Contes et légendes des bretons armoricains/Texte entier

Texte établi par Anatole Le BrazHenri Gautier Editeur (p. --360).


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CONTES ET LÉGENDES


DES BRETONS ARMORICAINS





Henri Gautier, éditeur, Quai des Gds Augustins. Paris. N° 488




FRANÇOIS-MARIE LUZEL


Notice.


« Le véritable titre littéraire de la Bretagne, écrit M. Loth, doyen de la Faculté des lettres de Rennes, c’est sa merveilleuse collection, de jour en jour plus considérable, de légendes et de chants populaires. » Si cette collection a échappé presque entière au grand naufrage qui menace toute forme de littérature non fixée, c’est principalement à M. Luzel qu’on en est redevable.

François-Marie Luzel naquit à Plouaret, petit chef-lieu de canton des Côtes-du-Nord, dans le courant de l’année 1821. Sa famille, originaire du Finistère, avait acquis le manoir de Keramborgne dont elle exploitait elle-mème les vastes dépendances. Ce fut là son berceau. Il y passa toute son enfance dans la compagnie, qui devait à jamais lui rester chère, des laboureurs, des bouviers et des pâtres. À diverses reprises, dans les préfaces de ses livres ou dans ses rapports au Ministère de l’Instruction publique, il s’est plu à retracer le tableau de ces jours lointains, à faire revivre ce milieu rustique, les longues veillées d’hiver autour du foyer flambant, les graves entretiens, les propos facétieux, l’apparition soudaine, signalée par les abois du chien de garde, de quelque mendiant nomade, conteur de légendes ou chanteur de chansons. La première école où il fréquenta fut celle du bourg, où il eut pour condisciple, pour compagnon de travail et d’escapades, le peintre Yan Dargent, destiné à devenir, lui aussi, une des illustrations les plus sympathiques de la Bretagne.

C’est principalement sur ces premières années qu’il importera d’insister, quand on se mêlera d’écrire sur Luzel une étude complète et définitive. Le jour où, sur les conseils de son oncle, M. Le Huérou, le savant auteur des Institutions Mérovingiennes, il quitta Keramborgne pour entrer comme élève interne au Collège royal de Rennes, il avait en lui le germe de sa vocation. Les divers apprentissages qu’il fit par la suite contrarièrent sans doute quelque temps, mais en le renforçant peut-être d’autant plus, l’instinct secret qui l’entraînait vers sa vraie voie. Ses parents désiraient qu’il fût médecin. Il étudia d’abord à Brest, puis il se rendit à Paris. Les petits cénacles littéraires de l’époque l’attirèrent bientôt plus que les amphithéâtres et les salles de dissection. Il fut admis dans le commerce de Théophile Gautier, de Maxime Du Camp, de Mürger, de Baudelaire. Il assista aux plus subtiles discussions d’art. Sa simplicité native n’en fut ni corrompue, ni même altérée.

Les vacances le ramenaient à Keramborgne. Il s’y retrouvait avec un vif sentiment d’aise, parmi les humbles dont l’âme, riche de poésie, de traditions, de légendes, commençait à le passionner. Il nous a légué les noms de quelques-uns d’entre eux : Jean Kerglogor, le montreur d’images ; Garandel, surnommé Compagnon l’Aveugle, sorte d’Homère bas-breton ; Prigent, un pauvre d’esprit et un thésauriseur de rêves ; Marguerite Philippe surtout, qu’il ne connut que plus tard et qui fut une de ses collaboratrices les plus fécondes. Les récits de ces braves gens l’enchantaient. Il se mit de bonne heure à les transcrire sous leur dictée.

Cependant il fallait vivre. Sa carrière fut d’un pur Celte, tiraillé dans les sens les plus divers. On le vit tour à tour professeur de collège, employé de préfecture, journaliste, juge de paix. En dernier lieu, il était archiviste du Finistère. Mais si multiples qu’en aient été les aspects, aucune existence ne fut, en réalité, plus une. M. Luzel, à vrai dire, n’a été que l’homme d’une seule tâche. Toute son activité a été consacrée à ressusciter le passé poétique ou légendaire de la Bretagne, à fixer une image fidèle, désormais impérissable.

Il exhuma des antiques bahuts des fermes les manuscrits de mystères qui achevaient d’y moisir. Il publia coup sur coup les Gwerziou et les Soniou Breiz-Izel qui constituent une des plus belles collections de chants populaires qui aient jamais été éditées. Il donna enfin cinq volumes de contes (deux de Légendes chrétiennes et trois de Contes mythologiques) dont la réputation s’étendit promptement à toute l’Europe. Il préparait, quand la mort l’a Surpris, en mars 1895, un sixième recueil, digne de prendre rang auprès de ses ainés. C’est à cet ouvrage encore inédit que nous avons emprunté les « histoires » merveilleuses ou funèbres qu’on va lire.

Ce sont de scrupuleuses traductions, sans fausse parure, sans ornement apprêté. M. Luzel était, en ces matières, d’une absolue probité scientifique. « Tous mes contes, écrit-il, ont d’abord été recueillis dans la langue où ils m’ont été contés, c’est-à-dire en breton. J’ai conservé mes cahiers qui font foi de la fidélité que je me suis efforcé d’apporter dans la reproduction de ce que j’entendais, sans rien retrancher, et surtout sans rien ajouter aux versions de mes conteurs. » La Bretagne peut se mirer dans son œuvre ; il l’y a fixée telle qu’elle s’est révélée à lui. L’âme bretonne, comme on dit, n’a jamais eu d’historien à la fois plus enthousiaste et plus consciencieux.








CONTES ET LÉGENDES


DES BRETONS ARMORICAINS

LA PRINCESSE DU SOLEIL


Beza zo brema pell-amzer,
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.


Un meunier nommé Ewen Kerépol s’apprêtait un jour à lever la vanne du moulin de Keranborn, lorsque, ayant aperçu dans le bief une anguille énorme, il voulut la frapper avec son levier de fer.

— Hola ! Ewen Kerépol, lui dit l’anguille, garde-toi bien de me faire du mal !

— Comment, anguille, répondit Ewen, vous parlez donc aussi ?

— Oui, car je ne suis pas ce que tu crois.

— Mais qu’êtes-vous donc, je vous prie ?

— Je suis la Princesse du Soleil, qu’un méchant magicien retient, depuis trois cents ans, captive, sous cette forme.

— Je vous plains sincèrement ; mais n’y a-t-il pas moyen de vous délivrer ?

— Si, Ewen, et celui qui me rendrait ce service, je le récompenserais bien.


— Dites-moi, je vous prie, ce qu’il faudrait faire.

— À quoi bon ? Bien d’autres l’ont tenté déjà, des princes, des chevaliers vaillants, et tous ont échoué.

— Dites-le-moi toujours ; je veux le tenter aussi, et peut-être serai-je plus heureux.

— Eh bien ! il faudrait passer trois nuits de suite dans le vieux château abandonné qui est là-haut, sur la colline qui domine l’étang du moulin, et, si tu conserves encore un reste de vie, après la troisième nuit, tu m’auras délivrée et je reviendrai à ma forme première, c’est-à-dire celle d’une belle princesse.

— Eh bien ! je suis décidé à tenter l’aventure, et, Dieu aidant, j’espère réussir.

Le château était inhabité depuis longtemps, et l’on disait que, toutes les nuits, des démons et des sorciers s’y réunissaient et faisaient un vacarme infernal, et personne n’osait en approcher, après le coucher du soleil. Ewen Kerépol faisait donc preuve d’un grand courage, en affrontant un pareil danger. Mais, dans les contes de veillées du pays, qui se débitent, l’hiver, au coin du feu, il avait souvent entendu parler d’aventures semblables menées à bonne fin par des gens d’humble condition, comme lui, si bien qu’il résolut de tenter l’entreprise.

La nuit venue, Ewen se rendit donc au château, sans en rien dire à personne. Il emportait seulement un pot de cidre et du tabac pour fumer. Point d’armes quelconques. Il alluma du feu dans le foyer de la cuisine, s’installa dans un vieux fauteuil de bois sculpté, et alluma sa pipe. Le plus grand silence régnait autour de lui ; pas le moindre bruit.

― C’est singulier, pensait-il ; est-ce qu’il n’y aura pas de sabbat, cette nuit, parce que j’ai voulu y assister ? Tant mieux, après tout, si j’en suis quitte à si bon marché.

Il devait être déjà minuit, ou bien près, et, comme rien ne remuait dans le château, il se coucha, tout habillé, sur un lit, qui était au bas de la cuisine. Mais à peine y était-il entré qu’il vit arriver trois géants, qui s’assirent autour d’une table et se mirent à jouer aux cartes. Ils menaient grand bruit et s’accusaient réciproquement de tricher.

Au bout de quelque temps, l’un d’eux se leva brusquement et s’écria :

― Je sens odeur de chrétien ! Ne sentez-vous pas, vous autres ? Il doit y avoir un chrétien caché par ici, quelque part.

Et il alla au lit et vit Ewen.

― Quand je vous le disais ! reprit-il ; c’est le meunier du moulin de Keranborn, Ewen Kerépol, qui est ici, dans le lit, venu dans l’intention, sans doute, de surprendre nos secrets et de nous chasser du château. Venez, camarades, et nous allons lui faire passer l’envie de venir nous espionner une autre fois.

Et ils le tirèrent du lit, le jetèrent sur le carreau, entassèrent sur lui des matelas et des paillasses et se mirent à danser dessus en riant et en chantant. Le pauvre Ewen ne soufflait mot, l’anguille lui ayant recommandé de garder un silence absolu, quoi qu’il entendît ou qu’on lui fit. Mais un coq chanta tout à coup, annonçant le jour, et ils partirent aussitôt, bien persuadés qu’ils avaient étouffé le meunier.

Dès qu’ils furent partis, la Princesse du Soleil vint, si belle et si lumineuse, qu’elle éclairait tout autour d’elle, comme le soleil lui-même. Elle retira Ewen de dessous les matelas et les paillasses, et le trouva dans un triste état, mais ayant encore un reste de vie. Elle versa dans sa bouche quelques gouttes d’un petit flacon qui contenait un élixir merveilleux, de l’eau de la vie, et il se trouva aussitôt aussi bien portant que jamais.

― Tu en es quitte à bon marché, pour cette fois, lui dit la Princesse, mais demain tu ne t’en tireras pas aussi facilement.

― C’est égal, Princesse, répondit Ewen, je veux aller jusqu’au bout.

— Du courage donc, mon ami, garde toujours le silence, quoi qu’il t’arrive ; songe à la récompense qui t’attend et aie confiance en moi.

La Princesse disparut alors et Ewen revint à son moulin, tout rêveur et ne dit mot à personne de la manière dont il avait passé la nuit.

La nuit suivante, il se rendit encore au château et se coucha sur le lit, comme la veille, pour attendre. Les trois géants vinrent encore par la cheminée et se mirent à jouer aux cartes, bruyamment et en se disputant. Ils ne pensaient plus à Ewen, qu’ils croyaient avoir étouffé sous les matelas, quand le Diable-Boiteux arriva aussi par la cheminée, avec grand bruit, et dit :

— Comment ! vous êtes là tranquillement à jouer aux cartes et vous ne vous doutez pas que le meunier est encore à vous guetter, pour surprendre vos secrets, vous chasser de ce château et délivrer la Princesse du Soleil !

— Rassurez-vous, répondirent-ils, nous n’avons plus rien à craindre du meunier, car hier soir, avant de partir, nous l’avons étouffé sous les matelas du lit, où il s’était caché.

