Contes et récits du XIXe siècle/Ma Mère

Traduction par Arvède Barine.
Contes et récits du XIXe siècle (2e édition), Texte établi par Armand Weil et Émile MosellyLarousse (p. 11-12).

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Ma Mère


Je me rappelle que, lorsque j’étais las de courir, je venais m’asseoir devant la table à thé, dans mon petit fauteuil d’enfant, haut perché. Il était déjà tard ; j’avais fini depuis longtemps ma tasse de lait sucré, et mes yeux se fermaient de sommeil mais je ne bougeais pas ; je restais tranquille et j’écoutais. Comment ne pas écouter ? Maman cause avec une des personnes présentes, et le son de sa voix est si doux, si aimable ! lui seul il dit tant de choses à mon cœur !

Je la regarde fixement avec des yeux obscurcis par le sommeil, et tout à coup elle devient toute petite, toute petite. Je me laisse glisser jusqu’à terre, et vais tout doucement me coucher commodément dans un grand fauteuil.

« Tu t’endors, me dit maman. Tu ferais mieux d’aller te coucher.

— Je n’ai pas envie de dormir, maman. »

Des rêves vagues, mais délicieux, emplissent mon imagination le bon sommeil de l’enfance ferme mes paupières, et, au bout d’un instant, je suis endormi. Je sens sur moi, à travers mon sommeil, une main délicate ; je la reconnais au seul toucher, et, tout en dormant, je la saisis, et la presse bien fort sur mes lèvres.

Tout le monde s’est dispersé. Une seule bougie brute dans le, salon. Maman a dit qu’elle se chargeait de me réveiller. Elle se, blottit dans le fauteuil où je dors ; passe sa belle main fine dans mes cheveux, se penche à mon oreille, et murmure de sa jolie voix que je connais si bien :

« Lève-toi, ma petite âme, il est temps d’aller se coucher. »

Aucun regard indifférent ne la gêne elle ne craint pas d’épancher sur moi toute sa tendresse et tout son amour. Je ne bouge pas ; mais je baise la main encore plus fort.

« Lève-toi, mon ange. »

Elle met son autre main dans mon cou et me chatouille avec ses doigts effilés. Le salon silencieux est dans une demi-obscurité maman est assise tout contre moi, elle me touche ; et j’entends sa voix je me lève d’un bond, je jette mes bras autour de son cou, je me serre contre sa poitrine en murmurant :

« Oh maman, chère petite maman, comme je t’aime ! »

Tolstoï, Souvenirs. Enfance, Adolescence, Jeunesse.
Traduction Arvède Barine (Hachette, édit.).