d’or ciselé, la jupe de soie violette à grands ramages : — on aurait dit une de ces jeunes châtelaines dont parlent les vieilles chroniques.

Le père Rock, la voyant s’avancer ainsi, en parut tout émerveillé. Il admirait tour à tour chacune des pièces de ce riche costume ; puis, tout à coup, étendant ses larges mains :

« Voilà ce qui s’appelle une jolie fille de la montagne, dit-il d’un ton glorieux, la fille de maître Daniel Rock le forgeron !… Viens ici, Thérèse, que je t’embrasse ! »

Thérèse s’approcha ; il la fit asseoir sur ses genoux et la contempla de nouveau la face épanouie, puis il dit lentement, d’un ton grave :

« Thérèse, tu portes aujourd’hui la toque de ta mère, la chaîne d’or de ta grand’mère Anne, et la robe de ta troisième aïeule Odile… C’est bien… cela me fait plaisir… Ce sont elles, ces braves femmes, qui te les ont léguées pour soutenir la gloire de la famille… Chaque fois que tu les mettras, tu penseras à elles, tu te rappelleras que c’étaient des femmes vertueuses, des épouses dévouées, de bonnes mères, et tu suivras leur exemple.

— Oui, mon père ! dit Thérèse devenue toute pâle.

— Eh bien, embrasse-moi, et partons pour la messe : voici le second coup qui sonne. »

Thérèse embrassa le vieillard, qui la retint quelquès instants sur sa poitrine avec une émotion inexprimable. Puis il se leva, mit son grand tricorne, et, la prenant par le bras, ils sortirent les premiers.

Christian et Kasper, ayant refermé les fenêtres et la porte, ne tardèrent point à les suivre dans la grande rue qui descend vers l’église. Ils n’étaient pas encore à cinquante pas de la maison, qu’un singulier spectacle s’offrait à leurs regards.

Devant l’auberge du Cygne, qui se trouve un peu reculée de l’alignement, entre le jardin d’Adam Zimmer et celui de la veuve Lœrig, devant cette auberge, la plus grande du village, se trouvaient sept ou huit étrangers en habit vert et casquette plate brodée d’argent, tenant chacun par la bride un grand cheval, le cou allongé, les jambes fines, l’air fringant, tels qu’on n’en avait jamais vu dans le pays.

Ces personnes appelaient, criaient, commandaient ; l’aubergiste Baumgarten accourait… le palefrenier Nickel aussi… Toute la maison était en l'air.

« Conduisez nos chevaux à l’écurie.

— Préparez-nous à dîner… qu’avez-vous ?

— Dépêchez-vous…

— Servez vite…

— Faites ceci…

— Faites cela…

Enfin, on voyait que ces gens ne manquaient pas d’argent, car ils commandaient et ordonnaient comme des princes. Outre cela, ils avaient l’air de rire du monde qui s’arrêtait pour les voir.

« Regarde donc, Horace, la grande coiffe !

— Hé ! la petite, là-bas, n’est pas mal ! Ma foi, je ne suis pas fâché de notre pèlerinage… »

Et autres paroles inconvenantes du même genre.

Personne ne disait rien… On contemplait leurs barbes pointues, leurs moustaches, leurs yeux vifs, la bordure de leurs pantalons et surtout leurs beaux chevaux, qui relevaient les jambes comme de véritables personnages, et regardaient par-dessus l’épaule les petits chevaux du pays, qu’on venait de faire sortir de l’écurie pour les mettre à leur place.

— Ce sont des gardes généraux ! disaient les uns.

— Ce sont des gens de la douane ! disaient les autres.

— Non !… ce sont de vrais seigneurs… des margraves… des landgraves… ils parlent trop haut pour n’être pas quelque chose de grand ! » murmuraient quelques-uns.

Lorsque maître Daniel vint à passer avec sa fille, alors tous ces étrangers se retournèrent pour regarder passer Thérèse.

« Hé ! hé ! » firent-ils, tandis que leurs yeux étincelaient, et qu’ils sifflaient entre leurs dents avec des mines de renards.

Mais la figure osseuse et les yeux gris du père Rock ne parurent pas les étonner moins que l’air timide et le beau cou blanc de sa fille, d’autant plus que le vieux forgeron, qui dépassait de toute la tête le cercle des curieux, fit halte et les observa les lèvres serrées, son giand nez recourbé en bec, et les muscles de ses mâchoires gonflés comme deux poings au-dessous des oreilles.

Un de ces étrangers, petit, trapu, brun de peau et assez large des épaules, soutint seul son regard, rendant au vieux forgeron éclair pour éclair.

Celui-là tenait une longue cravache de cuir au poing ; il avait un ruban rouge à la boutonnière de sa veste, et un couteau de chasse à manche de corné sur la cuisse.

Maître Daniel trouva sa figure mauvaise et le prit en grippe.

À l’arrivée de ses fils, tous trois s’arrêtèrent encore un instant, puis ayant repris leur route, ils entendirent un de ces hommes s’écrier en riant :

« La jolie fille… corbleu !

— Oui… mais le vieux n’a pas l’air tendre, » fit un autre.

Maître Daniel, offensé dans sa dignité, se retourna ; mais, au même instant, il vit un de ces intrus, tout débraillé, à la fenêtre de l’auberge, riant :

« À table !… à table donc ! Le gigot à l’ail vous attend… Est-ce que nous allons nous donner en spectacle aux Triboques ! »

Et les autres montaient déjà l’escalier, sifflant, chantant, criant, faisant un vacarme d’enfer.

Maître Daniel Rock hocha la tête et devint tout méditatif.

Le troisième coup sonnait ; il fallut se dépêcher pour avoir de la place. En arrivant sur le perron de l’église, maître Rock trouva le portail encombré de monde ; il eut mille peines à s’avancer jusqu’au banc de la famille. Heureusement le bedeau Birkel vint à sa rencontre. Déjà l’orgue faisait entendre ses notes graves sous les voûtes du temple ; la voix perçante du petit Vieland retentissait dans le chœur, comme la trompette du jugement dernier ; M. le curé Nicklausse, à l’autel, lui répondait de sa voix tremblotante ; les gens accourus de toutes parts s’agenouillaient sur le parvis… C’est au milieu de ces prières solennelles que le père Rock et sa fille durent se frayer un passage.

Enfin ils arrivèrent et purent s’agenouiller à leur tour ; mais le vieux forgeron, de si bonne humeur le matin, était devenu sombre. Pendant tout le service, il ne fit que rêver aux étrangers de l’auberge du Cygne.

Qu’est-ce que ces gens-là venaient faire dans la montagne ?… Quels projets avaient-ils ? Cela ne pouvait être que de véritables bandits… des hommes sans foi ni loi, dînant et se gobergeant pendant la messe, et riant du monde qui se rendait à l’église !

Le petit brun, avec ses yeux impudents, ses moustaches de chat et son air audacieux, l’indignait plus que les autres. Il croyait le voir encore là, debout devant lui, les bras croisés, l’épaule haute, la cravache pendante, le regardant en face d’un œil sournois, comme pour le braver et le défier. Cela faisait bouillonner son sang… il se sentait pâlir… et malgré le chant de l’orgue, malgré la majesté du lieu, la colère entrait et s’infiltrait doucement dans son âme.

Thérèse priait avec recueillement.

À droite, dans le banc des Bénédum, Ludwig la regardait tendrement ; elle semblait ne pas le voir… mais elle le savait là… et toute défaillante de tendresse, elle levait ses beaux yeux à la voûte du temple, implorant les bénédictions du ciel pour son bien-aimé,pour son père et ses frères.

Enfin la voix chevrotante du père Nicklausse entonna le Gloria patri et filio… l’orgue joua l’antienne du vieux Rœmer, et la foule s’écoula lentement vers les portes de l’église.

Il était alors onze heures du matin ; des événements graves allaient s’accomplir avant la fin du jour.


VII


La foule, accourue de Ghèvrehof, de Spartzprôd et des environs, s’écoulait donc lentement sur la place de l’Église. Chacun s’empressait de gagner le bouchon voisin, pour vider bouteille en attendant les vêpres, lorsqu’un roulement de tambour se fit entendre près de la mairie.

Le père Rock et Thérèse, encore sur le perron, découvrirent au loin le petit crieur Hans Polack, revêtu de sa camisole bleue à pare ments rouges, et fièrement dressé sur ses ergots, comme un coq qui va chanter.

Tout le monde s’approchait pour l’entendre ; lui poursuivait ses roulements avec enthousiasme.

Polack avait jadis été sauvage dans la grande hutte de la contate à Strasbourg ; il avait tambouriné sur trois caisses à la fois, désespérant tous les artistes de l’armée par la délicatesse de son jeu , comme il le disait lui-même. On aurait bien voulu le retenir là-bas, mais il s’était sacrifié : il n’avait pu se résoudre à priver la montagne de ses talents.

L’idée vint aussitôt à maître Daniel qu’il allait être question des étrangers de l’auberge du Cygne. Il s’avança donc au milieu de la foule qui se pressait autour de Hans, attendant avec impatience la fin de ses roulements.

Enfin le petit homme, après trois ou quatre fioritures brillantes, s’écria :

« Monsieur le maire Zacharias Piper fait savoir aux membres du conseil municipal de Felsenbourg et des environs, qu’il y aura réunion extraordinaire à la mairie, aujourd’hui dimanche, après la messe, pour délibérer sur les affaires de la commune. »

Ayant dit cela, Hans Polack descendit la grande rue en se dandinant sur les hanches, et en tambourinant une marche de fantaisie. Les enfants le suivaient en cadence.

Maître Daniel dit à Christian, qui se trouvait là par hasard dans la foule, de reconduire Thérèse, et s’achemina vers la maison commune tout rêveur.

La mairie de Felsenbourg est une grande bâtisse carrée construite en pierres de taille, les fenêtres arquées , la porte en plein cintre ; un escalier droit conduit au premier étage, où se tiennent les séances du conseil : représentez-vous une vaste salle planchéiée de sapin, quatre fenêtres au fond, une table massive recouverte d’un tapis vert au milieu, des chaises autour, un seul fauteuil pour M. le maire ; puis, dans l’un des angles, à droite, un fourneau de fonte en pyramide.

Ce local nu, sans ornements, les murailles blanchies à la chaux, était aux yeux du père Rock l’image de la stérilité et de la misère des nouveaux temps. Lui qui se figurait sans cesse des seigneurs armés de toutes pièces dans leurs grandes salles gothiques, sculptées, armoriées, illustrées de magnifiques peintures, commandant à des serviteurs innombrables, tous costumés d’une manière pittoresque, ayant auprès d’eux des fous, des nains, de grands lévriers, des oiseaux rares pour les amuser, des prélats tout chamarrés d’or pour les sermonner, et des guerriers bardés de fer pour leur obéir, il ne pouvait concevoir que dix ou douze paysans comme lui, coiffés de tricornes râpés et vêtus de toile grise ou de drap marron, fussent les véritables maîtres du pays. Souvent, lorsque le petit tisserand Wéberlé, sec, jaune, minable, prenait la parole et disait :

«Je demande ceci… je veux cela ; »

Quand le gros aubergiste Kalb, le nez bourgeonné, les oreilles longues et flasques, les joues pendantes, les yeux arrondis à fleur de tête comme une grenouille, bégayait d’une voix pâteuse :

« Je propose de changer… Je soutiens qu’il faut faire ;… »

Ou quand d’autres membres du conseil, bûcherons, charpentiers, laboureurs , les mains roides et crevassées, le front sillonné de grosses rides, l’œil terne, ayant enfin l’air de ne pouvoir réunir dans leur crâne épais quatre idées claires ; quand ces gens-là s’écriaient :

« Nous voulons ! »

Alors il se sentait confondu de tant d’audace. Il s’imaginait voir un de ces anciens seigneurs armé de la lance, le cimier du casque balayant le plafond… il se le représentait entrant tout à coup dans la salle du conseil, regardant les pygmées accoudés là sous la présidence du maire Zacharias Piper, et partant d’un éclat de rire à faire sauter les vitres :

« Quoi ! ce sont là vos maîtres !… Ha ! ha ! ha !… Qu’on les pende !… qu’on les pende un peu aux créneaux de la tourelle… pourvoir leur mine ! »

Et lui, se figurant ces choses, voyait en rêve le petit tisserand se traîner à genoux, le gros aubergiste bégayer : « Grâce ! » le maire rester sans voix, et il répétait :

« Oui… voilà ce que nous sommes… voilà nos maîtres ! »

Tel fut précisément le spectacle qui s’offrit aux regards du vieux forgeron, lorsqu’il franchit le seuil. Messieurs les membres du conseil se trouvaient déjà tous réunis, se demandant l’un à l’autre :

« Que se passe-t-il ?… Pourquoi sommes-nous convoqués ? »

Et personne ne pouvait répondre, attendu que M. le maire n’était pas encore là.

Maître Daniel, debout sous la porte, regarda quelques instants cette table et ces figures du haut de sa grande taille, puis il s’avança, serra la main en passant à son vieil ami Bénédum, et fut s’asseoir tout soucieux en face du fauteuil de M. le maire, devant les fenêtres qui l’éclairaient en plein.

C’était sa place ordinaire. Il suspendit son tricorne à l’un des bâtons de sa chaise, puis, écartant les coudes sur la table, il se prit le front dans une de ses larges mains d’un air d’ennui profond.

Rien ne l’accablait, ne le fatiguait, comme d’entendre de vains propos, des opinions d’hommes qui ne sont rien, qui ne savent et ne peuvent rien… Cela lui produisait l’effet d’une ridicule et pitoyable comédie.

Plusieurs conversations particulières bourdonnaient autour de lui… il n’y faisait pas plus attention qu’au murmure du feuillage devant sa porte, les jours où l’enclume frissonnait sous le poids des masses.

Au bout de dix minutes environ quelqu’un dit :

« Voici M. le maire. »

Alors Daniel Rock leva sa grosse tête lentement, bâilla jusqu’aux oreilles, et, sans déranger ses coudes, regarda d’un œil dédaigneux M. Zacharias Piper, qui venait d’ouvrir la porte et s’avançait d’un pas furtif.

M. Zacharias portait un habit noir à queue de morue, des lunettes, un gilet blanc et une montre dans son gilet. Il avait été clerc d’huissier autrefois à Saverne, puis il avait eu la chance d’épouser la fille d’un riche paysan de la Steinbach, laquelle aimait les messieurs et ne voulait pas être une simple paysanne comme sa mère. M. Zacharias espérait devenir juge de paix, en remplacement du médecin Omacht qui se faisait vieux. Dans cet espoir, pour se donner des titres, il remplissait depuis cinq ans les fonctions de maire avec zèle, enregistrant de sa propre main les actes de naissance, de mariage et de décès, et faisant une visite tous les quinze jours à M. le sous-préfet de Sarrebourg, qui daignait l’inviter quelquefois à dîner au bout de sa table.

Cet être déconcertait la pénétration de maître Daniel ; il ne savait à quoi le comparer : était-ce un procureur, un tabellion, un vidame, un bailli dont parlent les chroniques ? Il n’en savait rien. Ses joues creuses, son nez pointu, ses formes allongées, son habit noir en queue de morue, son gilet blanc et sa montre, tout lui déplaisait dans cet homme. Aucune des manières de voir, aucun des raisonnements de M. le maire ne lui paraissait inspiré par le sens commun, et les opinions de maître Daniel ne jouissaient pas d’un meilleur crédit auprès de l’ancien clerc d’huissier.

Donc Zacharias Piper ayant pris place dans le fauteuil, toutes les figures du conseil municipal se dirigèrent de son côté, le vieux forgeron lui-même arrêta ses regards sur cette tête longue et blême, mais avec une expression équivoque qui pouvait se traduire À peu près ainsi :

« Que va-t-il nous dire encore, celui-là ?… Quelque chose d’absurde… Voyons un peu. »

Il se fit un grand silence.

M. le maire déposa sur la table un volumineux portefeuille, sembla vouloir y chercher quelque chose, puis jetant un terne regard sur l’assemblée attentive, il débuta comme il suit :

« Messieurs, je vous apporte une excellente nouvelle de la sous-préfecture, une nouvelle qui va faire le bonheur du pays, une nouvelle qui double la valeur de vos propriétés, qui assure le pain à vos enfants, et qui change la face de nos montagnes de fond en comble. Car, messieurs, il ne faut pas vous le dissimuler, nous sommes en retard de trois siècles sur les peuples qui nous entourent… Nous vivons de racines et de légumes comme au temps de Yéri-Hans et de Hugues le Borgne ! Combien en est-il parmi nous qui mangent de la viande de boucherie plus de trois fois l’an ? On pourrait les compter… Cependant, partout ailleurs, en Lorraine, en Alsace, les plus malheureux sont assurés d’avoir la soupe aux choux et le petit salé tous les dimanches. Nous végétons et nous dépérissons… C’est M. le sous-préfet lui-même qui me l’a dit ; nous sommes conservés, pour ainsi dire, en serre-chaude dans nos montagnes, simultanément avec les préjugés, le fanatisme et l’ignorance du XIIIe siècle, plantes parasites très-nuisibles au progrès de la civilisation. Tel est le triste tableau de la vérité, messieurs ! Oui, nous sommes en serre chaude… On appelle serre chaude des endroits isolés, où l’on conserve les légumes en hiver… M. le sous-préfet m’a fait voir la sienne et m’a dit : « Voilà comme vous êtes dans vos montagnes. » J’en ai frémi jusqu’à la moelle des os… Et ce qu’il y a de pis, c’est que nous croyons encore être très heureux ! »

M. le maire se tut un instant, comme épouvanté de sa propre éloquence, et tous les membres du conseil, Wéberlé, Kalb, Stenger, Bénédum, tous se regardaient l’un l’autre, stupéfaits et consternés de savoir enfin qu’ils étaient si malheureux.

Le maire poursuivit :

« Il faut que cela finisse… le gouvernement a les yeux sur nous… il s’est dit : « Ces malheureux habitants de Felsenbourg, au milieu de leurs bois, languissent dans l’ignorance et la barbarie, notre devoir est de les éclairer ; nous allons donc ouvrir un chemin de fer de Paris à Strasbourg, dans l’intérêt de ces peuplades

misérables, qui nous béniront dans les

La séanee du conseil municipal. (Page 127.}

siècles des siècles, surtout quand elles verront marcher le chemin de fer. »

— Mais, interrompit brusquement maître Bénédum, où doit-il passer ce chemin de fer ?… Est-ce qu’il passera dans l’air ? Est-ce qu’il passera sous terre ? Est-ce qu’il passera dans nos champs ?… Moi, d’abord, s’il doit passer dans mes champs, je dis : « Halte ! » Je mange de la viande quand je veux, et je ne vois pas pourquoi je sacrifierais mes champs pour que les autres en mangent aussi. »

Alors s’éleva subitement un grand tumulte. Tous les membres du conseil s’écrièrent :

« Bénédum a raison ! nous ne souffrirons pas qu’on traverse nos champs.

— Hé ! criait l’aubergiste Kalb, pourpre de colère, est-ce que j’ai besoin que Hans, mon voisin, ou Christophe mange du petit salé ? Pourvu que j’en aie, moi, tous les dimanches, est-ce que les autres me regardent ?… Est-ce qu’on va nous dépouiller pour le bien de la commune ? »

Le petit tisserand Wéberlé criait plus haut que tout le monde… c’était sa manière… il se donnait ainsi de l’importance, car il n’avait pas deux acres de terre dans toute la vallée, et ne possédait qu’un mauvais champ sur la côte.

« Messieurs les conseillers… messieurs les conseillers… je vous en prie, s’écria le maire, laissez-moi finir… vous ferez vos observations ensuite. On ne veut pas voler vos champs… au contraire… on vous les payera double, triple, quadruple… Enfin, c’est vous-mêmes,


Thérèse alors s’élait inclinée sur le sein du vieillard… (Page 134.)

réunis en conseil d’experts, qui fixerez le prix. »

Cette assurance calma soudain les plus exaspérés ; ils se rassirent, car plusieurs avaient déjà pris le chemin de la porte, ne voulant plus rien entendre.

Frantz Bénédum, songeant alors que le juif Élias allait peut-être gagner de grosses sommes sur les prairies qu’il lui avait vendues, en conçut une grande douleur, et se promit de voter le chemin de fer, afin de se rattraper sur les terres qui lui restaient

« Oui, messieurs, reprit le maire tout saisi de cette alerte, c’est votre bonheur que nous voulons à la sous-préfecture… Pour comprendre combien ce chemin de fer vous fera de bien, il faut que vous sachiez qu’il passera sous les montagnes au moyen de tunnels, et au-dessus des vallées par des ponts et des terrasses. Il fera huit, dix, douze lieues à l’heure… Ce n’est pas moi qui le dis, c’est M. le sous-préfet… Il paraît qu’une machine particulière fait tourner les roues… Or, quand les roues tournent, vous comprenez qu’on n’a plus besoin de chevaux… Les roues n’ont pas été inventées pour faire avancer les chevaux… mais les chevaux ont été inventés poui faire tourner les roues… D’ailleurs, puisque ça marche… le reste ne nous regarde pas ! »

Daniel Rock était devenu sombre ; ses lèvres serrées, ses yeux étincelants, annonçaient une colère sourde ; on voyait qu’il avait quelque chose à dire et qu’il se contenait avec peine.

« Maintenant, écoutez-moi, poursuivit maître Zacharias. Supposons que le chemin de fer soit fini, qu’il passe sous le village d’Erschviller, qu’il traverse la montagne de Felsenbourg et qu’il sorte parla vallée de Saverne en Alsace. Dieu merci, les pâturages et les bois ne nous manquent pas ; mais aujourd’hui, pour vendre nos bestiaux, il faut les conduire par-dessus la côte, par des chemins très-longs, très-difficiles. Une fois sur la grande route, ils arrivent à Paris au bout d’un mois, amaigris, exténués… Les hommes qui les conduisent font de grosses dépenses… Tout le bénéfice y passe ! — Quant à conduire du bois à Paris, il n’y faut pas même penser ; rien que le voiturage reviendrait à trois fois plus qu’on ne pourrait le vendre. Nous sommes donc forcés de tout garder chez nous : notre bois, la plus grande richesse du pays, n’a pas de valeur !

« Eh bien, que le chemin de fer s’établisse, et du jour au lendemain nous transporterons à bas prix nos planches, nos solives, nos arbres, entiers s’il le faut, notre bétail, nos grains, sur tous les marchés de la France, à dix, quinze, vingt, cent lieues, d’ici : — tout arrive en bon état !… Au lieu de croupir dans l’abondance de choses qui ne valent rien, parce qu’elle n’ont pas d’acheteurs, nous pouvons tout vendre... et nous devenons riches !…  »

C’est en ce moment qu’il aurait fallu voir les mines de messieurs les conseillers municipaux ; ils ne criaient plus, ils ne respiraient plus, ils écoutaient, les yeux hors de la tête : — on aurait dit une assemblée de rats, délibérant sur la manière de creuser un tunnel dans un fromage, et se passant d’avance la langue sur les moustaches.

Quant à maître Zacharias, voyant l’effet de son éloquence, il pensait :

« Pour le coup, je suis juge de paix ! — Nous allons voter à l’unanimité comme Paris. »

— Et puis, songez donc au travail, s’écriat-il, aux entreprises, au charriage, à la main-d’œuvre, à tout ce qu’il faudra pour mener à bonne fin ce grand travail. Songez que nos plus pauvres manœuvres gagneront des deux, trois et même quatre francs par jour ; que le forgeron, le charron, le charpentier, le menuisier, le maçon, y seront occupés. Songez aux entreprises de toute sorte que chacun de nous pourra tenter, selon ses forces et ses moyens : ne faudrait-il pas être aveugle pour refuser la fortune du pays ?… Est-ce que la fortune du pays n’est pas notre fortune ?

— Ah ! c’est autre chose, s’écria maître Bénédum, on nous payera bien nos terres, et chacun pourra faire des entreprises, par exemple, pour le fer, le bois, les pierres, le transport… enfin tout… Oui… oui… je comprends ! »

Alors il y eut une explosion de satisfaction générale.

« À la bonne heure… à la bonne heure… nous comprenons… Oui… monsieur le maire avait raison… nous étions dans notre tort ! »

Ils se regardaient l’un l’autre avec un air de jubilation indicible ; ils se seraient embrassés d’attendrissement.

Monsieur Zacharias, voyant cela, termina simplement ainsi :

« Vous avez compris les avantages du chemin de fer, messieurs les conseillers, voilà ce que le gouvernement fait pour nous… Bénissons-le et glorifions-le !… Mais ce n’est pas tout… il faut aider les employés qui vont se mettre à l’œuvre… il faut leur faciliter les moyens d’achever leurs études… Ils auront des courses à faire… des piquets à planter… des champs à parcourir… Tous les dégâts vous seront bien payés… Vous les estimerez vous-mêmes… Monsieur le sous-préfet espère donc que tout le monde, tous les honnêtes gens, leur prêteront assistance et facilité pour exécuter leurs travaux. C’est tout ce que j’avais à vous dire, et je me flatte que personne ici n’est assez arriéré, assez imbu des préjugés de la barbarie, pour ne pas s’empresser de venir en aide à nos bienfaiteurs. »

Ainsi parla monsieur le maire ; puis il s’assit, et tous les membres du conseil se disaient entre eux

« Quel homme savant que maître Zacharias !… Comme il parle bien !… comme c’est clair, ce qu’il dit ! Il faudrait être fou pour ne pas vouloir vendre nos terres, nos planches et notre bétail dix fois plus qu’ils ne valent. »

Daniel Rock seul restait sombre, sa figure avait une expression terrible.

« Vous avez fini, monsieur le maire ? dit-il lentement en posant le poing sur la table.

— Oui, monsieur Daniel Rock.

— Alors, c’est à mon tour. Écoutez-moi donc, comme je vous ai écouté, sans interrompre… et pourtant Dieu sait que ce n’est pas faute d’en avoir eu envie ! »

Puis, élevant la voix et promenant ses yeux gris autour de la table, il dit :

« Nos ancêtres ont fait autrefois la conquête de ces montagnes, sous la conduite de nos seigneurs. Ils avaient choisi leurs chefs parmi les plus braves ; ils leur construisirent des forts au Nideck, à Felsenbourg, au Dagsberg, au Géroldseck, au Haut-Barr, sur toute la ligne des Vosges. Depuis, ils firent trembler ceux de Bâle, de Strasbourg, de Metz, de Mayence, de Cologne. Ils n’avaient pas besoin de roues qui tournent d’elles-mêmes pour descendre en Alsace, en Lorraine, ou dans les plaines du Palatinat : il montaient à cheval ! Cependant ces gens-là vivaient de légumes et ne mangeaient de la viande qu’après les grandes chasses, ou bien au retour de leurs expéditions sur les bords du Rhin. Alors la viande ne manquait pas ni l’appétit non plus. Le vin et le mouton de Rikevir, de Barr ou d’ailleurs avaient meilleur goût, lorsqu’on était allé les chercher soi-même, le fer au poing.

« L’idée ne serait jamais venue à des hommes pareils de traverser les montagnes pour conduire leur bois et leur bétail à Paris. Ils auraient pensé : Si les gens de Paris ont besoin de viande et de bois, qu’ils se remuent, qu’ils garnissent leurs ceintures et qu’ils viennent chez nous. Pourquoi courir au-devant d’eux ? Pourquoi leur apporter la becquée comme à de gros oiseaux ventrus, qui s’imaginent encore vous faire des grâces en ouvrant le bec ? Est-ce que le chemin de Felsenbourg à Paris n’est pas aussi long que le chemin de Paris à Felsenbourg ?

« Le paysan n’a pas besoin de grandes routes ; il reste chez lui… il a ce qu’il lui faut pour vivre en travaillant. Les grandes routes ont été inventées pour la commodité des juifs, qui ne sèment pas, qui ne récoltent pas, et s’enrichissent aux dépens de ceux qui sèment et qui récoltent !… Est-ce qu’on s’imagine nous faire croire que ce grand chemin de fer, qui doit traverser nos champs, enlever notre grain, notre bétail, nos planches, nos madriers, jusqu’aux poissons de nos rivières, jusqu’au gibier de nos bois, moyennant quelques poignées de liards qu’on nous jettera en passant, est-ce qu’on s’imagine nous faire croire que c’est dans notre intérêt qu’on veut l’établir ? Il faudrait vraiment nous supposer bien stupides ! Non, ce chemin, s’il traverse jamais nos montagnes, sera notre perte. Nous serons plus riches d’argent, c’est vrai, mais nous serons plus pauvres de tout le reste.