— Vous croyez ? Dites-moi donc qui est celui-là qui se trouve encore dans le lit ?

— Comment ! il y a encore quelqu’un dans le lit ?

Et ils coururent au lit et s’écrièrent, étonnés :

— C’est encore lui ! Comment donc cela peut-il être ? Mais nous allons en finir avec lui, cette fois.

Et ils l’arrachèrent du lit et se le renvoyèrent, comme une balle, d’un bout à l’autre de la cuisine, le lançant parfois au plafond ou contre les dalles du pavé. Le pauvre Ewen ne soufflait mot, quelle que fût sa souffrance.

Le coq chanta, pendant qu’ils étaient occupés à cet exercice ; mais, avant de partir, le Diable-Boiteux le lança si violemment contre le mur qu’il y resta collé comme une pomme cuite.

Aussitôt après le départ des diables, la Princesse arriva. Un faible reste de vie se trouvait encore dans le corps du meunier. Elle le frotta avec un onguent de sa composition, versa sur lui quelques gouttes de son eau merveilleuse, et il se releva encore, plein de vie et de santé.

— L’épreuve a été rude, mon pauvre ami ! lui dit la Princesse, mais enfin te voilà encore en vie. Tu n’as plus qu’une nuit à passer au château pour être au bout de tes peines et recevoir la récompense que je t’ai promise. Du courage donc, aie confiance en moi et tout ira bien.

— Les princesses enchantées, répondit Ewen, ne sont pas faciles à délivrer, d’après ce que je vois ; mais il n’importe, je ne faillirai point et j’irai jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

La Princesse disparut alors, et Ewen revint à son moulin.

La troisième nuit, les démons le maltraitèrent avec plus d’acharnement que les nuits précédentes, le lançant violemment contre les murs et le pavé de la cuisine, le déchirant avec leurs griffes et piétinant avec rage son corps. Puis, comme il respirait encore, ils le mirent à la broche, l’exposèrent à un grand feu, et, quand ils partirent, au chant du coq, ils pensaient bien en avoir pour le coup fini avec lui.

Quand la Princesse arriva, elle se hâta de le retirer du feu, à demi cuit, et de chercher en lui quelque reste de vie, quelque faible fût-il. Elle craignait de n’en point trouver la moindre trace. Elle le frotta pourtant avec son onguent, vida sur lui tout un flacon d’eau-de-vie, et, peu à peu, lentement, elle le vit ressusciter et enfin se relever, aussi bien portant et aussi vigoureux qu’il le fut jamais.

— Victoire ! cria-t-elle alors ; tes épreuves sont terminées et tu m’as délivrée de ces méchants démons, qui n’ont plus aucun pouvoir sur moi !

Et elle lui sauta au cou pour l’embrasser, et lui dit :

— À présent, suis-moi, et je vais te récompenser comme tu le mérites.

Et elle le conduisit dans les caves du château et, lui montrant deux barriques :

— Tiens ! voilà une barrique pleine de pièces d’or, toutes neuves, et une autre barrique pleine de pièces d’argent, et je te les donne toutes les deux. Personne ne sera aussi riche que toi, dans le pays, et tu pourras te choisir une femme parmi les plus riches et les plus belles. Es-tu content ?

Ewen remercia la Princesse, et pourtant il ne paraissait pas aussi content qu’elle s’y attendait ; il était même assez triste.

— N’es-tu donc pas satisfait ? lui demanda-t-elle encore ; pourquoi es-tu triste, et que désires-tu encore ?

— Oui, répondit-il, mon cœur est triste.

— Pourquoi ? dis-le-moi et je t’accorderai ce que tu me demanderas, si c’est en mon pouvoir.

— J’avais espéré, répondit-il, que, après tout ce que j’ai souffert pour vous, ce n’est pas avec de l’or et de l’argent que vous m’en récompenseriez, mais en m’accordant votre main.

— Je n’ai rien à te refuser, répondit-elle, en lui tendant la main, pas même cela. Nous sommes fiancés, dès ce moment, et dans dix jours nous célébrerons nos noces, si tu ne m’oublies pas et me reste toujours fidèle. Je te donne donc rendez-vous, dans dix jours, au bourg de Plouaret, pour la cérémonie du mariage. Je vais, en attendant, me rendre chez mon père, dans son royaume de Gascogne.

Et elle partit dans un beau carrosse attelé de quatre dromadaires.

Au terme fixé, au bout des dix jours, Ewen se mit en route pour le bourg de Plouaret, accompagné seulement de son valet de moulin, Gabic, à qui il avait acheté un habit neuf, et qui devait être son témoin et son garçon d’honneur. À Penanménez, sur leur passage, habitait dans une misérable hutte, au bord de la route, une vieille sorcière, qui avait une fille, jeune et belle, laquelle était amoureuse de Ewen Kerépol, qui était un fort joli garçon. Comme Ewen passait avec son valet, elle était sur le seuil de sa porte, et elle l’interpella de la sorte :

— Comme vous voilà farauds, les gars ! Où donc allez-vous ainsi ? On dirait que vous allez à une noce.

— Peut-être bien, répondit Ewen, sans s’arrêter.

— Vous êtes donc bien pressés ? Conte-moi un peu quel est ce mariage.

— Nous craignons d’être en retard et ne pouvons nous arrêter, pour le moment.

— Eh bien ! prends au moins cette belle pomme de mon jardin.

Et la vieille lui présenta une belle pomme rouge. Il la prit et la mit dans sa poche, puis il continua sa route, avec son compagnon. Le temps était chaud, et, comme ils arrivaient au Rubézen, Ewen eut soif et mangea la pomme de la sorcière. Aussitôt il s’endormit si profondément qu’il roula de dessus son cheval dans la douve du chemin. Gabic courut à lui et essaya de le réveiller et de le remettre à cheval. Mais ce fut en vain, rien ne pouvait le réveiller. Voyant cela, Gabic le laissa là avec son cheval, qui ne l’abandonna pas, et alla seul au rendez-vous. Au coup de dix heures, la Princesse arriva sur la place du bourg, dans son beau carrosse doré attelé de quatre dromadaires, et belle et brillante comme le soleil.

— Où donc est Ewen Kerépol, demanda-t-elle à Gabic.

— Hélas ! Princesse, répondit-il, il s’est endormi en route, et si profondément que tous mes efforts pour le réveiller ont été en pure perte.

La Princesse soupira et dit, en présentant un mouchoir au valet :

— Voici un mouchoir de la couleur des étoiles, que vous lui donnerez de ma part, en lui disant de revenir demain, à la même heure, et en lui recommandant de ne parler à personne sur sa route, autrement il lui arrivera encore comme aujourd’hui.

Elle remonta aussitôt dans son carrosse, d’un air mécontent, et partit au galop de ses quatre dromadaires.

Gabic revint rejoindre son maître, qui s’éveillait au moment où il arrivait près de lui. Il lui raconta ce qui s’était passé et lui rapporta les paroles de la Princesse. Ewen parut fort contrarié, et ils s’en revinrent, tout tristes, au moulin.

Le lendemain, ils partirent encore, à la même heure, pour se rendre au bourg de Plouaret. Comme ils passaient devant l’habitation de la sorcière, celle-ci était encore sur le seuil de sa porte et leur cria :

— Où donc vas-tu de la sorte, Ewen Kerépol ? Est-ce encore à la noce ?

— Cela ne vous regarde pas, vieille sorcière, lui répondit Ewen avec humeur.

— Comme tu es peu aimable, aujourd’hui ; écoute-moi donc un peu, j’ai quelque chose à te dire.

Et elle s’approcha de lui, et, sans qu’il s’en aperçut, elle lui glissa une nouvelle pomme dans sa poche. Le temps était encore chaud, et, en passant au Rubézen, Ewen, ayant mis la main dans la poche de sa veste et, y trouvant une pomme, la mangea, sans songer à son aventure de la veille. Et il fut encore pris d’un sommeil irrésistible et roula à bas de son cheval. Gabic fit, comme la veille, de vains efforts pour le réveiller et se décida à se rendre encore seul au rendez-vous.

— Où est Ewen Kerépol, lui demanda la Princesse, en arrivant dans son carrosse doré attelé de quatre dromadaires.

— Hélas ! Princesse, répondit-il d’un air confus, il lui est arrivé comme hier ; il s’est endormi si profondément que je n’ai pu le réveiller.

La Princesse poussa un grand soupir et dit, en présentant au valet un second mouchoir, de la couleur de la lune :

— Voici un mouchoir, de la couleur de la lune, que vous lui donnerez, en lui disant de revenir demain, à la même heure, et en lui recommandant, de ma part, de se bien surveiller, de ne parler à personne et de ne rien accepter de qui que ce soit, sur sa route, car c’est le dernier rendez-vous, et, s’il y manquait, il ne me reverrait plus jamais.

Puis, elle remonta dans son carrosse, d’un air fort mécontent, et partit au galop de ses quatre dromadaires. Gabic alla de son côté, rejoindre son maître, qui venait de se réveiller et manifesta un grand chagrin d’avoir encore manqué son rendez-vous.

Le lendemain, le meunier et son compagnon se remirent en route, pour la troisième et dernière fois. La sorcière était encore sur le seuil de sa porte, quand ils passèrent à Penanménez, et les interpella de nouveau :

— Hé ! mes mignons, vous allez donc encore à la noce aujourd’hui, que vous êtes si farauds ?

Ewen et Gabic ne répondirent pas et pressèrent la marche de leurs chevaux. Mais la sorcière courut après eux et réussit encore à introduire une pomme dans la poche de la veste d’Ewen, sans qu’il en sût rien. Il mangea cette pomme, comme les autres, en arrivant au Rubezen, s’endormit aussitôt, roula de dessus son cheval dans la douve du chemin, et Gabic dut encore aller seul au rendez-vous.

Encore seul ! Où est ton maître ? lui demanda la princesse, en l’abordant.

— Il s’est encore endormi, répondit Gabic d’un air confus, et je n’ai pas pu le réveiller.

— Ah ! le malheureux ! s’écria la princesse, avec un profond soupir. Tiens voilà un troisième mouchoir, de la couleur du soleil, que tu lui donneras de ma part, en lui disant que je suis désormais perdue pour lui et qu’il ne me reverra plus.

Et elle lui donna un troisième mouchoir, remonta dans son carrosse, l’un air courroucé, et partit au galop de ses quatre dromadaires.

Gabic retourna alors auprès de son maître qui se réveillait au moment où il arriva, lui remit le mouchoir de la couleur du soleil et lui rapporta les paroles de la princesse. Il pleura, donna des signes d’un grand désespoir, puis il dit :

— Non ! je ne puis me résigner à ne plus la revoir ; je vais partir à sa recherche, et je ne cesserai de marcher, jour et nuit, jusqu’à ce que je l’aie retrouvée.

Il se rendit au vieux château d’où il avait chassé les diables, remplit ses poches d’or et d’argent et partit.


Celui qui donne volontiers
À des amis en tous quartiers :
Mais celui qui jamais ne donne
Ne peut-être aimé de personne.

Partout où il passait, il donnait généreusement, et il était le bienvenu et recevait maints bons conseils.

Marche aujourd’hui, marche demain,
Il fait ainsi bien du chemin.

Il va, il va, au hasard et sans direction, mais plein de courage et ferme dans sa résolution. Il arrive enfin à une longue avenue de vieux chênes, au milieu d’une forêt, et demanda à un vieillard qu’il trouve à l’entrée de l’avenue :

— Où conduit cette avenue, grand-père ?

