Imprimerie Bénard (3p. 42-46).


La souffleuse


— Au temps où je jouais les grands premiers rôles au Casino de Coqueville-les-Bains, nous raconta le vieux Lapaume, notre troupe avait l’honneur de posséder un souffleur qui était une souffleuse. Sophie, ainsi se nommait-elle, avait double titre à trouver un emploi au théâtre, car elle était l’épouse légitime de Prunard, le second régisseur, et la maîtresse officielle de Cajolle, le troisième comique. Mais elle était laide comme un pou de guenon, et si mal bâtie qu’on ne pouvait songer à la coller sur la scène, fût-ce pour jouer en travesti les vieillards contrefaits. On l’avait donc installée dans la boîte du souffleur, et je dois dire qu’elle s’acquittait très bien de sa tâche. Elle avait du tact et de la bonne volonté, et nous n’eussions eu qu’à nous louer d’elle, si Sophie n’avait été sujette à d’étranges crises qui la privaient de tous ses moyens.

Presque chaque soir, notre souffleuse soufflait comme le dieu Borée lui-même, pendant deux ou trois actes. Puis, soudain, ceux qui avaient le malheur d’être en scène au moment de sa crise se trouvaient complètement privés de son indispensable secours. Ils avaient beau s’approcher de la rampe, tiquer de l’œil et de la bouche, répéter les appels de pied les plus pressants et les plus impérieux, Sophie bafouillait, tournait trois pages à la fois, envoyait avec une déplorable insistance des répliques supprimées, puis n’envoyait plus rien, tout simplement. Sophie avait sa crise, et montrait, dans un visage rouge comme une tomate, ses petits yeux ardents chavirés par on ne savait quelle souffrance. Elle se mordait les lèvres, poussait de gros soupirs, et sa tête carambolait dans la boîte comme une pomme secouée dans une caisse à cigares. Puis la crise s’apaisait comme elle était venue, et la souffleuse recommençait à souffler comme un ange.

Réprimandée, interrogée, Sophie avait rougi, balbutié, puis parlé en termes vagues de douleurs imprécises qu’elle ressentait en des endroits mal définis. Ce n’était pas d’une clarté fulgurante, mais on n’en put rien tirer d’autre, et l’on se promit d’ouvrir l’œil.

On remarqua, d’abord, que les crises se produisaient toujours à des moments où Cajolle, son amant, n’était pas en scène. Puis, un soir, quelqu’un aperçut le troisième comique, alors qu’il croyait ne pas être vu, enfilant l’échelle qui conduisait dans le fond de cale, gouffre noir qui se partageait avec la scène, comme Cajolle avec Prunard, les charmes de la belle Sophie. Cinq minutes plus tard, la souffleuse piquait sa crise, et les artistes barbotaient de tout leur cœur dans le maquis des dangereuses improvisations.

On établit une surveillance étroite, et bientôt ceci fut démontré, clair comme le jour : Tous les soirs, quand son rôle lui en laissait le temps, Cajolle descendait sous la scène, dans les ténèbres du fond de cale, et c’est alors que se produisait la crise de Sophie, inévitablement.

Il faut vous dire que le Casino de Coqueville était, à cette époque, un fameux petit théâtre où l’on montait beaucoup plus de bateaux que de pièces. On était libre comme l’air. Le directeur ne s’occupait jamais de son théâtre, car il passait ses jours et ses nuits à courir après d’insaisissables bailleurs de fonds, et à essayer d’être pour les huissiers ce que les bailleurs de fonds étaient pour lui. Quant au régisseur, il s’enfermait dans son bureau pendant toute la soirée pour y combiner des martingales qu’il essayait à la salle de jeu après la représentation. Si quelqu’un allait interrompre ses calculs, pour quelque motif que ce fût, il lui collait inévitablement cent sous d’amende. Dans ces conditions, vous pensez s’il y avait moyen d’en machiner de bien bonnes. Et voici ce qui arriva à Sophie :

Le soir où le coup fut monté, Cajolle était tenu pendant les deux premiers actes. Mais on le tuait au deux, et il ne rentrait en scène qu’à la fin du quatre, où il jouait, la troupe n’étant pas très nombreuse, un second personnage, un commissaire de police qui entrait avec des gendarmes, en disant : « Emparez-vous de cet homme ! ».