« Écoutez-moi, je vais vous dire ce qui arrivera :

« D’abord, nos montagnes ne seront plus à nous. Au lieu de voir, de loin en loin, quelques-uns de ces fainéants de la ville qui se promènent au hasard, mangent, boivent et dorment sans se rendre propres à rien, — qui s’arrêtent devant un rocher, un arbre, un vallon, avec des gestes et des paroles de fous, — au lieu d’en voir quelques-uns, ils arriveront par fournées ; ils se répandront comme la vermine dans nos villages, ils mangeront et boiront ce qu’il y a de meilleur : tout deviendra cher ! au lieu d’avoir une poule pour dix sous, il faudra la payer cinq francs. Alors à quoi nous servira d’avoir dix fois plus d’argent, puisque cet argent vaudra dix fois moins ?

« En attendant, nous n’aurons plus nos bœufs, nos légumes et notre bois. On nous trouve bien misérables, mais c’est alors que nous serons vraiment pauvres, la poche pleine d’écus : — il faudra tout acheter, et les écus s’en vont vite !

« Encore, la misère du pays serait peu de chose, — on n’est malheureux d’être pauvre qu’avec des riches, — mais ces milliers de fainéants viendront s’établir chez nous ; ils apporteront dans nos montagnes leur sottise, leurs vices et leurs usages ; ils riront de nos vieilles coutumes, ils entreront dans nos chapelles le bonnet sur la tête, ils regarderont les saints en haussant les épaules, ils séduiront nos filles, ils seront maîtres chez nous ! Il faudra vivre comme eux, rire comme eux, parler, agir comme eux, porter des barbes pointues, ridiculiser les honnêtes gens qui passent, crier, commander, faire les insolents avec les faibles et ramper devant les forts. Allez à l’auberge du Cygne, vous en verrez de cette espèce… Ils viennent établir le chemin de fer… ils ont de l’argent… maître Baumgarten les salue jusqu’à terre !

« Attendez… je n’ai pas fini.

« Quand nous aurons plus d’argent, est-ce que nous vivrons plus longtemps ?… pourrons-nous faire plus de trois repas ?… dormirons-nous mieux ? Non ! nous voudrons toujours devenir plus riches. Alors arriveront les huissiers, les juges, les gendarmes, pour mettre un peu d’ordre parmi tant de bandits ; car nous serons tous des bandits sans foi ni loi, nous ne respecterons plus rien : nous serons trop malins pour croire en Dieu ! »

Maître Daniel, qui s’était coiffé de son grand tricorne en face du maire, et qui l’avait même enfoncé sur ses yeux, se découvrit alors d’un air solennel, puis il poursuivit :

« Voilà, si ce chemin de fer s’établit, ce que nos enfants verront. Et nous, à leurs yeux, nous serons de vieilles bêtes, imbues des préjugés de la barbarie, adorant Dieu et les saints, respectant la vieillesse, travaillant toute la semaine pour vivre, et allant nous reposer à l’église le dimanche, en recueillant la parole du Seigneur, enfin des êtres qui végètent dans des serres chaudes, avec le fanatisme et l’ignorance du XIIIe siècle, comme disait tout à l’heure monsieur le maire. »

Maître Daniel se tut un instant, plus pâle que la mort. On aurait entendu voler une mouche dans la salle. Le vieux forgeron semblait se recueillir ; tout à coup, les bras étendus, il s’écria d’un accent vraiment sublime :

« Ah ! que n’ai-je les ailes de l’aigle !… que n’ai-je la voix des torrents !… je m’élèverais jusqu’aux nuages, et mes paroles retentiraient dans les moindres hameaux comme le tonnerre. Je dirais : Enfants, prenez garde ! l’esprit des ténèbres s’approche de vos montagnes ; il s’avance comme un serpent dans vos vallées. Les ombres de vos seigneurs et de vos pères vous protègent encore, mais défiez-vous, le jour de la corruption est proche, le dragon à sept têtes siffle ! Si vous n’avez pas le courage de lui résister, si vous ne prenez la pioche et la pelle pour détruire sa route souterraine, alors, malheur, malheur à vous, vous êtes perdus !

« Quant à Daniel Rock, il fera son devoir. Il demande qu’on inscrive sur le registre des délibérations qu’un homme de la montagne, de la plus vieille famille du village, s’oppose au chemin de fer. Que les roues tournent toutes seules, ou qu’elles tournent avec des chevaux, n’importe ! il ne permettra pas qu’on passe sur ses terres, et ne prêtera pas assistance aux artisans de cette œuvre impie ! »

Maître Rock, à ces derniers mots, s’assit gravement, et monsieur le maire lui dit :

« Monsieur Rock, votre protestation est inutile ; le chemin de fer étant décidé par l’État, il aura lieu. D’ailleurs, les membres du conseil comprennent fort bien que le chemin de fer n’est pas un dragon à sept têtes.

— Non… non… ce n’est pas le dragon, s’écria Kalb ; le dragon ne doit venir qu’à la fin des siècles. »

Et plusieurs membres du conseil ajoutèrent :

« Oui, c’est pour nous empêcher de signer, que maître Daniel dit ça.

— Oui, c’est pour vous empêcher de signer votre mort éternelle !

— Taisez-vous, monsieur Rock ! s’écria le maire indigné.

— Que je me taise ?…

— Oui…

— Et c’est cet homme… cet intrus qui ose me dire en face : « Tais-toi ! » hurla le forgeron en bondissant de sa place.

Il allait se jeter sur M. Zacharias Piper avec la fureur d’un lion, lorsque Bénédum le saisit à bras-le-corps.

« Daniel !… Daniel !… que vas-tu faire ?

— Laisse-moi, Frantz ; dit le vieillard, laisse-moi… que je le mette en pièces !…

— Non… je ne te laisserai pas…

— Frantz !… prends garde… laisse-moi !…

— Non… la colère t’aveugle, Daniel, tu ne sais pas ce que tu fais…

— Je ne sais pas ce que je fais !… J’ai donc tort ?

— Eh ! oui… pourquoi veux-tu que nous refusions notre fortune ?… »

Ces mots produisirent un effet singulier sur le vieux forgeron : il frémit jusqu’à la plante des pieds.

« C’est bien, dit-il, lâche-moi… je ne ferai rien à cet homme. — Ah ! tu veux t’enrichir ? Eh bien, enrichis-toi… mais ne m’adresse jamais la parole : tout est fini entre nous ! »

Alors, prenant son tricorne, il sortit lentement, et tous les membres du conseil signèrent.

« Monsieur Bénédum, dit le maire, je vous remercie de votre courageuse intervention… mais il faut voter l’exclusion de cet homme dangereux, capable de revenir jeter le trouble parmi nous.

— C’est inutile, monsieur le maire, je le connais ; il ne reviendra plus ! dit tristement le vieux meunier.

— C’est égal… pour l’ordre… votons tout de même. »

Maître Daniel fut exclu.

En ce moment, il traversait le pont en face de la forge. Frantz Bénédum le regardait par l’une des fenêtres : il le vit étendre les mains d’un air imposant, comme pour maudire le conseil et tout le village.

C’était terrible.


VIII


Le cœur de maître Daniel était serré comme dans un étau. Après ce qui venait de se passer au conseil municipal, il désespérait de ses plus vieux amis, il désespérait du village ; mais il avait confiance en lui-même, il se sentait investi d’une force invincible.

Étant entré dans sa demeure, il y trouva Thérèse assise près de la table, toute mélancolique, car le temps s’était assombri et menaçait d’un orage.

« Thérèse, lui dit-il, où sont tes frères ?

— Ils sont à jouer aux quilles chez notre voisin Rœmer, répondit-elle.

— Eh bien, va les chercher ; dis-leur que je les attends. »

Thérèse sortit, et le vieillard prit place dans le grand fauteuil, où le père Nicklausse avait l’habitude de s’asseoir en écoutant les niques. Il déposa son large feutre sur la table et tomba dans un abîme de méditations.

Bientôt ses fils arrivèrent ; ils étaient en manches de chemise, la poitrine nue, la face encore animée par le jeu.

Le vieillard, admirant leurs larges épaules, se dit en lui-même :

« Allons, la famille des Rock n’est pas encore éteinte… Malheur à ceux qui porteraient la main sur elle ! »

Mais, se calmant ensuite, il s’écria :

« Garçons, asseyez-vous… j’ai besoin de vous consulter. — Et toi, Thérèse, tu peux sortir ; il s’agit d’affaires sérieuses, où les femmes ne doivent pas être mêlées. »

Thérèse entra dans la cuisine.

Les fils du forgeron étaient tout étonnés de ce qu’ils venaient d’entendre. Maître Daniel Rock ne consultait jamais personne ; il ne connaissait que sa propre manière de voir en toutes choses, et s’indignait de la moindre observation. Or, maintenant il voulait prendre leur avis, et cela leur paraissait extraordinaire.

Lui, devinant leur pensée, ajouta :

« Vous êtes des hommes… votre père aujourd’hui a besoin de conseils… Où pourrait-il en trouver de meilleurs que parmi ses propres enfants… parmi ceux qui partagent ses intérêts et sa vie ? Asseyez-vous donc et écoutez-moi. »

Ils s’assirent, et maître Daniel commença le récit de la séance du conseil municipal, racontant toutes choses avec ordre, rappelant chaque parole des uns et des autres, et ne déguisant rien de la vérité ; pourtant sa voix tremblait : il était facile de voir que l’outrage du maire faisait encore bouillonner son sang.

Ses fils l’écoutaient avidement, comme stupéfaits de l’audace de Zacharias Piper, de la trahison de Bénédum et du calme de leur père dans ces circonstances orageuses.

« Ainsi, s’écria maître Daniel quand il eut fini cette étrange histoire, ainsi voilà que Daniel Rock, le dernier représentant de la plus vieille famille de nos montagnes, le seul dont les ancêtres ont défriché ces bois, le seul qui conserve encore les vieilles mœurs, les coutumes d’une race antique et respectable, le voilà forcé de se taire devant un Zacharias Piper, revêtu de son gilet blanc et de son habit noir ; devant un intrus qui se donne des airs de grand seigneur, avec une montre et des lunettes, et qui ne s’inquiète pas plus de notre pays que de la basse Alsace ou de la Lorraine ! Pourvu qu’il obtienne une bonne place, n’importe où, le reste, il s’en soucie fort peu. Et cet homme me dit à moi : « Daniel Rock, taisez-vous ! » Et il faut que je me taise ! Et tout le monde, tous les anciens habitants du village, les Diemer, les Kalb, les Bénédum, lui donnent raison ! tous m’empêchent de le déchirer de mes propres mains ! tous me crient : « Maître Daniel, prenez garde ! » comme s’il s’agissait d’un Dieu. Tous l’approuvent, le respectent, le vénèrent parce qu’il leur promet de l’argent, parce qu’il leur annonce de gros bénéfices, parce qu’il leur fait voir le moyen de vendre leurs planches et leur bétail. L’argent est tout ; l’honneur et les vieilles mœurs ne sont plus rien ! On met Daniel Rock à la porte du conseil, et l’on croit que tout est fini !… »

Le vieux forgeron se tut un instant ; sa figure osseuse avait une expression épouvantable, d’autant plus épouvantable qu’elle était calme, pâle, que son grand nez se recourbait en griffe, et que ses lèvres tremblantes se tordaient par un sourire bizarre.

« Et l’on croit que tout est fini ! reprit-il lentement ; eh bien, on a tort… oui, on a tort ! Daniel Rock est sorti du conseil, c’est vrai, mais il est debout sur la côte : — la côte est à lui. — Si le vieux juif est venu la marchander avec ses ruines et ses bruyères, c’est que le chemin de fer doit passer là, car Élias ne jette pas son argent par les fenêtres. — C’est là que Daniel Rock est debout et qu’il attend le marteau sur l’épaule : — malheur à celui qui voudra passer ! Je vous le dis, garçons, malheur aux premiers qui sauteront le fossé ! que Dieu leur fasse grâce ! ce sera une belle bataille… une de ces batailles comme on en voit dans nos chroniques… Ha ! ha ! ha !… Ceux qui viendront après nous pourront l’écrire ! — Maître Daniel tombera… il faut qu’il tombe… c’est écrit… Mais il aura fait mordre la poussière à plus d’un brigand, avant de recevoir le coup de la mort. »

Le vieillard, parlant de la sorte, s’enivrait de son idée ; il souriait, ses yeux brillaient. Un vieil aigle qui va fondre sur sa proie n’a pas l’air plus heureux, plus enthousiaste.

Ses fils le contemplaient avec admiration ; leurs figures énergiques reflétaient son ardeur de carnage : ils mâchaient à vide sans murmurer un mot.

« Voilà ce que j’ai résolu, dit maître Daniel d’un accent plus calme ; je ne courrai pas à leur rencontre, je les attendrai. Quant à vous, c’est autre chose : vous êtes jeunes, vous êtes laborieux, vous avez encore de longues années à vivre… Moi, je suis las de ce nouveau monde… je suis las de voir ces nains qui viennent nous faire la loi… qui se rapprochent de plus en plus, et nous gouvernent avec leurs papiers de mensonge et d’hypocrisie. Oubliez les vieilles chroniques et ces grandes idées qui me tiennent au cœur et le déchirent… elles n’ont pas encore en vous de profondes racines… vous pouvez vivre sans elles. Ce chemin de fer exigera beaucoup d’ouvriers… eh bien, faites-vous à cela… ou bien cherchez fortune ailleurs. La forge, la maison, les terres, les meubles, l’argent, tout est à vous… sauf les ruines… Prenez tout… partez ! Le bonheur et la fortune sont amis de la jeunesse… Embrassons-nous… et laissez-moi seul. »

À ces mots, les deux braves garçons sentirent leurs poitrines se gonfler.

« Vous nous chassez donc ? s’écria Christian d’une voix strangulée.

— Mais nous n’avons rien fait pour qu’on nous chasse ! dit Kasper.

— Moi, mes enfants, vous chasser ! dit maître Daniel attendri. Mais non… je veux seulement que vous viviez… Songez donc que nous serions seuls contre tous… contre la commune, les avocats, les juges, les gendarmes… Songez que si nous en assommions dix, vingt, cinquante… ce serait encore comme si nous n’avions rien fait. Regardez les chênes sous les haches des bûcherons… longtemps ils résistent, mais il faut qu’ils tombent… il le faut !… Moi, vous chasser !… Oh ! non… Je veux vous sauver !

— Et nous, dit Kasper froidement, nous ne voulons pas être sauvés : nous voulons combattre avec vous.

— Oui, nous voulons mourir avec vous, dit Christian ; nous pensons comme vous, nous avons les mêmes idées que vous. Si nous vous laissions seul, est-ce que nous ne serions pas des lâches ?… Mais nous aimerions mieux mourir mille fois que de vous quitter.

— C’est bien ! » dit maître Daniel d’un accent étouffé.

Et ses yeux gris se voilèrent de larmes.

« Vous avez raison… il vaut mieux mourir ensemble. »

Il étendit les bras.

« Embrassons-nous… et que tout soit fini ! »

Alors ils s’embrassèrent.

La figure du vieillard était bien pâle ; celles des deux jeunes gens exprimaient une résolution calme, inflexible.

Après cette étreinte, ils se séparèrent, et le vieux forgeron dit :

« La seule chose qui me fasse encore de la peine, c’est Thérèse. Comment vivra-t-elle quand nous n’y serons plus ?… Seule… abandonnée… car maintenant elle ne peut plus épouser Ludwig… »

Il terminait à peine ces mots, que Thérèse, blanche comme une statue de marbre, mais calme, résignée, ouvrait la porte et venait s’agenouiller devant le fauteuil de son père.

« J’ai tout entendu, dit-elle, ne vous inquiétez pas de moi… votre fille est avec vous… elle ne peut combattre… mais elle peut prier… elle peut conserver votre mémoire quand vous ne serez plus… elle peut lire les vieilles chroniques que vous aimiez tant, et rappeler vos âmes courageuses pour entendre ces nobles récits… Elle ne sera jamais seule… car vous viendrez la voir… comme les ombres de nos seigneurs viennent voir Fuldrade là-haut dans les ruines, et causer avec elle des temps passés. »

Maître Daniel, entendant ces paroles, parut comme en extase. Au bout d’un instant, s’inclinant vers sa fille et l’attirant sur son cœur :

« C’est beau, Thérèse, murmura-t-il ; oui, c’est beau, ce que tu viens de dire… Ah ! le sang des Rock, de cette grande famille de forgerons et d’armuriers dont parlent nos histoires, ce noble sang revit en nous tous ! mais c’est toi, ma pauvre enfant, qui dois porter le poids de nos malheurs. La mort n’est rien, — l’homme brave ne la voit point… elle se cache à ses yeux, — mais la vie… la vie chez les étrangers… la vie d’une femme sans secours, sans appui… voilà ce que je plains !… voilà ce qui me fait souffrir pour toi, Thérèse. Et tu veux oublier Ludwig, qui t’aime… et que tu aimes !

— Oh ! oui, je l’aime !… mais j’aime encore plus l’honneur de ma famille… j’aime encore plus mon devoir ! »

Un éclair d’orgueil sillonna le front de maître Daniel.

« Garçons, s’écria-t-il, vous croyez être courageux… eh bien, regardez votre sœur… elle est plus grande, elle a plus de vertu que nous tous… Elle me rend glorieux ! Oui… elle a raison, le sang des Rock et des Bénédum ne doit pas couler ensemble… Ce Bénédum qui ne pense qu’à gagner de l’argent… je le méprise ! »

Puis, après un instant de silence, il ajouta tristement :

« Pourtant, Ludwig est un brave garçon… il m’en coûte de lui dire « C’est fini… va t’en ! »

Thérèse alors s’était inclinée sur le sein du vieillard… On l’entendait sangloter tout bas… son beau cou blanc, où flottaient les boucles de sa noire chevelure, tressaillait doucement.

Ses frères la regardaient avec un sentiment de pitié inexprimable.

Aux derniers mots de maître Daniel : « Il m’en coûte de lui dire : C’est fini… va t’en ! »

« Je le lui dirai, mon père, murmura-t-elle. Vous avez la parole un peu rude… vous pourriez lui faire de la peine en blessant sa famille… Il faut que ce soit moi qui lui parle ! »

Le vieillard, à ce trait d’amour et de délicatesse, se leva et sortit pour répandre des larmes.

Quand il revint, il était plus calme.

El comme l’heure du repas était passée depuis longtemps, on s’assit à table. Thérèse récita le Benedicite, puis elle sortit pour servir. Alors, à voir le vieux forgeron et ses fils, calmes et graves comme d’habitude, on aurait dit que rien d’extraordinaire ne s’était accompli.


IX


Tandis que ces choses se passaient chez maître Daniel Rock, la moitié du village stationnait devant l’auberge du Cygne.

On entendait chanter, rire, crier à l’intérieur ; on voyait passer les servantes dans le corridor, avec des paniers de vin et des comestibles en tout genre : rôtis, jambons, andouilles, saucisses, kougelhoff, tartes aux prunes, au fromage, etc.

On aurait dit que les architectes et les ingénieurs du chemin de fer voulaient tout manger en un jour ; le grand festin de Balthasar n’était rien en comparaison !

Et, par les fenêtres ouvertes, on voyait ces personnages, les uns debout, le verre haut, criant :

— À Juliette !

— À Charlotte !

— À Malvina ! »

Les autres, assis, buvant d’autant, s’étalant sur les chaises, allongeant les bras, soufflant dans leurs joues pour se donner de l’air, parlant tous à la fois, et se plaignant qu’ils n’en avaient pas encore assez, — que, dans ce misérable pays, on ne trouvait pas de glaces en plein été, — que les servantes avaient les oreilles trop rouges, — que l’aubergiste était un âne et la cuisinière une empoisonneuse ; — enfin, ne trouvant rien à leur goût… ce qui ne les empêchait pas de boire et de manger chacun comme quatre.

Tout le monde, au dehors, était en extase.

De temps en temps un de ces étrangers, la barbe grasse, les moustaches humides, s’approchait de la fenêtre pour rire au nez des gens.

« Oh ! les badauds !… Ha ! ha ! ha ! Cyprien… Fragonard… venez donc voir les Triboques qui se pâment à l’odeur du rôti ! »

Et là-dessus ils faisaient des signes bizarres, puis allaient reprendre leur place à table ; d’autres arrivaient la face pourpre, les yeux plissés… Et le festin continuait toujours.

Si ces choses paraissent extraordinaires au village, si les vieilles commères déclaraient n’avoir jamais rien vu de semblable, et se dépêchaient d’emmener leurs filles, qui voulaient rester ; si les enfants grimpaient sur le toit de l’étable en face pour regarder dans la salle, et si le père Nicklausse, instruit des propos qui se tenaient à l’auberge du Cygne, s’en trouvait scandalisé, qu’on juge de l’étonnement et de la stupéfaction de maître Baumgarten lui-même, l’aubergiste, de sa femme Orchel, de ses servantes et de toute la maison.

Baumgarten ne craignait pas pour le payement, il savait d’avance que les ingénieurs du chemin de fer devaient avoir de l’argent. Le petit brun, monsieur Horace, celui qui, dans la matinée, s’était posé face à face devant maître Daniel d’un air arrogant, avait retenu toutes les chambres de l’auberge : les malles, les sacs, les caisses de ses camarades, répondaient de la dépense. — D’ailleurs, il les avait vus se brosser les dents, au moyen de petites brosses renfermées dans des boîtes odorantes… c’étaient donc des personnages… de vrais personnages… Mais cela n’empêchait pas maître Baumgarten de trouver singulier que monsieur Horace, l’ingénieur en chef, voulût faire asseoir sa servante Gretchen sur ses genoux, et qu’un autre, un grand borgne nommé Fragonard, se mit un verre dans l’œil en fronçant le nez, pour faire des signes à sa propre fille Katel… enfin, que tous ces messieurs se fussent déjà familiarisés avec les filles de la maison, les traitant de : « Ma belle ! ma bonne ! la petite ! » et autres expressions inconvenantes.

Il aurait bien voulu se fâcher, mais ne savait comment s’y prendre, car ces Parisiens semblaient trouver leurs façons d’agir aussi naturelles que de se nettoyer les ongles ou de se brosser les dents.

La mère Orchel, qui, depuis le matin, n’avait fait que plumer ses poulets et ses canards, que pétrir ses pâtes et nettoyer ses marmites, et qui ne pouvait quitter la cuisine sans risquer de tout brûler, la mère Orchel, entendant crier les servantes et rire les étrangers, disait :

« Baumgarten !… Baumgarten !…

— Eh bien, quoi ?

— Qu’est-ce qu’ils font donc à Gretchen ?… Pourquoi rient-ils ?

— Eh ! tu es folle !

Messieurs, je suis heureux de voir… (Page 137.)

— Folle !… Dis à notre Katel de venir ici… Je ne veux pas qu’elle me quitte !

— Hé ! mon Dieu ne croirait-on pas que ces messieurs vont la manger ?

—Veux-tu dire à Katel de venir ? Je l’entends qui rit… Veux-tu l’appeler bien vite… ou j’abandonne tout !

— Allons… allons… ne te fâche pas, Orchel, je vais l’appeler. »

A peine Katel était-elle hors de la salle, que monsieur Fragonard trouvait le vin mauvais, les plats détestables, il faisait d’horribles grimaces, et maître Beaumgarten, qui suait à grosses gouttes, ne savait plus à quel saint se recommander.

Il maudissait ces gens, et pourtant il tenait à les avoir chez lui : il aurait été désespéré ; s’ils l’eussent abandonné pour l’auberge de Kalb, son plus grand ennemi.

Pendant que le pauvre homme allait, venait, courait, se démenait pour satisfaire tout le monde, le bruit redoublait, les bouchons sautaient, les plats entraient et sortaient.

Après le repas, il fallut servir le dessert ; après le dessert, le café, le kirschenwasser, les cigares !

Mais il n’y avait pas un seul cigare au village.

C’est alors qu’il fallut entendre les cris d’indignation et les apostrophes à l’aubergiste.

Heureusement, monsieur Horace avait une boîte de cigares. On se mit donc à fumer, les pieds sur les chaises. Monsieur Fragonard chantait un air, monsieur Cyprien un autre.


Chacun enleva une petite dame… (Page 139)

Quelques-uns demandèrent alors des divans.

Maître Baumgarten ne savait ce qu’ils voulaient dire. On lui fit entendre que c’étaient des espèces de lits pour être plus à l’aise, et l’honnête aubergiste, vraiment indigné, fit sortir aussitôt ses deux servantes.

Mais ces messieurs ne demandèrent plus de lits ; la fumée semblait les rendre tristes.

L’un d’eux s’écria qu’ils étaient en exil. Un autre dit que l’Opéra venait de reprendre Guillaume Tell. Alors, tous se balançant sur leurs chaises, le nez en l’air, dirent qu’on ne pouvait vivre sans musique, et se plaignirent du retard d’un certain Anatole qu’ils attendaient.

Maître Baumgarten ayant proposé de faire venir la clarinette du village, Pfifer-Karl, qui joue aux noces, Cyprien cria que c’était une idée magnifique ; Fragonard, que c’était ridicule.

Ils se fâchaient, et Dieu sait ce qu’il pouvait advenir, si, dans ce moment même, monsieur le maire Zacharias, avec son habit noir et sa cravate blanche, n’était entré, faisant de grands saluts et disant :

«  Messieurs, je suis heureux de voir que vous avez trouvé un asile dans ces contrées ingrates… dans cette Sibérie semblable aux steppes arides de l’Amérique. »

À peine eurent-ils entendu ces mots, que tous partirent d’un grand éclat de rire et crièrent :

« Monsieur le maire !… Ah ! quel bonheur… monsieur le maire !… »

Et monsieur Horace, se levant, lui présenta gravement une chaise.

« Faites-nous l’honneur de prendre place ; monsieur le maire, dit-il, et d’accepter le café, s’il vous plaît.

— Oh ! monsieur l’ingénieur en chef… vous êtes bien honnête… c’est trop d’honneur pour moi. »

Cependant il s’assit, et l’on apporta le café. Les Parisiens semblaient tout réjouis de voir M. le maire Fragonard regretta hautement que M. le maire ne fût pas venu plus tôt donner en quelque sorte un caractère solennel à leur réunion par sa présence.

Maître Zacharias, à ce compliment plein de délicatesse, s’inclina le nez presque dans sa tasse et dit :

« Les regrets sont de mon côté, monsieur l’ingénieur. Quel honneur, pour un simple magistrat communal, de figurer à la table des flambeaux de la science, de ces hommes privilégiés par le génie naturel, autant que par l’éducation d’un siècle avancé dans les lumières… lesquels sont désignés pour l’accomplissement d’une œuvre nationale… L’honneur est de mon côté ! »

Alors tous parurent émus de la noblesse de ces paroles, et pensèrent en eux-mêmes :

« Ce maire est un homme éloquent, digne de notre estime. »

Et le grand borgne, s’inclinant deux fois, lui répondit :

« Oh ! oh !… charmé… trop flatté…monsieur le maire… vos compliments nous touchent… Acceptez-vous un petit verre de kirsch ?

— Avec plaisir, monsieur l’ingénieur. — Et pourtant, reprit maître Zacharias en se redressant, pourtant, messieurs, dans nos humbles fonctions communales, il nous arrive aussi parfois de rendre de grands services à la société, et de concourir d’une manière efficace, quoique moins brillante que la vôtre, aux progrès de la civilisation. Aujourd’hui même…

— Comment ! vous auriez concouru aujourd’hui même… dit Fragonard.

— Oui, monsieur, aujourd’hui même j’ai dessillé les yeux du conseil municipal, et je vous apporte le vote à l’unanimité de Felsenbourg en faveur du chemin de fer.

— Quel bonheur ! s’écrièrent les convives, le conseil municipal a voté le chemin de fer à l’unanimité… cela nous débarrasse de bien des soucis ! »

Le maire, tout glorieux, raconta le terrible discours de maître Rock et sa fureur à la fin de cette scène mémorable, où lui-même, Zacharias , avait failli périr, sans le courage héroïque du meunier Bénédum.

Tout le monde frissonnait, et M. Horace, se souvenant tout à coup du vieux forgeron, en fit le portrait avec son gilet écarlate, son grand tricorne, son nez long, recourbé, ses yeux gris.