— Il y a près de cent ans, répondit le vieillard, que j’habite ici, et je ne suis jamais allé jusqu’à l’autre extrémité de l’avenue, et je ne puis vous dire où elle conduit ; tout ce que j’en sais, c’est qu’elle est très longue.

— Quelque longue qu’elle puisse être, répondit Ewen, elle doit avoir une fin et conduire quelque part, et c’est ce que je veux savoir.

Et il s’engagea résolument dans l’avenue.

Il marche, il marche et entend des deux côtés les cris et les rugissements et les hurlements de toutes sortes de bêtes fauves.

— Je ne sortirai sans doute jamais en vie de cette avenue, pensait-il.

Mais il continue de marcher, et, au bout de deux jours et deux nuits, il arriva enfin à l’extrémité de l’avenue. Là se trouvait non un château, comme il s’y attendait, mais une misérable hutte de branchages et de mottes de terre. Il y entra et y trouva un vieil ermite à longue barbe blanche.

— Bonjour, père ermite, lui dit-il.

— Bonjour, mon fils, répondit le vieillard, en quoi puis-je vous être utile ?

— Je cherche le château de la Princesse du Soleil, mon père, et, si vous pouviez m’indiquer le bon chemin pour y arriver, vous me rendriez un grand service.

— Voici cinquante ans que je vis ici, dans la solitude, n’ayant d’autre société que celle des loups et autres animaux de la forêt, et jamais, jusqu’aujourd’hui, je n’avais reçu la visite d’un être humain. J’ignore où se trouve le château de la Princesse du Soleil, mais je suis maître sur tous les animaux de la forêt, dont quelques-uns voyagent souvent au loin. Je vais appeler les loups ; peut-être pourront-ils nous dire où est le château de la Princesse du Soleil. Et il prit sa trompe, monta sur un rocher élevé, et sonna en se tournant vers les quatre points cardinaux, et les loups d’accourir aussitôt de tous les côtés. Il y en avait de toutes les dimensions et de tout âge. Quelques-uns étaient si vieux qu’ils en étaient tout blancs. Quand ils furent tous arrivés, l’ermite leur dit :

— Je vous ai appelés pour vous demander si quelqu’un de vous sait où se trouve le château de la Princesse du Soleil ?

Aucun d’eux ne connaissait le château de la Princesse. Ils avaient seulement entendu dire qu’elle avait été captive dans le vieux château qui domine l’étang du moulin de Kéranborn. L’ermite les congédia et dit à Ewen :

— J’ai un frère, ermite comme moi, qui habite aussi la forêt, à une journée de marche d’ici. Celui-là est maître sur tous les oiseaux du bois, grands et petits, et, comme on va ordinairement plus loin et plus facilement avec des ailes qu’à quatre pattes, peut-être pourra-t-il vous renseigner mieux que moi. Je vais vous donner une boule d’or, qui roulera devant vous et vous conduira tout droit jusqu’à lui. Mon frère connaîtra, à ce signe, que vous venez de ma part, et il s’empressera de vous rendre service, s’il est en son pouvoir de le faire.

Et l’ermite lui donna une belle boule d’or. Il le remercia, prit congé de lui et se remit en route, à la suite de sa boule, qui roulait devant lui, jusqu’au moment où elle alla heurter la porte du second ermite.

— Salut à toi, boule de mon frère, lui dit le solitaire ; quelle nouvelle m’apportes-tu de sa part ?

— C’est moi, mon père ermite, répondit Ewen, qui suis la nouvelle qu’elle vous apporte.

— Et que puis-je pour votre service, mon fils ?

— Je voyage depuis longtemps, mon père, à la recherche du château de la Princesse du Soleil, et votre frère m’a dit que vous pourriez, sans doute, me mettre sur la bonne voie pour y arriver.

— Je ne sais pas où se trouve le château de la Princesse du Soleil, mon fils, mais je suis maître sur tous les oiseaux de la forêt, petits et grands, et quelqu’un d’eux pourra, je pense, nous en donner des nouvelles. Je vais les réunir à l’instant.

Et il monta sur une colline, près de son ermitage, et souffla par quatre fois dans un beau sifflet d’argent. Aussitôt des nuées d’oiseaux de toutes sortes arrivèrent.

— Êtes-vous tous là ? leur demanda le vieillard.

— Oui, répondit un vieux corbeau, à l’exception de l’aigle.

L’aigle est toujours en retard quand je vous appelle ; il est sans doute bien loin, mais, il finira par arriver aussi. Quelqu’un de vous sait-il où est le château de la Princesse du Soleil ?

Comme personne ne répondait, le vieux corbeau dit :

— J’ignore où est le château ; je sais seulement qu’elle a été captive dans le vieux château qui domine l’étang du moulin de Keranborn.

En ce moment arriva aussi l’aigle.

Toi, aigle, lui dit l’ermite d’un ton mécontent, tu arrives toujours en retard, quand je veux vous réunir. Où étais-tu encore resté ?

— J’étais, répondit l’aigle, au château de la Princesse du Soleil, et, comme on fait les préparatifs de son mariage avec, le fils du roi de Portugal, on a tué un grand nombre de bœufs, de vaches, de veaux, de porcs, de moutons, et je m’y trouvais bien, car je savais prélever ma large part sur tout cela.

— Oui, tu es le plus gourmand de tous les oiseaux, nous le savons, et tu ne songes qu’à ton ventre. Mais tu sais alors où se trouve le château de la Princesse du Soleil ?

— Oui, je sais où il se trouve.

— Alors, il faut que tu y portes, sur ton dos, cet homme, — et l’ermite lui montrait Ewen, — et que tu l’y rendes promptement et sain et sauf.

— Je le veux bien, répondit-il, à la condition qu’on me fournira à manger, à discrétion, car c’est loin d’ici.

— On te fournira à manger, glouton ; dis-nous ce qu’il te faut de provisions.

— Il me faudra au moins douze moutons.

— Où pourrait-on se procurer douze moutons ? demanda Ewen à l’ermite.

— Je pense, répondit celui-ci, qu’on les trouvera chez un seigneur qui habite dans le voisinage, et qui a beaucoup de bétail.

Ewen se rendit, avec l’ermite, chez le seigneur en question, et, en payant bien, on leur livra douze moutons.

Le lendemain matin, l’on chargea les moutons sur le dos de l’aigle ; Ewen monta sur le tout, puis l’oiseau s’enleva assez péniblement d’abord, et partit. Rien ne l’arrêtait, il passait par-dessus les forêts, les fleuves, les montagnes les plus élevées ; ils franchirent la mer blanche, la mer noire, la mer rouge, et arrivèrent enfin au terme de leur voyage, au château de la Princesse du Soleil. L’aigle déposa Ewen à terre, sain et sauf, comme il l’avait promis, et lui dit, avant de s’en retourner, qu’il se tenait à sa disposition, s’il avait encore besoin de ses services.

Ewen descendit dans le meilleur hôtel de la ville qui s’était formée à l’ombre du château, et demanda les nouvelles du pays.

Il faut que vous veniez de bien loin, lui répondit-on, pour ne pas connaître la nouvelle qui met toute notre ville sens dessus dessous et nous comble tous de joie.

— Je viens, en effet ; de loin ; mais quelle est donc cette nouvelle ; je vous prie ?

— Le mariage de la Princesse du Soleil avec le fils du roi de Portugal, qui sera célébré demain.

— Ah ! vraiment ? Cette nouvelle me comble moi-même de joie, car je suis marchand d’objets précieux, et ce sera, sans doute, pour moi l’occasion de gagner quelque argent.

Le lendemain, Ewen va se placer près du porche de l’église. À dix heures, arrive le cortège, pour la cérémonie religieuse, avec le roi, la reine et les deux fiancés en tête, suivis de toute la cour. Ewen étale son mouchoir de la couleur des étoiles, et tout le monde l’admire. La Princesse a reconnu son mouchoir aussi et l’homme qui le tient, et elle dit :

— Il faut que j’aie ce mouchoir, avant d’entrer dans l’église !

Elle envoie sa femme de chambre pour acheter le mouchoir.

— Combien votre mouchoir, marchand ? demande-t-elle.

— Je ne le donnerai ni pour argent ni pour or, répondit Ewen.

— C’est la Princesse du Soleil qui m’envoie, reprit la chambrière ; demandez ce que vous voudrez et vous l’obtiendrez.

— Je vous répète que je n’en veux ni argent ni or.

— Que voulez-vous donc ? Dites promptement.

— Je veux seulement que la Princesse me permette de baiser son pied gauche.

— Ne plaisantez pas, je vous prie, et dites-moi votre prix. Je ne plaisante pas, et je vous prie de rapporter ma réponse à votre matîresse.

La femme de chambre retourna auprès de la Princesse et lui fit connaître la réponse du marchand.

— Quelle singulière fantaisie ! répondit-elle.

— Dites à cet homme, répondit le roi, de venir au château après la cérémonie, et l’on s’arrangera avec lui.

— Non, dit la Princesse, je n’entrerai pas dans l’église avant qu’on m’ait livré le mouchoir.

Et, comme elle s’obstinait, malgré les instances de son père, de sa mère et de son fiancé, la cérémonie fut remise au lendemain et le cortège rentra au château. Le marchand fut alors in-Produit dans la chambre de la Princesse, qui lui donna son pied gauche à baiser, en échange du mouchoir de la couleur des étoiles.

Puis on se mit à table, dans un banquet magnifique, et l’on mangea et but gaîment.

Le lendemain matin, vers dix heures, le cortège se mit de nouveau en marche pour se rendre à l’église. Le marchand se tenait encore sur son passage, près du porche, étalant un autre mouchoir, celui de la couleur de la lune. Quand la Princesse le vit-elle voulut encore l’avoir, et elle envoya sa chambrière pour l’acheter, et le même colloque que la veille s’engagea entre eux. Le marchand demandait, cette fois, à baiser le pied droit de la Princesse, et il n’en démordait pas. L’on rentra donc encore au château, sans avoir été à l’église, et la cérémonie fut encore renvoyée au lendemain. Le marchand fut de nouveau introduit dans la chambre de la Princesse, il baisa son pied droit et lui livra le mouchoir de la couleur de la lune. Puis, on se mit à table et l’on mangea, l’on but, l’on rit et chanta et conta des histoires plaisantes, jusqu’à la nuit.

Le lendemain matin, le cortège prit le chemin de l’église pour la troisième fois. Le marchand était encore à son poste, étalant, cette fois, le mouchoir de la couleur du soleil, qui était si brillant, si lumineux, qu’il éblouissait les yeux, comme le soleil lui-même. La Princesse dit encore qu’il lui fallait ce mouchoir, avant d’entrer dans l’église, et elle envoya de nouveau sa chambrière vers le marchand. Elle rapporta cette réponse, que l’homme au mouchoir demandait, cette fois, à baiser la main de la Princesse.

La cérémonie fut remise au lendemain, pour la troisième fois, et l’on rentra encore au château. Le vieux roi était mécontent et disait qu’il était temps que cela finît. Le marchand fat encore introduit dans la chambre de la Princesse, baisa sa main, après quoi l’on se mit encore à table. Mais, cette fois, la Princesse retint Ewen et voulut qu’il prît part au festin avec les autres convives.

Vers la fin du repas, comme tout le monde était gai et qu’on riait et chantait et racontait les exploits les plus étonnants, la Princesse prit la parole et, s’adressant au roi de Portugal :

— Comment récompenseriez-vous, Sire, un homme qui, par trois fois, aurait risqué sa vie pour vous et vous aurait sauvé des plus grands dangers ou délivré de captivité ?

