Imprimerie Bénard (3p. 37-41).


Une femme du monde


Au fond d’un gouffre sinistre et ténébreux, mal éclairé par une flamme rougeâtre, des dames et des messieurs, grelottant de froid sous leurs manteaux et leurs fourrures, simulaient, d’un air très ennuyé, les gestes et les danses, les chants et les paroles de gens qui s’amuseraient prodigieusement.

— Allons, mes enfants, cria Corentin, le vieux régisseur, enlevez-moi le finale en vitesse, et vous pourrez aller vous chauffer les pattes !

Les artistes se groupèrent au centre du plateau, entourés d’un cordon de petites femmes.

— Tout est bien convenu, reprit Corentin. Au refrain, les chœurs dansent la chichirinette. Toi, Jolimont, tu empoignes une des petites, tu l’embrasses, puis tu valses avec elle jusqu’à ce que le rideau soit tombé.

— Laquelle faut-il prendre ? interrogea Jolimont

Le régisseur réfléchit un instant. « Laquelle est-ce, demanda-t-il aux choristes, qui se laisse embrasser le plus gentiment ? »

Quinze petites mains jaillirent vers le cintre, et quinze petites voix s’écrièrent, avec un ensemble que, jusqu’à ce jour, on n’avait jamais pu obtenir d’elles : « Moi, m’sieur ! »

Mais Yoyo sortit du rang. C’était une jolie petite blonde, l’air pas rosse à moitié. Regardant Jolimont bien en face, elle lui dit : « C’est moi que vous prendrez, s’pas, m’sieur jolimont ? »

« Toi ou une autre… » bougonna le régisseur. Il fit un signe, le son d’un piano monta des profondeurs du gouffre, et tous se mirent à chanter, à danser, comme s’ils venaient d’apprendre que chacun d’eux avait gagné cent mille francs à la loterie. Tout en valsant, Yoyo s’abandonnait aux bras de Jolimont, la tête pâmée sur son épaule. Et, même après que le piano se fut tu, après que Corentin eut crié aux partants : « Tout le monde en scène, pour le prologue, à huit heures pour le quart ! » elle resta là, serrée contre son danseur, comme si elle n’en pouvait plus. Mais lui la repoussa avec une froideur voulue, et, tout en époussetant son épaule blanchie par la poudre de riz, il proféra d’un ton rogue :

— Vous étiez blanchisseuse, avant d’entrer dans les chœurs ? »

— C’est rien, m’sieur Jolimont, dit la petite, toute penaude, ça fait pas tache.

Et elle demeura plantée devant lui, le regardant sans plus rien oser dire. Puis, quand il lui eut tourné le dos, elle s’en alla, tout doucement, comme à regret.

Jolimont continuait à se brosser l’épaule, méticuleusement. C’était un joli garçon de trente-cinq ans environ. Il avait une mise un peu trop soignée, un peu trop de bagues aux doigts, un peu trop de chaîne de montre, un peu trop d’épingle de cravate, un peu trop de brillantine sur des cheveux un peu trop bien peignés, et pas assez de talent.

Le gros papa Corentin vint lui taper sur le ventre. « Si vous voulez vous appuyer la petite Yoyo, opina-t-il, elle ne vous fera guère poser. Elle en pince, la gosse ! » Mais l’autre se redressa d’un air indigné. « Des choristes ! proféra-t-il. Des choristes, à moi ! » Puis, gourmé, hautain et dédaigneux : « Et qu’est-ce qu’il resterait pour les femmes du monde ? » Son geste vaseliné montra toute la quincaillerie qui ornait ses doigts, sa cravate et son gilet, et il conclut : « Croyez-vous que c’est avec mes deux cent cinquante balles par mois que je me suis payé tout ça ? » Puis il s’en alla, fier, tranquille et élégant.