« C’est cela même, dit maître Zacharias, nous l’avons exclu. »

Le grand borgne allait dire quelque chose, quand l’un des convives, s’étant levé pour regarder par la fenêtre, s’écria d’une voix joyeuse :

« Voici Juliette ! »

Alors ce ne fut qu’un cri d’enthousiasme :

tous se précipitèrent vers les fenêtres, agitant, les uns leurs chapeaux, les autres leurs serviettes.

M. le maire resta seul à table, devant sa tasse de café. On ne pensait plus à lui, mais il n’en était pas moins heureux, et souriait comme si ces messieurs l’eussent encore regardé.

Ce qui venait d’exciter l’enthousiasme des convives, c’était une grande voiture pleine de dames, qui descendait lentement la côte de Phalsbourg.

Ces dames, tout habillées de soie, méritaient l’admiration universelle ; on ne pouvait s’imaginer de plus jolies créatures, plus fraîches, plus roses, plus souriantes. Tous ceux qui les voyaient passer tiraient leur chapeau jusqu’à terre.

Et quand on pense que ces êtres charmants, gracieux et délicats comme des fleurs, se trouvaient assis sur de simples bottes de paille, entre les échelles d’une longue charrette à la mode du pays ; — le voiturier en blouse sur le timon, et deux pauvres haridelles étiques pour tout équipage quand on se figure le chemin de Felsenbourg dans ce temps-là : un chemin engravé de sable, de pierres, de roches, coupé de trous et d’ornières, côtoyant le ravin à pic ; — quand on se représente les sapins penchant leurs grands rameaux noirs au-dessus, le précipice se creusant au-dessous, les grands bois en perspective, le pauvre village, les sombres vallées s’ouvrant entre les montagnes, les ruines croulantes sur les rochers en face ; — quand on se rappelle ce pays de sauvages, comme disait monsieur le maire, on ne peut refuser son estime à ces Parisiennes.

Quel spectacle, quel chemin pour de pauvres petites femmes blanches et gracieuses, si légères et si jolies qu’on aurait voulu les porter dans ses bras !… Quelle abominable auberge, en comparaison des grands hôtels et de la vie charmante quelles avaient laissée là-bas ! Eh bien, tout cela ne leur faisait pas peur : elles auraient traversé les montagnes, en petits souliers, pour revoir leur Horace, leur Cyprien, leur Fragonard.

Enfin les voilà qui descendent la côte ; leur voiture entre dans le sable jusqu’aux essieux. Mademoiselle Juliette sur le devant, toute vêtue de bleu, fait des signes à monsieur Cyprien qui lève sa casquette. Puis, derrière, mademoiselle Malvina, une grande brune, debout malgré les cahots, les mains appuyées sur les épaules du voiturier, répond à l’enthousiasme de Fragonard, le grand borgne, qui agite sa serviette. Une autre, toute pâle, les cheveux noirs, le teint blanc comme la neige, les sourcils droits, la belle Diane, sourit à monsieur Horace de ses lèvres ombrées ; elle a les bras nus jusqu’aux coudes, et porte une robe blanche très-simple ; la voiture se penche… elle regarde l’abîme sans frémir.

Derrière elle s’agite toute une couvée de soubrettes rieuses qui babillent et qu’on entend de loin. Elles ont au milieu d’elles un petit homme blond, habillé de nankin des pieds à la tête, le triple menton enfoui dans une cravate blanche, un jabot épanoui sur l’estomac, l’air un peu fatigué, les yeux bleus, le teint frais, la bouche rose en cœur. C’est monsieur Anatole, le secrétaire et l’ami d’Horace.

Tous les hôtes de l’auberge du Cygne coururent à la rencontre de la voiture, qui cheminait cahin-caha. Horace arriva le premier ; il serra la main de Diane, puis s’adressant au petit homme :

« Cher Anatole, dit-il, quel dévouement !… Ah ! je vous reconnais bien là. »

Lui, exhalant un soupir :

« Que ne ferais-je pas pour vous, très-cher… et pour ces dames ?… Vraiment leur courage m’étonne… Ah ! je n’en puis plus ! »

En même temps il s’agitait un petit mouchoir blanc sous le nez.

Les autres venaient alors de rejoindre la voiture, et c’étaient des cris frénétiques :

« Juliette !

— Malvina !

— Cyprien !

— Fragonard ! »

On ne s’entendait plus… on se tendait les mains… les Parisiennes semblaient prêtes à se jeter par-dessus les roues.

Enfin, grâce au ciel, la voiture s’arrêta devant l’auberge ; chacun enleva une petite dame comme une plume, et l’emporta dans la salle avec de fous rires.

En une seconde, M. Anatole resta seul, assis sur sa botte de paille, promenant dans la foule réunie autour de la voiture un regard indécis. Au bout d’une minute, s’adressant à maître Baurngarten qui le regardait de sa porte :

« Monsieur l’hôtelier, dit-il, faites-moi la grâce de venir me prêter un peu l’épaule : je suis brisé ! »

L’aubergiste accourut : le petit homme descendit de son siège, épousseta soigneusement les brins de paille qui s’étaient attachés à ses habits, donna un coup de mouchoir sur ses escarpins, regarda ses bas blancs chinés, à travers lesquels on voyait son pied rose et dodu comme la chair d’un ortolan. Après quoi, toussant et se rengorgeant, il gravit les marches de l’auberge.

X

Les prédictions de Daniel Rock commençaient à s’accomplir : l’antique terre de Felsenbourg, où depuis tant de siècles avaient régné le calme de la solitude, le respect de la tradition, la simplicité de la foi, la soumission aux vieilles coutumes établies par la sagesse de nos pères ; cet antique asile du repos et de la paix allait être bouleversé de fond en comble.

Après l’arrivée des Parisiennes, l’enthousiasme général ne connut plus de bornes : durant plus d’une heure, on n’entendit que chanter, crier, danser, sauter, les chaises tomber, les verres grelotter, les vitres frémir.

Toute la maison en tremblait.

On voyait les petites femmes jeter leurs chapeaux dans les pots de fleurs de la fenêtre, leurs châles au dos des chaises, puis courir dans la salle en dansant. — Et, chose bizarre, M, le maire Zacharias, debout au fond, contre la porte de la cuisine, les yeux arrondis, la face épatée, riait à ce spectacle ; tandis que Baurngarten se tenait sur le seuil de sa maison d’un air consterné, et que la mère Orchel, au soupirail de la cuisine, joignait les mains au-dessus de sa tête et s’écriait :

« Jésus, Maria ! Jésus, Maria ! qu’allons-nous devenir ?… Qu’est-ce que font ces gens-là, qui nous appellent des sauvages ?… Ah ! mon Dieu… si cela dure huit jours… nous sommes perdus… la maison tombera pour sûr ! »

Enfin, au bout d’une grande heure, le calme parut se rétablir un peu. Les petites dames, heureuses comme des reines, vinrent respirer aux fenêtres. Cela ne dura guère… Le jour baissait… Tout à coup de nouveaux cris s’élevèrent :

« De la lumière ! »

Puis, après un instant de silence : « Du champagne !… du champagne ! »

Et les couteaux se prirent à tambouriner ! sur la table.

Maître Baugarten, allumant alors la lampe de cuivre à sept becs, entra et vit toutes les petites dames assises autour de la table, le cou nu, et fumant de petits bouts de papier d’un air joyeux, tout en tapant avec le manche de leurs couteaux, et criant avec un ensemble admirable :

« Du champagne !… du champagne !… du champagne !… »

L’aubergiste, tout pâle, s’approcha de M. l’ingénieur en chef Horace, et lui dit à l’oreille qu’il n’y avait pas de champagne à Felsenbourg… qu’il n’y en avait jamais eu.

Alors ce petit homme entra dans une grande fureur ; il bondit de sa chaise, se croisa les bras et s’écria d’une voix tonnante :

« Vous n’avez donc rien ? ni glaces, ni divans, ni cigares, ni champagne !… Rien… rien… rien !…

— Je vous ai donné tout ce que j’avais, dit Baumgarten, et si cela ne vous suffit pas… eh bien, à la grâce de Dieu allez chez mon voisin Kalb, je ne suis pas habitué à tous ces cris !

— Ah ! vous n’étes pas habitué, monsieur l’aubergiste ?… Eh bien, vous allez en entendre d’autres… Qu’on nous cherche la clarinette…

— Oui… oui… la clarinette… nous voulons danser ! »

Et les petites dames, tout à l’heure si tranquilles, se mirent à sauter, à trépigner en criant :

« Du champagne ! du champagne !…

— Monsieur le maire, s’écria Baumgarten, faites taire ces gens ? »

Mais maître Zacharias, bien loin de lui obéir, répondit furieux :

« Vous avez tort ! Vous devriez avoir du champagne. Qu’est-ce qu’une auberge où il n’y a pas de champagne ? C’est honteux !… c’est abominable !… Retirez-vous, vous déshonorez le pays ! Je vais dresser procès-verbal contre vous ! »

Maître Zacharias était vraiment indigné ; il fallut que M. Horace le priât de ne pas dresser de procès-verbal.

« Je ne le dresserai pas ! s’écria-t-il, non, je ne le dresserai pas, en considération de monsieur l’ingénieur en chef et de ces dames, qui seraient obligées d’aller à Sarrebourg, déposer au tribunal dans une vilaine affaire. Mais s’il n’y a pas de champagne ici demain, Baumgarten, malheur à vous !… — Des gens qui font le bonheur du pays… des gens qui nous apportent les lumières de la civilisation… des gens honnêtes… des personnes distinguées par la délicatesse de leur sexe et de leur esprit, leur dire en face qu’on n’a pas de champagne et les envoyer chercher ailleurs… c’est absurde … c’est tout ce qu’il y a de pire !… Allez, vous devriez rougir de honte ! »

Ainsi parla M. le maire, plein d’une noble indignation, et toutes les dames de Paris se disaient entre elles :

« Il a raison, ce maire… il dit des choses judicieuses… Nous apportons la civilisation dans ce pays de sauvages… nous sommes les bienfaiteurs de ces contrées !… on devrait avoir tout préparé d’avance pour nous recevoir, et voilà qu’on nous refuse du champagne ! »

Tous les regards foudroyaient Baumgarten d’un juste mépris. Il se retira, convaincu qu’il était dans son tort, et que ces personnes avaient le droit de se fâcher contre son auberge.

On pense bien que sa retraite ne fit pas cesser le tapage, qui s’entendait jusque dans la montagne ; jamais les échos de Felsenbourg n’avaient répété de telles clameurs… les verres, les bouteilles, les couteaux roulaient sur la table… Les dames, sachant quelles avaient le maire pour elles, demandaient du champagne à tout prix… Fragonard, Horace, Cyprien ; chacun sortait à son tour en se bouchant les oreilles.

Au milieu de ce tumulte, un âne se mit à braire.

Alors il se fit un grand silence, puis un immense éclat de rire.

« Tiens… celui-là manquait encore à l’orchestre, s’écria Juliette, il arrive à propos !

— Une basse magnifique ! » dit M. Anatole.

L’âne s’approchait, mais bientôt il se tut.

« C’est dommage, dit Malvina.

— Allons… courage ! s’écria Juliette, du champagne !

—En voilà !… en voilà ! répondit une voix nasillarde du dehors. — Hé ! hé ! hé !… »

Et comme tout le monde, stupéfait d’entendre cette voix étrangère, regardait vers la fenêtre, un petit vieux, tout courbé, tout gris, mais vif encore, les yeux scintillants, le nez crochu, maître Elias Bloum apparut, tenant de chaque main une bouteille au long col argenté.

« En voilà ! s’écria Juliette, en voilà du champagne !… Il n’y a qu’à montrer du caractère… il arrive !… »

Toutes les Parisiennes s’étaient levées, les bras étendus, criant :

« Ici !… ici !… Ah ! le brave homme !… ah ! l’honnête homme !… »

Et le petit Élias, riant, sémillant, embrassa sur les deux joues, nasillait :

« Hé ! hé ! hé ! je savais bien… Je savais bien que ces dames me recevraient… Chers petits anges !… hé ! hé ! hé !… »

Au même instant, Gretchen entra, portant sur un plateau de longs verres à pied, brillants comme le cristal.

Élias n’avait rien oublié !

Le cou des deux bouteilles sauta ; Fragonard tenait l'une, Horace l’autre ; toutes les petites mains blanches s’étendirent vers eux… la mousse frémissante pétilla sur les lèvres roses.

« Excellent ! dit Malvina. Oh ! c’est ça ! Mais où est-il donc, le petit vieux ? »

Élias était sorti ; il reparut avec quatre autres bouteilles, deux sous les bras, deux dans les mains.

Vous peindre alors l’attendrissement des petites dames… je ne le puis ; — la surprise d’Horace, de Cyprien, de Fragonard… c’est impossible.

Horace, après avoir vidé son verre, se leva de table et voulut faire asseoir Élias ; mais le vieux renard était trop fin pour y consentir. Il savait que l’ivresse est tolérante et le réveil rancunier.

« Ah ! monsieur l’ingénieur, s’écria-t-il d’un accent pathétique, jamais !… je suis trop heureux d’être agréable à ces dames… J’ai fait ce que j’ai pu, c’est vrai, mais ce n’était que mon devoir… Vous êtes les bienfaiteurs du pays… vous allez apporter chez nous le commerce… Moi… j’aime le commerce !… En passant dans ces montagnes, ça me saignait le cœur depuis cinquante ans, de voir qu’une poule ne valait que douze sous au lieu de quarante… une planche dix sous au lieu de vingt… un arbre sur pied, que la peine de l’abattre et d’en faire des bûches… Je me disais : Que d’argent perdu… que d’argent perdu pour ces pauvres gens !… Ah ! s’il y avait des chemins !… ah ! si ces beaux chênes étaient à Paris… ah ! si ces bœufs, ces vaches, ces moutons arrivaient au marché de Poissy… ah ! quelle fortune… quelle fortune !… N’y aura-t-il donc jamais moyen de transporter ces choses ?… — Vous arrivez, monsieur l’ingénieur, pour faire ce que le pauvre Élias désire depuis cinquante ans… Ces chères petites dames viennent vous tenir compagnie… ça m’attendrit !… Est-ce qu’il ne faudrait pas avoir le cœur bien dur, pour ne pas accourir leur souhaiter la bienvenue ? »

Ainsi parla le vieux juif, avec une bonhomie charmante, et tous les convives étaient émerveillés du dévouement d’un si brave homme ; M. Anatole se leva même pour lui serrer la main.

« Ah ! monsieur, dit-il, si i’on trouve des sots et des brutes dans tous les pays, on y trouve aussi des gens intelligents et dévoués au progrès… Asseyez-vous donc près de M. le maire, et videz un verre de votre vin de Champagne. »

Élias ne put refuser.

La soirée se prolongea bien tard. On chanta, on rit, on célébra le chemin de fer. Ce n’est que vers minuit que M. Fragonard, prenant la lampe à sept becs, reconduisit en grande cérémonie M. Zacharias Piper et maître Élias Bloum.

Au moment de se quitter, Horace avait dit au vieux juif :

« Nous manquons des choses les plus indispensables, dans cette auberge… il nous faut un homme intelligent et connaissant bien le pays, pour nous approvisionner de tout ce qui nous est nécessaire : revenez demain… nous causerons ! »

Élias, l’homme du progrès, et Zacharias s’en retournèrent, bercés des plus riantes espérances.

Le village dormait. — Toutes les lumières de l’auberge du Cygne s’éteignirent bientôt.


XI


Or, le bruit des événements qui avaient signalé l’arrivée des ingénieurs se répandit dans la montagne comme un éclair.

Les marchands de légumes, de volaille et de bestiaux, les facteurs de la poste, les contrebandiers, tous ces gens qui vont de la Houpe à Saverne, du Hârberg à Phalsbourg, semant sur leur passage les nouvlles de la plaine, les grossissant et les embellissant à leur manière, — tous ces gens racontaient gravement qu’une société d’hommes et de femmes, abondant en richesses de toute sorte : en chevaux, en habits, en argent, étaient venus s’établir chez maître Baumgarten, à Felsenbourg ; — qu’ils vivaient là dans la joie et les festins, ne se refusant rien de ce qui peut flatter le goût et l’odorat, considérant cette vallée de misère comme un lieu de délices, n’allant pas écouter les instructions du père Nicklausse, et n’ayant d’autre religion que de bien boire, bien manger, bien dormir, enfin de se livrer aux jouissances de la chair : — que les hommes de cette société, coiffés de petites casquettes brodées d’argent, allaient chaque matin par les bois. suivis d’une foule d’ouvriers, plantant des piquets ici… là… comme au hasard, regardant à travers des lunettes… puis s’écriant en présence des gardes : « Il faut abattre ceci… Il faut éclaircir cela ! » Et que les bûcherons se mettaient à l’œuvre ; que les plus grands sapins, les plus vieux chênes tombaient les uns sur les autres, comme l’herbe des champs, et que nul ne pouvait savoir ce qu’il en résulterait ; — que les femmes de ces personnages, blanches, grasses, appétissantes, vêtues de soie et d’or ; n’avaient d’autre souci que de rire, de danser, de fumer, de se mettre à table, et de se promener assises sur les ânes du meunier Bénédum, en compagnie d’un certain M. Anatole, qui les égayait en roucoulant comme une tourterelle ; — que leurs domestiques, gouvernés par le juif Elias, se répandaient sur les marchés d’Alsace et de Lorraine, achetant tout ce qu’il y avait de plus fin en gibier, en poissons, en comestibles de toute sorte ; — que des carpes du Rhin, renfermées vivantes dans de petites tonnes, des pâtés de foie gras dans des terrines, des andouilles confîtes dans de la moutarde, des professerwurst, et même des poissons de mer, cheminaient sans cesse à dos d’homme ou de mulet vers leur résidence ; — que maître Elias, sur son âne Schimmel, marchait à côté, surveillant tout par lui-même, se fâchant, et ne trouvant rien d’assez frais, d’assez délicat pour la bouche de ces personnes, qu’il appelait ; « Mes petits anges ! » — Enfin, ils ajoutaient que dans ce moment même, de grandes voitures arrivaient par le chemin sablonneux de Phalsbourg, chargées de meubles si beaux, si riches, si brillants, qu’on ne pouvait les regarder au soleil ; — qu’un monsieur en chapeau, venu tout exprès de Paris, tapissait la maison de Baumgarten, y plaçait des miroirs, et qu’on lui ferait une pension sa vie durant pour cela !

Voilà ce qui se disait de village en village, jusqu’au fond du comté de Dâbo, derrière | Soldatenthâl et la Wouchkann.

On ne parlait plus que de ces choses, le soir à la veillée… On en parlait encore aux champs, au bois… partout ! Le bruit commençait même à courir de travaux gigantesques, — de chemins de fer, qui devaient passer sous les montagnes, — d’un pont qui devait sauter de Saverne à la forêt Noire — où chacun, y travaillant, pourrait gagner des trois, quatre et même cinq livres par jour.

Cela réjouissait beaucoup les hommes.

Les femmes, au contraire, se rappelaient que vers la fin du monde, l’Antéchrist doit, venir séduire l’univers avec des bagues d’or, des boucles d’oreilles, des robes de soie et des éblouissements sans nombre : elles se défiaient, mais n’en étaient pas moins curieuses de voir ce qui se passait à Felsenbourg.

Aussi, le dimanche suivant, sous prétexte d’aller à la messe, on vit descendre toute la montagne : hommes, femmes, enfants ; jeunes et vieux ; en tricorne, en bavolet, en bonnet de coton ; à pied, en charrette.

Il y en avait tant et tant, qu’on aurait dit la descente du genre humain dans la vallée de Josaphat.

On voyait là de pauvres vieux qui n’étaient pas sortis de leur cassine depuis quinze ans, portant encore la perruque à queue de rat, les culottes du temps de Louis XVI, et l’habit de peluche vert-perroquet, à boutons d’acier larges comme des cymbales ; — des vieilles, la tête branlante, traînant à leur suite des robes achetées au pillage du cardinal Hans-Sépel, en l’an II de la République une et indivisible ; — des enfants joufflus, à peine sortis de la coque de l’œuf, se tenant à la jupe de leur mère, et des milliers d’autres en blouse, en veste courte, la calotte sur l’oreille, le tricorne orné de lierre, les pantalons dans les bottes, la robe retroussée pour courir plus vite.

Et c’est alors qu’on vit bien que notre siècle est véritablement un siècle de lumière et de progrès.

En effet, cette foule innombrable, s’étant répandue dans Felsenbourg, remplit d’abord toutes les auberges, les cabarets et les bouchons du village et de la route ; il fallut sortir les tables et les chaises dans les rues pour banqueter et festoyer… ce qui dura jusque vers midi.

Alors, chacun s’étant un peu rafraîchi, et voyant que les persiennes de l’auberge du Cygne restaient fermées, on se mit à crier qu’on voulait voir les ingénieurs et les petites dames.

Le tumulte devint si grand, que les plus vieux de la montagne se réunirent, afin d’envoyer une députation aux bienfaiteurs du pays.

On choisit donc Hans Brenner, le bûcheron, Karl Dannbach, le sagar, Nickel Bentz, l’ancien garde forestier, et deux ou trois autres non moins considérés dans leurs villages.

Et ces braves gens gravirent lentement deux à deux les marches de l’auberge d’un pas solennel, aux yeux de toute la montagne qui ne cessait de crier :

« Les ingénieurs !… les petites dames »

Or, dans ce moment même, messieurs les ingénieurs et les dames venaient de finir leur déjeuner.

Les jolies Parisiennes, étendues sur de grands sofas, fumaient en rêvant, et M. Anatole, assis devant le piano, chantait d’une voix tendre, en balançant la tête, un petit air doux qui finissait ainsi :

Ce qu’il me faut, à moi… c’est toi !… c’est toi !

Le vieux Karl Dannbach, écoutant à la porte, dit aux autres :

« Nous tombons mal… il vaudrait mieux attendre… Ils font de la musique ! »

Et le cœur de ces pauvres vieux battait avec force, en songeant qu’ils allaient paraître devant les grands de la terre… Ils délibéraient tout bas, n’osant ouvrir la porte, quand Baumgarten, sortant de la cave avec un panier de bouteilles, leur demanda :

« Que faites-vous là ? »

Alors ils lui expliquèrent la chose, et Baumgarten, déjà familiarisé avec les Parisiens, leur dit

« C’est bien… tenez-vous tranquilles… je me charge de tout… Vous voyez ces bouteilles… chacune coûte sept livrer dix sous… C’est du vin blanc que le juif Élias a fait venir… Il mousse comme de la bière… et lorsque nos dames en ont bu, elles deviennent toujours trèsgaies… alors on peut leur parler… elles rient de tout… Tenez… entrez dans la cave… quelqu’un pourrait sortir et vous trouver ici… Tout à l’heure, je viendrai vous prendre. »

Les pauvres vieux entrèrent donc dans la cave… mais seulement sur les marches… car ils avaient honte de descendre jusqu’au fond. Et Baumgarten fit ce qu’il avait promis.

Et comme les dames riaient de bon cœur, demandant à voir la députation, l’aubergiste leur dit quelle était dans la cave, ce qui les mit tellement de bonne humeur, qu’on les entendait éclater jusqu’au dehors.

« Eh bien… allez les chercher ! » dirent-elles.

Et les vieux montagnards parurent enfin sous les yeux de ces dames, qui avaient pris un petit air grave pour les recevoir.

Malgré cela, Nickel Bentz leur exposa sa demande, et l’une d’elles, la plus jolie, celle qui s’appelait Juliette et qui avait les yeux bleus, lui répondit avec dignité :

« Puisque vos villages sont si désireux de nous voir, vous pouvez leur dire qu’aussitôt après le champagne, nous paraîtrons au balcon, où chacun pourra nous regarder à son aise !… N’est-ce pas, mesdames ?

— Certainement, » répondirent les autres.

Messieurs les ingénieurs ne dirent rien, seulement ils inclinèrent la tête, et les vieux montagnards sortirent, agitant leurs grands chapeaux, et criant d’une voix joyeuse que ces dames daigneraient paraître au balcon… qu’il fallait seulement un peu de patience.

Et descendant les marches, ces braves gens ne tarissaient pas en éloges sur la beauté de ces dames, et la politesse de messieurs les ingénieurs.

De sorte qu’une demi-heure après, toutes les fenêtres de la grande salle s’étant ouvertes, et les Parisiennes ayant paru, l’air retentit de cris joyeux jusqu’au fond de la vallée, et ces paroles du prophète s’accomplirent :

« Réjouissons-nous !… Faisons éclater notre joie, parce que les noces sont venues… Heureux ceux qui ont été appelés aux noces ! »

Et le défilé commença, Pfifer-Karl, Hans Weinland, Diemer Tobie, la clarinette, le trombone, le cor de chasse en tête. Chaque village passait à son tour sous les fenêtres, les bras en l’air, la tête basse, le pied haut, criant :

« Vive le chemin de fer !… vivent les ingénieurs !… vivent les dames !…

C’était attendrissant.

Les filles, en passant, jetaient des branches de hêtre au pied du mur, et quelques beaux garçons, comme on en voit là-bas, les yeux roux, les cheveux frisés, la barbe rude, jetaient de tels cris, qu’on aurait dit des loups sautant en hiver à la gorge des chevaux.

Il y avait de quoi frémir.

Et ce défilé dura jusqu’à cinq heures du soir. Alors les dames, joyeuses de ce qu’elles venaient de voir et d’entendre, se retirèrent pour dîner.

Dire ce qui se consomma de fromage, de saucisses, de jambons, de vin et de bière en ce jour mémorable, serait chose impossible : on estime que cela se monte, pour le moins, à deux cents écus de trois livres, et ce fut la première et grande bonne journée des cabarets de Felsenbourg.

Voilà comment apparut la civilisation dans les montagnes.


XII


Après le triomphe de la civilisation à Felsenbourg, les bûcherons retournèrent au bois, les commères à leur rouet, les ingénieurs à leurs études, et tout retomba dans le calme habituel.

Or, il advint dans ces temps-là que les jeunes dames ayant déjà parcouru la montagne

et visité les plus grandes curiosités du pays,

Le défilé dura jusqu’à cinq heures du soir… (Page 143)

telles que la chapelle du Dagsberg, les ruines du Nideck et du Haut-Bar, la grotte de Valscheid et les verreries de Valerysthâl, toutes choses fort remarquables sans doute, mais dont on se lasse à la longue ; il advint, dis-je, que ces chères dames commencèrent à s’ennuyer et jetèrent un regard de regret vers Paris… bâillant tout le jour et s’écriant :

« Ah ! que cette existence est monotone !… mon Dieu… mon Dieu… qu’allons-nous faire aujourd’hui ? »

Ce que voyant, maître Élias, toujours à l’affût de leurs moindres désirs, et s’efforçant d’imaginer chaque jour quelque nouvelle partie de plaisir, pour conserver la bonne humeur de ses chers petits anges, maître Élias leur dit en souriant :

« Chers petits anges, vous êtes ennuyées de voir toujours des bois, des torrents et des ruines… vous bâillez et vous soupirez… cela ne m’étonne pas : des esprits délicats comme les vôtres doivent aimer le changement… Quand on voit toujours des montagnes, des montagnes et des montagnes… cela vous blesse la vue !… Mais qu’il soit permis à un vieux bonhomme tel que moi de vous dire qu’on ne vous a pas encore tout montré, et que nous avons dans notre pays une curiosité plus rare que toutes les chapelles du monde… une chose vraiment unique, et que j’ai réservée pour vos distractions et votre réjouissance, lorsque vous seriez fatiguées de tout le reste. »

Et comme les jeunes dames, couchées sur leurs divans, le regardaient toutes curieuses,


Tout à coup les petites dames furent saisies d’une telle frayeur… (Page 149.)

maître Élias se prit à rire avec finesse en clignant des yeux.

« Qu’est-ce donc ? » demanda Juliette.

Alors le vieux juif, écartant les rideaux et montrant la grande tour de Felsenbourg de son doigt crochu, dit d’un air mystérieux, en baissant la voix :

« Voyez, là-haut ; dans ce nid de chouettes, au milieu des ronces et des décombres, habite une vieille sorcière ! »

Il haussa les épaules en joignant les mains.

« Ce n’est pas à vous, mes chères petites dames, élevées dans le grand monde et connaissant toutes choses, qu’on peut faire croire qu’il y a des sorcières… mais les gens du pays le croient. C’est donc une vieille femme… mais si vieille… si vieille… que moi, Élias, je suis auprès d’elle, en quelque sorte, comme un enfant de sept à huit ans à côté de Mathusalem.