— Aucune récompense, répondit le roi, ne serait au-dessus des mérites d’un tel homme, et je lui accorderais tout ce qu’il me demanderait

Eh bien ! il y a ici présent un homme qui a, trois fois, exposé sa vie pour moi et m’a délivrée de méchants démons qui me retenaient captive, sous la forme d’une anguille, que m’avait imposée un puissant magicien. Et, montrant Ewen du doigt :

― Le voilà, cet homme, et c’est lui qui sera mon époux, et non votre fils, qui n’a jamais rien fait pour moi.

Grand fut l’étonnement de tous les convives, en entendant ces paroles. Le roi de Portugal, la reine et leur fils, pleins de confusion se levèrent, quittèrent la salle et montèrent dans leur carrosse, pour retourner en Portugal.

Le lendemain fut célébré, en grande pompe, le mariage de la Princesse du Soleil avec Ewen Kerépol, et il y eut à cette occasion pendant quinze jours, des festins et des fêtes magnifiques, et depuis je n’ai pas eu de leurs nouvelles.

Conté en breton par Jean Le Quéré, valet de ferme, à Plouaret, le 20 décembre 1891.



LE LINCEUL DES MORTS

Il y avait une fois un métayer, veuf, nommé Job Kervran, qui n’avait pas payé son seigneur depuis sept ans. Il avait aussi sept enfants, et tous les sept trop jeunes pour pouvoir travailler la terre et gagner quelque chose.

Son seigneur, en passant devant le cimetière de la paroisse, la nuit, voyait souvent des processions faisant le tour de l’église, et il croyait que c’étaient des morts faisant pénitence ; mais il était assez peureux, et il n’osait pas approcher, pour voir (s’en assurer). Et lui d’aller trouver son métayer et de lui dire que, s’il voulait aller passer une nuit dans l’église, il lui donnerait quittance des sept années qu’il lui devait.

Le métayer était pauvre et inquiet, et il promit d’aller. Il se rend donc à l’église, quand le sacristain va sonner l’Angelus du soir. Quand il fut seul dans l’église, les portes fermées à clef sur lui, il s’agenouilla devant l’autel, pour prier ; et il se rendit ensuite à la chambre de l’horloge, dans le clocher, d’où il voyait bien, par une fenêtre, tout ce qui était dans l’église, car la lune était claire. « À la volonté de Dieu ! » dit-il, et il attendit.

Quand sonna minuit, il entendit un grand bruit, dans le cimetière, comme d’un carrosse venant au galop sur les pierres tombales. — « Savoir, dit-il, qu’est-ce qui fait ce bruit, dans le cimetière ? »

Et il vit alors un homme, qu’il ne connaissait pas, venir de la sacristie, tenant une clef à la main ; et cet homme ouvrit la porte principale (de l’église), et aussitôt entra dans l’église un carrosse attelé de trois chevaux. Quand ils (les chevaux) furent au milieu de l’église, ils s’arrêtèrent. Alors le postillon et l’homme qui était venu de la sacristie ouvrirent le carrosse et en retirèrent un cercueil. Job Kervran, en voyant cela, se signa et les cheveux se dressaient sur sa tête, de peur.

Ils déposèrent le cercueil sur le pavé de l’église et l’ouvrirent. Il y avait dedans un corps mort, le corps d’une femme. Ils le retirèrent du cercueil et le tinrent debout. La femme enlève alors le linceul blanc qui l’enveloppait, et le jette sur le pavé de l’église. Aussitôt deux grandes dalles se lèvent avec bruit du pavé et découvrent un trou noir et profond. La femme y descend, toute nue, et son linceul reste sur le pavé de l’église. Alors les deux dalles retombent sur le trou et le recouvrent. Le postillon s’en va, avec son carrosse, et en faisant le même bruit qu’à son arrivée, et l’autre ferme la porte et retourne à la sacristie. Mais le cercueil et le linceul étaient restés au milieu de l’église.

Job Kervran était près de mourir de frayeur ; il continue de prier Dieu de lui faire la grâce d’aller jusqu’au jour, sans mal.

Aussitôt que trois heures furent sonnées, il entendit encore le carrosse qui venait au galop rouge des chevaux par-dessus les tombes du cimetière, si bien qu’il croyait que toutes les pierres tombales devaient être brisées et réduites en poussière.

― Jésus ! s’écria-t-il, ce n’est donc pas fini ? Qu’est-ce qu’il y a encore, mon Dieu ?…

Et il vit encore un homme, le même, venir de la sacristie, avec une clef à la main, pour ouvrir la porte principale ; et le carrosse, attelé de trois chevaux, s’avança encore jusqu’au milieu de l’église. Il s’arrête là, près du cercueil. Et les deux dalles se lèvent encore, avec fracas, du pavé de l’église ; la femme morte sort, toute nue, du trou, prend son linceul et s’en enveloppe le corps. Les deux hommes la couchent alors dans le cercueil, et mettent le cercueil dans le carrosse, qui part encore, avec un bruit épouvantable. L’homme qui était venu de la sacristie ferme la porte à clef et retourne à la sacristie. Job priait Dieu toujours, et trouvait le temps long, et avait hâte de voir venir le jour.

À six heures, le sacristain vient sonner l’Angelus du matin, et il s’empresse de sortir de l’église, heureux de s’en tirer sans mal et d’être quitte des sept années qu’il devait à son seigneur. Il va visiter les pierres tombales du cimetière, croyant les trouver toutes brisées et réduites en poussière. Mais elles étaient comme devant, et il ne vit traces ni de roues ni de pieds de chevaux, ce qui l’étonna. — « C’est la volonté de Dieu ! » se dit-il seulement, et il retourna à la maison. Son seigneur était là, qui l’attendait et qui lui demanda, dès qu’il l’aperçut

— Eh bien, Job, te voilà ?

— Me voici, monseigneur.

— Et sans mal aucun ?

— Oui, grâce à Dieu, monseigneur.

— Dis-moi ce que tu as vu, cette nuit, dans l’église

— Je n’ai rien vu (d’extraordinaire), monseigneur.

— Vraiment ?

— Vraiment (il ne voulait pas dire).

— Eh bien alors, tu as fait une bonne nuit et gagné aisément ce que tu me devais.

— Oui, sûrement, monseigneur, et pourtant, je ne voudrais pas y passer une autre nuit.

— Pourquoi donc ? Tu as eu peur ?

— Un peu ; je ne voudrais pas faire la même chose par curiosité ; mais, comme c’était pour gagner du pain à mes enfants, Dieu n’a pas trouvé mauvais ce que j’ai fait.

— C’est bien ! voilà quittance des sept années que tu me devais.

— Merci, monseigneur.

Et le seigneur s’en alla.

Durant la journée, Kervran ne fit que songer à ce qu’il avait vu dans l’église. Le lendemain matin, il va trouver un des vicaires (il y avait trois prêtres dans la paroisse), pendant que curé disait sa messe, et il lui raconte tout. Le vicaire, de son côté, le dit au curé. Celui-ci va trouver Kervran, chez lui, et lui demande si ce que le vicaire lui avait rapporté est vrai.

— Oui, Monsieur le curé, c’est vrai.

Alors le curé dit au vicaire :

— Ce soir, il vous faudra aller aussi passer la nuit dans l’église, pour voir si c’est vrai ce que dit Kervran, qui, peut-être, n’a fait que rêver ; et si c’est vrai, et si vous voyez aussi la morte qu’il dit avoir vue, demandez-lui ce qu’elle veut.

— C’est bien ! J’irai, Monsieur le curé, et je lui parlerai, si je la vois.

Le vicaire accompagna donc le sacristain, quand celui-ci va sonner l’Angelus du soir. Les portes sont fermées à clef sur lui, et il se met en prière devant le grand autel. Il s’asseoit ensuite sur un siège, le dos tourné à l’autel et le visage vers le bas de l’église. Quand sonna minuit, voilà qu’il entend aussi, dans le cimetière, le même bruit qu’avait entendu Kervran. Et aussitôt il voit aussi un homme venir de la sacristie pour ouvrir la porte principale. Et quand elle est ouverte, un carrosse attelé de trois chevaux noirs entre dans l’église, s’avance jusqu’au milieu et s’y arrête. Le postillon et l’autre, celui qui était venu de la sacristie, retirent un cercueil du carrosse et le déposent sur le pavé. Ils l’ouvrent et en retirent un corps mort, enveloppé d’un linceul blanc. Deux dalles du pavé se lèvent avec bruit et découvrent un trou noir et profond. La morte jette son linceul sur le pavé de l’église et descend dans le gouffre, toute nue ; et aussitôt les deux dalles retombent avec bruit, et couvrent le trou. Le carrosse part alors au galop rouge, le feu jaillit des pieds des chevaux, et l’homme venu de la sacristie ferme la porte et retourne à la sacristie ; puis un profond silence.

Le vicaire ne bougea pas de son siège, où il était comme une statue de pierre, et il n’osa souffler mot. Le lendemain matin il raconta à son curé ce qu’il avait vu et entendu.

— Il disait donc vrai, Kervran, dit le curé ; mais je pensais qu’un prêtre devait être plus hardi dans son église qu’un fermier sans instruction qui devait sept années (de loyer) à son seigneur. Et vous n’avez dit mot ? Vous ne lui avez pas demandé, à cette femme, ce qu’elle veut, comme je vous avais dit (de le faire) ?

— Je n’ai pas osé, et vous-même, Monsieur le curé, si vous aviez été là, vous ne l’auriez pas fait non plus.

— Si ! je l’aurais fait ; je ne suis pas si peureux que cela.

J’irai moi-même, cette nuit, à l’église, et je saurai ce que c’est que tout cela ; c’est peut-être une âme en peine, qui ne demande qu’une messe ou une prière pour être délivrée.

Mais le curé, bien qu’il dit qu’il n’était pas peureux, n’osait pas aller, seul, passer une nuit dans l’église, et il demanda à ses deux vicaires de l’accompagner.

Ils vont tous les trois, et ils sont étonnés de voir les tréteaux funèbres au milieu de l’église, ornés comme pour un riche enterrement ou un anniversaire.

— Comment ! dit le curé. Qui est décédé dans la paroisse, s’il y a un grand enterrement, demain, ou un anniversaire ?

— Nous ne savons pas, répondirent les vicaires, nous n’en avons rien entendu.

— Ni moi non plus ; allez demander au sacristain.

Et l’un des vicaires va demander au sacristain. Mais le sacristain aussi n’avait aucune nouvelle (connaissance) que quelqu’un fût nouvellement décédé, dans la paroisse, ni aussi qu’il y eut un anniversaire le lendemain. Il fut lui-même étonné en apprenant que les tréteaux funèbres étaient au milieu de l’église, car il ne les y avait pas placés.

Voilà donc les trois prêtres dans l’église, priant Dieu, en attendant que minuit sonnât.

Aussitôt que fut frappé le dernier coup (de minuit), voilà encore un grand bruit, dans le cimetière, (produit) par le carrosse et les Chevaux à travers les pierres tombales, et un homme vient de la sacristie, passe auprès des trois prêtres, sans faire semblant de les voir, et va ouvrir la porte principale. Aussitôt le carrosse entre dans l’église, avec les trois chevaux noirs, et s’arrête près des tréteaux funèbres. Le postillon et l’autre retirent alors un cercueil du carrosse, l’ouvrent et en retirent le corps d’une femme morte, enveloppé dans son linceul. Les deux dalles se lèvent avec fracas et découvrent un trou noir et profond, dans lequel la femme descend, toute nue, après avoir jeté son linceul sur le pavé de l’église. Alors les deux dalles retombent sur le trou, bruyamment, le carrosse part, l’homme venu de la sacristie ferme la porte et retourne à la sacristie ; et plus aucun bruit…

Le curé, un peu plus hardi que ses vicaires, s’avance alors jusqu’aux tréteaux funèbres, s’empare du linceul, l’emporte et retourne au pied du grand autel.