La grande Jeannine, la commère, le regarda partir, les narines froncées par une moue de dégoût ; Dès qu’il eut disparu, son indignation explosa : « Non ! Non ! cria-t-elle. Nous autres, on sait bien que nous ne pouvons pas faire autrement, parce que les femmes, c’est des femmes, n’est-ce pas… Mais un homme qui vit de ça et qui s’en vante… »

Dehors, Jolimont marcha vite, car le froid pinçait, et il n’habitait pas précisément près du théâtre. Après dix minutes de chemin, il pénétra dans une allée sombre, grimpa trois étages, et poussa une porte d’une main familière. La chambre était un étroit garni, pauvre mais prétentieux, comme tous les garnis à bon marché. Dans un coin, à la lueur d’une lampe à pétrole, une grosse femme, en camisole graisseuse et en tablier de cuisine, lessivait dans une cuvette posée sur une chaise.

— Bonsoir ! dit Jolimont.

La femme leva la tête. Elle devait avoir à peu près le même âge que lui. Mais, envahie par une graisse précoce, déformée par les travaux du ménage, elle paraissait dix ans plus vieille. Seuls, dans la face avachie et boursouflée, les yeux étaient restés beaux, deux grands yeux de passion, noirs et brûlants comme des tasses de café turc, et qui s’allumèrent d’une flamme subite quand le cabot entra. Précipitamment, la maritorne s’essuya les mains, puis, empoignant Jolimont par les épaules, elle lui posa sur les lèvres un gros baiser de nourrice. « Mon homme, bégaya-t-elle, mon homme à moi,… mon beau Gaston,… mon beau chéri ! » Et elle se reculait pour mieux le voir, pour mieux l’admirer, puis elle revenait l’embrasser encore.

Lui se laissait faire, tranquille et souriant, tout en enlevant son pardessus. Dès qu’il fut assis, elle s’installa sur ses genoux, gracieuse et légère comme une petite fille de cent quatre-vingts livres, et elle zézaya, avec le charme particulier aux pendules qui retardent, aux billets de théâtre qui arrivent deux jours après la représentation, et aux femmes vieilles et laides qui se croient toujours jeunes et jolies : « Qui c’est le plus fidèle, le plus beau, le plus adoré de tous ? » Il répondit, sur le ton d’une leçon depuis longtemps apprise et souvent répétée : « C’est Gaston, le petit chéri à sa Julie. » « Pourquoi, continua la grosse dame, êtes-vous mon beau petit homme à moi toute seule ? » Et il zézaya à son tour : « Parce que ma petite femme chérie a quitté son mari, ses enfants, sa belle maison, et tout… qu’elle s’est fait déshériter par son papa pour suivre le pauvre petit artiste, pour vivre dans la dêche avec lui. » — « Et parce que, ajouta la frêle amoureuse, elle n’a vécu que pour vous depuis dix ans, qu’elle vous pomponne, qu’elle vous bichonne, et qu’elle trouve qu’il n’y a pas un plus bel homme au monde que son beau Gaston, que son beau petit homme, que son adoré, que son dieu ! Dites que c’est pour ça aussi. » — « C’est pour ça aussi », répéta-t-il, docile et ridicule. Elle l’embrassa encore, puis, pâmée, roula sa tignasse noire et graisseuse sur l’épaule où la petite Yoyo, tout à l’heure, avait posé sa petite tête blonde et frisée. Et elle murmura, les yeux fixes, comme en un rêve : « Si tu me trompais, vois-tu, si tu me trompais jamais… ! » — « Folle ! se hâta-t-il de dire, pas trop rassuré. Tu sais bien que je ne pourrais pas, que je n’aime que toi ! »

Malaisément, la grosse dame se mit debout. Puis, retombant de son septième ciel à des considérations plus pratiques, elle déclara, tandis que Jolimont frottait sa jambe ankilosée :

— Maintenant, on va faire la dînette.

— Certainement, acquiesça le cabot. Avec les gestes méticuleux d’une besogne répétée chaque jour, il enleva son beau veston, le remplaça par une vieille redingote élimée et luisante, couvrit ses genoux d’un torchon, et s’empara d’un panier plein de pommes de terre. Puis, tandis que la grosse dondon commençait à se battre avec trois vagues casseroles, tandis qu’il épluchait ses légumes avec la dextérité que donne une longue habitude, Jolimont revécut, songeur et silencieux, la piteuse aventure de son rêve aujourd’hui réalisé, du beau rêve si souvent caressé, jadis, dans sa tête creuse de joli cabot : enlever une femme du monde.


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