Cette vieille se nomme Fuldrade ; elle vit avec deux chèvres dont elle boit le lait, et dit la bonne aventure ! »

Les petites dames étaient devenues fort attentives ; Diane, Malvina, Juliette, se regardant l’une l’autre, semblaient sortir de leur nonchalance.

Élias tout joyeux poursuivit :

« Je vous engage donc, mes petits anges, à rendre visite à cette vieille, qui vous amusera… Elle marmotte de grands mots étranges. elle parle des anciens temps… des margraves et des landgraves… Sa mémoire est comme un gros livre plein d’histoires singulières : vous en serez contentes ! Demain donc, si vous le voulez, au petit jour, et pendant la la fraîcheur, il faudra vous tenir prêtes. Je ferai conduire devant votre porte les ânes tout sellés et bridés. Monsieur Anatole ne demandera pas mieux que de vous accompagner. Vous arriverez sur la côte à six ou sept heures, en suivant le sentier qui tourne là-bas dans les bruyères, et, je vous le dis, vous verrez une chose vraiment curieuse et rare… Croyez-moi… vous serez contentes ! »

Ainsi parla maître Élias en se frottant les mains, et les dames acceptèrent tout ce qu’il proposait, pensant dire un jour à Paris qu’elles avaient vu ensemble une sorcière de la montagne, une vraie sorcière à cheveux gris, parlant d’un air prophétique, et en sachant plus sur l’avenir que toutes celles des villes. En outre, elles se promettaient d’interroger la vieille sur certaines choses qui les inquiétaient beaucoup.

Durant toute la soirée elles furent rêveuses, et pas une ne dit à messieurs les ingénieurs ce qu’elles se proposaient de faire le lendemain, craignant que l’un d’eux n’eût l’idée de venir avec elles, et qu’il n’entendît ce qu’elles demanderaient à la diseuse de bonne aventure.

Or donc, le lendemain de très-bonne heure, après le départ des ingénieurs pour leurs travaux, entre quatre et cinq heures du matin, maître Élias lui-même amena devant l’auberge les ânes chargés de leur petite selle en forme de tabouret, avec une planchette pour y poser les pieds, ce qui était très-commode.

Un de ces ânes, le plus fort, portait seul un grand bât rempli de comestibles et de bouteilles de vin entourées de linge humide, pour en conserver la fraîcheur.

Le vieux juif alla frapper doucement à la porte, et aussitôt on ouvrit il vit que toutes ces dames étaient déjà levées, enveloppées de leurs petits manteaux de voyage, et coiffées de leurs grands chapeaux de paille, et que M. Anatole lui-même se trouvait là dans la salle, affublé d’un gros sac en poil de chèvre, pour ne pas rouiller sa petite voix grassouillette à la fraîcheur ; enfin, que tous étaient prêts à partir, ce qui le réjouit.

« À la bonne heure ! fit-il, à la bonne heure ! mes petits anges… je vois que cette partie vous plaît… Je craignais la rosée, qui tombe souvent en abondance jusqu’à six heures du matin… mais, grâce au ciel, tout est bien… très-bien ! »

En causant de la sorte, Élias trottinait à droite, à gauche, pour s’assurer que rien ne restait oublié dans la salle, tandis que les dames empressées s’avançaient sur le seuil, et jetaient un coup d’œil au dehors.

Le temps était brumeux ; comme toujours à cette heure matinale, de grandes teintes grises voilaient la montagne et les bois d’alentour ; le brouillard, tout imprégné des âpres parfums du chêne, du lierre, de la verveine et des mille plantes sauvages de la forêt, vous saisissait au premier abord et vous parcourait comme un frisson, puis vous faisait éprouver un sentiment de bien-être indéfinissable.

Tout dormait encore au village… Les coqs seuls battaient de l’aile dans les bûchers voisins.

Les petites dames descendirent l’une après l’autre dans la rue silencieuse, cherchant à reconnaître chacune son âne, car elles avaient toujours le même âne.

M. Anatole apparut au haut des marches, abritant une lumière de la main.

Élias aida les dames à se mettre en selle, plaçant leurs petits pieds sur la planchette, leur demandant si elles étaient bien.

M. Anatole, déposant sa lumière à l’entrée du vestibule, descendit à son tour, puis le vieux juif, leur indiquant le sentier qui tourne autour de la côte en montant insensiblement, dit :

« Vous n’avez qu’à suivre toujours le même chemin… à cent pas d’ici, sur votre gauche, il monte dans les genêts entre deux haies… Allez lentement… ne vous pressez pas… vous arriverez sur le plateau avec le soleil. »

La petite caravane partit.

Élias l’écouta trotter un instant, puis, soufflant la lumière, il murmura en lui-même : « Bon voyage ! » et rentra dans la maison, qu’il eut soin de refermer à double tour.

Il logeait alors à l’auberge du Cygne, dans une pauvre mansarde, sous le toit. C’est lui qui faisait tout à la maison, et bien des gens s’étonnaient qu’il négligeât ses propres affaires, pour s’occuper exclusivement de celles de messieurs les ingénieurs ; mais le vieux renard laissait dire, ayant sans doute de bonnes raisons pour agir de la sorte.

Ce qu’il y a de positif, c’est qu’il suivait avec un intérêt tout particulier le tracé du chemin de fer sur la grande carte du cadastre.

La petite caravane gravissait donc la côte, Juliette en tête et M. Anatole le dernier. Les Parisiennes, d’habitude si causeuses, gardaient toutes le plus profond silence ; on n’entendait que le pas sec et ferme des ânes trottant dans le sentier rocailleux.

Que de pensées étranges et diverses assiègent l’esprit avant le jour ! Que de sensations profondes ! que de souvenirs !— Un arbre noir qui passe… un oiseau endormi qui se lève dans les bruyères en jetant un cri de terreur… le vague frisson qui s’étend sur la terre à l’approche de l’aurore… puis au fond de la vallée, au loin, bien loin, la caille qui s’éveille dans les blés… le coucou qui jette sa première note sur la lisière des bois… tout… tout vous impressionne et vous fait rêver.

Et puis on songe à ceux qui sont au loin… à nos amis de la ville, qui ne se doutent guère, — en rentrant de leurs fêtes tumultueuses, de leurs bals, le sang allumé par la fièvre, — que vous êtes à parcourir les genêts, à respirer la fraîcheur et la vie.

Toutes ces pensées vont et viennent dans votre esprit, et malgré vous-même vous gardez le silence.

Ainsi rêvaient les Parisiennes et peut-être, aussi M. Anatole, car il ne disait mot, lui d’habitude si bavard.

Et le sentier montait… montait toujours… s’éclairant déjà de quelques vagues lueurs… puis au-dessous, presque à pic, s’éveillait le village. Déjà plus de vingt coqs s’étaient souhaité le bonjour d’une ferme à l’autre… les chiens aboyaient… l’écluse se levait… le moulin du père Bénédum recommençait son tic-tac.

Et tous ces bruits, s’éloignant… s’éloignant de plus en plus… finirent par se perdre, et le jour plus fort étendit son voile de pourpre derrière les flèches sombres des sapins. Tout à coup un rayon plus vif passant comme un éclair entre deux de ces flèches, s’étendit jusqu’au fond de la vallée brumeuse.

Les petites dames levèrent alors la tête et se virent au pied d’une gigantesque muraille de granit ; la tour se dressait au-dessus, sombre, massive, les fenêtres effondrées… Le lierre, les ronces, les houx touffus, s’élevaient d’étage en étage le long des rochers.

Les Parisiennes firent une exclamation de surprise.

« Comment grimper là-haut ? » dit Juliette.

Mais les ânes suivant le sentier encore quelques pas, un large passage taillé dans le roc se découvrit à gauche.

M. Anatole voulait mettre pied à terre, quand Diane ayant pris le pas, on la vit s’élever si gracieusement que toute la bande suivit, non sans frémir, car on découvrait la cheminée du père Rock qui fumait à cinq cents mètres au-dessous… et de grands oiseaux, les ailes déployées, fendaient le ciel sous vos pieds, plongeant dans l’abîme.

M. Anatole, les yeux fermés, s’abandonnait à la grâce de Dieu. Mademoiselle Juliette, pour faire la brave, fredonnait : « Chasseur diligent » ; Malvina ne disait rien ; Diane, en haut, regardait avec calme.

Dix minutes après, on atteignait la plateforme, et M. Anatole, regardant au-dessous, se demandait s’il aurait le courage de redescendre.

Toutes les dames avaient sauté de leur monture et contemplaient l’immense roche plate et ses deux tours planant sur les précipices. Elles étaient joyeuses de se voir si haut dans les airs, car les tours et le plateau dominent tous les environs.

Le soleil ardent chauffait déjà le sol rocailleux, et les insectes s’élevaient en nuages du milieu des ronces.

C’est à peine si l'on se souvenait du but de la promenade ; on errait au hasard, se montrant les hauteurs voisines… les forêts en pente… les grandes lignes de roches grises… admirant… jetant des exclamations de surprise !

M. Anatole seul, avant de s’éloigner, eut soin d’attacher les ânes, puis il s’approcha pour admirer à son tour.

Et l’on allait depuis un quart d’heure de place en place, riant, s’émerveillant, lorsque tout à coup, au détour d’un pan de muraille, apparut Fuldrade avec ses deux chèvres.

La vieille, inclinée au bord d’une meurtrière, immobile, les yeux fixes, semblait regarder quelque chose. Son attention était si profonde qu’elle n’avait pas entendu les étrangers.

Les dames suivirent naturellement la direction de son regard, et, tout au loin, à travers les bois, elles aperçurent une tranchée immense, où scintillaient quelques plaques, blanches comme des étoiles.

C’était le tracé du chemin de fer, et les points blancs, les jalons avec leurs petites feuilles de papier miroitant au soleil.

Voilà ce que regardait Fuldrade, tandis que ses chèvres, au long cou pelé, dessinaient leur profil sur le ciel bleuâtre.

Longtemps les petites dames contemplèrent la vieille, qui, se retournant enfin, ne parut pas surprise de les voir, mais, au contraire, se mit à les regarder en murmurant des paroles confuses.

Juliette, plus hardie que les autres, lui dit alors :

« Nous sommes venues, ma bonne femme, pour entendre de vous notre bonne aventure. »

À ces mots, les yeux verts de Fuldrade s’illuminèrent :

« Je ne suis pas une bonne femme, dit-elle ; je suis Fuldrade d’Obernay… la fille des margraves d’Obernay… Et vous… de quelle grande famille êtes-vous ? »

Juliette rougit, et, chose bizarre, toute la joie de l’aimable société s’évanouit.

Fuldrade, alors, descendit de son talus d’un pas lent, s’acheminant vers la tour, où les Parisiennes la suivirent, malgré les instances de M. Anatole qui leur disait :

« Mesdames, je vous en prie… je vous en prie… restez !… Cette vieille ne m’inspire aucune confiance… Elle a le regard faux, le sourire équivoque… Il vaut mieux nous en aller. »

Mais elles tenaient toutes à connaître leur avenir.

Sur le seuil de la tour, Fuldrade s’accroupit en plein soleil ; sa face était blanche d’une lumière intérieure, et les mille rides qui la sillonnaient avaient disparu.

Elle s’assit donc sur le seuil et dit en levant sa petite main sèche :

« Il est écrit : « Vous ne tenterez point le Seigneur, votre Dieu ! » Pourquoi me demandez-vous donc à connaître votre avenir ? »

Puis, les regardant d’un œil de pitié :

« Quel est l’avenir de l’oiseau qui passe, ou de la feuille qu’emporte le vent ? »

Mais ces paroles judicieuses ne firent aucune impression sur ces dames, en quelque sorte possédées du diable. Diane, Juliette, Malvina, présentèrent à la fois leurs mains blanches à la diseuse de légendes, et presque aussitôt le front de celle-ci s’abaissa, ses yeux se voilèrent, et, d’un accent sourd, terrible, elle murmura :

« Elles le veulent !… elles le veulent !… »

Puis, saisissant une main au hasard, sans lever les yeux, celle de Diane :

« Que veux-tu savoir ? » demanda-t-elle.

Mais Diane, plus pâle que la mort, — car elle avait peur… bien peur… — avant de répondre, dit :

« Mesdames et monsieur, de grâce, laissez-moi seule… Je me retirerai à mon tour. »

Alors M. Anatole et les dames s’éloignèrent et Diane, se penchant, murmura :

« Ma mère, Horace m’épousera-t-il ? »

Fuldrade sourit avec amertume.

« Il te l’a promis ! Folle… folle ! Il te l’a promis !… mais toi… tiens-tu tes promesses ? Je vois là-bas… là-bas… deux vieillards à tête blanche… Depuis trois ans ils attendent une lettre de leur fille… de leur fille qu’ils ont élevée avec tant d’amour, du prix de leur pénible travail… et cette fille… »

Diane ne voulut pas en entendre davantage ; elle se sauva, défaite, éperdue, et la vieille continua seule ses prédictions, car la malheureuse jeune femme s’était jetée dans les bras d’Anatole, fondant en larmes, et celui-ci disait :

« Diane ! allez-vous ajouter foi au sot radotage de cette vieille ? Ah ! le maudit juif !… je ne suis pas méchant, mais il me le payera !… Malvina… Malvina… je vous en supplie… au nom du bon sens, n’allez pas entendre de telles sottises… Voyez-en l’effet… »

Mais les femmes, une fois qu’elles sont possédées d’une idée, n’entendent plus raison : celle-ci croyait être plus heureuse que l’autre ; elle arriva donc en présence de Fuldrade, et lui donnant la main :

« Mon avenir !… fit-elle précipitamment ; je serai généreuse… dites tout… tout !…

— Ton avenir ! murmura la vieille… tu parles d’avenir ! Eh bien, regarde au fond de la vallée : ta vie est comme un de ces arbres déracinés que la rivière emporte… on les voit le matin… le soir on ne les voit plus ! »

À cette déclaration, Malvina voulut parler… elle n’avait plus un souffle.

« Ce n’est pas à l’avenir qu’il faut penser, reprit Fuldrade, c’est au présent… il te reste quelques jours pour te repentir… mais tu les emploieras à boire, à t’enivrer… à oublier tes fautes… Tiens… va-t’en ! la mort qui m’oublie, pourrait me cueillir en me voyant si près de toi ! »

Ainsi parla cette vieille maudite, et la pauvre Malvina s’en retourna toute froide ; elle n’avait plus une goutte de sang dans les veines, mais elle ne gémissait pas, et voyant accourir Juliette, qui lui dit en passant : « Vous êtes contente au moins… vous ! » elle sourit : c’était une fille de grand courage, mais qui aimait trop le champagne, et qui se proposait déjà d’oublier cette triste prédiction le soir, en compagnie de Fragonard.

Lorsque Juliette s’approcha de la tour, Fuldrade tressaillit ; sa figure impassible prit une expression sauvage… elle s’efforça même d’ouvrir les yeux… elle les ouvrit… ils étaient blancs… Elle voulut se lever et retomba, puis elle parut se résigner.

Monsieur Anatole, qui venait de ranimer Diane, tournant alors la tête, vit la vieille, triste, abattue, et Juliette appuyée contre la porte, comme en extase.

Voici ce que la sorcière disait :

« Je te connais… je te connais, toi ! Tu es la femme pour laquelle les hommes se sont perdus, se perdent et se perdront dans les siècles des siècles… C’est toi qui présentas la pomme à notre premier père… et la rose empoisonnée à Salomon !… C’est toi qui coupas les cheveux de Samson !… C’est toi qui te baignais dans le marbre et les parfums, quand David regarda par la fenêtre !… C’est toi qui dèmandas la tête de saint Jean à Hérode ! Tu as été, tu es et tu seras le mensonge de l’amour, l’hypocrisie du dévouement, le délire des sens… car tu n’aimes que toi ! » Juliette regarda derrière elle, pour voir si personne ne pouvait entendre, et, voyant qu’elles étaient seules, elle sourit.

« Tu n’aimes que toi, reprit Fuldrade d’un ton abattu ; sois donc heureuse… rien ne te gêne… ris, chante, enivre-toi d’orgueil… Le présent t’appartient ! »

Il y eut un silence, Juliette était belle de satisfaction… elle jetait un regard de suprême dédain à ses compagnes.

« Et cela durera dix ans, s’écria la vieille, oui, dix ans… mais alors, la belle fille… alors viendront les rides, les déceptions, les dégoûts de toute sorte… Alors commencera la ruine de ce corps dont tu es si fière, et tu ne pourras rien pour l’empêcher… Oh ! tu feras comme toutes les autres : tu lutteras… tu résisteras… mais il n’y a ni lutte ni résistance qui tienne. Et dans vingt ans… tiens, regarde… tu seras comme cela !… »

Elle souleva son petit bonnet de crin avec un ricanement diabolique, et découvrit son crâne chauve et luisant comme de l’ivoire.

« Oui, tu seras comme cela !… Seulement, quand Fuldrade passe, on dit : « Cette femme a souffert… elle a pleuré de nobles illusions… des frères, des amis tombés pour une belle cause… » Tandis que toi, tu seras vieille comme la robe virginale traînée dans la fange, et laissée au coin d’une borne ; chacune des rides de ta face dira : « Prostitution !… prostitution !… prostitution !… »

La vieille s’était levée comme un serpent qui s’éveille… ses lèvres sifflaient… Juliette, reculant saisie d’horreur, s’écria :

« Oh ! l’affreuse mégère !… l’insolente ! Monsieur Anatole, venez donc… venez châtier la misérable. »

Monsieur Anatole n’avait garde d’accourir, tandis que Fuldrade, toute cassée, toute ridée, mais animée d’une indignation indescriptible, s’avançait lentement vers le groupe des femmes et du petit homme, en leur lançant des regards venimeux. Ses deux grandes chèvres l’accompagnaient pas à pas.

« Retirez-vous, malheureuse… retirez-vous !… lui criait Anatole d’une voix brisée, n’approchez pas… Je vous le défends ! »

Mais la vieille s’avançait toujours, et les petites dames, tremblantes, n’avaient plus la force de fuir ; elles se tenaient assises sur un tertre l’une contre l’autre.

Quand Fuldrade fut à dix pas d’elles, s’arrêtant au milieu des hautes bruyères, et levant une de ses petites mains, elle leur dit :

« Je vous maudis !… soyez maudites !… vous… les vôtres… et toutes celles qui vous ressemblent ! — Vous qui venez apporter ici le trouble, la honte, l’exemple de la corruption et de la bassesse… vous qui vendez votre corps et votre âme… vous qui oubliez votre père et votre mère… vous qui n’avez ni cœur ni entrailles… je vous maudis ! Allez… allez dans vos villes… Infâmes !… qu’y a-t-il de commun entre nous ? Les reptiles vivent de la fange, et les oiseaux du ciel de la rosée des fleurs !… Toute votre œuvre est une œuvre de l’enfer. Elle est condamnée !… vous sortirez d’ici couvertes de honte… et les sept plaies d’Égypte vous accompagneront… car vous n’êtes que pourriture… C’est moi, Fuldrade, qui vous le dis ! Que ne restiez-vous cachées, filles de Babylone ! Vous avez voulu savoir la vérité, je vous l’ai dite… Vous êtes la honte du genre humain… Allez… allez… malheureuses ! »

La vieille sorcière parlait si vite qu’on ne pouvait l’interrompre, et comme sa voix, d’abord assez basse, devenait de plus en plus éclatante, comme dans sa fureur elle faisait toujours un pas en avant, et que ses deux grandes chèvres semblaient vouloir la soutenir, tout à coup les petites dames furent saisies d’une telle frayeur, que la peur leur donna des jambes, et qu’elles s’enfuirent vers leurs ânes.

Monsieur Anatole, consterné, les suivit, sans avoir la force de répondre un mot.

Et les ânes ayant repris le chemin de la côte, longtemps encore on entendit la voix de Fuldrade crier : « maudites ! maudites ! » comme le cri sinistre d’une chouette perchée dans les ruines : c’était terrible.

Cependant, toute la bande avait disparu dans le sentier tournant au-dessus de l’abîme. Monsieur Anatole craignait que la vieille ne fît rouler sur eux quelque quartier de roc… il en frémissait… mais, grâce au ciel, penchée dans une crevasse, les mains cramponnées aux branches d’un houx, et ses cinq ou six cheveux blancs hérissés sur la nuque, elle ne leur jeta que des malédictions.

Ils arrivèrent donc à la base des rochers sans encombre, puis ils redescendirent au village.

Je vous laisse à penser maintenant les compliments, que les petites dames firent à maître Élias, pour l’heureuse inspiration qu’il avait eue de les envoyer là.

Durant plusieurs jours, Diane fut malade, Malvina très mélancolique ; quant à Juliette, elle aurait voulu soulever le village contre la vieille et la faire dénicher de son trou, mais tout le monde en avait peur, et d’ailleurs elle était sur la terre de Daniel Rock, où nul n’aurait osé mettre les pieds.

Messieurs les ingénieurs ne surent rien de cette étrange aventure : les dames se gardèrent de leur en parler. Monsieur Anatole n’avait pas lieu de s’en glorifier, et maître Élias s’en désespérait d’autant plus, que sa vue rappelait toujours aux « petits anges » cette vilaine page de leur histoire, et l’empêchait, malgré tous ses soins, de leur être agréable.


XIII.


Depuis la fameuse séance du conseil municipal, où maître Daniel Rock avait déclaré qu’il ne souffrirait pas qu’on mît le pied sur ses terres, et qu’il s’opposait à l’établissement du chemin de fer, comme étant une œuvre nuisible aux vieilles mœurs, aux traditions de Felsenbourg, aux coutumes du pays, au respect de notre sainte religion, à la mémoire de Yéri-Hans, de Hugues le Borgne, de Barthold IV et de Basthian Ier ; depuis ce jour, il s’était renfermé chez lui et se livrait au travail de la forge d’un air calme, impassible.

Monsieur le curé Nicklausse ayant essayé de le réconcilier avec son ami Bénédum, au premier mot le vieux forgeron l’avait interrompu par cette réponse fort simple.

« Monsieur le curé, si vous me parlez encore de cela, je serai forcé de ne plus vous voir qu’à l’église. »

Et le père Nicklausse avait compris à l’expression glaciale de ses yeux gris, à la courbure de son grand nez, ainsi qu’au ton sec et ferme de sa voix, que tout était fini de ce côté.

Thérèse semblait résignée ; mais sa pâleur extrême annonçait tout ce qu’il en coûte à la vertu pour vaincre les sentiments de la nature. Elle aimait Ludwig, elle le savait étranger à la division de leurs familles, elle le voyait passer chaque matin devant ses fenêtres, morne, abattu, désespéré ; elle aurait voulu se jeter dans ses bras et lui crier : « Je t’aime ! » Mais elle se disait que la fille de Daniel Rock ne devait avoir qu’une seule cause : celle de son père… et cela suffisait.

Kasper et Christian, eux, lorsque maître Daniel avait parlé, ne voyaient rien au delà… tout était dit, tout leur devenait clair, simple, juste, évident, et quiconque ne pensait pas de même leur paraissait indigne de voir la lumière du jour. Il en résultait à leurs yeux que le maire les conseillers municipaux, les ingénieurs, les petites dames de Paris, le juif Elias, Bénédum, l’aubergiste Baumgarten et tout le village méritaient la corde et représentaient la corruption du siècle.

Du reste, ils vivaient chez eux, sans communiquer leurs sentiments au dehors, et lisaient tous les soirs leurs chroniques d’un ton solennel, comme si la chose les eût regardés personnellement.

Le dimanche où les montagnards descendirent à Felsenbourg glorifier la civilisation, maître Daniel, pendant la lecture, fit plusieurs réflexions judicieuses sur la manière de tenir l’épée à deux mains, et de la manier autour de ses épaules, en penchant un peu la tête, le pied droit en avant, ce qui forçait, disait-il, de relever la visière du casque, pour regarder son adversaire en dessous.

Il fit même apporter une de ces anciennes armes, haute de six pieds, qu’il conservait précieusement dans une armoire, et, joignant la démonstration au précepte, il enseigna plusieurs coups à ses fils, qui ne s’étaient jamais doutés de ses talents.

« Voilà, dit-il, comment Hugues le Borgne fendit la tête de Rupert du Nideck… Regardez bien ! »

Il allait recommencer, quand le père Nicklausse apparut stupéfait.

« Que la paix soit avec vous !… dit le vieillard à la vue de l’arme terrible.

Amen ! » répondit maître Daniel.

Puis, après un instant de silence, il ajouta :

« J’expliquais à mes fils comment notre seigneur Hugues fendit la tête de Rupert, en l’an 1405. Tiens, Kasper, remets l’épée à sa place… Asseyez-vous, monsieur le curé… Tu peux continuer, Thérèse ; nous en étions à l’endroit où Rupert, couvert de sang, roula dans la poussière… Hugues lui posait le pied sur la gorge, quand le seigneur du Nideck lui mordit dans l’orteil et fit craquer son brodequin. Cela prouve que ce brodequin n’avait pas été forgé par nôtre aïeul Odoard Rock, qui vivait alors, mais par un de ces misérables armuriers d’cosse, qui tenaient plus à l’éclat de l’acier qu’à la bonne trempe. »

Thérèse poursuivit sa lecture quelque temps ; mais, au premier repos, M. le curé Nicklausse, dont le cœur débordait d’indignation contre les petites dames, n’y put tenir davantage, et raconta ce qui venait de se passer : le triomphe des ingénieurs, l’enthousiasme des montagnards , les vieilles mœurs traînées dans la fange, l’église abandonnée, les filles séduites, les paysans corrompus ; l’avidité du gain, l’abandon de la pudeur, l’infamie des uns, la lâcheté des autres, l’abomination de la désolation envahissant l’univers… Enfin il gémit très éloquemment pendant une demi-heure… mais, au milieu de ce torrent d’éloquence, tout à coup il s’interrompit tout étonné du calme de son auditoire.

Le vieux forgeron, les bras croisés sur la poitrine, et ses fils, les coudes sur la table, leurs larges mâchoires dans la main, l’écoutaient froidement, sans donner un signe d’approbation ni de colère.

Et comme le vénérable curé, tout interdit de ce silence, les regardait tour à tour, maître Daniel dit d’un ton calme :

« Continue, Thérèse. »

Et Thérèse continua.

Dès lors, le père Nicklausse se crut le seul homme vraiment attaché aux vieilles coutumes… Il alla moins souvent visiter la famille des Rock.

« Ces gens-là, pensait-il, se bornent à faire leur devoir pour eux-mêmes et s’inquiètent peu des autres… Ils se disent : « Pourvu que nous soyons dans l’arche sainte, que nous fait le déluge ? » Mais attendons les Pâques… qu’ils arrivent à confesse… alors, je leur ôterai le bandeau des yeux… je leur ferai comprendre que le Seigneur ne met pas dans sa balance, au nombre de nos bonnes actions, le mal que nous n’avons pas fait, mais, au contraire, qu’il nous impute à crime le bien que nous avons négligé de faire… Je leur ferai comprendre qu’après avoir allumé une lampe au flambeau de l’Éternel, ceux-là sont bien coupables qui la couvrent et la mettent sous le lit… que cette lampe doit briller sur le chandelier, afin que ceux qui entrent voient la lumière ! — Que les Pâques arrivent… et nous verrons ! »

Ainsi raisonnait le bon curé Nicklausse ; mais il n’eut pas besoin d’attendre jusqu’à Pâques pour faire ses remontrances, car les Rock n’étaient pas de ceux qui mettent la lampe sous le lit… Au contraire, ils voulaient la faire briller au grand jour.

Tous les soirs, maître Daniel, après le travail de la forge, entre sept et huit heures, montait lentement le sentier des ruines… puis il s’adossait contre les rochers, tout en haut, quelquefois seul, quelquefois avec la vieille Fuldrade, et tous deux contemplaient les progrès du chemin de fer… les abatis d’arbres… la direction des piquets.

Les ouvriers et les ingénieurs les voyaient de loin jusqu’à l’heure du crépuscule, au moment où l’horizon s’empourpre, où chaque brindille de lierre, chaque herbe, chaque liseron se découpe en noir sur ce fond lumineux.

On les distinguait mieux alors. Maître Daniel semblait immobile… la vieille, au contraire, pmlait, faisait des gestes… et les bûcherons n’étaient pas trop rassurés, craignant qu’elle ne leur jetât un mauvais sort.