— Vous auriez dû faire comme moi, dit-il ; à présent, je ne lui rendrai son linceul que quand elle aura dit ce qu’il lui faut.

Un personnage ressemblant à un prêtre, si ce n’est qu’il est tout habillé en blanc, vient alors de la sacristie, tenant un cierge dans chaque main. Il en pose un de chaque côté des tréteaux funèbres, et retourne à la sacristie. À trois heures, le carrosse arrive encore dans l’église, pour prendre la morte. Celle-ci sort de la terre, et se met à rire, en voyant les deux cierges, un de chaque côté du catafalque. Elle cherche son linceul et, ne le trouvant pas, elle crie :

— Où est mon linceul ? Il me faut mon linceul !

Les trois prêtres, en entendant cette voix, sont saisis d’épouvante et voudraient être loin de là.

— Où est mon linceul ? Il me faut mon linceul ! crie encore la femme d’une voix plus forte, et, en faisant le tour du catafalque, comme un chien enragé.

— Où est mon linceul ? Il me faut mon linceul ! crie-t-elle pour la troisième fois.

Le curé, craignant qu’elle ne vint à l’apercevoir et à le mettre en pièces, tant elle était courroucée, s’avance alors jusqu’au milieu de l’église, et lui jette son linceul ; mais il n’ose prononcer une seule parole. La femme prend son linceul et s’en enveloppe le corps. Elle saisit ensuite une poignée de terre du trou d’où elle était sortie et la jette à la figure du curé ; puis elle souffle les deux cierges allumés de chaque côté du catafalque, et part alors, dans son carrosse, avec un bruit épouvantable, si bien que les prêtres pensaient que l’église allait s’écrouler sur eux mais ils n’ont eu aucun mal.

Le lendemain matin, le curé va, seul, trouver Job Kervran dans sa maison, et lui demande s’il était vrai qu’il eût eu de son seigneur quittance de sept années de loyer de sa ferme, qu’il lui devait, pour passer une nuit entière dans l’église ?

— C’est vrai, Monsieur le curé, répondit Job.

— Eh bien ! Je paierai septante années d’avance à ton seigneur, si tu veux passer encore une nuit dans l’église.

— Je ne suis pas assez hardi pour aller ainsi, la nuit, dans les églises ; j’irai cependant encore, au nom de Dieu, et pour gagner quelque chose pour mes enfants.

— Mais, il te faudra demander à la morte ce qu’il lui faut, et me rapporter sa réponse.

— C’est bien, Monsieur le curé, je le ferai.

Job Kervran se rend donc encore à l’église, quand le sacristain va sonner l’Angelus, et il s’étonne de voir les tréteaux funèbres au milieu de l’église, parés comme pour un enterrement riche Il monte encore à la chambre de l’horloge et se met à prier Dieu pour attendre minuit. Pour abréger, il entend et voit comme la première nuit qu’il passa dans l’église. Mais, quand la femme fut descendue, toute nue, dans la terre, il vit un personnage tout vêtu en blanc, comme un ange, venir de la sacristie, tenant un cierge dans chaque main. Il en plaça un de chaque côté du catafalque.

Kervran, en voyant cela, pense qu’un enterrement doit avoir lieu, cette nuit, et il descend de la chambre de l’horloge et vient s’agenouiller auprès du catafalque et prier pour le défunt. Étonné de voir qu’on n’avait allumé que deux des cierges qui étaient autour du catafalque, il se met à allumer aussi les autres. Mais, comme il ne voyait personne venir ni prêtre ni autre, il est surpris et pense :

— Il faut que ce soit une âme en peine qui est dans ce cercueil ! Si c’était la volonté de Dieu que je pusse la délivrer, je suis content de mourir, et quand ce devrait-être sur-le-champ.

Il aperçoit le linceul resté sur le pavé de l’église, le met sous son bras, et va se remettre à prier Dieu, devant l’autel.

À trois heures, la morte, comme chaque fois, sort de terre, et ne voyant pas son linceul, elle se mit à crier :

— Où est mon linceul ! Il me faut mon linceul !

— Il est ici, avec moi, dit Kervran, et je vais vous le rendre, tout de suite, et (je vous donnerai) même ma veste, si vous voulez, car vous devez avoir froid, comme cela, toute nue.

Et il lui rend son linceul.

Merci ! mon brave homme, dit-elle, et Dieu vous le rende, car vous m’avez délivrée ! Depuis cent quarante ans je suis ici à faire pénitence, et j’étais condamnée à rester en cet état jusqu’à ce que j’eusse rencontré quelqu’un qui priât pour moi et me présentât mon linceul comme vous l’avez fait. Beaucoup de gens sont venus dans cette église, depuis que j’y suis à faire pénitence, et tous étaient saisis de frayeur et s’enfuyaient, quand je leur demandais mon linceul, parce qu’ils n’osaient pas le prendre et me le présenter. Quelques-uns le prenaient bien, mais me le jetaient comme à un chien. Toutes les nuits, depuis cent quarante ans, il me fallait passer trois heures au sein de la terre, toute nue, de minuit à trois heures. Je vais vous dire le péché pour lequel je faisais si grande pénitence : quand je vivais dans le monde, je dépouillais les morts, dans leurs tombeaux. Quand mourait quelque riche, dans le pays, sous prétexte de prier pour son âme, je me rendais à sa maison, pour le voir ensevelir et observer ce que l’on mettait avec lui dans son cercueil. Et la nuit qui suivait l’enterrement, je me rendais au cimetière, pour exhumer le mort, j’emportais les bagues, les croix d’or ou d’argent et les linceuls et je laissais les cadavres nus ; et c’est pourquoi j’ai été condamnée à passer, chaque nuit, trois heures dans la terre, toute nue, depuis cent quarante ans. Vous m’avez délivrée, et Dieu vous bénisse ! À présent, vous irez trouver votre curé, et vous lui direz de faire mon enterrement, demain matin à dix heures. Alors j’irai au paradis, et vous-même vous y viendrez aussi, quel que soit le moment où vous mourrez.

Elle s’enveloppe alors dans son linceul ; le postillon et l’autre l’étendent dans le cercueil et placent celui-ci sur les tréteaux funèbres. Après avoir fait cela, ils disparaissent, et le carrosse aussi, sans bruit, et on ne sait comment.

Job Kervran va alors trouver son curé.

— Eh bien ! lui dit le curé, qu’as-tu vu dans l’église ?

— J’ai vu, Monsieur le curé, des choses effrayantes : une femme morte, qui fait pénitence depuis cent quarante ans, a été apportée à l’église, dans un carrosse attelé de trois chevaux noirs. On a ouvert le cercueil dans lequel elle était étendue, on l’en a retirée, et alors elle a jeté sur le pavé le linceul dont elle était enveloppée ; la terre s’est ensuite entr’ouverte et l’a engloutie, toute nue. Les tréteaux funèbres étaient au milieu de l’église, parés comme pour un grand enterrement, et un ange est venu de la sacristie, tout vêtu de blanc et portant un cierge dans chaque main ; il a posé ses deux cierges un de chaque côté du catafalque, puis il est retourné à la sacristie. Moi, voyant qu’il n’y avait d’allumés que ces deux cierges, j’ai aussi allumé les autres qui étaient autour du catafalque, et ils y sont toujours allumés. J’ai alors remarqué un linceul sur le pavé de l’église, et je l’ai relevé et emporté sous mon bras. Ensuite je me suis agenouillé auprès du catafalque, pour prier pour l’âme de la défunte. À trois heures, la morte sort de la terre, et, ne voyant pas son linceul à la place où elle l’avait jeté, elle se mit à crier, d’une voix effrayante :

— Où est mon linceul ? Donnez-moi mon linceul ! Donnez-moi mon linceul !

Je ne m’effraye pas, et je dis alors :

— Voici votre linceul ; prenez-le, et, si vous voulez, je vous donnerai aussi ma veste, si vous avez froid.

Elle prend son linceul et me dit :

— Merci, mon brave homme, et Dieu vous le rende ! Depuis cent quarante ans, j’étais ici à faire dure pénitence, et c’est vous qui m’avez délivrée. Au revoir, dans le paradis de Dieu !

Et elle partit. Mais, elle m’a dit encore de vous prier de faire son enterrement, demain matin, à dix heures.

— On le fera, répondit le curé, et venez y assister.

— Oh ! j’y serai.

— N’avez-vous pas revu ensuite l’ange qui avait apporté les deux cierges ?

— Non, Monsieur le curé, je ne l’ai pas revu.

— C’était, sans doute, son bon ange.

L’enterrement est fait avec solennité ; on l’inhume au milieu de l’église, à l’endroit où elle descendait, chaque nuit, dans la terre. Pendant qu’on célébrait la messe, on vit encore l’ange venir de la sacristie, portant un cierge dans chaque main, et il les présenta à Job Kervran. Job les prit et les garda dans ses deux mains, durant la messe et l’enterrement.

La femme (morte) se lève ensuite de son tombeau, enveloppée de son linceul blanc, prend les deux cierges des mains de Kervran, et, devant tous les assistants, elle monte au ciel, en chantant le cantique du Paradis.

Conté par François Thépaut, boulanger, de la paroisse de Botsorhel le 22 du mois de janvier 1890.




LES DEUX CAPUCINS OU LA DESTINÉE

Deux capucins se présentèrent un soir à la porte d’un château et demandèrent l’hospitalité pour la nuit. Ils furent bien accueillis.

Au milieu de la nuit, étant au lit, ils furent éveillés par des gémissements et des cris de douleur. Et ils apprirent que le châtelain venait d’avoir un fils.

Le plus âgé des deux capucins ouvrit une fenêtre, examina les étoiles, qui brillaient au ciel, et dit, en frappant du pied la terre :

— Malheureux enfant ! Il est né sous une mauvaise étoile. Il lui arrivera malheur.

— Pourquoi cela ? lui demanda-t-on.

— C’est, répondit-il, qu’un autre enfant, un prince, vient de naître au même moment que lui, loin d’ici, et, lorsque le fils de notre hôtesse aura atteint l’âge de vingt et un ans, il sera tué par ce prince, qui a nom le Prince Mauvais.

On fit part de cette prédiction au père, qui en fut alarmé et demanda au capucin :

— N’y a-t-il aucun moyen de conjurer ce sort ?

— C’est difficile ; cependant je vous conseille de tenir l’enfant caché à tous les yeux, dans une forte tour, et de ne l’en laisser jamais sortir, même dans vos jardins, que bien escorté, jusqu’au jour où il atteindra sa vingt et unième année.

L’enfant fut baptisé et nommé Arzur, et on l’enferma aussitôt, avec sa nourrice, dans la plus forte tour du château, où, seuls, sa mère et son père le visitaient ; et, nuit et jour, des soldats armés montaient la garde, au pied de la tour.

Mais, pendant qu’il avance en âge et grandit, dans sa tour, occupons-nous un peu de l’autre enfant, né juste à la même heure que lui et qu’on appelait le Prince Mauvais.


Quand le Prince Mauvais approchait de sa vingt et unième année, il voulut voyager, pour voir du pays et chercher des aventures. Au moment du départ, sa mère, qui était un peu magicienne ou sorcière, lui donna trois noisettes, et lui dit :

— Voici trois noisettes que je te donne, mon fils, et qui te seront utiles dans tes voyages. Toutes les fois que tu te trouveras dans un grand danger, — mais alors seulement, — tu en casseras une, et aussitôt tu seras secouru.

