Imprimerie Bénard (2p. 51-56).


Chez la Voyante


Un monsieur vient de sonner à la porte de Mme Florida, voyante extra-lucide de 1re classe. L’être qui vient lui ouvrir est vêtu d’un pantalon à larges carreaux et d’une chemise de flanelle sur laquelle il a enfilé à la hâte une espèce de livrée de domestique. Sa chevelure est pommadée à l’excès, et d’un noir trop beau pour être vrai, à moins que sa barbe de trois jours ne soit teinte en gris. On devine que ses mains velues doivent être énormes ; mais l’estimation est difficile, parce qu’il y a des bagues à tous les endroits où il n’y a pas de poils. Il suffit de contempler ses pantoufles rouges, ornées de broderies qui disent les attentions pieuses d’une épouse aimante, pour comprendre que c’est le mari de la voyante qui essaie de se faire passer pour son domestique. Il n’est pas besoin d’avoir vu deux fois en sa vie un chevalier des boulevards extérieurs, pour ; supposer que Mme Florida exerça jadis un métier plus galant que celui de somnambule, et que les clients trop durs à la détente n’en devaient pas mener large.

Ce Ruy-Blas du dernier modèle introduit le visiteur dans un salon d’attente, espèce de couloir sombre orné de quatre chaises et d’un coffre à bois, lui remet un carton portant le no 17, puis se retire avec un air plein de majesté et de mépris. La distribution de l’immeuble indique clairement que l’appartement de la voyante ne doit comprendre, outre le dit couloir, qu’un salon et une chambre à coucher. C’est pourquoi le monsieur, abandonné à ses réflexions solitaires, regarde curieusement autour de lui, et semble se demander où l’on a bien pu fourrer les seize personnes qui le précèdent et l’obligent à attendre si longtemps.

Au bout d’une heure à peine, Ruy-Blas reparaît et lance d’une voix sonore : « Le liméro 17 ! » Puis le monsieur est introduit dans l’antre de la sibylle, qui ressemble à s’y méprendre au salon d’une cocotte malchanceuse : pichpin et andrinople rouge, Dufayel fecit.

La pythonisse est déjà installée sur son trépied, qui affecte la forme d’un fauteuil Voltaire. Elle est énorme. Son ventre tombe sur ses genoux, sa poitrine sur son ventre, son menton sur sa poitrine. Seuls, ses cheveux se maintiennent très bien. Il est vrai qu’ils ne sont pas à elle.

Après une courte inclinaison de tête, elle prononce, d’une voix blanche, lasse et indifférente :

— C’est quarante sous.

Le monsieur tire la pièce demandée, et, plein de tact, la pose sur une table, à côté de lui. Mais Mme Florida connaît la vie, elle en a vu de toutes les couleurs, et on ne lui fait pas le coup de la discrétion.

— Donnez voir, dit-elle en tendant la main.

Le monsieur reprend la pièce et la passe à la voyante, qui l’examine, la fait sonner, puis l’engloutit soudain dans une cachette mystérieuse, si habilement que le client se demande où elle peut être passée. Dans la bouche de Mme Florida ? Dans son bas, plutôt. Sans doute une vieille habitude.

Certaine de ne pas travailler pour des prunes, la prophétesse se tasse un peu plus encore dans son fauteuil, puis bredouille, d’une voix si morne que le monsieur se figure d’abord qu’on parle dans la pièce voisine :

— Je ne suis qu’une humble mortelle, une créature faite de chair comme vous…

— Et même plus que moi, pense le monsieur, qui est très maigre.

— … Ce n’est donc pas moi qui répondrai à vos questions, continue la voyante, mais un Esprit tout-puissant et mystérieux qui daigne me visiter par faveur spéciale, et qui m’emploie simplement comme le fil transmetteur de ses révélations.

— On voit fichtre bien que ce n’est pas comme fil à couper le beurre, pense encore le monsieur.

— Rien n’est caché à l’Esprit, reprend Mme Florida. Il connaît tout, sait tout, révèle tout, le passé, le présent et l’avenir. Vous allez me dire ce seul mot : « Dormez ! » Aussitôt, je tomberai dans un profond sommeil, et vous n’aurez plus qu’à interroger, c’est l’Esprit lui-même qui répondra. Quand la séance sera terminée, vous aurez soin de dire, avant de vous retirer : « Réveillez-vous ! » Car je serai en votre pouvoir, et vous seul aurez la puissance de me tirer du sommeil cataleptique… Allez-y !

Le monsieur ne se le fait pas dire deux fois.

— Dormez ! clame-t-il d’une voix de stentor. Les paupières de la pythonisse se ferment aussi prestement que des couvercles de tabatières, il semble qu’une lame de fond soulève et fait onduler les vastes étendues de simili-soie qui recouvrent sa poitrine, et Mme Florida déclare :

— Interrogez, l’Esprit répondra.