Le vieux forgeron ne tarda point à s’apercevoir que le chemin se dirigeait droit sur la côte… mais durant un mois il n’en dit rien à ses fils.

Les ingénieurs poursuivirent leurs études dans les champs, dans les bois, dans les prairies… Enfin la ligne des piquets s’approchant de plus en plus, elle finit par déboucher de la forêt de hêtres, à deux portées de fusil des bruyères.

Ce jour-là, maître Daniel descendit de son poste d’observation vers huit heures. Il était parfaitement calme et dit à ses fils :

« Demain, nous irons nous confesser… Cela tombe bien sur un samedi ; après-demain, mes garçons, nous pourrons communier. »

Les deux garçons inclinèrent la tête.

Thérèse sortit dans la cuisine pour pleurer

Quelques instants après, elle vint dresser la table et l’on soupa, puis le père Rock dit : « Nous ne lirons pas ce soir… il faut que nous fassions chacun notre examen de conscience… Montez dans vos chambres. »

Kasper et Christian montèrent.

Quand le vieux Rock fut seul avec sa fille… la voyait assise dans le grand fauteuil, la tête sur ses genoux et qui sanglotait ainsi… il s’approcha doucement, et la regardant sans oser l’interrompre… deux larmes du vieillard tombèrent sur son cou.

Alors, elle se relevant, ils s’embrassèrent longtemps en silence.

« Tu ne m’as jamais donné que de la satisfaction, Thérèse, disait maître Daniel d’une voix étouffée ; je te bénis ! »

Puis ils allèrent se coucher dans le plus grand silence, pour ne pas troubler les réflexions de Kasper et de Christian.


XIV


Maître Daniel Rock et ses fils se confessèrent le lendemain ; et le surlendemain, dimanche, ils communièrent ensemble.

Ce jour-là, M. le curé Nicklausse, après avoir chanté les vêpres, s’en retournait tranquillement au presbytère, lorsqu’il fut abordé par maître Bénédum.

Depuis la rupture du mariage de Ludwig et de Thérèse, le meunier avait perdu toute sa bonne humeur d’autrefois ; on le voyait aller et venir par le village, la tête basse, l’air soucieux,

les poings dans les poches de sa veste,

« Voilà, dit-il, comment Hugues le borgne… » (Page 150.)

et vaquer aux occupations de son moulin sans entrain et comme par habitude.

Le fait est qu’il n’avait pas de haine contre son vieux camarade Daniel, et qu’il ne pouvait concevoir comment celui-ci, sans motifs personnels, à propos d’une question générale, étrangère aux intérêts de leurs familles, avait interdit sa porte à tous les siens. Ce procédé le navrait jusqu’au fond de l’âme ; d’autant plus que Ludwig maigrissait à vue d’œil et passait des heures entières à la lucarne du grenier, pour tâcher de voir flotter un ruban de Thérèse à la balustrade de l’escalier, ou l’une de ses mains arroser les pots de fleurs de sa fenêtre, occupation peu récréative, surtout quand on avait l’espoir légitime et très-prochain de voir les gens de plus près.

M. le curé fut étonné de l’air grave et presque solennel du meunier.

« Bonjour, maître Frantz, lui dit-il, quelle nouvelle ? Je vois que vous avez quelque chose à me raconter.

— C’est vrai, monsieur le curé, j’ai quelque chose à vous dire en particulier. »

À ce début, le bon père Nicklausse, croyant deviner l’objet de la conversation, s’écria :

« Au nom du ciel, mon cher Bénédum, je vous en supplie, ne me parlez plus du mariage de Ludwig et de Thérèse ! C’est du temps perdu… Vous ne sauriez croire toutes les peines que je me suis données inutilement pour vous raccommoder avec Daniel… Il ne veut rien entendre… il m’a même menacé, si j’y revenais, de ne plus me revoir qu’à l’église ;


La bataille. (Page 157)

comme je vous l’ai déjà dit : ce n’est pas un homme, c’est un rocher.

— Je le connais, répondit Bénédum fort triste ; je sais que vous avez fait tout votre possible pour nous réconcilier, et je vous en remercie… mais aujourd’hui, ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Nous sommes résignés, Catherine et moi… résignés dans le désespoir ; notre garçon ne pense qu’à Thérèse, il n’en épousera jamais d’autre, c’est sûr… Il dépérit de jour en jour… Enfin… que faire ? Il faut se soumettre à la volonté du Seigneur.

— Oui, Bénédum, il faut se soumettre à la volonté du Seigneur, dit le père Nicklausse attendri ; c’est le plus simple... Soumettons-nous !

— Sans doute, reprit le meunier en marchant, les yeux fixés devant lui comme au hasard ; sans doute… mais nous voilà privés pour toujours de voir nos petits-enfants… C’est dur cela… c’est bien dur… surtout quand on s’était fait une fête d’avance… quand on avait déjà préparé les habits de noce, et les layettes pour les enfants qui devaient venir. Si vous saviez comme Catherine aurait été heureuse ! On dit bien que les belles-mères et les brus ne peuvent jamais s’entendre ; eh bien, moi je suis sûr que Thérèse et ma femme se seraient entendues. D’abord nous aimions Thérèse comme notre propre enfant ; vous savez, monsieur le curé, que dans le temps où la femme de Rock mettait au monde sa petite, Catherine allaitait encore Ludwig : combien de fois elle a donné le sein à cette jolie petite fille… plus de cent fois, sans mentir. — Je vous crois, Bénédum, je vous crois.

— Et depuis, monsieur le curé, les enfants jouaient ensemble… tantôt la petite au moulin, tantôt le garçon à la forge… c’était tout un : ils étaient toujours chez eux… Ah ! il y a des choses qui vous crèvent le cœur… Comme nous aurions été heureux, sans cette malheureuse dispute !… Est-ce qu’il fallait laisser Daniel tomber sur le maire ? Songez donc ! — Oui… oui… je sais tout cela… Depuis trois mois vous me répétez la même chose.

— Pardon, monsieur le curé, pardon… Ça doit vous ennuyer à la fin… mais voyez-vous, — il appuyait la main sur sa poitrine, et ses yeux se gonflaient de larmes, — voyez-vous, aussi vrai que j’espère en la vie éternelle, c’est Daniel qui a tort. Au conseil municipal, j’ai parlé pour le bien du pays… chacun voit les choses à sa manière, n’est-ce pas ?

— Mais oui… certainement, Bénédum.

— Eh bien, pourquoi m’en veut-il ? Est-ce que je lui reproche, moi, d’avoir d’autres idées que les miennes ? Et d’ailleurs, supposons que j’aie tort, est-ce que Ludwig doit en souffrir ? et sa propre fille, que nous aimons tous et qui nous aime aussi, quoiqu’elle le cache ?

— Mais, mon cher ami, quand vous me répéteriez cela jusqu’à la fin des siècles, quand vous auriez mille fois raison, qu’est-ce que je puis y faire ? — s’écria le bon père Nicklausse en joignant les mains, — puisque Daniel ne veut rien entendre ! »

Ils entraient alors dans la petite cour du presbytère. La vieille gouvernante Annah, qui rentrait aussi des vêpres, ouvrait les deux fenêtres pour renouveler l’air de la salle.

Ils montèrent les cinq ou six marches du vestibule en silence, puis M. le curé ayant remis son tricorne à sa gouvernante, il se coiffa d’une calotte de velours noir, et s’assit dans le fauteuil, en se croisant les jambes d’un air résigné

Bénédum était encore debout devant la table.

« Asseyez-vous donc, Frantz, lui dit-il, et puisque vous avez à m’entretenir en particulier, fermez la porte. »

Bénédum obéit, et Annah se retira dans une autre pièce en attendant l’heure de préparer le souper : c’était une personne discrète, et qui savait comprendre le moindre coup d’œil de son maître.

Bénédum, rappelé subitement à lui-même par la réflexion du père Nicklausse, s’écria :

— C’est juste, monsieur le curé, je n’y pensais plus… Je suis ici pour prévenir un grand malheur.

— Un malheur ?

— Oui… je le crois… j’en suis sûr… Daniel médite un mauvais coup !

—Comment ?

— Depuis cinquante ans je le connais : quand il dit quelque chose… c’est fini !

— Et qu’est-ce qu’il a donc dit, grand Dieu ?

— Il a dit au conseil municipal que personne ne mettrait les pieds sur sa terre ; il a voulu que la chose fût inscrite au registre des délibérations… Et si vous aviez vu sa figure alors, vous auriez compris le reste. »

Le père Nicklausse, à ces mots, bien loin de trembler, sourit :

« Vous m’avez fait peur, dit-il ; mais, en vérité, maître Frantz, vous poussez les choses un peu loin… Comment allez-vous supposer, sur la foi de quelques paroles en l’air, qu’on puisse commettre un acte de rébellion à force ouverte ? C’est un peu fort ! Vous redoutez jusqu’à l’ombre du père Rock.

— Monsieur le curé, prenez garde !… Il ne s’agit pas de son ombre ; il s’agit de son bras et de sa colère… Chaque jour il monte aux ruines, et de là-haut il regarde, — un quart d’heure… une demi-heure… plus ou moins, — si le chemin de fer avance. Moi, de mon moulin, je l’observe par une lucarne… Vous comprenez… un vieux camarade d’enfance… quoi qu’il arrive, on conserve toujours quelque chose pour lui : c’est plus fort que soi !… Je le regarde donc grimper le sentier des ruines, les mains sur le dos, et, rien qu’à le voir, je sais ce qu’il pense. Eh bien, avant-hier, sur le coup de huit heures, il descendit plus vite que d’habitude, les lèvres serrées… Aujourd’hui les piquets des ingénieurs touchent presque aux bruyères… demain ils s’avanceront dessus… Daniel était sombre… Je viens d’apprendre qu’il a communié à la grand’messe avec ses fils…

— Écoutez, Frantz, interrompit le père Nicklausse, vous exagérez les choses… Je vois la famille Rock assez souvent ; ces gens-là sont très paisibles, je dirai même trop paisibles. Tout ce qui se passe au village : la séduction des filles par les commis de ces étrangers, le scandale de la danse à l’Arbre vert, les festins des ingénieurs et des malheureuses qu’ils font passer pour leurs femmes, les propos inconvenants tenus par ce monde contre notre sainte religion et contre les usages du pays… rien ne les touche… rien ne les émeut… Ils entendent tout cela d’un air froid, indifférent… Maître Daniel reste calme ; j’en suis étonné moi-même, et je ne puis en attribuer la cause qu’à son grand âge. La vieillesse refroidit en nous les indignations généreuses ; elle calme la fougue de notre sang… Rassurez-vous donc, maître Frantz, et ne portez pas de jugements téméraires. »

Le père Nicklausse parlait d’un ton assez vif.

« Monsieur le curé, répliqua simplement Bénédum, je vous ai dit ce que je pense ; j’ai cru remplir mon devoir… Maintenant, si je me trompe, tant mieux… Il est possible que l’âge ait refroidi le sang de Daniel ; mais, à la place des ingénieurs, je ne m’y fierais pas… Quant au reste, cela ne m’empêchera jamais de l’aimer et de l’estimer, qu’il ait raison ou tort… Une amitié de cinquante ans ne s’éteint pas en un jour. »

Le meunier s’était levé gravement, et M. le curé le reconduisit, se disant en lui-même :

« Il est comme les gens mal dans leurs affaires, qui voient tout en noir, et qui prédisent tous les jours une révolution… et, finalement, ce sont eux qui se sauvent, parce que la révolution est dans leur coffre. »

Ainsi raisonnait le vieillard, qui ne manquait pas d’une grande expérience des hommes et des choses.

Cependant, la nuit venue, pour en avoir la conscience nette, il se rendit chez les Rock et trouva la porte de leur maison fermée. Ayant prêté l’oreille et n’entendant rien à l’intérieur, il pensa que toute la famille dormait, et, retournant au presbytère, il conclut que maître Bénédum s’était décidément trompé, « car, se disait-il, des gens qui méditent des crimes, ne peuvent dormir. »

Chacun juge des autres par soi-même.


XV


Les études de messieurs les ingénieurs avançaient donc rapidement ; leurs piquets s’étendaient à travers les bois, les ravins et les torrents, depuis Erschwiller jusqu’à Felsenbourg.

Et quand on songeait à tout ce qu’il faudrait d’ouvrage pour terminer le chemin de fer, quand on se disait : « Ici devra s’élancer un pont d’une montagne à l’autre… là, les rochers devront être taillés à pic… plus loin, il faudra détourner la Zorn, creuser des voûtes souterraines, aplanir les vallons, élever des talus de trois à quatre cents pieds ; » quand on rêvait à ces choses, on s’étonnait de l’audace des hommes, on se demandait : « Que penseront de nous nos enfants ?… Que leur restera-t-il à faire de comparable ?… Que sont les châteaux du Nideck, du Haut-Barr, les cathédrales de Strasbourg et de toute l’Allemagne en comparaison de telles entreprises ?… Quels peuples anciens pourraient s’égaler à nous ? »

Voilà ce que chacun se disait en présence de ces projets gigantesques ; mais un grand nombre doutaient qu’ils pussent jamais s’accomplir.

Le jour donc où les piquets des ingénieurs, descendant du Falberg, débordèrent dans le vallon, ceux qui travaillaient aux champs suspendaient parfois leur ouvrage, regardant les ingénieurs penchés sur leurs lunettes, les piqueurs traînant la chaîne, les ouvriers aplanissant les difficultés du terrain, les bûcherons abattant les arbres, qui tombaient avec un grand fracas, et, voyant ces choses, ils croyaient faire un rêve.

Les piétons, les charretiers, les facteurs — qui depuis tant d’années, le bâton ou le fouet à la main, se traînaient comme de véritables limaces dans les petits sentiers sablonneux autour des montagnes, allongeant le pas et s’imaginant faire beaucoup de chemin, — eux aussi s’arrêtaient d’un air rêveur, et, regardant de loin ces petits hommes à casquette plate allant, venant, criant, étendant le bras et donnant des ordres pour traverser des masses de rochers d’une lieue, cela leur paraissait étrange ; ils hochaient la tête et se disaient :

« Quand ce chemin de fer sera fait, nous n’aurons plus mal aux dents… et, d’ici là, les piétons useront encore plus d’une paire de bottes. »

Ainsi raisonnaient ces gens, ce qui ne les empêchait pas d’admirer la folie d’un pareil travail.

Or, dans la soirée du samedi, toutes les études de la vallée de Felsenbourg étant terminées, il ne s’agissait plus que d’entreprendre celles de la côte pour entrer dans le défilé de Saverne.

Messieurs les ingénieurs et les petites dames célébrèrent le lendemain dimanche selon leur habitude, et le lundi, à quatre heures du matin, on reprit les piquets et les lunettes à deux cents mètres des bruyères.

Ici se présente une réflexion toute naturelle : chacun se demande pourquoi les auteurs du chemin de fer, au lieu d’imposer le respect à tous par la régularité de leurs mœurs autant que par l’audace de leurs conceptions, la grandeur de leurs entreprises et leur infatigable activité, pourquoi, dis-je, ces glorieux enfants du XIXe siècle dont les œuvres gigantesques étonneront l’avenir, semblaient se soucier fort peu de choquer les usages et les coutumes respectables des populations ?

Serait-il vrai que la morale des hommes instruits diffère de celle des ignorants ? Ou bien faut-il croire que l’absorption constante de la pensée, les efforts de l’intelligence pour atteindre un but difficile, exigent des compensations et même des excès d’un autre genre, pour établir l’équilibre entre les facultés du corps et celles de l’âme, et restituer à la matière ses satisfactions les plus impérieuses et les plus légitimes ? — Ces hautes spéculations n’entrent pas dans le cadre de notre histoire. Nous laissons à d’autres le soin de résoudre le problème.

Toujours est-il qu’une foule de monde regardait, du village, à quel endroit de la côte devait entrer le chemin de fer.

Le temps était magnifique. Dès six heures du matin, le soleil avait dissipé les brumes du vallon ; la terre fumait, la rosée s’évaporait, le feuillage des pommiers tremblotait à la brise.

Messieurs les ingénieurs, en grandes bottes de cuir roux, traversaient les hautes herbes humides ; ils étaient trempés de sueur ;, on entendait leurs voix brèves crier aux portechaînes :

« Appuyez à droite… Appuyez à gauche… C’est cela… Halte ! »

Une foule d’ouvriers les suivaient ; les bûcherons au loin, dans l’immense tranchée de la forêt, déjeunaient assis autour de leurs écuelles de terre vernie. Tous les gens de la vallée en face, les pâtres avec leurs chèvres, les commères sur le seuil de leurs maisonnettes, regardaient, se demandant :

« Est-ce que le chemin passera dans les ruines ou sous la montagne ? »

Maître Bénédum, debout sur le petit pont en dos d’âne, faisait mine de lever l’écluse, et Ludwig, appuyé contre la porte du moulin, était tout pâle.

En ce moment, et comme M. Horace venait de faire signe à son piqueur d’étendre la chaîne dans les bruyères, apparut d’abord, sortant du sentier de la forge qui mène aux ruines, le père Rock en manches de chemise, le tablier de cuir sur les genoux, la tête nue, un gros marteau dans la ceinture.

Il regarda… puis descendit gravement vers le piqueur, comme s’il fût allé lui souhaiter le bonjour.

En même temps ses deux fils, remontant aussi de la forge, sortirent du sentier et le suivirent du même pas, d’assez loin. Ils étaient, comme leur père, en manches de chemise, et portaient également le tablier de cuir.

« Que fais-tu là ? dit le vieux forgeron au piqueur.

— Vous le voyez bien, père Daniel, répondit cet homme qui se trouvait être du village, je plante un piquet.

— Qui t’a permis de marcher sur ma terre ? demanda le forgeron les yeux étincelants.

— Mais… mais… père Daniel ! » répondit l’autre tout saisi.

Monsieur Horace regardait de loin cette scène qu’il ne comprenait pas.

« Allons !… allons !… criait-il, dépêchons-nous ! »

Mais le piqueur n’avait pas envie d’obéir ; il connaissait maître Daniel, qui lui dit d’un ton sec :

« Retire-toi, Hans : je te donne un bon conseil. »

Monsieur Horace, voyant l’immobilité de cet homme, accourut en s’écriant :

« Qu’y a-t-il donc ?

— Il y a, répondit maître Daniel, que je vous défends d’avancer ici ;

— Vous nous défendez…, vous ? cria l’ingénieur en le regardant en dessous :

— Oui… moi !… Retirez-vous… et vite… bien vite ! »

Alors les joues du vieux forgeron se prirent à frémir… Monsieur Horace, bien loin d’en avoir peur, partit d’un éclat de rire sauvage, saisit le piquet et courut le planter sous le nez du vieux forgeron, en criant :

« Voilà ! »

Maître Daniel toussa légèrement, prit son marteau, et donna sur la tête de l’ingénieur un coup qui lui fit jaillir le sang du nez, des oreilles et de la bouche, et l’étendit roide à ses pieds.

Après ce coup, le forgeron remit son marteau dans sa ceinture, saisit le piquet garni d’une longue pointe de fer, puis regarda devant lui.

Hans sautait par-dessus les bruyères, comme une grande chèvre poursuivie par un loup.

Fragonard, Cyprien, les piqueurs, les ouvriers, s’avançaient en poussant des clameurs épouvantables.

Le vieux Rock, seul, la tête haute, rejetée en arrière, les sourcils froncés, le nez recourbé sur les lèvres, les yeux plissés, le menton serré, les attendait sans faire un pas en avant.

Rien qu’à le voir, il y avait de quoi frémir.

Ses deux fils se rapprochèrent chacun le marteau au poing.

« Misérables !… scélérats !… » criaient les Parisiens en brandissant leurs armes.

Lorsqu’ils furent sur les bruyères, maître Daniel leur cria d’une voix vibrante comme une trompette d’airain :

« N’avancez pas ! »

Mais comme ils avançaient toujours, le grand Fragonard en tête, il fit quatre pas à leur rencontre ; son piquet tourbillonna, lançant au loin celui de Fragonard, qui n’eut que le temps de se rejeter en arrière, avec une oreille de moins et la joue droite toute bleue.

« Canaille !… misérable !… » criait-il d’un accent aigu.

Le forgeron ne répondit rien… Ses fils le rejoignirent… et la bataille commença… mais une bataille à faire trembler, — une bataille où les coups de pelle, de pioche, de piquet, tombaient comme la grêle, écrasant tantôt l’un, tantôt l’autre ; il y en avait toujours cinq ou six en l’air qui descendaient comme la foudre !

Et l’on voyait tout cela du village… Tout le monde grimpait la côte, les sabots ou les souliers à la main, à travers haies, jardins, broussailles, criant :

« Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu ! quels coups !… ils vont s’exterminer… Ah ! mon Dieu ! quelle bataille !… Ah ! Seigneur ! »

Et l’on voyait toujours la tête grise du père Rock au-dessus de la mêlée et son piquet tourbillonner en sifflant… Il était couvert de sang, et semblait encore rire avec son grand nez crochu.

Ses fils avaient aussi des piquets et marchaient près de lui sous les coups.

Au bas du talus, on voyait plusieurs éclopés, se traîner à quatre pattes hors de la bagarre, et dans le lointain, les bûcherons sortant du bois la hache au poing… puis au-dessus, à la crête d’un rocher, la vieille Fuldrade qui maudissait les ennemis du forgeron.

Enfin, dans le petit sentier qui longe les bruyères, accouraient tout haletants, Ludwig, Bénédum et les garçons meuniers.

Les pauvres vieilles du village, qui ne pouvaient courir assez vite, levaient leurs longues mains jaunes au ciel et criaient, assises dans le sentier, à mi-côte :

« Saint Christophe !… saint Pancrace !… saint Arbogaste !… saint Landolf !… ayez pitié de nous ! »

Ce qui n’empêcha pas les coups de pleuvoir avec un fracas terrible.

Maître Daniel était alors transporté d’un sublime enthousiasme ; toutes les vieilles chroniques lui passaient devant les yeux. Il s’avançait hachant, massacrant, assommant, exterminant tout ce qui se présentait à lui, comme Hugues le Borgne à la bataille de Mühldorf.

Bientôt même, ayant reçu trois ou quatre coups de pioche sur la tête, il crut être Hugues le Borgne lui-même, et tout à coup on l’entendit crier :

« Comte de Falkenstein… vous faites merveille en ce jour !… Le léopard tremble… Nous consacrerons sa dépouille à sainte Barbe, notre patronne !… Sus ! sus ! aux Tavardins, aux Brabançons !… sus ! que tous soient mis à mort et à sac, sans miséricorde ni merci !… Hein ! hein !… À moi !… à moi !… les fils des croisés !… Sus !… À la bonne heure… Ils n’auront point de sépulture ! »

Et ces bribes de chroniques donnaient une ardeur singulière à ses garçons : ils grinçaient des dents, ils bondissaient, ils assommaient avec une rage incroyable ; ils ne sentaient pas les pioches, les pelles qui leur labouraient les côtes : on aurait dit qu’ils étaient de fer.

Fragonard, grand, maigre, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, la joue bleue, le chapeau de travers, s’efforçait de fendre la presse, et menaçait le vieux d’une nouvelle pique, puis il se retournait furieux et criait aux bûcherons à gorge déployée :

« Arrivez donc… arrivez donc… morbleu ! »

Le père Daniel aussi regardait Fragonard et voulait s’approcher de lui :

« Toi, murmurait-il, tu vas mourir… Je t’ai vu dans le défilé d’Elberschwiller… tu amenais dans nos montagnes les brigands de Lorraine… Maintenant, il faut que je te tue pour la seconde fois ! »

Enfin les bûcherons arrivèrent, et le père Rock, aux reflets bleus des haches qu’il avait trempées lui-même, eut un éclair de bon sens :

« Christian ! Kasper ! s’écria-t-il d’une voix déchirante, ils sont trop… sauvez-vous… Laissez-moi seul ! »

Sa longue figure prit une expression désespérée.

Mais les deux braves garçons, bien loin de fuir, s’élancèrent alors au-devant de lui. Les coups tombaient sur leurs piquets avec un son mat, précipité, comme celui de la forge.

C’est à ce moment que Kasper fut atteint d’un coup de hache par le bûcheron Yéri du Chèvrehof. Il tomba sur les genoux.

Maître Daniel poussa un rugissement à faire trembler Fragonard lui-même. On le vit bondir au milieu des haches, retomber, saisir Yéri, le broyer sous ses pieds, et fermer ensuite les yeux. Mille coups lui martelaient les reins et la tête… Il se retourna encore, criant :

« Christian !… sauve-toi, mon enfant !… »

Puis il tomba sur un genou… brisa son piquet sur la tête d’un autre bûcheron… jeta un éclat de rire à vous fendre l’âme… et tomba tout de son long dans les bruyères.

Il y eut un instant de silence suivi d’une grande clameur : toute la meute haletante, furieuse, s’acharnait alors sur Christian resté seul près de son père.

Au même instant Ludwig arrivait : il vit les longues jambes de maître Daniel sous les pieds des combattants, — l’un de ses fils, étendu la face contre terre, tenant encore deux blessés à la gorge, — l’autre fils, Christian, à genoux près du vieux, le marteau au poing, voulant se relever, et parant les coups, de son bras gauche tout sanglant.

À ce spectacle, il se jeta, tête basse, dans la mêlée.

« Lâches !… lâches !… » criait-il.

Et le père Bénédum, qui venait aussi de paraître, ramassant un piquet, dit :

« Ah ça ! voulez-vous recommencer avec nous ? Eh bien, vous n’avez qu’à frapper encore une fois ! »

En même temps les deux garçons meuniers enjambaient la haie voisine, et tout le monde, à la vue de ce renfort, suspendit le combat : chacun en avait assez.

La bruyère présentait alors un spectacle horrible : partout du sang… partout des blessés… les uns hurlant qu’ils étaient morts… les autres ne disant rien, mais regardant et se tâtant les côtes.

Ludwig s’agenouilla près du père Rock et se prit à fondre en larmes.

Le vieillard entrouvrit ses yeux gris… le regarda… une larme coula sur sa joue… et comme Ludwig lui tenait la main, il sentit se fermer celle du vieux forgeron… Elle s’ouvrit ensuite : il avait perdu le sentiment.

Cependant les autres, à la vue de tous leurs éclopés, revenaient en criant qu’il fallait achever ces brigands. Fragonard, assis au bord d’une tranchée, et qui se lavait l’oreille dans l’eau bourbeuse, s’écria :

« Il n’y a que des misérables pour frapper des gens à terre : retirez-vous, malheureux !… Sommes-nous donc des bêtes féroces ? »

Et faisant signe à son piqueur, il lui dit de courir à l’auberge du Cygne, de monter à cheval et de chercher un médecin au plus proche. Puis il alla relever monsieur Horace, qui saignait toujours en abondance du nez et de la bouche.

Voilà comment maître Daniel accomplit la menace qu’il avait faite au conseil municipal, et tout permet de croire que s’il n’assomma pas plus de monde, ce n’était pas faute de bonne volonté.


XVI


Zacharias Piper se faisait justement la barbe à sa fenêtre, lorsque le garde champêtre, Kasper Imant, sautant de marche en marche, poussa la porte, traversa le vestibule et pénétra jusque dans la salle en criant :

« Monsieur le maire… monsieur le maire… vite… vite… votre écharpe !… On s’assomme sur la côte… on s’extermine… il y a déjà plus de quinze morts et cinquante blessés ! »

À ces cris, maître Zacharias resta stupéfait ; puis, au bout d’un instant, il demanda :

« Qui donc s’assomme, Kasper ?

— Maître Daniel et ses fils éreintent les ingénieurs, les piqueurs, les ouvriers, tout le monde… Dépêchez-vous… dépêchez-vous ! »

Monsieur le maire était devenu pâle comme un mort, le rasoir tremblait dans sa main, ses genoux flageolaient.

« Les ingénieurs ! murmurait-il ; on assomme les ingénieurs !… Est-ce possible ? »

Puis sortant de sa stupeur, et s’essuyant le menton à la hâte, il cria d’une voix de paon :

« Mon écharpe ! mon écharpe !… ma cravate blanche !… Christine !… Christine !… entends-tu ?… Mon écharpe ! »

Christine accourut tout effarée… Il se passa l’écharpe autour des reins et partit comme un possédé du diable, allongeant le pas, gesticulant, murmurant des mots inintelligibles, entrecoupés d’exclamations incohérentes :

« Ah ! les misérables !… ah ! ces Rock !… nous verrons !… Des barbares… un nid de vautours… des gens à pendre… à brûler vifs… tous… tous… sans miséricorde ! Attaquer la civilisation !… les brigands !… Ça ne respecte rien… rien !… Assommer les bienfaiteurs du pays !..Canailles !… mauvais gueux ! »

Et tout en parlant ainsi, il faisait des enjambées d’une demi-lieue.