Voilà donc le Prince Mauvais en route, avec ses trois noisettes dans sa poche, et la bourse bien garnie. Il va, il va plus loin, toujours plus loin, et par terre et par mer, et, comme il paie bien partout où il passe, il ne rencontre pas de difficultés sérieuses et n’a pas eu besoin encore de casser aucune de ses noisettes.

Un jour, après une longue navigation, il aborde à une île, où il rencontre, sur le rivage, une femme courbée sur un bâton et vieille comme la terre.

— Bonjour, grand’mère, lui dit-il, en l’abordant.

— Bonjour, mon fils, lui dit la vieille, et Dieu te bénisse, car tu vas me rendre un grand service.

— Très volontiers, grand’mère, si je le puis : dites-moi en quoi je puis vous être utile.

— Voici cinq cents ans que j’attends celui qui nous délivrera d’un méchant géant, qui désole et ruine tout le pays. Pour cela, il faut le tuer, ce qui n’est pas facile ; mais, avec du courage et mon aide, tu pourras cependant en venir à bout, si tu veux tenter l’aventure.

— Je le veux bien, grand’mère, car je cherche précisément des aventures dignes de mon courage.

— C’est bien, mon fils, et tu es l’homme que j’attendais. Voici une épée enchantée, dont les moindres blessures sont mortelles, et, avec elle, tu viendras à bout du monstre, puisque tu oses l’affronter.

Le Prince prit l’épée et demanda :

— Où est le géant ? que je marche tout droit contre lui. Tu vois ce château, là haut, sur ces rochers ? C’est là qu’est le monstre.

C’est bien ! répondit le Prince.

Et il marcha tranquillement vers le château. Arrivé à la porte, il la heurte fortement du pommeau de son épée, et le géant lui-même vint ouvrir.

— Ah ! te voilà, Prince Mauvais ! s’écria-t-il ; il Ꭹ a longtemps que je t’attends, et tu vas me fournir un excellent dîner, ce soir !

— Doucement, vilaine bête ! répondit le Prince Mauvais, sans s’émouvoir il faudra combattre avant de savoir si ma chair est tendre ou non, et je suis homme à défendre ma peau, comme tu vas le voir. Et le combat commença aussitôt, dans la cour du château. Un seul coup bien porté du géant eût fendu le Prince de la tête aux pieds ; mais, grâce à son agilité, il évitait les bottes les plus terribles et touchait souvent le monstre. Celui-ci poussait des cris et des beuglements qui faisaient trembler tous les animaux, à plus d’une lieue à la ronde. Le Prince commençait à faiblir, lorsqu’il réussit à frapper le géant à l’œil gauche. Aussitôt il tomba à terre, comme une tour qui s’écroule, et le vainqueur lui coupa la tête et la jeta en pâture aux dogues qui gardaient le château.

Alors la vieille entra dans la cour et se jeta au cou du prince en disant :

— Vous nous avez délivrées, ma fille et moi, et tout ce qui est ici vous appartient, à présent, si vous voulez rester avec nous. Entrez dans le château, venez, que je vous présente à ma fille.

Le prince admira la beauté et les grâces de la jeune fille, mais ne se laissa pas séduire.

— Le but de mon voyage, dit-il, n’est pas de chercher une femme, mais bien un ami, un frère que j’ai quelque part au monde, je ne sais où, mais je ne m’arrêterai que quand je l’aurai trouvé. Alors seulement je pourrai songer à me marier, et je ne vous oublierai pas.

Et il salua poliment la jeune fille et la vieille et partit, à leur grand regret. Il se rendit au bord de la mer, à l’endroit où il avait laissé sa barque. Mais elle n’y était plus, et le voilà dans un grand embarras.

— C’est bien le moment, se dit-il, d’avoir recours aux noisettes de ma mère. Voyons si elles ont la vertu qu’elle m’a dit.

Et il en cassa une, en souhaitant qu’elle lui procurât une barque pour franchir la mer. Et la barque demandée arriva aussitôt. Mais elle manquait d’agrès et de matelots. Il cassa une seconde noisette, en demandant que la barque fût munie d’agrès, de matelots et de tout ce qu’il fallait pour une longue navigation. Ce qui fut fait à l’instant Alors, quand il se fut assuré qu’il ne manquait plus rien, il fit dresser les voiles, et partit. La mer était belle et la navigation fut d’abord heureuse. Mais ensuite une tempête effroyable survint, et la barque alla se briser contre un rocher, en vue d’un château bâti sur une haute falaise. Le prince fut d’abord submergé, puis il revint sur l’eau et cassa sa troisième noisette, en souhaitant d’être vu et secouru du château. Ce château était celui des parents d’Arzur. Arzur lui-même, du haut de sa tour, avait assisté au naufrage, et, voyant un homme qui luttait péniblement contre le vagues furieuses, il éluda la surveillance de ses gardiens, descendit au rivage, se jeta à l’eau et sauva le naufragé. Il l’emmena au château, lui donna des vêtements et le soigna comme un frère. Le prince se sentait retenu là par un lien secret. Cependant, au bout de quelques jours, il parla de se remettre en route. Mais Arzur, qui, de son côté, se sentait attiré vers lui et l’aimait déjà, le pria instamment de rester, et il céda facilement. Ils furent bientôt grands amis et se firent leurs confidences. Le Prince raconta son aventure dans l’île, où il avait tué un géant et refusé d’épouser une belle princesse que le monstre retenait captive. Pourquoi donc n’avez-vous pas amené avec vous cette belle princesse ? lui demanda Arzur.

— Ce n’est pas une femme que je cherche, répondit-il, mais un ami, presque un frère, que j’ai je ne sais où, mais vers lequel je me sens attiré par je ne sais quelle puissance secrète, et je n’aurai le repos et ne cesserai de courir le monde que lorsque je l’aurai trouvé.

— Moi, dit Arzur, je suis relégué dans cette tour, que je n’ose quitter, parce que, le jour de ma naissance, deux moines mendiants qui avaient reçu l’hospitalité, pour une nuit, dans le château, prétendirent que j’étais né sous une mauvaise étoile, et que si j’atteignais ma vingt et unième année, je serais tué, le jour même, par un inconnu, venu d’un pays lointain, et qui se nomme le Prince Mauvais. Or, dans quelques jours, j’atteindrai ma vingt et unième année. Restez donc ici, avec moi, jusqu’à ce que le terme fatal soit révolu, et, s’il ne m’arrive malheur, je vous accompagnerai dans vos voyages, et nous vivrons toujours en bons amis, jusqu’à la mort.

Le Prince fut frappé de cette révélation ; mais il ne le laissa pas paraître et ne se fit pas connaître, bien résolu à faire mentir la prédiction du moine, et enchanté de pouvoir avoir bientôt pour compagnon de voyage celui qui lui avait sauvé la vie et pour lequel il n’éprouvait d’autre sentiment que de la reconnaissance et une vive affection.

La veille du jour où devait s’achever sa vingt et unième année, Arzur se sentit fortement indisposé, et il se mit au lit. Il avait la fièvre, et, à mesure que la nuit avançait, elle redoublait d’intensité. Le prince le veillait et lui prodiguait ses soins. Un peu après minuit, Arzur, tourmenté par une grande soif, pria son ami de lui aller cueillir une orange dans le jardin du château, le Prince s’empressa d’accomplir son désir et revint bientôt avec une orange. Il s’assit sur le bord du lit pour la peler, en s’aidant de la pointe son épée, n’ayant pas de couteau sous la main. Or, c’était l’épée avec laquelle il avait tué le géant, et qui était empoisonnée. Aussi, dès qu’Arzur eut mangé l’orange, il se mit à vomir, à se ftrdre de douleur, et il mourut bientôt dans les plus cruelles souffrances.

— Ah ! s’écria-t-il en mourant, la prédiction du moine s’accomplit ! car yous devez être le Prince Mauvais, et c’est moi-même qui vous ai introduit près de moi, pour mon malheur ! Ce qui prouve que le sort de chacun de nous est fixé, dès l’heure de sa naissance, et que, quoi qu’il fasse, nul ne peut l’éviter.

Conté par Marguerite Philippe, à Kercabin, le 18 septembre 1888.



MAO KERGAREC
OU LE PACTE AVEC LE DIABLE

Ecoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli conte.
Dans lequel il n’y a pas de mensonge
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.

Il y avait une fois un seigneur si riche, si riche, qu’il ne savait pas où se trouvaient tous ses biens. Mais il menait une vie déréglée, si bien qu’il en arriva à avoir autant de dettes que d’avoir, et à être obligé de songer à mettre de l’ordre dans ses affaires.

Un jour, en examinant ses titres de propriété, il remarqua qu’un nommé Mao Kergarec occupait une terre qui lui appartenait et en jouissait comme si c’eût été son bien propre, ne lui payant jamais rien. Il fit appeler le paysan pour lui rendre des comptes.

En arrivant sous les murs du château, Mao remarqua que le diable était peint sur l’une des portes de la cour, celle de gauche, et Jésus-Christ sur l’autre, celle de droite. Il tira son chapeau au diable et lui fit la révérence, en disant :

— Saluons d’abord celui-ci qui, n’étant pas habitué à tant d’égards, m’en saura sans doute gré et m’en témoignera sa reconnaissance si je me trouve dans l’embarras, comme je le crains.

Puis il salua aussi l’image du Sauveur Jésus, mais moins bas, et il entra ensuite dans le château.

Le seigneur le reçut assez mal, parla haut, lui fit voir ses titres et dit que, si, dans huit jours, il n’avait pas payé tout l’arriéré qu’il lui devait, il ferait vendre tout son mobilier.

Mao s’en retourna soucieux et désolé, car il n’avait pas d’argent et ne savait comment s’en procurer. Il était, en outre, chargé d’une nombreuse famille.

Au sortir de la cour, il salua encore le vilain personnage peint sur la porte de gauche, et pas celui de la porte de droite. Il rencontra bientôt un seigneur inconnu monté sur un beau cheval noir.

— Bonjour, brave homme, lui dit l’inconnu.

— Bonjour, monseigneur, répondit le paysan.

— Je sais d’où tu viens, et ce qui te met tant en peine. Tu as été chez ton seigneur, le maître du château voisin, qui t’a mis en demeure de lui payer une forte somme, dans huit jours, sinon il vendra ton mobilier pour se payer ; or, tu n’as pas d’argent et ne sais comment t’en procurer.

— Tout cela est vrai, hélas !

— Eh bien ! je veux te venir en aide et reconnaître ainsi ta politesse envers moi.

— Vous êtes bien bon ; mais qui donc êtes-vous ?

— Celui dont tu as vu le portrait sur la porte de gauche du château, et que tu as salué avant l’autre sur la porte de droite.

— Ah ! oui… Mais… j’ai peur que vous ne me demandiez autre chose que des saluts, car, d’après ce que l’on raconte, vous n’avez pas l’habitude de vous contenter de si peu.

― Non, donnant donnant, rien de plus juste ; mais vois quelle est ta situation, et songe à ta famille.

― Eh bien ! quelles sont vos conditions ?

— Qu’un de tes enfants m’appartienne, que tu me le donnes, ― rien de plus.

— Non ! jamais je ne consentirai à cela.

— Songe donc que tu as sept enfants, et que te voilà réduit à la misère par les exigences de ton seigneur.

— N’importe ! je ne vous céderai aucun de mes enfants ; arrive que pourra.