Après le second entr’acte, alors que Cajolle avait déjà mis sa redingote et ceint son écharpe par-dessous, un monsieur se présenta au théâtre et demanda à lui parler. Il venait, ni plus ni moins, lui proposer un magnifique engagement pour Paris, de la part d’un directeur qui avait assisté à la représentation de la veille. Entre nous, le monsieur était mon propriétaire, un brave marchand de parapluies n’ayant jamais connu aucun directeur de théâtre. Mais ça n’empêcha pas Cajolle, qui ne se gobait pas à moitié, de s’embarquer avec empressement sur le bateau équipé à son intention, et d’accepter, pour débattre à l’aise les clauses de l’engagement, le verre que l’autre lui offrit d’aller prendre au café voisin.

Pendant ce temps, nous jouions, et Sophie soufflait. Mais, bien que j’aie vu, au cours de ma carrière, quelques pièces gentiment sabotées, je crois que jamais, nulle part, on n’a joué aussi mal que nous le fîmes ce soir-là. Songez donc ! Nous savions tous que Cajolle était au café, que mon propriétaire ne le lâcherait sous aucun prétexte avant le moment de son entrée en scène, et pourtant nous voyions Sophie piquer sa crise habituelle, ni plus ni moins que les autres soirs. Ah ! le public n’applaudissait pas, je vous en réponds. Mais nous nous en fichions pas mal, car la blague devenait meilleure à mesure que le temps passait.

Le quatrième acte tirait à sa fin, et Sophie commençait à manifester de l’inquiétude. Elle était secouée de sursauts brusques, comme quand on lance de petits coups de pied à un chien qui ne veut pas s’en aller. Puis son inquiétude grandit, et tous ceux qui étaient en scène, et ne la quittaient pas de l’œil, virent clairement qu’elle pensait : « L’imbécile, il va rater son entrée ! »

Cependant, les répliques s’enchaînaient, vaille que vaille, tant et si bien qu’au moment voulu, la porte s’ouvrit, et Cajolle entra en s’écriant, comme l’exigeait le texte : « Emparez-vous de cet homme ! »

Non, mes enfants, n’essayez pas de vous figurer la tête de Sophie quand elle vit son amant sur la scène ! Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait ouvrir la bouche et les yeux aussi grands que ça !

Soudain, elle se cramponna des deux mains à sa tablette, et nous la vîmes gigoter comme une forcenée, tandis qu’on entendait, sous le plateau, les anciens décors et les vieilleries qu’on y entassait résonner sous les coups de pieds qu’elle envoyait furieusement autour d’elle.

Sur la scène, nous pouffions tous, sans pouvoir dire un mot. Le traître qu’on venait d’arrêter se tordait entre les deux gendarmes. La duègne, pliée en deux, pleurait de grosses larmes de joie, et l’ingénuité avoua par la suite qu’elle avait poussé les choses plus loin encore. Devant cette situation, le chef machiniste prit sur lui de baisser la toile, et bien nous en prit, car il nous épargna l’averse de petits bancs, d’oranges et d’objets hétéroclites dont le public cribla le rideau, sitôt qu’il fut sorti de la stupeur où l’avait plongé ce singulier dénouement.

Puis, deux machinistes allèrent tirer Sophie de sa boîte, où elle avait pris le parti de s’évanouir.

Et jamais, jamais plus, on ne la vit piquer sa crise, jusqu’au jour où la troupe se dispersa, notre directeur s’étant décidé à faire faillite.

Lapaume se tut, et l’un de nous lui demanda :

— Sophie a-t-elle su qui était descendu à fond de cale ce soir-là ?

— Jamais, dit le vieux.

— Tu le savais, toi ?

— Oui, et je vais vous le dire, car mon histoire n’a rien d’immoral. Ce n’était pas l’amant, mais c’était le mari.


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