Cela n’empêcha pas qu’en arrivant au détour de la fontaine, il ne vît déjà le brancard de M. Horace, — arrêté devant l’auberge du Cygne, au milieu d’un groupe nombreux de personnes, — et cinq ou six autres qui s’approchaient à la file tout le long de la rue.

Vous peindre les cris, le désespoir des petites dames, serait chose impossible : Diane s’était jetée sur le brancard de M. Horace, les cheveux épars, et gémissait à vous fendre l’âme ; — Malvina bassinait la joue de Fragonard dans une grande écuelle d’eau tiède ; — mademoiselle Juliette criait vengeance ; — M. Anatole s’était trouvé mal, — et le vieux juif Élias, jaune comme un coing, hochant la tête, joignant les mains, disait d’un accent nasillard :

« Pauvre jeune homme ! pauvre jeune homme ! Élias Bloum te plaint !… Quel malheur ! mon Dieu ! quel malheur ! »

Les domestiques partaient ventre à terre pour chercher des secours à Saverne. Les uns criaient au médecin, les autres à l’apothicaire, d’autres aux gendarmes, d’autres regardaient par la rue, craignant encore une invasion des Rock.

Les gémissements des pauvres gens à la vue de leurs fils écloppés fendaient l’air, les enfants sanglotaient, les vieilles s’arrachaient les cheveux ; on n’avait jamais rien vu de semblable.

Maître Zacharias, à ce spectacle, appela la vengeance du ciel sur les Rock, qu’il qualifia du nom de « flibustiers du Hârberg. »

Le fait est que M. Horace avait reçu un vilain coup : c’est à peine s’il donnait encore signe de vie ; de temps en temps seulement, il ouvrait la bouche et la refermait, comme ces moineaux dont les enfants barbares pressent le cœur pour les étouffer.

Le barbier Freilig, qui lui taillait sa magnifique chevelure brune, voyant l’aplatissement du crâne, déclara qu’il perdrait les cheveux, ce qui le forcerait de porter perruque.

Diane, entendant cet arrêt, tomba évanouie.

Tout le village criait qu’il fallait mettre le feu dans le nid des Rock ; mais, quoique vaincus, personne n’osait s’approcher de leur demeure ; on savait que maître Bénédum, Ludwig et les garçons meuniers se trouvaient là ; on se rappelait la vieille amitié du père Rock et de Bénédum, leur projet d’unir Ludwig et Thérèse, et l’on pensait qu’ils tenaient ensemble.

Ce qui justifiait encore cette opinion, c’est que le meunier, son fils et ses domestiques avaient porté le vieux forgeron, Kasper et Christian, chez eux après la lutte, et que depuis ils n’avaient pas quitté leur demeure.

Le plus à plaindre de tous dans cette confusion, c’était l’aubergiste Baumgarten ; on lui demandait cent choses à la fois… du linge… de la charpie… du vinaigre… de l’eau fraîche… et le malheureux ne savait où donner de la tête.

Le danger semblait grandir de minute en minute ; le pouls de M. Horace devenait imperceptible.

Enfin, au bout d’une grande heure, les chirurgiens de Phalsbourg apparurent sur la côte, approchant ventre à terre.

La foule s’écarta devant eux. Mille voix réclamaient leur secours ; mais ils descendirent sur les marches de l’auberge, entrèrent dans la grande salle et firent fermer les fenêtres.

Alors le désespoir s’empara des malheureux, qui se prirent à crier :

« Ils ne sont venus que pour les riches ! »

Au même instant, Bénédum sortit de chez le forgeron et s’avança jusqu’à la porte de l’auberge qu’il voulut ouvrir. Elle était fermée ; mais lui, l’ébranlant d’un vigoureux coup d’épaule, allait l’enfoncer, quand maître Zacharias apparut avec Baumgarten.

« Que voulez-vous ? lui dirent-ils.

— Je veux qu’un médecin soigne mon vieil ami Daniel… Ils sont trois là-dedans… je les ai vus descendre… il ne m’en faut qu’un…

— Monsieur Bénédum, dit le maire en baissant la voix, car les médecins se consultaient alors, prenez garde !… votre empressement pourrait vous faire considérer comme complice…

— Écoutez, monsieur Zacharias, interrompit le meunier, vous êtes cause de ce qui arrive : c’est vous qui avez fait voter ce chemin de fer… Est-ce que nous avions besoin d’un chemin de fer ?… Est-ce que nous n’étions pas heureux sans chemin de fer ?

— Il ne s’agit pas de cela, s’écria le maire, ce qui peut arriver de mieux aux brigands de là-bas, c’est qu’ils meurent… Quant à vous, prenez garde ! »

Bénédum s’indignait, lorsqu’il vit apparaître au fond du vestibule plus de vingt figures ; seul contre tous, il ne pouvait rien. Il se retira désespéré : aucun secours ne pouvait venir aux siens !

Le vieux Rock, étendu sur la table, et ses deux fils sur un lit, n’avaient pas encore succombé grâce à leur constitution athlétique ; maître Daniel venait même d’entr’ouvrir un œil, car l’autre, enfoncé par un coup de pioche, était tout sanglant ; il avait reconnu Thérèse et s’était efforcé de sourire.

Bénédum rentra donc dans cette demeure, et, comme Thérèse, les mains jointes, l’interrogeait du regard, il se contenta de baisser la tête.

Alors tout devint silencieux. Ce refus de secours était un arrêt de mort. Depuis une heure, Thérèse s’efforçait en vain d’étancher le sang de son père. Rien de navrant comme de voir ce colosse, si grand, si fort, si terrible, la poitrine nue, toute bleue, sa large tête grise

sanglante, ses bras musculeux inertes… Tout

« Mon pauvre vieux, lui dit-il, voici les gendarmes ! (Page 162 )

cela ne demandait qu’à revivre, mais si le secours n’arrivait pas, si le sang coulait toujours, il fallait mourir.

Heureusement le ciel avait décidé que maître Daniel Rock et ses fils ne mourraient pas en ce jour ; il les destinait sans doute à de nouveaux exploits.

En conséquence, au moment où tout semblait désespéré, le trot d’un cheval retentit dans la rue, et presque aussitôt un homme de trente à trente-cinq ans, grand, maigre, osseux, le front baigné de sueur, la barbe noire hérissée, une longue casaque grise sur les reins, apparut enfourché sur un grand cheval roux, haut de six pieds, aussi sec, aussi musculeux que son maître.

Cette figure étrange se pencha du haut de la selle jusque dans la chambre, en criant d’une voix éclatante :

« Courage !… c’est moi !…

— Le docteur Marchal ! dit Bénédum, nous sommes sauvés ! »

Et Thérèse, jusqu’alors si forte, si courageuse en face de la douleur, Thérèse, dont l’énergie n’avait pas fléchi une seconde pendant la lutte, perdit tout sentiment à ce rayon d’espérance. Elle tomba inanimée dans les bras de Ludwig.

Le docteur Marchal, grand admirateur des chemins de fer, mais amateur passionné de pierres druidiques, de ruines, de médailles, vieux manuscrits, avait toujours eu de l’estime pour Daniel Rock ; leurs goûts d’antiquités, leur vénération pour les derniers vestiges des


La foule s’engouffra dans la ruelle tortueuse… (Page 164.)


choses du passé, et puis cette affinité des races primitives, qui les fait se reconnaître au premier coup d’œil, tout cela depuis longtemps établissait entre eux une sorte d’affection, de sympathie franche, solide, sans autre intérêt que celui de se serrer la main en passant.

Le docteur, en tournée de vaccine dans la montagne, ayant appris la grande bataille, accourait à bride abattue, pour remettre les os disloqués du vieux forgeron et de ses fils : c’est par de telles preuves que se montrent les fortes natures et les vrais dévouements.

Durant toute cette journée, les médecins eurent de l’ouvrage à Felsenbourg ; on remit bien des bras et des jambes.

À la nuit tombante arrivèrent les gendarmes ; ils se rendirent directement chez le père Rock, accompagnés de monsieur le maire et d’une foule de monde.

Là se trouvaient Jacques Bénédum et Ludwig, le père Nicklausse, qui venait d’administrer le saint sacrement au sabotier Frantsep, et qui était accouru tout consterné à la première nouvelle du malheur, Thérèse assise sur un escabeau, immobile et calme dans l’angle le plus obscur de la chambre, les garçons meuniers, maître Daniel encore sur la table, et sous les rideaux du grand lit, à gauche, du côté de la porte, Christian et Kasper tout emmaillotés de bandages comme leur père.

En ce moment le vieux forgeron et ses fils étaient aussi bien qu’ils pouvaient l’être ; tous trois avaient repris connaissance. Le docteur Marchal allait les quitter, promettant d’être de retour le lendemain, mais au bruit des sabres i traînants, aux clameurs de la foule, au roulement des sabots sur le pavé, à toutes ces rumeurs sinistres qui précèdent une arrestation, le docteur renra dans la salle et dit à Thérèse :

« On n’a pas perdu de temps… ce que je prévoyais arrive !… Soyez calme… ne vous effrayez pas ! »

Puis s’approchant de maître Daniel étendu sur un grand matelas :

« Mon pauvre vieux, lui dit-il, voici les gendarmes !

— Je les entends, fit maître Daniel en souriant ; on vient nous prendre comme des lapins dans leur trou : pas moyen de se défendre !

— C’est bien heureux, murmura le docteur ; vous savez… la résistance à la force publique…

— Oui… oui… je sais… quand les loups ont perdu leurs dents, on leur prêche l’abstinence. »

Il terminait à peine cette réflexion judicieuse, que le brigadier de gendarmerie Verner, — un grand gaillard dont maître Daniel avait souvent ferré le cheval, et qui, même en plusieurs occasions, avait vidé un verre de vin avec lui, — Verner, fort grave et même un peu triste, son grand chapeau de toile cirée penché sur l’épaule, et son sabre relevé pour faire moins de bruit, entra, courbant ses larges épaules sous la porte, et dit :

« J’ai le chagrin, père Rock, d’être forcé de vous arrêter, à cette fin de vous transporter à l’hôpital de Phalsbourg, vous et vos fils, jusqu’à ce que vous soyez remis de vos blessures.

— C’est bien, Verner, répondit le vieux forgeron, faites votre devoir.

— Oui, c’est mon devoir !… Mais comment diable, père Rock, vous, un homme si grave… si posé… un si bon bourgeois… un homme respectable… Parole d’honneur… ça me chagrine… Mais que voulez-vous ?… au moins j’aurai la satisfaction de vous conduire moi-même.

— Oui, Verner.

— Et, dit le brigadier, dans l’état où je vous vois, il n’y aura pas besoin de vous mettre les menottes ! »

Au même instant, maître Daniel aperçut le maire, qui le regardait avec un sourire de satisfaction ; cette vue ranima sa colère.

« Que viens-tu faire ici… toi ? dit-il en lui lançant un coup d’œil étincelant.

— Je vous prie de ne pas me tutoyer, coupable, répondit le maire d’un ton digne. Sachez que c’est moi qui vous fais arrêter… dans votre intérêt… pour la cause publique… car vos procédés indignes à l’égard de messieurs les ingénieurs ont soulevé l’animadversion générale contre votre personne en particulier…

— Qu’est-ce qu’il dit ?… qu’est-ce qu’il dit, interrompit le forgeron, avec ses grands mots qu’il mâche comme de la bouillie ?… Va-t’en… va-t’en… tu me tournes le sang… tu m’empestes !

— Du calme, maître Daniel, murmura le bon curé Nicklausse, du calme… je vous en supplie. »

Maître Daniel avait refermé son œil en exhalant un soupir.

Seulement alors Verner aperçut la tête blanche du bon père Nicklausse ; il porta la main à la corne de son grand chapeau, et murmura :

« Votre serviteur, monsieur le curé… c’est une triste chose !

— Oui, monsieur le brigadier, bien triste, » répondit le brave homme.

Au bout d’un instant de silence profond, solennel, Verner reprit à demi-voix, s’adressant aux assistants :

« Comment allons-nous faire ?

— Monsieur Verner, dit le docteur, ces blessés ne sont pas encore en état d’être transportés… Je ne puis répondre de leur vie…

— J’en suis fâché, bien fâché, monsieur le docteur… mais voici mon mandat… voyez vous-même : « sans retard ! »

— Cela suffit… je voulais mettre ma responsabilité à couvert. »

Ayant dit cela, le docteur Marchai murmura quelques mots à l’oreille de Bénédum, qui donna l’ordre à ses garçons d’atteler la grande voiture.

Jusqu’alors Thérèse n’avait pas dit un mot.

La nuit était venue ; les ombres s’étendaient dans la chambre, où se pressaient les noires silhouettes d’un grand nombre d’étrangers parlant à voix basse… La vieille horloge marquait lentement les secondes.

On entendit bientôt une lourde voiture grincer sur ses essieux dans la rue.

Alors Ludwig, ne pouvant se contenir davantage, se prit à sangloter tout bas… Et en même temps un cri, un cri unique, déchirant, de Thérèse, traversa le silence.

À ce cri, les assistants sentirent un froid s’étendre sur tout leur corps.

Maître Daniel, qui semblait comme assoupi, élevant alors la voix, s’écria :

« Thérèse ! Thérèse ! »

La jeune fille vint se jeter à genoux devant son lit : elle étouffait.

Lui… fit un effort pour tourner la tête… une larme coula sur sa joue… il regarda longtemps sa fille… puis, d’une voix basse et douce, il dit :

« Thérèse… mon enfant… sois calme… je le veux… il faut m’obéir… ne pleure pas ainsi… cela me fait trop de mal… Je vais partir… tu vois… les autres sont plus forts que nous… Mais je te bénis !… La bénédiction d’un père est bonne pour les enfants !… Viens… je pose ta bouche sur la mienne… comme ça !… oui, Thérèse… Oh ! oh !… bonne… chère enfant !… »

On entendit leurs sanglots se confondre… et beaucoup des assistants se sauvèrent bien vite, ne pouvant voir cela.

Le vieux curé Nicklausse, le coude sur la cheminée, sa tête blanche dans la main, pleurait comme un enfant ; et Verner, lui-même, détournant les yeux pour se donner du courage, criait dans la rue d’une voix enrouée :

« Retirez-vous… retirez-vous… canaille !… Dubreuil… écartez ces gens !… hum ! hum ! »

Au bout d’un instant, maître Daniel, élevant de nouveau la voix, dit :

« Thérèse, donne-moi la main… Ludwig, approche ! »

Ludwig arriva la figure baignée de larmes.

« Mets aussi ta main dans la mienne. »

Il obéit.

Bénédum criait :

« Daniel… Daniel… pardonne-moi !… J’ai eu tort ! »

Alors lui, souriant, murmura :

« Nos enfants sont unis, Bénédum… tu vois bien que j’ai tout oublié… Ludwig… je te confie le bonheur de ma chère Thérèse : aime-la… respecte-la… sois pour elle un père… des frères… et son mari… Elle n’a plus d’autre famille que la tienne !… Tu me promets tout cela, Ludwig ?

— Oui… je vous le promets !

— C’est bien ! Maintenant, Verner, qu’on nous emmène !… Thérèse, embrasse encore tes frères ! »

Alors on souleva le père Daniel, et toute la maison fut remplie de gémissements.

On venait d’allumer deux torches, que les gendarmes à cheval tenaient en l’air, car la nuit était noire. Les garçons meuniers debout sur la fenêtre, Bénédum en dehors, le docteur Marchal, le curé Nicklausse, tout le monde prêtait la main, levant les blessés par la fenêtre avec leur matelas, et les étendant sur la paille, entre les hautes échelles de la voiture.

La foule jetait des cris sauvages.

Le reflet bleuâtre de la résine flottait sur cette scène terrible, éclairant toutes ces têtes attentives. Les chevaux se cabrant, la crinière hérissée… la vieille maison, les fenêtres ouvertes, sombre, abandonnée… Ludwig emportant Thérèse inanimée : tout offrait l’image de la désolation.

Au milieu de ce tumulte, à l’instant où Yokel, le garçon meunier, venait de saisir la bride de l’attelage et levait le fouet, tout à coup il se fit une grande rumeur :

« Fuldrade !… Voici Fuldrade ! »

Et la foule s’écartait avec terreur

En effet, la vieille diseuse de légendes, pour la première fois depuis vingt ans, venait de descendre des ruines. Elle sortait du sentier qui longe la forge et criait d’une voix perçante, la main étendue :

« Arrêtez ! »

Tout le monde obéit.

Elle s’avança vers la voiture, ses deux grandes chèvres à côté d’elle. À sa vue, maître Daniel tressaillit ; son œil brilla de bonheur.

Verner avait pris l’une des torches, et se penchait sur son cheval, pour entendre ce qu’allait dire la sorcière.

« Eh bien… Fuldrade, fit le forgeron lorsqu’ils se furent regardés quelques secondes, nous partons !…

— Oui… vous partez… mais vous reviendrez, » dit la vieille.

Il y eut un instant de silence.

« Nous reviendrons tous les trois ?

— Tous les trois !

— Quand ?

— Il se passera du temps !… mais tout n’est pas fini… Là-haut les anciens vous attendent… Je vous garde une place à côté d’eux ! »

Un sombre enthousiasme illumina la figure du vieux reiter.

« Moi ! mes enfants !… une place à côté de Hugues le borgne… de Luitprand… de Barthold 1er ?… C’est impossible !

— C’est vrai !… vous serez couchés près d’eux… Vous êtes nobles… Moi… Fuldrade… la dernière des margraves d’Obernay… je vous déclare nobles !… J’ai vu Hugues lever sa grande épée en l’air pendant la bataille : il vous armait chevaliers tous les trois !

— Vous l’avez vu… Fuldrade ?

— Je l’ai vu !… et voilà pourquoi je suis descendue… J’ai voulu vous dire ça… Votre place est là-haut !… Maintenant… partez je vous attends ! »

Daniel Rock était tellement saisi, qu’il ne trouvait pas un seul mot à répondre.

« Cette vieille est folle ! » pensait le brigadier.

Fuldrade s’était retirée.

« En route !… » s’écria-t-il d’un ton rude.

La voiture partit lentement. Tout le village, hommes, femmes, enfants, poussaient des cris sauvages, des malédictions… Les gendarmes avaient tiré leur sabre et criaient :

« Gare ! »

La voiture, dans les ornières sablonneuses, se penchait, cahotant. Les chevaux hennissaient.

Fuldrade, immobile au coin de la maison déserte, regardait ce spectacle d’un œil calme.

« Je vous attends ! » cria-t-elle.

Et sa voix perçante, comme celle d’un aigle, domina le tumulte. La main du vieux forgeron se leva comme pour saluer.

La foule s’engouffra dans la ruelle tortueuse des Trois-Fontaines ; les éclairs des torches illuminaient les cheminées au-dessus des sombres masures, glissant de proche en proche, jusqu’à l’autre bout du village.

Les cris s’éloignaient… Un silence profond succéda peu à peu à tout ce bruit… et Fuldrade, murmurant des paroles confuses, rentra dans le sentier des ruines.

Bien des fois, avant d’atteindre le sommet de la côte, elle se retourna, regardant au loin les torches éclairer le feuillage de la forêt du bois de hêtres.

Autour d’elle tout était sombre ; ses chèvres elles-mêmes marchaient doucement et semblaient douter de leur route.

À minuit, la diseuse de légendes rentrait dans son vieux donjon. Daniel Rock et ses fils étaient alors dans la forteresse de Phalsbourg.


XVII


Contre toutes les prévisions des médecins, M. Horace revint de son coup de marteau. Il avait perdu beaucoup de sang par le nez ; cette circonstance le sauva.

Au bout de trois semaines, on le vit reparaître, un bâton à la main, dans la rue de Felsenbourg, regardant les montagnes d’un œil encore terne, mais avec une satisfaction réelle.

Quant à Fragonard, sa joue avait passé successivement par toutes les nuances du prisme, puis tout était rentré dans l’ordre, sauf l’oreille, qu’il avait été impossible de retrouver après la bataille, et par conséquent de recoudre.

Dans l’intervalle, les petites dames, désillusionnées d’un tel pays, avaient déployé leurs ailes gracieuses vers Baden, et M. Anatole avait eu le courage de ne pas les suivre. Tout était donc pour le mieux !

Les études du chemin de fer se poursuivirent avec une nouvelle ardeur, et M. Horace ne tarda point lui-même à reprendre le mètre et le niveau d’eau.

Ce petit homme, doué, dans son genre, d’une énergie aussi grande que celle de maître Roch, ne voulait pas laisser à d’autres la gloire de poursuivre l’entreprise.

Or, à la fin du mois de septembre commencèrent les expropriations : on s’aperçut alors que maître Elias Bloum avait triplé sa fortune déjà considérable. Le vieux renard vendit au quadruple, non seulement les terres basses qu’il avait achetées à Bénédun au fond de la vallée, mais encore une grande quantité d’autres, dont il s’était assuré d’avance, de Sarrebourg à Saverne, sur un parcours de plus de six lieues…

Ce fut un beau coup de théâtre, lorsqu’on apprit que maître Élias Bloum était millionnaire. On le regardait passer sur son petit âne avec vénération ; on lui tirait le chapeau jusqu’à terre, on l’appelait « monsieur Élias » gros comme le bras ; plusieurs s’étonnaient même qu’il ne fût pas décoré ! Et lui, toujours simple et modeste, revêtu de sa vieille casaque graisseuse, le nez et le menton en carnaval, souriait avec finesse. Souvent monsieur Zacharias Piper, en cravate blanche, accourait lui faire de grands saluts ; il se contentait alors de cligner de l’œil et de dire d’un accent nasillard :

« Hé ! hé ! votre humble serviteur, monsieur le maire… J’ai causé de vous l’autre jour avec monsieur le sous-préfet.

— Ah ! monsieur Élias, quelle reconnaissance !

— Oui… vous pouvez compter sur ma protection ! »

Peu s’en fallait qu’il ne lui donnât sa main à baiser : ainsi vont les choses de ce monde.

À l’époque de l’adjudication des grands travaux, ce fut Élias qui se présenta le premier sur ce terrain, et qui se rendit adjudicataire des plus beaux lots : ponts, aqueducs, conduits, souterrains ; il happait tout, il s’entendait à tout… il avait le nez plus fin, l’œil plus vif, l’esprit plus entreprenant que tous les autres ; ses concurrents s’en indignaient, mais que voulez-vous ? l’âme d’Abraham, d’Isaac et de Jacob habitait en lui… Le Seigneur aimait sa famille : c’est à l’un de ses grands-pères qu’il avait conseillé d’enlever les vases d’or de Pharaon pour se dédommager des oignons d’Égypte ; c’est l’un des siens qui jadis avait : inventé la lettre de change, pour échapper à la confiscation de Philippe le Bel, enfin c’est à lui-même que le Dieu puissant avait dit :

« Tu seras marchand de bric-à-brac, de rubans, de savonnettes à barbe, de chapelets, de bottes éculées, de rasoirs et de brimborions de toute sorte !… Pendant vingt ans, tu courras de village en village, traînant une vieille vache liée par les cornes ; puis tu te nicheras dans une baraque de savetier au coin d’une rue, pour faire le commerce en gros. Enfin tu seras mylord … et tu fonderas des chemins de fer, des usines et des télégraphes électriques : compte là-dessus, Élias ! »

Or, quand le Seigneur vous dit ces choses, c’est qu’il ne vous trouve pas dépourvu de bon sens, et cela finit toujours par réussir.

Élias Bloum avait le génie du commerce et de l’industrie, c’est pourquoi le brave homme eut bientôt sous la main des architectes, des piqueurs, des ouvriers de toute sorte, des manœuvres par centaines. Il organisa son entreprise sur une vaste échelle, et les autres n’eurent qu’à l’imiter pour bien faire.

Ceux qui jadis ont parcouru les Vosges, calmes, solitaires, silencieuses, ne voyant que de loin en loin un visage d’homme, pâtre ou garde forestier, sous le feuillage ; un hameau de trois ou quatre maisonnettes dans les rochers, le coq d’une chapelle au milieu des sapins, quelques chèvres efflanquées sur les cimes bleuâtres ; n’entendant que le sifflement de la grive, le cri perçant de la buse, le coup de hache du bûcheron, le tic-tac monotone de la scierie, le bruissement éternel des torrents… et cela des journées entières ; ceux qui se rappellent ces solitudes, ces grands bois, ces vieillards, hâves, déguenillés, ces femmes et ces enfants pieds nus comme de vrais sauvages, la figure hâlée, les cheveux épars, vous regardant tout étonnés de la rencontre d’un voyageur ; le pauvre curé, la soutane rapiécée, son bréviaire sous le bras, grimpant la côte au milieu des arbres ; le triste maître d’école à la fenêtre de sa grande salle déserte, attendant un élève qui n’arrivait jamais : ceux qui se rappellent ces choses, et qui n’ont pas le secours des vieilles chroniques pour peupler le pays de grandes chasses et de batailles, ne peuvent être de l’avis de maître Rock ; ils bénissent le chemin de fer d’avoir fait circuler l’argent, c’est-à-dire le travail et l’aisance, dans ces contrées lointaines.

Ah ! ce fut un magnifique spectacle, de voir accourir de tous les points de la France et de l’étranger des ouvriers, innombrables pour accomplir ce grand ouvrage. Ils couvrirent la montagne par milliers… ils se répandirent dans les vallons d’alentour… ils vécurent dans des huttes et se firent la soupe en plein air.

C’étaient tous de robustes gaillards, arrivant de l’Auvergne, de la Belgique, de la Savoie, enlevant des pelletées de terre d’un panier ; ayant de grands colliers de barbe autour des mâchoires, de petites boucles d’oreilles en argent, des bras énormes, le teint pâle et des dents blanches ; aimant la viande et le bon vin, et travaillant comme quatre à l’effet de se les procurer.

Il fallait les voir, pendus en grappes sur des planchettes le long des abîmes, abattant les rochers comme de vieilles murailles décrépites, dépeçant le granit à coups de masses, de piques, de maillets : des corbeaux acharnés sur un cadavre n’ont pas plus d’ardeur. Des quartiers de pierre croulaient du haut des nues avec un fracas terrible : les torrents au-dessous en étaient encombrés, et ces gens-là ne se donnaient seulement pas le plaisir de tourner la tête pour regarder ; ils allaient… allaient toujours.

Il fallait les voir traîner d’énormes brouettes, à la file comme les fourmis, suivant toujours le même sentier, jusqu’à ce que les côtes fussent aplanies ou les vallons comblés ; puis entrer sous la terre, construire leurs voûtes immenses dans les ténèbres, élever leurs terrasses d’une cime à l’autre, endiguer les eaux fangeuses, comme un enfant écarte un ruisselet de la main.

Et puis ces arches qui s’élevaient de terre lentement et se penchaient avec hardiesse au-dessus des précipices… et ces canaux… et ces avenues immenses s’ouvrant à travers le roc vif… et ces explosions de mines, chassant du fond des souterrains leur mitraille de cailloux et de terre comme des canons immenses… et ces frémissements de la côte… et ces rugissements des échos… Il fallait voir… il fallait entendre tout cela : c’était vraiment beau.

Felsenbourg, au bout d’un mois, n’était plus qu’une grande auberge, où venaient dormir des centaines d’ouvriers. Tout le monde y trouvait son gain : le boulanger, le charron, le menuisier… tout le monde !

« Ah ! s’écriait parfois Bénédum, quelle forge… quelle forge mon ami Daniel aurait pu avoir !… un homme si habile dans son état… si laborieux… et des fils si bons ouvriers !… Il aurait trempé cent pioches par jour… il aurait forgé… forgé… tout ce qu’on aurait voulu… il aurait gagné de l’argent comme un juif… Quel malheur ! »

Cependant maître Daniel et ses fils, guéris de leurs blessures, venaient d’être transférés à Nancy, et l’on apprit qu’on allait les juger.

Autrefois, cet événement aurait ému toute la montagne ; les commères, en balayant leur porte le matin, en auraient causé six mois, avec des exclamations et des gestes pathétiques ; mais alors chacun s’inquiétait de ses propres affaires et se souciait peu de celles des autres. Si M. le curé Nicklausse, M. le maire et Frantz Bénédum n’avaient été forcés de partir comme témoins, c’est à peine si le village eût appris la grande nouvelle.