— C’est à prendre ou à laisser, comme tu voudras ; mais décide-toi vite, car l’on m’attend ailleurs, et je suis pressé !

Mao se gratta la tête, réfléchit un moment, songea aux contes qu’il avait entendu conter aux veillées d’hiver et où le diable est toujours dupé dans ses marchés avec les hommes, espéra qu’il trouverait bien aussi quelque finesse pour se tirer d’affaire et dit enfin :

— Eh bien ! si vous voulez vous contenter de moi, au lieu de mes enfants, aux conditions que je vous dirai ?…

— Voyons tes conditions, car, après tout, toi ou un de tes enfants, il m’importe assez peu.

— Eh bien ! pendant trente ans, à partir d’aujourd’hui, je désire trouver tous les matins, en me levant, mille écus en or dans un petit coffret en bois de chêne que j’ai dans ma chambre, auprès de mon lit.

— Accepté : tous les matins en te levant, pendant trente ans, tu trouveras mille écus en belles pièces d’or toutes neuves dans le petit coffre en bois de chêne que tu as dans ta chambre, auprès de ton lit, et au bout de ce temps tu me suivras où je voudrai te conduire.

— Oui, mais il faudra que jamais rien ne manque aux mille écus de chaque matin, ou, le jour où le compte n’y sera pas, je garderais tout ce que j’aurais reçu jusque-là et le marché serait rompu.

— C’est entendu ; et maintenant tu vas me signer avec ton sang le contrat que voici et que j’ai préparé d’avance.

Et il lui montra un parchemin avec un contrat en règle.

— Je ne sais pas écrire, répondit Mao, mais je ferai bien un croix tout de même.

— Non pas de Croix ! mais tu vas me faire un rond là, et cela suffira.

Et l’inconnu descendit de cheval, piqua le bras de Mao avec la pointe d’un canif, trempa le bec d’une plume dans la goutte de sang qui en sortit, et dit en présentant le parchemin au paysan :

— Là, fais là un rond, au bas du parchemin.

Mao fit le rond, et l’autre plia alors le parchemin, le mit dans sa poche, remonta sur son cheval et dit :

— Dans trente ans, jour pour jour, tu te retrouveras ici ; et prends garde d’y manquer, car je saurai bien te découvrir en quelque lieu que tu te caches. Et il partit là-dessus.

Mao continua de son côté vers sa maison, impatient de visiter son coffre et en se disant :

— Mille écus par jour pendant trente ans ! Personne ne sera aussi riche que moi dans le pays, et je pourrai à mon tour me moquer de mon seigneur ; et quant à l’autre, le vieux Guilloux, — car c’est bien lui, — en trente ans, en y songeant, je trouverai bien quelque bon tour pour me débarrasser de lui.

Tout en se faisant ce raisonnement, il marchait d’un pas léger, et se trouva bientôt en présence d’un second cavalier, monté sur un cheval blanc et qui ressemblait beaucoup au personnage du Sauveur figuré sur la porte de droite du château.

Le cavalier s’arrêta et, avec bonté, lui parla de la sorte :

— Bonjour, mon brave homme.

— Bonjour, monseigneur, répondit Mao.

— Je connais votre embarras et je vous propose de vous venir en aide. Vous devez payer une forte somme à votre seigneur dans quinze jours, vous n’avez pas d’argent et votre famille est nombreuse.

— Vous vous trompez ; je n’ai besoin du secours de personne, et j’ai de l’argent à la maison bien plus qu’il ne m’en faut pour payer mon seigneur. Merci pourtant de votre offre.

Et là-dessus, il continua sa route en sens inverse du cavalier au cheval blanc.

En arrivant à la maison, il monta aussitôt à sa chambre et dit sa femme de le suivre.


Il ouvrit devant elle le coffre de chène, et elle resta tout ébahie, à la vue de belles pièces d’or qui s’y trouvaient.

— Jésus, mon Dieu ! s’écria-t-elle, d’où vient tout cet or ?

— Ne t’en inquiète pas, répondit Mao, je sais bien d’où il vient, et c’est mon affaire…

Et tous les matins ensuite, il compta mille écus en or dans son coffre, si bien qu’il devint riche en peu de temps, paya son seigneur, acheta son château et y alla demeurer avec sa famille.

Personne ne comprenait rien à une fortune si rapidement faite, et l’on ne pouvait s’en rendre compte que par la découverte d’un trésor.

Quelques-uns pourtant parlaient tout bas de magie et de sorcellerie ; mais on eut beau l’observer, ne vit pas qu’il hantât le sabbat et les sorciers : on n’y comprenait rien enfin.

Mao éleva bien ses sept fils et les envoya aux meilleures écoles où ils obtenaient de brillants succès.

L’un d’eux devint archevêque.

Un autre évêque,

Le troisième, vicaire général

Le quatrième était recteur de sa paroisse.

Le cinquième, vicaire.

Un autre était ermite dans un bois.

Et le septième, le plus jeune, s’était fait chef de brigands, détroussant les voyageurs sur les grands chemins, pillant les châteaux, et les couvents, et terrorisant tout le pays avec sa bande C’était la désolation de son père, de sa mère et de ses frères.

Cependant le terme fatal approchait, et Mao Kergarec devenait de jour en jour plus triste et plus soucieux.

Mais ses enfants, à l’exception d’un seul, étaient de si saints personnages, qu’il comptait sur eux pour le tirer du mauvais cas où il s’était mis.

Il alla se confesser à celui qui était recteur de sa paroisse, et il lui conta tout. Le prêtre frémit d’épouvante à une révélation si inattendue, dit qu’il n’avait pas de pouvoir suffisant pour un cas si grave, et renvoya son père à son frère l’évêque. Celui-ci fit la même réponse et le renvoya à l’archevêque, lequel le renvoya à l’ermite dans la forêt.

L’ermite était un saint homme qui passait sa vie à prier et à se mortifier, et n’avait d’autre société que celle des animaux du bois, avec lesquels il vivait dans les meilleurs rapports, et ils se rendaient des services réciproques.

Tous les jours son ange gardien venait le visiter et causer avec lui familièrement.

Mao trouva l’ermite qui priait, sur le seuil de sa porte, les yeux levés au ciel. Il attendit qu’il eût terminé sa prière, puis il lui remit une lettre de son fils l’évêque qui lui expliquait le cas désespéré de leur père. L’ermite lut la lettre et, les larmes aux yeux, il dit :

— Hélas ! mon père, le cas est tellement grave que je n’y ai aucun pouvoir, pas plus que mes frères. Mais passez a nuit sous mon toit, je prierai pour vous jusqu’au matin et alors je pourrai peut-être vous donner un bon conseil.

Au milieu de la nuit, pendant que le père brisé par la fatigue dormait, le fils reçut, à l’heure ordinaire, la visite de l’ange qui lui parla de la sorte :

— Aucun pouvoir sur la terre ne peut délier votre père du fatal contrat signé de son sang ; mais j’implorerai pour lui la Sainte Vierge, et demain je vous rapporterai sa réponse.

Et l’ange s’envola vers le ciel, et l’ermite continua de prier jusqu’au jour :

— Eh bien ! mon fils ? demanda le père quand il s’éveilla.

— Eh bien ! mon père, j’ai reçu comme d’habitude la visite de mon bon ange, et je l’ai entretenu de votre cas. Il m’a promis d’implorer en votre faveur la Sainte Vierge qui, à son tour, implorera son divin fils, et il m’apportera sa réponse cette nuit. Restez donc encore avec moi jusqu’à demain matin, et nous passerons cette journée à prier et à pleurer pour l’expiation de votre crime. L’ange remonté au ciel s’agenouilla aux pieds de sa Maîtresse, la Sainte Vierge, et implora sa protection toute puissante pour le père de son ermite. La Sainte Vierge compatit au malheur de Kergarec, et alla intercéder pour lui auprès de son divin Fils.

— Kergarec, dit le Sauveur, a salué le diable avant moi, sur la porte du château de son seigneur ; il a même repoussé mes offres de service contre son ennemi, à qui il venait de vendre son âme pour de l’or, par un pacte signé de son sang, et qui est aujourd’hui dans l’enfer. Je veux bien pourtant m’intéresser à lui, puisque vous m’en priez, ma mère, et à cause de ses enfants qui sont des saints, à l’exception du plus jeune. Mais, avant de pouvoir obtenir son pardon, il faut qu’il aille lui-même, pendant qu’il est encore en vie, retirer des mains de Satan le contrat avec lequel il s’est vendu à lui pour de l’or.

C’est là un voyage périlleux, et pour lequel il faut un grand courage ; mais je l’y aiderai de manière à lui rendre le succès possible

Voici une baguette blanche que vous lui remettrez et avec laquelle il pourra, s’il a confiance en moi, tenir en respect les démons et forcer Satan à restituer le contrat signé de son sang. Mais il faut qu’il se rende dans l’enfer, avant que le temps soit tout à fait expiré, autrement le succès serait impossible, et Satan serait dans son droit en exigeant la stricte exécution du pacte.

La Sainte Vierge remercia son divin Fils, prit la baguette, blanche et la remit à l’ange, qui s’empressa de l’aller porter à l’ermite avec les instructions nécessaires.

L’ermite parla de la sorte à son père, quand l’ange se fut retiré :

— Tout espoir n’est pas encore perdu mon père, et, grâce à l’intercession de mon bon ange et de la Sainte Vierge, le bon Dieu, dont la miséricorde est inépuisable pour le pécheur repentant, daigne s’intéresser encore à vous et vous fournir les moyens de vous sauver des griffes de Satan. Mais, il vous faut armer de courage et affronter de grands dangers.

— Nul danger ne sera au-dessus de mon courage, mon fils. Voici ce que vous devez faire, mon père ; il vous faudra aller vivant en enfer, pour arracher des mains de Satan le fatal contrat signé de votre sang, et cela avant l’expiration du terme qui aura lieu dans trois jours.

— Aller dans l’enfer !… Mais personne n’en est jamais revenu !… et pourtant j’ai pleine confiance en Jésus, puisque c’est lui-même qui ne parle par votre bouche, et je tenterai l’épreuve

— Voici une baguette blanche que mon bon ange m’a rapporté du ciel pour vous remettre, et qui vous rendra l’entreprise possible ; avec elle, vous tiendrez les démons en respect et pourrez forcer Satan à vous remettre le contrat.

— Mais, comment aller en enfer, avant d’être mort ? Qui m’indiquera le chemin ?

— Si quelqu’un le connaît sur la terre, ce doit être mon jeune frère, le chef des brigands, je le crois déjà fort avancé sur ce chemin. Il faudra donc aller trouver dans la forêt ou il demeure avec sa bande. Je vais vous écrire une lettre que vous lui donnerez et qui le mettra au courant de votre situation.

Et l’ermite écrivit une lettre, la remit à son père, le bénit, et le vieillard se mit en route.

Il arriva à la nuit tombante, sur la lisière du bois où se trouvaient les brigands. Deux hommes s’élancèrent d’un buisson, lui mirent la main au collet et crièrent, en appuyant leurs pistolets sur sa poitrine :

— La bourse ou la vie !…

Il leur montra sa lettre et demanda à être conduit devant leur chef. Ils le firent entrer dans le bois et le conduisirent à leur repaire. Il remit sa lettre au chef, qui ne le reconnut qu’après l’avoir lue.

— Comment, c’est vous, mon pauvre père ? Et dans quelle situation ! lui dit-il en s’attendrissant et en s’apitoyant sur le sort du vieillard. Je vois bien que le temps presse, et je vais vous mettre moi-même sur le bon chemin pour vous rendre à votre destination.