Alors, d’une voix très douce, le monsieur pose cette question bien simple :

— Connaissant un angle et deux côtés d’un triangle, peut-on en déterminer le troisième côté et les deux autres angles ?

La réponse se fait attendre longtemps. Enfin, la dormeuse profère d’un ton fort sec :

— L’Esprit n’est pas professeur de dessin.

— Pardon, observe le monsieur, je ferai remarquer à l’Esprit qu’il se fourre le doigt dans l’œil. Il ne s’agit pas de dessin, mais de géométrie. Du tac au tac, cette fois, la voyante répond :

— L’Esprit n’est pas professeur de « jométrie » non plus. Il révèle le passé, le présent et l’avenir.

— Précisément, réplique le visiteur. La réponse que j’implore de lui rentre tout à fait dans ce programme. C’est une des propositions mathématiques que l’on classe sous le nom de vérités absolues, par opposition à nos vérités morales, artistiques ou politiques, qui deviennent des erreurs ou des mensonges en un temps plus ou moins long. Une vérité mathématique était vraie il y a cent mille ans, elle reste vraie aujourd’hui, et elle le sera encore dans cent mille autres années. Donc, elle appartient à la fois au passé, au présent et à l’avenir. Du reste, celle-ci est connue d’un très grand nombre d’hommes, voire de jeunes écoliers, et il me semble inadmissible qu’elle soit ignorée par un Esprit assez puissant, assez subtil pour déterminer le point où aboutira la trajectoire qu’une destinée humaine trace dans le…

Il n’a pas le temps d’en dire davantage. La voyante n’a pas attendu la phrase indispensable que le visiteur pouvait seul prononcer pour la tirer du sommeil cataleptique, et, les yeux bien ouverts, les poings disparus dans les profondes couches de graisse qui flottent sur ses hanches, elle clame d’une voix furibonde :

— T’as fini, hé, fourneau !… C’est pour me faire des boniments pareils, c’est pour te payer ma photographie qu’t’as grimpé mes quatre étages !… Ugène !… Ugène !…

À cet appel, Ruy-Blas apparaît rapidement. Il a quitté sa veste de larbin et fume une énorme pipe en écume de mer.

— V’là monsieur, glapit la pythonisse, v’là monsieur qu’est monté chez moi pour m’insulter !… Monsieur ne croit pas aux voyantes… monsieur s’offre le luxe de faire des blagues pour ses quarante sous… monsieur a le toupet de me questionner sur la « jométrie », comme si que je serais encore une petite fille qui va-t-à-l’école !… Monsieur veut faire le malin, et empêcher le pauvre monde de gagner sa vie !… Maladie, va !… T’as entendu c’que j’te dis, mon Ugène, il a insulté ta p’tite femme, ce voyou !

Tranquillement, Ugène a posé sa pipe, retroussé ses manches sur des bras velus et musculeux, et il demande, avec la docilité passive du bourreau incliné devant un roi nègre :

— Quoi que je vas en faire ?

Le monsieur s’est levé, avec un sursaut. Un frémissement nerveux fait battre rapidement ses paupières, cinq ou six fois. Mais, presque aussitôt, il déclare d’une voix calme :

— Ça va très bien !… Continuez donc, je vous en prie… Ça vous fera deux contraventions au lieu d’une. Et la seconde sera la plus soignée, je vous en réponds : Injures et menaces à un magistrat dans l’exercice de ses fonctions… Je suis le commissaire de police !

Mme Florida s’écroule dans son fauteuil, qui pousse avec complaisance le gémissement qu’elle n’a pas la force d’exhaler elle-même. Ugène contemple avec regret l’inutile musculature de ses bras puissants. Un silence règne, très court, et qui semble très long. Puis la voyante parvient enfin à murmurer :

— Monsieur le commissaire, je vous jure…

— Ça suffit, interrompt le magistrat, qui semble peu désireux de s’attarder. Vous voudrez bien vous tenir tous deux à ma disposition, je vous convoquerai à mon bureau quand je le jugerai nécessaire.

Et il prend la porte, sans écouter Mme Florida, qui lui tend une pièce de deux francs soudain jaillie d’on ne sait où, en geignant d’une voix suppliante :

— Vos quarante sous, monsieur le commissaire !… Reprenez au moins vos quarante sous !

Le monsieur descend rapidement les quatre étages, puis, dans la rue, il murmure avec un grand soupir de soulagement :

— Bigre !… La blague a failli tourner mal !… Heureusement que cette idée m’est venue… Mais faut-il que ça soit crédule, une voyante, pour avoir avalé que j’étais le commissaire de police.