Voici comment les choses se passèrent, ainsi que le rapportèrent maître Bénédum et le père Nicklausse, en revenant de leur voyage.

Comme un grand nombre d’ouvriers avaient été blessés par le vieux forgeron, comme cinq ou six de ces braves gens étaient estropiés pour le reste de leurs jours, et que deux autres avaient succombé ; comme M. Horace avait failli perdre la vie dans cette affaire, et que les témoins s’accordaient à dire que les Rock avaient commencé la bataille, tout faisait présumer qu’on leur trancherait la tête sur la grande place de Felsenbourg.

Mais dans ce temps-là vivait à Paris un avocat illustre, qui professait une vénération singulière pour le roi Chilpéric. Toutes les fois que l’occasion se présentait de dire un mot sur Chilpéric, il se levait, et, par son éloquence superbe, arrachait des larmes aux assistants. Il est vrai qu’ensuite tout le monde s’étonnait d’avoir versé des pleurs sur ce prince que la plupart ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, qui n’avait jamais fait de bien à personne, et qui ne s’était distingué par rien de fort, de grand, de digne d’un roi, — mais enfin la chose était telle : c’était un effet de l’art.

Or, cet illustre orateur ayant appris par l’Espérance, journal de la Meurthe, ce qui s’était passé sur la côte de Felsenbourg, fut émerveillé de voir qu’il y eût encore au monde un homme capable de se faire casser les os en l’honneur et gloire de Hugues le Borgne. Il trouva sans doute une touchante similitude entre ses sentiments et ceux du père Rock. Il pensa d’ailleurs que ce serait une magnifique occasion pour lui de prononcer quelques mots sur Chilpéric… Bref, il se mit en route, résolu de défendre maître Daniel et ses fils.

Il décida facilement le forgeron à lui confier sa cause ; d’autant plus que le père Nicklausse exaltait le génie de cet homme jusqu’aux nues, et ne cessait de répéter à maître Daniel que lui seul était capable de le faire acquitter.

L’affaire ayant donc paru, toute la ville de Nancy se trouva présente, et le grand orateur parla si bien, que le tribunal lui-même en fut attendri.

Maître Rock seul conserva tout son sang-froid, parce que le nom de Chilpéric revenait trop souvent dans le discours, et qu’il n’était pas assez question de Hugues le Borgne.

Néanmoins, au lieu de monter sur l’échafaud avec ses fils, comme c’était infaillible sans ce discours, ils ne furent condamnés qu’à cinq ans de prison.

Le grand avocat ne voulut rien recevoir pour ses peines et repartit aussitôt.

M. le curé Nicklausse avait sangloté tout le temps, car il éprouvait aussi un faible pour Chilpéric ; mais Bénédum fut désolé de voir que Daniel ne reviendrait pas au pays de sitôt. Il s’était flatté, pendant le discours, qu’on les relâcherait tout de suite, et que le vieux Rock pourrait assister aux noces de Thérèse et de son fils.

Avant de quitter Nancy, il obtint la permission d’aller voir son vieux camarade, et répandit des larmes amères sur sa triste aventure.

Maître Daniel lui dit :

« Frantz, tout ceci n’est rien : dans cinq ans nous reviendrons à Felsenbourg. Alors j’aurai quatre-vingts ans. Je serai dans ma seconde jeunesse, et nous reprendrons nos petites affaires où nous les avons laissées. En attendant, je veux que Ludwig et Thérèse se marient. Le père Nicklausse se chargera de dire à Thérèse ma volonté. Vous ferez la noce entre vous… Je désire que tout se passe gaiement. Vous boirez d’abord un verre de vieux rikevir à ma santé, puis un autre à celle de Christian, puis un autre à celle de Kasper. Sachez que je suis content, et que de tout ce que j’ai fait, rien ne me chagrine… au contraire, je voudrais pouvoir recommencer… Embrassons-nous donc, et bon voyage ! »

Ainsi parla le vieux reiter d’un ton calme et simple. Il était devenu borgne de l’œil gauche, mais cela n’ôtait rien au grand caractère de sa figure : son œil droit brillait comme une escarboucle, et sa joue, sillonnée d’une longue balafre, tressaillait de temps en temps.

Tout s’accomplit selon ses ordres. Ludwig et Thérèse se marièrent, et, quoique les années de captivité soient bien longues, quoiqu’on les mesure par secondes, elles finirent aussi par s’écouler.

Au premier jour de la sixième année, je vous laisse à penser les battements de cœur de toute la famille.

Thérèse venait d’avoir un enfant, un gros garçon qu’elle allaitait encore, et c’était une grande joie de le montrer au vieil aigle. On l’attendait de minute en minute ; on croyait à chaque instant entendre ses pas traverser la rue et le voir apparaître sur le seuil, mais il en avait décidé autrement.

Vers six heures du soir, un homme du Chèvrehof, Nickel Sperver, entra, disant :

« Maître Daniel et ses fils sont dans les ruines ; ils n’ont pas voulu descendre au village. Sur le sentier du Behrethâl, le vieux m’a chargé de vous dire cela. Montez donc à la grande tour, car ils vous attendent. »


XVIII


Maître Daniel et ses fils étaient sortis de prison la veille au soir ; ils avaient fait la nuit même et le jour suivant vingt lieues à pied. Le vieux forgeron, malgré ses quatre-vingts ans, ne paraissait pas fatigué d’une si longue traite ; il avait conservé toute sa vigueur, seulement sa tête grise était devenue blanche comme la neige, et des rides nombreuses sillonnaient sa longue figure maigre.

« C’est agréable tout de même, disait-il en souriant, de pouvoir se dégourdir les jambes, et de regarder le soleil en face ! »

Ses fils n’avaient pas changé : tout ce que disait leur père obtenait leur assentiment d’avance.

A la vue de la montagne, tous trois s’arrêtèrent un instant. Que de pensées durent alors se presser dans leur âme ! Kasper en pâlit.

Un peu plus loin, Christian, descendant de la route sur la lisière du bois, alla couper une branche de sapin, et le père Rock, en ayant pris quelques brindilles, les froissa dans sa main pour en respirer l’odeur.

Puis ils suivirent en silence le sentier du Waldeck, afin d’éviter, par un détour, la vue du chemin de fer, qui les offusquait depuis longtemps avec ses rails immenses.

Tous les travaux étaient finis : il ne s’agissait plus que d’avancer la locomotive et les wagons pour aller de Nancy à Strasbourg comme un éclair.

A quatre heures de l’après-midi, par un temps superbe, maître Daniel Rock et ses fils arrivèrent sur les hauteurs du village. A leur droite s’élevait l’Oxenberg, à leur gauche la Roche-Plate.

Leurs yeux plongèrent avidement sur la forge, sur les maisonnettes, sur le tunnel, sur la gare, à mi-côte, construite en pierres de taille.

Que les choses étaient changées ! Au lieu des misérables chaumières éparses, toutes vertes de moisissures, de jolies maisons en grès rouge, bien alignées, la toiture élégante, les marches neuves, les fenêtres encadrées de bordures blanches, les vitres scintillant au soleil ; une rue large, régulière, décrivant le demi-cercle au pied de la côte ; de petits jardins entourés de palissades vertes ; les femmes et les filles vêtues de robes légères taillées sur un nouveau modèle ; la vieille fontaine bourbeuse, avec ses auges de bois à fleur de terre, remplacée par une colonne de grès blanc, envoyant trois jets limpides dans un grand bassin, où venait s’abreuver le bétail ; l’église elle-même repeinte à neuf, et la mairie couverte d’ardoises.

La maison du père Rock, avec ses volets fermés, sa petite forge décrépite, les marches déprimées, au milieu de tout cela, ressemblait à quelque coupe-gorge : c’était pourtant autrefois la plus belle construction de Felsenbourg !

Puis, au-dessus du village, à mi-côte, apparaissaient la courbe majestueuse du chemin de fer, comme tracée au compas sur une étendue de trois lieues, d’Erschwiller à Saverne ; les montagnes coupées en talus ; les terrasses planant sur les ravins, et, plus haut, les bois immobiles au milieu des nuages !

Voilà ce que découvrirent le forgeron et ses fils, non sans une sorte d’admiration intérieure, car maître Daniel et ses garçons étaient faits pour comprendre la grandeur et les difficultés d’un pareil ouvrage.

Lorsqu’ils eurent longtemps contemplé ces choses, le père Rock dit :

« Ils ont bien travaillé !… Oui !… je ne puis soutenir le contraire ; c’est comme tracé sur un papier avec de l’encre. Mais nous perdons notre temps à nous ennuyer ici. Allons ! garçons, allons ! Vous voyez bien que ce chemin de fer nous enlève les trois quarts de notre grand pré là-bas, et qu’il traverse notre montagne ; il n’y a que des brigands qui aient pu faire cela !

— Vous avez raison ! dit Kasper.

— Oui, s’écria Christian, ce sont de vrais brigands !

— Eh bien donc, en route ! dit le père Daniel, le reste ne nous regarde pas. J’aurais bien voulu pouvoir descendre tout de suite embrasser Thérèse et Ludwig… mais je ne remettrai jamais les pieds dans ce nid de voleurs !

Dire que pas un homme, au conseil municipal, n’a défendu nos biens, et qu’on les a même vendus, sous prétexte de payer les gueux qui nous avaient attaqués sur la côte !… Eh bien, puisque leur chemin de fer est fini, nous verrons comme il marchera ! J’ai toujours dans l’idée qu’il leur faudra plus de chevaux qu’avec des voitures ordinaires. »

Tout en causant, ils montaient vers le donjon, et c’est à cinquante pas de là, qu’ayant

rencontré le braconnier Sperver à l’affût dans

On le regardait passer sur son petit âne… (Page 164.)


les genêts, le père Rock lui avait dit d’aller prévenir sa fille de leur retour dans les ruines.

En arrivant sur le plateau, maître Daniel et ses fils éprouvèrent une satisfaction véritable. Là, du moins, rien n’était changé : les ronces, les épines, le lierre ne faisaient que croître et s’embellir ; les décombres s’entassaient de jour en jour ; les deux grosses tours bravaient seules les tempêtes et les hivers.

« À la bonne heure ! s’écria le vieux forgeron, ici l’on respire ! »

Et sa large poitrine se dilata. Il regarda d’un œil étincelant deux magnifiques éperviers qui planaient autour du donjon, et dit :

« Voyez, garçons, ils nichent toujours dans la sixième meurtrière à droite de la tourelle des signaux, mais ils sont devenus blancs comme moi ! »

Ils écartaient alors les broussailles et s’avançaient vers la tour qui domine le village. Bientôt une voix grêle les salua de loin.

« Soyez les bienvenus, maître Daniel, soyez les bienvenus ! »

Et dans la baie sombre d’une haute fenêtre en ogive, à vingt pieds au-dessus du sol, leur apparut Fuldrade, petite, sèche, ridée, la tête surmontée de son bonnet de crin en forme de corbeille. Elle ne semblait pas vieillie d’un seul jour. L’une de ses chèvres, les deux pieds de devant posés au bord de la fenêtre, les yeux dorés, la barbe longue, le crâne dépouillé de ses cornes, regardait aussi comme une personne intelligente ; l’autre allongeait


Il fallait les voir pendus en grappes… (Page 165.)


seulement son grand cou pelé par-dessus la pierre, et nasillait d’une voix tremblotante : on eût dit qu’elle voulait parler. C’était étrange !

Le vieux Rock leva la main, ses deux fils se découvrirent, et la vieille se mit à descendre les vingt ou trente marches de l’escalier en spirale.

Comme elle arrivait au bas, maître Daniel entrait dans le vestibule. Ils se regardèrent un instant en silence, Fuldrade, appuyée sur la balustrade de pierre, le vieux forgeron immobile devant la porte. Tous deux semblaient en extase. Enfin le père Rock dit d’un ton grave :

« Nous voilà donc encore une fois réunis, Fuldrade… Que je suis heureux de vous revoir toujours en bonne santé !

— Oui, Daniel, le temps marche… les feuilles du printemps remplacent celles de l’automne… les oiseaux voyageurs vont et reviennent… et moi, je suis toujours là… seule, oubliée, avec mes chèvres ! Oh ! les amis… les amis sont rares ! et quand il m’en arrive, mon cœur s’épanouit : soyez donc les bienvenus ! soyez les bienvenus !…

— Vous ne vieillissez pas, Fuldrade, reprit Daniel ; telle vous êtes, telle je vous ai toujours vue !

— C’est vrai : je suis comme ces ruines qui ne vieillissent plus à force d’avoir vieilli ! Mais vous, mes bons amis, vous êtes fatigués… Entrez… entrez… voilà tout ce que Fuldrade peut vous offrir en ces temps d’épreuves. »

Elle leur montrait un grand feu d’érable au milieu de la tour, enveloppant de sa flamme d’or et de ses nuages de fumée grisâtre, un superbe cuissot de chevreuil embroché d’un piquet de bois vert.

« Voilà ce que le braconnier Zélig, du Hirschland, est venu m’apporter ce matin de sa chasse, c’est un brave homme ; il m a même laissé sa gourde de brimbellevasser ; il m’a suffi de lui dire que le père Rock et ses fils viendraient me voir, et que je n’avais rien à leur offrir après un long voyage.

— Vous saviez donc, Fuldrade, que nous étions libres ? » demanda le vieux forgeron tout surpris.

Alors, elle, le prenant par la main, et le conduisant près d’une meurtrière qui plongeait sur l’abîme :

« Tiens, fit-elle, regarde ! Tout le village t’attend, pour vous voir passer vaincus, toi et tes fils !… Vois-tu… là-bas… sur les marches de la mairie, maître Zacharias en cravate blanche ? Vois-tu le vieux juif Élias devant l’auberge du Cygne, et toute cette foule pressée dans la rue ? Ils espéraient tous vous voir humiliés… mais ils attendront longtemps ! Je savais bien, moi, que tu viendrais aux ruines ! »

Maître Daniel, penché dans la meurtrière, voyait, à deux mille pieds au-dessous, ce que lui montrait la vieille, et ses dents grinçaient de rage :

« C’est bien !… dit-il en se relevant. Approchez, garçons, c’est ainsi qu’on voulait nous recevoir !… »

Ils regardèrent, chacun à son tour, le front pâle.

« Estimez-vous heureux, s’écria la vieille, de ne pas appartenir à cette race, car vous avez encore de grands devoirs à remplir ! Tout n’est pas fini… le dragon a remué beaucoup de terre, mais il n’a pas encore traversé la montagne… soyez prêts… l’instant est venu !

— Je le sais, Fuldrade, dit le forgeron, nous causerons de ces choses… Asseyez-vous, garçons… mangez !… Ceux de là-bas seront étonnés… c’est moi, Daniel Rock, qui vous le dis… et puisqu’ils veulent nous voir… ils nous verront ! »

Il s’assit alors sur une haute marche de la porte. Christian, ayant tiré le cuissot de sa broche, vint le lui présenter avec du pain. Il en découpa de longues tranches, qu’ils se mirent à manger de bon appétit. La gourde du braconnier passait de main en main, et la vieille, assise en face d’eux, sur son escabeau, le genou levé, les regardait en souriant.

Il était alors environ sept heures du soir, le feu d’érable, levant parfois sa grande aile pourpre, passait sur tous ces visages énergiques en écartant les ombres.

La vieille se mit à traire une de ses chèvres dans une écuelle de bois, et but à petits coups en disant :

« Si vous êtes fatigués, vous trouverez sous la voûte du donjon un grand lit de feuilles sèches… le temps est chaud : vous serez très-bien là !

— Merci, Fuldrade, je n’ai pas sommeil. Nous pouvons encore causer un instant, jusqu’à ce que Ludwig et Thérèse arrivent :

Sperver est allé leur dire que nous sommes ici… Il faut qu’on nous monte la forge !

— Oui… oui… c’est juste, dit la vieille, vous forgerez .. vous aurez de l’ouvrage… mais le Seigneur sera pour vous ! »

Fuldrade finissait à peine de parler, qu’un faible bruit s’entendit au dehors ; les broussailles s’agitaient au loin. Maître Daniel, jusqu’alors impassible, tressaillit.

« Ce sont eux ! dit-il à voix basse, c’est Thérèse ! »

Un grand silence suivit ; le feu pétillait, promenant ses lueurs rapides sur toutes ces figures attentives. On vit alors combien le vieux forgeron aimait sa fille : il ne respirait plus, la sueur perlait sur son front, son œil ne quittait pas la porte sombre. Tout à coup il se leva, criant d’une voix tonnante :

« Thérèse !… »

Il n’avait fait qu’un seul bond, et déjà on l’entendait répéter :

« Ma fille !… c’est toi !… »

Et leurs baisers se confondaient, mêlés de sanglots.

Kasper et Christian ne pouvaient faire un pas, tant ils étaient émus ; ils se serraient la main en silence, de grosses larmes coulaient sur leurs joues osseuses.

Bientôt on vit s’élever dans l’ombre les deux bras du vieillard : il tenait dans ses larges mains un petit enfant, et s’écriait :

« Comment t’appelles-tu ? toi qui m’arrives à la dernière heure ! toi que je n’ai jamais vu et que j’aime plus que mon sang ! Comment t’appelles-tu ?…

— Daniel !… murmura Thérèse d’une voix tremblante.

— Eh bien ! Daniel, s’écria le vieux forgeron, embrassons-nous. Tu feras peut-être ce que ; je n’ai pu faire : tu reprendras notre héritage aux voleurs… tu les extermineras tous !… tous !… Ah ! la bonne race n’est pas morte. »

Ainsi parla le vieux reiter, avec un accent d’enthousiasme inexprimable, puis voyant Bénédum et Ludwig apparaître à leur tour, car Thérèse était accourue d’avance, il leur cria :

« Bénédum !… Ludwig !… ils sont tous ici ! Ha ! ha ! ha ! Tiens, Thérèse, prends le petit que je les embrasse… Christian ! Kasper ! venez donc, nous voilà tous réunis ! »

Les embrassades devinrent générales… on riait, on pleurait, chacun selon son tempérament et ses goûts individuels.

« Que tu as dû souffrir là-bas, pauvre vieux ! disait Bénédum,

— Bah !… c’est fini ! n’y pensons plus… les anciens qui partaient pour les croisades, mon cher Frantz, en avaient bien d’autres à supporter ! Nous sommes hors de la main des infidèles, voilà le principal… le reste, je ne m’en inquiète plus… Asseyons-nous ! »

Fuldrade, pendant cette scène, continuait à traire ses chèvres, comme si rien n’avait frappé ses yeux ni ses oreilles… Seulement alors, le père Rock parut se souvenir d’elle, et, prenant l’enfant, il lui dit :

« Regardez, Fuldrade, que pensez-vous de ce gaillard-là ?

— Je pense qu’il te ressemble, Daniel : il a ton bec et tes ongles, mais ce n’est pas une raison pour lui laisser tout faire !

— C’est vrai, Fuldrade, c’est vrai ! à chacun sa part. »

Il rendit l’enfant à Thérèse, et s’asseyant au milieu des autres autour du feu, d’un air plus calme :

« Ah çà ! dit-il, je suis content de vous avoir vus… mais il ne s’agit pas de ça !… D’abord, tu sauras, Bénédum, que nous resterons ici…

— Comment ! vous ne retournez pas au village ?

— Non ! je n’aime pas les brigands qui m’ont dépouillé… Si, par malheur, j’en rencontrais un dans un moment de mauvaise humeur, je l’assommerais net !…

— Tu n’y songes pas, Daniel, à ton âge…

— Moi, Bénédum, j’ai toujours le même âge pour en vouloir aux gueux ; l’âge ne m’ôte rien de ma colère ; au contraire, plus je vieillis, plus la rancune s’enracine dans mon cœur… Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis… Tout à l’heure encore, en regardant par ce trou, et en voyant Zacharias Piper qui se promenait devant la mairie, j’ai senti la colère m’entrer jusque dans la moelle des os… et, si je l’avais tenu !…

— Mais, réfléchis donc un peu… dans ces ruines… l’hiver !…

— Quant à l’hiver, nous y penserons plus tard… En attendant, tu chargeras demain l’enclume, le soufflet, les marteaux, les tenailles, sur tes ânes, et tu me les amèneras ! »

Bénédum, Ludwig et Thérèse se regardaient avec stupeur.

« Et que diable pourrez-vous forger ici ? s’écria le meunier ; pas une voiture, pas un cheval ne passe sur la côte tous les cent ans !

— Nous forgerons notre chef-d’œuvre, répondit le vieux Rock avec un sourire bizarre, Autrefois, pour devenir forgeron, il fallait avoir forgé quelque chose : un casque, un bouclier, une armure complète… aujourd’hui il suffit d’écrire au-dessus de sa porte : « Christophe ou Nicolas, forgeron. » C’est plus commode ; mais je suis pour le vieux temps, moi ! J’aime les vieilles coutumes !… nous allons donc forger un chef-d’œuvre ! N’est-ce pas, garçons ? »

Kasper et Christian inclinèrent la tête. « Quelque chose de soigné !… vous verrez ça ! reprit le vieux.

— Mais qu’est-ce donc ?

— Je ne puis te le dire maintenant… c’est une surprise que je veux faire à tout le monde. »

Bénédum connaissait le caractère inflexible de son camarade : depuis l’affaire du conseil municipal, il avait résolu de ne plus lui faire ni opposition ni discours. Quoiqu’il trouvât l’idée ridicule, et même tout à fait extravagante, pour ne pas troubler l’harmonie générale il inclina la tête et promit que tout serait fait selon les volontés du père Daniel.

On causa d’une foule d’autres choses encore : des difficultés du chemin de fer, de la fortune d’Élias Bloum, de ce qui s’était passé depuis cinq ans à Felsenbourg ; mais tout cela paraissait intéresser médiocrement le vieux reiter, qui, de temps en temps, bâillait jusqu’aux oreilles, et n’avait de véritable plaisir qu’à regarder sa progéniture. Enfin, vers dix heures, il dit :

« Tu sauras, Bénédum, que nous n’avons ! pas dormi depuis avant-hier. Mes garçons doivent avoir sommeil… Moi, je suis assez las… Vous reviendrez nous voir un autre jour… Allons, Thésèse, embrasse-moi… Ludwig, rallume ta lanterne… et retournez chez vous… Prenez surtout garde de glisser en sortant du donjon : il y a là une place dangereuse !… »

Tout le monde se leva, et le vieillard, debout à la porte de la tour, regarda la lanterne projeter sa lumière vacillante sur les bruyères sombres, jusqu’à ce qu’elle eût atteint le bord du plateau. Alors il rentra, et dit à ses garçons :

« Vous êtes fatigués ; Fuldrade et moi nous avons encore à causer un peu de nos affaires… allez vous coucher sous la voûte : dans une ou deux heures j’irai vous rejoindre. »

Ils sortirent, et Fuldrade, ayant ranimé le feu, fit signe à maître Daniel de s’asseoir en face d’elle, sur une large dalle.


XIX


Le jour même où se passaient ces choses, tout le village attendait Daniel Rock et ses fils, pour jouir de leur humiliation.

« Quelle mine vont-ils faire ? se disait-on ; surtout le vieux, si fier, si terrible, si superbe ! lui qui ne voulait jamais plier devant personne, qui regardait tout le monde du haut de sa grandeur, qui ne trouvait de bon sens qu’à lui seul ! Il aura sans doute appris là-bas que maître Daniel n’est pas maître partout, et qu’il faut mettre de l’eau dans son vin ! »

Ces propos couraient de bouche en bouche, chacun se tenait à sa fenêtre ou devant sa porte, attentif au passage du vieux forgeron. Monsieur le maire Zacharias, plus que tous les autres, se faisait une fête de le contempler ; il se proposait même de le saluer et de lui demander des nouvelles de sa santé.

Quant au vieux juif Élias, malgré son indifférence profonde pour le genre humain, il avait toujours estimé le père Rock, — il voyait dans cet homme la représentation vivante d’idées contraires à toutes les siennes, — en conséquence, il était curieux d’assister à son retour, de le juger dans son abaissement.

« Sera-t-il toujours le même ? Aura-t-il toujours cet air audacieux ? Ne sera-t-il pas comme tous les autres après une défaite : abattu, timide, inquiet ? »

Voilà ce qui stimulait la curiosité du juif.

Tout le jour se passa sans que rien parût à l’horizon. Seulement, vers sept heures du soir, Bénédum, Ludwig et Thérèse, s’étant mis en route pour les ruines, on comprit que le vieux reiter n’avait pas jugé à propos de se donner en spectacle à Felsenbourg, et qu’il s’était abattu dans son nid d’épervier.

Ce fut une déception générale.

« Il n’a pas osé nous regarder en face, le vieux vautour ! criait-on. Il a eu honte de rentrer en plein soleil ! Il se cache là-haut !… »

Maître Zacharias, surtout, était dépité, ayant mis le matin sa cravate blanche et son habit noir, « pour assister, disait-il, à la rentrée triomphale des héros du pays ! »

Tout le monde rentra donc chez soi de mauvaise humeur.

« Il faudra bien que ces braves gens descendent, disait le percepteur Eberhard ; ils ont beau faire, demain ou après nous les verrons… car il n’y a pas moyen de vivre là-haut.

Felsenbourg prenait alors la physionomie et le caquet des petites villes : on se réunissait à la brasserie de monsieur Kalb, ou bien au café de monsieur Baurngarten, car l’auberge du Cygne venait d’être convertie en café ; tout le rez-de-chaussée ne faisait plus qu’une grande salle, ornée de trois quinquets et d’un billard, et peinte tout autour de paysages de la Suisse : les montagnes d’un beau vert, et les lacs bleu indigo ; c’était magnifique !

Là, on jouait au piquet, à l’écarté ; les gens comme il faut ne connaissaient plus le rams ni le youker. Au lieu des tricornes, on portait des chapeaux en tuyau de poêle ; au lieu du petit vin blanc d’Alsace, on buvait des bischofs, de l’absinthe ; et les commères, le soir, au lieu de venir chercher leurs maris avec le manche à balai, s’asseyaient tranquillement à côté d’eux, pour lapper une petite carafe de chocolat ou de lait sucré. Ces nouvelles habitudes entretenaient la bonne harmonie des ménages : la civilisation avait fait un grand pas.

Donc, tout le monde se flattait de rire un jour des Rock.

« Plus ils auront tardé, disait Baumgarten, plus ils seront moqués ; mais à tout péché miséricorde ! Si le vieux vient prendre son absinthe chez moi, comme c’est naturel, jamais je ne lui parlerai de ses aventures, car il n’a pas trop bon caractère, et pourrait bien casser toutes mes glaces, mes quinquets et mes verres… Or, moi, je suis un homme de paix, j’aime le commerce et la tranquillité.

Quand on vit, le lendemain, maître Frantz Bénédum et Ludwig ouvrir la forge et charger sur leurs ânes du charbon, des marteaux, les tenailles et l’enclume, puis se diriger vers la côte, alors tout le monde fut véritablement surpris.

« Ils sont fous ! disait-on ; ce n’est pas possible autrement. Qui peut aller établir une forge au haut des rochers sans être fou ? Le séjour des cachots leur a tourné la tête. Ce vieux Rock, plein d’orgueil, veut encore se distinguer par quelque chose d’extraordinaire, comme s’il ne s’était pas déjà assez distingué ! »

Durant trois jours, il ne fut question que de la résolution bizarre de maître Daniel : les uns en riaient, les autres en haussaient les épaules ; maître Élias restait muet ; il éprouvait une vague appréhension, et Zacharias Piper, lui-même n’était pas rassuré sur les intentions de ces gens-là. On remarqua dès lors que M. le maire, en sortant de chez lui, avait toujours soin de regarder d’abord en tout sens, de sa fenêtre, comme s’il eût redouté quelque rencontre fâcheuse.

Mais les braves gens de Felsenbourg n’étaient pas au bout de leurs étonnements : bientôt on s’aperçut que la vieille tour s’illuminait régulièrement tous les soirs, et que le bruit de la forge se faisait entendre… Alors la stupéfaction générale fut à son comble.

Cela débutait lentement vers dix heures, quand les portes se ferment, quand on se crie « bonsoir » et que le silence s’établit au loin.

En ce moment, commençait le tic toc colossal des marteaux dans les ruines.

À ce bruit, tous les chiens du voisinage s’éveillaient ; on n’entendait plus que des aboiements lugubres. Quand l’un de ces animaux, à force de hurler, avait fini par s’enrouer, aussitôt un autre reprenait le chant, et, dans les intervalles de silence, on entendait toujours à la cime des airs : tic toc… tic toc… Ainsi de suite pendant toute la nuit.

Personne ne pouvait plus fermer l’œil ; on s’éveillait, le mari appelait sa femme :

« Christina !

— Quoi donc ?

— Écoute ! que peuvent-ils faire là-haut ? Que font-ils ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ?… Tu pouvais bien me laisser dormir !

— Oui, mais moi je veille depuis trois heures, et ça m’ennuie de veiller seul. Tiens ! maintenant voilà le chien de Krâmer qui cornmence : entends-tu ?

— Mais, oui… j’entends ! »

Tic toc… tic toc… D’autres chiens mêlaient leurs voix à ce concert… puis les coqs chantaient… On n’avait pas dormi… Tout le village se désolait.

« Le vieux a résolu de nous faire périr de sommeil ! Ah ! le brigand ! nous voyons maintenant ce qu’il voulait ! »

Plusieurs allèrent même trouver maître Zacharias, pour lui demander si l’on n’aurait pas le droit d’empêcher les Rock de forger la nuit. Maître Zacharias, fort inquiet, s’était adressé la veille au sous-préfet. Il lui fut répondu que les ruines étant à plus d’un kilomètre de Felsenbourg, il n’y avait rien à dire. Zacharias, de plus en plus consterné, demanda qu’on fit une visite domiciliaire là-haut. Mais une visite domiciliaire, pourquoi ? il fallait au moins un motif. Les forgerons sont dans l’usage de forger la nuit, on ne peut pas leur en faire un crime.

Ainsi rien ne pouvait empêcher le vieux Rock de faire périr les gens à sa manière : c’était peut-être son but !

La stupéfaction devint universelle. Chaque soir, avant de se coucher, plus de cent personnes se tenaient dans la rue, le nez en l’air, regardant la vieille ruine s’éclairer d’étage en étage, les meurtrières étendre leurs flammes pourpres sur les rochers.

Tout à coup le bruit des marteaux commençait, et se continuait jusqu’à six heures du matin. Il y avait de quoi se désoler.

Ceux qui jadis avaient voulu se moquer du vieux Rock ne riaient plus ; au contraire, ils disaient :

« M. le maire ferait bien d’envoyer à ces gens-là une députation du conseil municipal ; et, puisqu’on n’a pas le droit de les pendre, on devrait les supplier humblement de rentrer au village, avec promesse de punir sévèrement ceux qui riraient d’eux ou qui les regarderaient de travers… Peut-être qu’ils s’apaiseraient alors, et nous laisseraient dormir comme autrefois… Ah ! que nous étions heureux avant le retour de ces brigands : comme nous dormions bien ! »

C’est ainsi que se lamentait tout le monde ; mais, vers ce temps-là, maître Zacharias crut avoir trouvé des raisons suffisantes pour obtenir la visite domiciliaire qu’il sollicitait.

Jacques Polack, le crieur public, le voyant un jour fort soucieux et sachant qu’il rêvait constamment des Rock, lui dit :

« Monsieur le maire, vous n’ignorez pas que depuis six ans le conseil municipal me promet une augmentation : on me renvoie d’année en année, cependant personne ne tambourine et ne crie aussi bien que moi dans le pays… pas même le crieur de Phalsbourg, Harmentier, qui vient d’avoir un enrouement dont il ne se relèvera jamais de sa vie… lui seul pourtant pouvait lutter contre moi.

— Sans doute, fit le maire, mais…

— Écoutez-moi jusqu’au bout, monsieur le maire… sans vous interrompre. Voilà ce que je vous propose : tout le monde est dans la désolation à cause des Rock… eh bien ! si vous me promettez d’obtenir cent francs d’augmentation pour moi, je me dévoue dans l’intérêt de la commune… je monte hardiment à la brèche et je vous dis ce qui se passe dans la tour.

— Vous seriez capable de cela ? s’écria maître Zacharias ; que c’est noble de votre part, Polack !

— Oui, monsieur le maire, c’est noble, car je risque ma vie… Les Rock sont capables de m’exterminer, s’ils voient que je les observe… C’est très-noble de ma part… Mais il me faut les cent francs d’augmentation ; sans ça, je fais comme tout le monde, je me couche tranquillement et j’écoute les marteaux aller jusqu’au matin.

— Vous les aurez, Polack, dit le maire, vous les aurez, je vous le promets.

— Eh bien donc, à la grâce de Dieu ! je me dévoue pour ma femme et mes enfants… Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que tous nous y passions… Que ce soit par un coup de marteau ou par un gros rhume comme Harmentier, ça revient au même. »

Ainsi parla cet homme intrépide, et le soir même, entre dix et onze heures, ayant pris les instructions de maître Zacharias, qui l’attendait dans sa chambre pour dresser procès-verbal, il se mit à gravir la côte, non sans palpitations de cœur et de graves réflexions en tout genre… Mais que ne fait-on pour de l’argent, surtout quand on aime l’absinthe ? Or, Polack aimait l’absinthe… c’était ce qu’il appréciait le plus dans la civilisation.

Il gravissait donc lentement la côte. La nuit était noire comme de l’encre… la tour ressortait des ténèbres avec ses soupiraux en feu… les marteaux retentissaient sur l’enclume… au-dessous, les chiens hurlaient d’une voix plaintive. Comme le bruit des marteaux augmentait toujours et que la nuit devenait plus fraîche à mesure que Polack montait, le brave homme fut tout à coup pénétré d’une inquiétude indéfinissable.

L’idée lui vint de s’asseoir à mi-côte dans les bruyères, d’inventer une histoire touchant la forge, et de redescendre la raconter au maire. Mais il avait beau réfléchir, aucune histoire ne lui venait à l’esprit ; il ne pouvait se figurer ce que faisaient maître Daniel et ses fils, rien ne lui paraissait assez lugubre, assez terrible. Et puis il se prenait à rêver que si plus tard on découvrait qu’il avait menti, l’autorité serait bien capable de le renvoyer malgré sa belle voix.

Il eut donc un grand repentir de s’être hasardé jusque-là ; mais, étant très vaniteux de sa nature, il aima mieux tout risquer, que de redescendre dire à Zacharias qu’il avait eu peur. C’est dans de telles dispositions que Polock arriva jusqu’au pied des roches.

Le bruit des marteaux continuait toujours… Il écouta longtemps, reprit haleine, et déplora sa propre audace.

« Peut-on voir un homme aussi bête que moi ? dit-il. Si je n’avais pas pris quatre verres d’absinthe ce matin, est-ce que l’idée me serait jamais venue de proposer au maire de monter ici poux cent francs ? Ce n’est pas cent francs… c’est mille francs… dix mille francs que j’aurais dû demander… Il ne me les aurait pas donnés, et je serais encore tranquillement chez moi ! Ces Rock ont déjà assommé des ingénieurs, des architectes, des ouvriers… maintenant ils reviennent du bagne… ils sont plus féroces, plus enragés qu’avant… Si l’un d’eux me voit, je suis perdu ! »

Alors il se représenta la figure du vieux Rocket celles de ses fils, et ces figures lui parurent épouvantables.

En outre, il se rappela Fuldrade et ne douta point que la vieille ne fit sentinelle.

Enfin tout lui parut si terrible, que pour la seconde fois il fut tenté d’inventer une histoire et de redescendre.

« Je suis monté jusqu’au pied des roches, se dit-il, est-ce qu’un autre aurait eu ce cou- rage ?… Je voudrais bien voir monsieur le maire ici ; je suis sûr qu’il serait le premier à me dire : « Allons-nous-en ! » et qu’il me supplierait même de nous sauver… Quel bruit ils font là-haut ! »

Cependant, au bout d’un grand quart d’heure, la monotonie du tic toc lui rendit un peu de courage.

« Puisqu’ils forgent, ils ont le dos tourné… ils ne peuvent voir derrière eux, se dit-il ; d’un autre côté, le bruit de l’enclume les empêche d’entendre… qui sait s’ils me verront ?… Allons, Polack, courage ! tu cours vite… tu auras de l’avance. »

Cela dit, le crieur grimpa le sentier rapidement et monta jusque sur le plateau. Il y était à peine que le bruit cessa.

«Je suis découvert ! » pensa-t-il en frissonnant.

Mais la lune, écartant alors un nuage, éclaira les bruyères désertes : pas un bruit… pas un soupir… tout était paisible… silencieux.

Polack sentit comme une douce fraîcheur se répandre dans son âme. Il respira longuement, et, s’avançant à petits pas derrière la tour, il poussa l’audace jusqu’à monter sur un tas de décombres, et à regarder par un soupirail.

D’épaisses broussailles croissaient dans cette ouverture ; on ne pouvait le découvrir : lui, voyait tout, comme au fond d’une citerne, car le donjon était quinze pieds plus bas, les ruines s’étant amoncelées autour.

Voici donc ce qu’il vit :

Au milieu de la tour était l’enclume sur un bloc de chêne ; dans l’un des angles à gauche, on avait construit un fourneau de terre, où plongeait le bec de l’énorme soufflet, suspendu par deux barres de fer engagées dans le mur. La lumière sortait de là, rouge comme du sang, éclairant la vieille, assise sur un escabeau entre ses deux chèvres, le père Rock et ses deux fils, en manches de chemise et pantalons de toile retroussés sur leurs jambes nues, la poitrine et la face ruisselantes de sueur.

Ils étaient debout près de l’enclume, le marteau au poing.

En travers des larges dalles se trouvaient étendues deux piques longues de quinze à vingt pieds, le manche de chêne au milieu, la pointe de fer bleuâtre longue d’une brasse, et l’autre bout armé d’une pointe courte, solide, obtuse ; enfin deux lances pareilles à celles des géants du moyen âge.

Cet ensemble avait quelque chose d’imposant.

Au moment où Polack regarda, le vieux forgeron riait :

« Eh bien, Fuldrade, s’écria-t-il, le travail avance.

— Oui, » répondit la vieille en se levant. Puis, s’approchant de l’une des piques, elle se baissa, essayant de la lever de terre… Ses petites mains blanches s’y cramponnaient avec force… toutes les fibres de sa figure pâle se tendirent… la pique ne bougeait pas… Les forgerons regardaient en souriant.

« Comment les trouvez-vous, Fuldrade ? demanda le vieux.

— Elles sont lourdes… bien lourdes, Daniel… qui pourra les tenir ? »

Alors le vieillard, sans dire un mot, marcha vers la pique que Fuldrade n’avait pu soulever : il la saisit d’une main, l’enleva comme une plume et la brandit fièrement au-dessus de sa tête.

Il était magnifique à voir ainsi… Christian et Kasper eux-mêmes paraissaient émerveillés de sa vigueur, et la vieille s’écria :

« Daniel, tu es beau comme Hugues le Borgne ! »

Lui, l’œil étincelant, après avoir brandi la pique, la jeta sur les dalles sonores ; elle rebondit avec un éclat métallique, et longtemps ce bruit terrible retentit dans les ruines.

Polock en eut la chair de poule.

« Maintenant, dit le vieux, passons à l’autre… nous en avons deux solides : elles ne plieront pas !

— Non, s’écria la vieille, non… elles ne plieront pas ! »

Polack, ayant vu ce qu’il désirait, descendit avec prudence des décombres et se prit à courir sur le plateau comme un lièvre… Il se glissa dans le sentier des roches, regardant derrière lui, et disparut.

Les marteaux venaient de reprendre leur tic toc monotone.

Vers deux heures du matin, le crieur entrait chez monsieur le maire et lui racontait la scène dont il avait été témoin.

Maître Zacharias l’écoutait dans une stupéfaction profonde.

« Que veulent-ils faire de ces piques ? demanda-t-il.

— Je n’en sais rien, monsieur le maire… mais c’est terrible !

— Oui, c’est terrible, Polack… nous y réfléchirons… Ces bandits doivent méditer quelque nouveau crime… Des piques longues de vingt pieds ! ça doit être pour enfoncer les portes des honnêtes gens pendant leur sommeil… à moins qu’ils ne veuillent armer leur château… chose défendue par les lois. Nous examinerons cette affaire à loisir. Les dangers que vous avez courus, Polack, vous élèvent dans mon estime… mais ils m’empêchent de rédiger dans ce moment un rapport circonstancié… Je tremble pour vous !… Demain, je convoquerai le conseil ; nous délibérerons.

— Oui, monsieur le maire, et vous n’oublierez pas mon augmentation de cent francs ?

— Soyez tranquille, Polack, vous avez des droits à la reconnaissance publique… Je m’en charge ! »

Ainsi fut découvert le travail des Rock dans leur retraite, travail mystérieux qui motivait les craintes de monsieur le maire Zacharias et justifiait les clameurs de la commune.

Il faut avouer que les appréhensions de maître Piper n’étaient pas dénuées de tout fondement, et qu’une visite domiciliaire, en pareille circonstance, devenait très légitime : ces grandes piques de vingt pieds étaient évidemment des armes de guerre !


XX


Le lendemain, maître Zacharias, dès neuf heures du matin, allait convoquer le conseil municipal, lorsqu’il reçut de monsieur le sous-préfet de Sarrebourg une missive qui l’informait de la prochaine inauguration du chemin de fer, et qui l’invitait en même temps à convoquer les populations environnantes à cette solennité de la civilisation.

Dans un post-scriptum, monsieur le sous-préfet faisait entendre que les fonctionnaires dévoués pourraient espérer des distinctions flatteuses.

Alors Zacharias Piper s’enflamma d’enthousiasme, ses joues se colorèrent d’une noble ardeur ; il se ressouvint de sa place de juge de paix, et ne douta point que l’occasion ne fût venue d’atteindre, par un dernier effort, à cet

objet de sa longue ambition.

Bientôt une voix grêle les salua… (Page 168.)

Oubliant Rock, Polack, et tout ce qui concernait, de près ou de loin, ses craintes légitimes au sujet de la vieille tour, il emprunta le roussin de Baumgarten et parcourut la montagne, allant chez les maires, les adjoints, les conseillers municipaux, chez messieurs les curés et les notables, de village en village, annonçant une ère de progrès pour le commerce et l’industrie, et priant tout le monde de venir saluer à Felsenbourg le triomphe des idées nouvelles.

Dans les endroits reculés tels que Hirschland, Tomfessel, Schnekenpesch, où le temps ne lui permettait pas de se rendre en personne, il envoya des émissaires à ses propres frais. Bref, il ne négligea rien, et, tout en marchant, en courant, il méditait le discours qu’il aurait à prononcer en sa qualité de premier magistrat de l’endroit.

C’était une conception oratoire grandiose qui débutait en ces termes :

« Quand Noé reçut de Notre-Seigneur l’avis de construire une arche de trois cents coudées, et d’y faire entrer un couple d’animaux de chaque espèce, les gens du pays furent étonnés. On ne pouvait se figurer comment ce grand vaisseau naviguerait comme une charrue dans les sables et les rochers… Et chacun doit le reconnaître, c’était assez difficile à comprendre, soit qu’on voulût employer des rames, ou que l’on attendit un vent favorable… Les plus intelligents eux-mêmes trouvaient l’entreprise hasardeuse, lorsque, fort heureusement pour cette construction navale, la pluie commença


Il était magnifique à voir ainsi… ( Page 175.)


et fit déborder la mer jusqu’à la cime du mont Ararat. »

Au bout de huit jours, monsieur le maire revint au village, et le dimanche suivant eut lieu l’inauguration.

Il faut savoir que ce jour-là toutes les autorités constituées de la montagne et de la plaine étaient présentes, de sorte que maître Zacharias ne brillait pas au milieu de tant d’autres astres. En outre, monsieur l’architecte Lang, le charpentier Ulrick et plusieurs autres artistes avaient construit un arc de triomphe en bois et en feuillage, haut de cinquante pieds et large en proportion, sous lequel devait passer le premier convoi.

Maintenant, représentez-vous la scène par un beau soleil… représentez-vous les maires, les conseillers municipaux en gilet rouge, aussi nombreux que les étoiles du ciel… au milieu de ces personnages, coiffés de leurs tricornes, représentez-vous une haute estrade en forme d’autel, ornée de messieurs les fonctionnaires et de messieurs les officiers de la forteresse de Phalsbourg ; puis autour de l’estrade les dames de ces messieurs, en chapeaux, en robes de soie, assises sur des chaises ; puis autour de tout cela, les habitants des villages, hommes, femmes, enfants, jusqu’au haut des montagnes les plus proches ; enfin, derrière, les cimes boisées de la chaîne des Vosges dominant cette fourmilière d’un air solennel.

Mais, il faut l’avouer, ce n’était pas aussi simple, aussi naturel que la descente des montagnards venant saluer les petites dames de Paris ; c’était trop beau, les gens étaient trop endimanchés, les figures trop graves : on avait l’air d’être venu là pour entendre le discours de Zacharias Piper.

En outre, il faisait une chaleur… une chaleur à vous dessécher sur pied… On suait… on étouffait… on se pâmait comme des poissons sur le sable.

Sauf les dames, auxquelles des garçons en tablier blanc versaient des rafraîchissements sous les yeux de toute la montagne, comme pour réjouir la vue de ceux qui mouraient de soif, sauf les dames, tous les autres imploraient une pluie battante et sentaient la sueur couler le long de leur échine.

Cependant, il y eut un moment sublime, dont tous les assistants se souviendront jusqu’à leur dernier jour : ce fut quand, après six heures d’attente, apparut tout au bout de l’horizon le premier convoi.

Ceux qui se trouvaient à la cime des côtes purent seuls l’apercevoir.

« Le voilà ! dirent-ils, il arrive ! »

Et cette exclamation : « Le voilà ! le voilà ! » répétée de bouche en bouche jusqu’au fond de la vallée, produisit une rumeur immense… puis tout se tut : on aurait dit que tout était mort !

On entendit un sifflement, mais un sifflement tel que nul de ceux qui se trouvaient là n’en avait encore entendu de semblable… C’était au loin… bien loin… et pourtant chacun se sentait frémir.

Tout à coup un bruit sourd, formidable, fit mugir les échos… La locomotive venait de s’engager sous le grand tunnel d’Erschwiller… Elle roulait… roulait… comme sur la pente de l’enfer… La terre en tremblait… Toutes les têtes se penchaient, bouche béante.

Enfin la voilà qui sort, déroulant dans le ciel sa spirale de fumée blanche… Elle file comme un éclair !

Jamais… non, jamais plus grand spectacle n’apparut aux hommes !… Chacun en ce moment était fier de se dire :

« Je suis homme… mes semblables ont fait cela ! »

Or, vous saurez que sur la locomotive se trouvaient les ingénieurs du chemin de fer, Horace, Fragonard, Cyprien.

Ils étaient glorieux de leur œuvre : ils en avaient le droit. En voyant cette vallée immense, où l’on découvrait, à perte de vue, autant de têtes attentives, émerveillées, que de feuilles dans les bois, ils agitaient leurs chapeaux et ouvraient la bouche comme des enthousiastes, criant de toute leur force ; mais on ne les entendait pas : le bruit de la terrible machine couvrait tout.

En ce moment, comme ils arrivaient au grand tournant de la vallée, monsieur Horace en avant, les yeux fixés sur le second tunnel qui traverse la montagne au haut de laquelle se trouvent les ruines du château de Felsenbourg, tout à coup le petit homme pâlit… ses cheveux se dressèrent sur sa tête… ses bras s’étendirent, montrant quelque chose…

Toute la mutitude eut peur… tous les regards suivirent son geste ; et qu’est-ce qu’on vit ? Le vieux Daniel Rock et ses fils, armés chacun d’une grande pique, apparaître sous la voûte ténébreuse du souterrain, et s’avancer en pleine lumière !

La machine courait sur eux comme le vent… Encore une demi-minute, elle devait leur passer sur le corps et s’engouffrer dans la montagne.

Le vieux forgeron entre ses fils, la tête haute, sa lance dans la main droite, le sourcil froncé, les mâchoires serrées, son grand nez en bec d’aigle recourbé comme une griffe, la regardait venir d’un air de défi et semblait dire :

« Tu ne passeras pas ! »

On ne pouvait s’empêcher d’admirer la fierté de son attitude.

Christian et Kasper, côte à côte avec lui, le cou nu, la poitrine découverte, semblaient impassibles comme deux statues.

Subitement ils se penchèrent tous trois, en arc-boutant leurs fortes piques dans le sol…

Et la foule se prit à frémir !

Il était trop tard pour arrêter la machine… C’est pourquoi monsieur Horace, dans la crainte d’un déraillement qui aurait eu des conséquences terribles, s’écria d’une voix tellement vibrante qu’elle domina le bruit du convoi :

« Lâchez tout !… »

La locomotive se couvrit aussitôt d’un nuage de vapeur blanche, et s’engouffra dans le tunnel avec un sifflement épouvantable… Lorsqu’elle eut disparu, tous les yeux se portèrent à la place où, quelques secondes avant, se trouvaient le vieux Rock et ses fils.— Elle était vide. — Les trois forgerons et leurs fortes lances avaient été broyés comme de la paille… et l’on entendait la machine rouler… rouler toujours !

Alors tous les assistans se regardèrent pâles comme des morts, et plusieurs se dirent entre eux :

« Voilà comment l’idée balaye la matière !… Rien ne peut l’arrêter : ni la force… ni le courage… il faut marcher avec elle… ou mourir ! »

Maître Élias, entendant ces choses, répondit :

« Oui, messieurs, vous avez raison ; il vaut mieux être dans la voiture que devant les roues. »


XXI


Sept ou huit jours après ces événements extraordinaires, Horace, Fragonard et Cyprien firent charger sur le chemin de fer leurs meubles et leurs instruments de mathématiques.

On avait enseveli les restes de Rock et de ses fils dans les caveaux de Felsenbourg, selon le vœu de Thérèse.

Ces caveaux, ayant été bénits jadis par les évêques de Metz et de Trêves, pouvaient être considérés comme terre sainte.

Le soir même de la triste cérémonie, Fuldrade avait quitté le donjon… On ne savait ce qu’elle était devenue, mais le surlendemain, Sperver le braconnier, revenant de chasser le cerf aux environs du Schnéeberg, raconta qu’il avait rencontré dans ces régions sauvages la vieille diseuse de légendes suivie de ses deux chèvres : elle portait le livre des chroniques sous son bras et se dirigeait lentement vers les ruines du Nideck !

Avant de quitter Felsenbourg, monsieur Horace fit plusieurs visites aux autorités locales, entre autres à monsieur Zacharias Piper et au père Nicklausse.

Monsieur le curé se promenait dans le jardin du presbytère, lorsqu’il le vit apparaître. Aussitôt, refermant son bréviaire, il fit quelques pas à sa rencontre :

« Vous venez prendre congé de nous, monsieur l’ingénieur ?

— En effet, monsieur le curé, je viens vous présenter mes adieux. »

Ils entrèrent dans la petite gloriette en treillis, toute couverte de chèvrefeuille et de pampres, et, s’étant assis, ils se mirent à causer des changements survenus dans le pays depuis cinq ans.

« Ah disait le père Nicklausse, ce sont de belles choses que vos chemins de fer, vos machines à vapeur de toutes sortes… mais que devient l’innocence des mœurs, que deviennent les bonnes traditions, le respect de la vieillesse, la croyance aux vérités étemelles de notre sainte religion, la soumission des cœurs, la naïveté de la foi ?… Tout dépérit, tout est mis à néant ! La vieille hospitalité de nos montagnes, — cette hospitalité traditionnelle si conforme au caractère des montagnards, et qui faisait le charme de nos bois, — l’hospitalité même se retire et s’en va je ne sais où… Rien ne se fait plus que pour de l’argent… Ah ! monsieur l’ingénieur, votre civilisation a bien son revers ! »

Ainsi se lamentait le digne homme, et monsieur Horace l’écoutait en souriant, sans l’interrompre, car monsieur le curé Nicklausse aimait parler de suite, comme en chaire.

Enfin, voyant qu’il avait tout dit :

« Tout cela, monsieur, répondit-il, est très-vrai… Les hommes d’aujourd’hui n’ont plus les idées du XVe siècle, mais Hugues Capet n’avait pas les idées de Clovis ; saint Louis n’avait pas les idées de Hugues Capet, et Louis XI n’avait pas celles de saint Louis. Chacun de ces grands hommes représentait les idées de son temps ; s’ils en avaient eu d’autres, au lieu d’être grands, ils auraient été très-petits ; au lieu de rendre service à l’humanité, ils en auraient été les fléaux. Vouloir maintenir les principes et les idées d’une autre époque, c’est manquer de bon sens ; c’est vouloir faire rentrer la poule dans l’œuf, l’œuf dans le germe, et tous les germes dans le premier coq. Tous ceux qui jusqu’à présent ont entrepris cette tâche passent aux yeux des hommes sensés pour être dépourvus de raison. On peut regretter les vieilles mœurs, les anciennes traditions… c’est très-poétique… mais si les gens qui vivaient sous Hugues le Borgne, et qu’on pendait par douzaines, lorsque le seigneur Hugues fronçait le sourcil… si ces gens-là revenaient, avec le souvenir de l’herbe qu’ils étaient forcés de paître la moitié de l’année… je crois que le sort du plus misérable manœuvre de nos jours leur paraîtrait digne d’envie.

« Remarquez, monsieur le curé, que toutes nos anciennes prières ont ce paragraphe :

« Préservez-nous, Seigneur, de la faim ! » Que de larmes, que de douleurs et de désespoir dans ce peu de mots ! Ah ! nos pauvres pères ! qu’ils ont dû souffrir sous les Luitprand, les Barthold et autres ! C’est pour nous, leurs descendants, que le Seigneur daigne enfin exaucer leur humble prière ! »

Monsieur le curé Nicklausse, à cette tirade, resta tout étonné ; il ne savait que répondre et regardait son bréviaire en soupirant.

« Telle est mon opinion sur les vieilles mœurs, reprit Horace, et cette opinion ne résulte pas de mes lectures poétiques, ni de mes études sur l’histoire, mais de la recherche des institutions de prévoyance du XIIe siècle, dont je n’ai pas trouvé trace.

« Quant à la vapeur… aux chemins de fer… à toutes ces inventions que vous déplorez, elles feront la gloire éternelle de notre temps. et contribueront au bonheur de nos enfants. Lorsqu’on se demandera plus tard ce que faisaient les hommes de sentiment, à l’époque de ces grandes découvertes, de ces travaux gigantesques, et qu’on apprendra qu’ils prêchaient le moyen âge, les vieilles doctrines et les vieux principes, je me persuade qu’on ne leur attribuera pas le plus beau rôle de notre histoire, et même je crains que des esprits malveillants ne les taxent d’avoir été les frelons de la ruche !

« On parle beaucoup, et avec raison, des martyrs de notre sainte religion sous Dioclétien ; mais veuillez remarquer, monsieur le curé, que la science a des martyrs par milliers, et quelle en produit encore tous les jours, qui ne se plaignent même pas et meurent heureux d’avoir rempli leur devoir… La machine à vapeur en compte quelques-uns : Salomon de Gaus, Papin, Watt, Fulton. Aujourd’hui l’idée de Gaus a des bras de fer qui travaillent jour et nuit sans se fatiguer… et des jambes qui font vingt lieues à l’heure !

« Cela n’empêche pas que l’inventeur ne soit mort misérable ! Je pourrais vous citer des martyrs de la science jusqu’à demain, et ceux-là, je vous l’assure, n’avaient pas perdu la naïveté de la foi.

— Ils aimaient la gloire, dit le père Nicklausse ; ils étaient martyrs de leur orgueil.

— Pardon, monsieur le curé, Moïse, saint Louis, Bossuet aimaient aussi la gloire ; la brute seule n’a que des appétits physiques. Tout cela ne m’empêche pas d’admirer le courage héroïque de votre vieux Daniel Rock… C’était un beau caractère… Voilà comme toutes les fortes convictions devraient se présenter au combat : la tête haute, la lance au poing, la poitrine découverte !… Mais les défenseurs du moyen âge redoutent la lutte en plein soleil ; n’ôsant aborder de front l’idée moderne, qui les écraserait infailliblement, ils cherchent à la faire dérailler !… »

À ces derniers mots, monsieur l’ingénieur se leva, monsieur le curé lui fit un grand salut, en l’accompagnant jusqu’à la porte du jardin ; ils se séparèrent froidement, — et le père Nicklausse reprit la lecture de son bréviaire.


FIN DE DANIEL ROCK.