Et il le conduisit à l’ouverture d’une caverne, au fond du bois, et lui dit :

— Voilà ! Vous n’avez qu’à entrer dans cette caverne, à marcher tout droit devant vous, malgré l’obscurité, et vous arriverez dans une plaine vous verrez un vieux château, tout noir, et entouré de hautes murailles. Vous frapperez à la porte de fer de ce château, et on vous ouvrira. Et puisque vous y allez avant moi, — car je dois aller aussi un jour, — demandez donc à voir la place qui m’est réservée dans ce séjour, et, si vous en revenez — ce qui me paraît douteux, — vous m’en donnerez des nouvelles au retour.

Et là-dessus, le brigand s’en retourna pensif et le cœur ému de compassion, ce qui l’étonnait. Et son père s’engagea sous la voûte sombre.

Il marcha longtemps, tenant à la main sa baguette Blanche, qui luisait dans l’ombre et éclairait sa marche, et arriva enfin à la vallée où se trouvait le château. Il frappa à la porte de fer.

Le guichet s’ouvrit et une figure hideuse et cornue s’y montra et demanda

— Qui est là ?

— Mao Kergarec, répondit-il.

— Mao Kergarec ! Oui, votre siège est là, qui vous attend, à côté de celui de votre fils le brigand ; mais nous ne vous attendions que demain.

— Allez dire à votre maître que je suis là et que je demande à lui parler.

Et on alla prévenir Satan qui vint aussitôt.

— Comment, l’ami Mao Kergarec, c’est toi déjà ? Je ne t’attendais que pour demain ; mais puisque te voilà, entre et sois le bienvenu.

Et le portier ouvrit la porte, et Mao entra.

— Placez-le sur son siège, dit alors Satan,

Et quatre diables horribles s’avancèrent vers Mao pour le porter sur son siège. Mais il lui suffit de les toucher de sa baguette blanche pour les faire reculer en poussant des cris épouvantables. Quatre autres se présentèrent pour les remplacer, sur l’ordre de Satan, et dès qu’ils furent touchés de la baguette ils reculèrent aussi, en se tordant dans des convulsions horribles.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria Satan, et il s’avança furieux, pour poser sa griffe sur Mao. Mais, touché par la baguette, il recula comme les autres, en écumant de rage.

— Dehors, cria-t-on de tous côtés, dehors ! l’homme venu avant son heure, et qui a sur lui quelque relique sainte !…

Mais personne n’osait plus approcher de lui, et, impassible au milieu des cris et des imprécations, il dit :

— Je ne m’en irai, Satan, que lorsque tu m’auras remis le parchemin signé de mon sang !

— Tu ne l’auras pas ! Va-t’en vite et, demain, tu reviendras pour rester toujours.

— Il me faut le parchemin, te dis-je, ou il t’en cuira.

— Tu ne l’auras pas : va-t’en, chien !

Et Mao, de sa baguette blanche, cingla Satan et son entourage, tant et si bien, qu’ils criaient.

— Grâce ! grâce ! qu’on lui rende son parchemin et qu’il s’en aille au plus vite !

Satan lui jeta le contrat en s’écriant

— Tiens, le voilà ton parchemin, et pars vite à présent… Mais tu nous reviendras bientôt, et je me vengerai.

Mao prit le parchemin, le mit dans sa poche, et allait sortir, quand il se rappela la recommandation de son fils le brigand, de demander à voir la place qui lui était réservée dans l’enfer.

— Avant que je m’en aille, dit-il, je veux que vous me fassiez voir encore la place que vous nous réservez, à mon fils le brigand et à moi.

Et le Diable-Boiteux, lui montrant, au milieu des flammes, deux sièges de fer chauffés à blanc, lui dit :

— Tiens, les voilà !

Mao frémit d’horreur et partit aussitôt, avec son contrat dans sa poche.

Il retourna auprès de son fils le brigand pour lui donner des nouvelles de ce qu’il avait vu dans l’enfer.

— Eh bien ! mon père, lui dit le brigand, en le voyant revenir, Vous avez réussi dans votre entreprise, puisque vous êtes revenu ?

— Oui, mon fils, j’ai réussi, grâce à Dieu et à la Sainte Vierge, et aussi à la baguette blanche que votre frère m’a donnée et qui m’a été utile.

— Et vous avez été dans l’enfer, et vous en rapportez le parchemin signé de votre sang ?

— J’ai été dans l’enfer, et j’en rapporte le parchemin signé de mon sang, le voilà.

— Et il lui montra le parchemin.

— Et avez-vous aussi demandé à voir la place qui m’était réservée là-bas ?

— Oui, mon fils, je l’ai vue.

— Eh bien ! mon père ?

Ah ! mon pauvre enfant !… C’est un siège de fer, chauffé à blanc, au milieu des flammes ; et à côté est celui qui m’était destiné à moi-même ; j’en frémis encore d’horreur quand j’y songe.

— Eh bien, mon père, vous voilà, à présent, sorti des griffes de Satan, et à l’abri de tout danger ; mais moi !… Pendant votre voyage, j’ai réfléchi sur ma situation ; j’ai congédié mes compagnons chargés de tous les crimes possibles, comme moi-même ; je me suis confessé au recteur de la paroisse la plus voisine, et il m’a dit qu’aucun crime n’était au-dessus de la clémence divine, que la miséricorde de Dieu est sans bornes, et que, avec un repentir sincère et une pénitence des plus dures, je pouvais encore être pardonné et sauvé. Je le crois, puisque vous-même vous avez trouvé grâce et miséricorde et j’ai confiance. Je ne reculerai devant aucune pénitence, aucun supplice.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous ne racontons pas les épouvantables macérations auxquelles l’ancien brigand se livra par une inspiration du ciel, pour échapper à cette place d’enfer qui était déjà marquée pour lui ; il mourut de sa rude pénitence, et, comme on ignorait s’il était enfin digne de grâce, son père, pour le savoir, obéit au testament que son fils lui avait fait durant sa pénitence.

À minuit, lui avait-il dit, au clair de la lune, vous poserez mon cercueil en travers sur le mur du cimetière de la paroisse, de manière qu’il ne penche pas plus en dedans qu’en dehors, puis, vous vous retirerez sous le porche de l’église pour observer ce qui se passera Bientôt vous verrez venir de deux points opposés de l’horizon, du levant et du couchant, une colombe blanche et un corbeau noir, qui se livreront un combat acharné autour du cercueil. Le corbeau essayera de le faire tomber hors du cimetière, en le battant de ses ailes, et la colombe blanche, de son côté, fera tous ses efforts pour l’envoyer dans le cimetière. Si le corbeau l’emporte, je serai perdu sans rémission ; mais si la victoire reste à la colombe blanche, je serai sauvé, et mon âme s’envolera aussitôt au Paradis où vous viendrez me rejoindre.

À minuit donc, il alla placer le cercueil de son fils en équilibre sur le mur du cimetière de la paroisse. Puis il se retira sous le porche. Un moment après il vit arriver, de deux points opposés de l’horizon, de l’orient et de l’occident, une colombe blanche et un corbeau noir. Le corbeau, le premier, passa au ras du cercueil, et d’un vigoureux coup d’aile il le fit pencher sensiblement en dehors. La colombe blanche passa à son tour et le rétablit dans sa position première. D’un second coup d’aile le corbeau le fit pencher de nouveau en dehors et plus fortement : la colombe blanche le rétablit encore en équilibre, et avec avantage cette fois. Enfin, le combat dura environ une demi-heure, avec des chances diverses, et Mao, du fond du porche, en suivait les péripéties et les alternatives avec une anxiété mortelle… La colombe blanche finit par l’emporter ; le cercueil tomba dans le cimetière et en tombant il s’ouvrit, et il en sortit une autre colombe blanche qui se joignit à celle qui avait si courageusement combattu contre le corbeau noir. Mao Kergarec en mourut de joie, sur la place, et, au lieu de deux colombes blanches, on en vit trois s’élever ensemble vers le ciel.

C’étaient les âmes purifiées du père, du fils et de sa mère. Dieu avait permis à cette dernière de venir assister son fils, sous cette forme.

Conté par Marguerite Philippe, à Plouaret, le 12 septembre 1887.



L’HÉRITAGE DES ENFANTS DE HERVÉ KERAVEL


Autrefois, dans les temps anciens, vivait, au village de Kernaoun, un pauvre homme, nommé Hervé Keravel, qui vivait de la charité publique. Sa femme, Jeannette Ar Balc’h, était morte, et il était resté veuf avec trois jeunes garçons, Goulven, Mélar et Louarn.

Quand le bonhomme mourut, à son tour, il laissa à ses fils pour unique héritage un coq, une faucille et une pelote de fil d’étoupe, qu’ils partagèrent entre eux.

Goulven, en sa qualité d’aîné, eut le choix, et prit le coq ; Mélar le puîné, eut la faucille, et Louarn, le cadet, dut se contenter de la pelote de fil d’étoupe.

Ils résolurent de voyager, pour chercher fortune, en emportant chacun sa part de l’héritage paternel.

Ils partirent ensemble, un beau matin de juin ; mais bientôt, à un carrefour, où se trouvait une vieille croix de pierre, ils convinrent de prendre des routes différentes et de se retrouver au même endroit, dans un an et un jour, pour se faire part réciproquement de leurs aventures.

Suivons d’abord Goulven et son coq.

Après avoir marché longtemps, étant arrivé dans un pays qu’il ne connaissait point, il se trouva un soir, au coucher du soleil, sous les murs d’un vieux château entouré de bois. Il frappa à la grande porte de la cour, et le portier vint lui ouvrir. Il le salua poliment et lui demanda si le maître du château n’avait pas besoin d’un coq.

— Un coq, qu’est ce que cela ? lui dit le portier.

— C’est ce joli animal que voici.

Et il le lui fit voir, en passant la main sur son beau plumage rouge.

— Il est bien joli, en effet, mais à quoi sert-il aussi ?

— Eh bien, il annonce, tous les matins, le lever du soleil et la venue du jour, et ne se trompe jamais.

— Si cela est vrai, cet animal serait bien utile à monseigneur qui se plaint toujours de ne savoir jamais l’heure qu’il est. Le château est entouré de bois si hauts et si touffus qu’ils interceptent entièrement les rayons du soleil, et nous ne savons jamais bien, ici, à quelle heure du jour l’on est, et cela est fort incommode. Suivez-moi, et je vais vous conduire à monseigneur.

Et il conduisit Goulven à une grande salle du rez-de-chaussée, où le seigneur et sa dame se chauffaient devant un grand feu, Assis chacun dans un fauteuil, aux deux côtés d’un vaste foyer, et écoutant un vieillard qui leur contait des contes et chantait des chansons, pour les divertir.

— Quoi de nouveau, portier ? demanda le seigneur, en les voyant entrer.

— Voici un homme, monseigneur, qui vient de loin vous proposer de lui acheter le précieux animal que vous lui voyez sur le bras.

― Comment s’appelle donc cet animal, et qu’a-t-il de si extraordinaire ?

— Il s’appelle coq, et, tous les jours, il annonce, sans jamais se tromper, le lever du soleil et la venue du jour.

— Est-ce bien vrai ? demanda le seigneur à Goulven. Parfaitement vrai, monseigneur.

— Eh bien ! Voilà ce que je cherche depuis longtemps ; nous ne savons jamais, ici, à quel point du jour ou de la nuit nous en sommes. Combien veux-tu de ton coq ? N’est-ce pas coq que tu l’appelles ?

— Oui, monseigneur, coq ; j’en veux cent écus.

— C’est entendu, tu auras cent écus, mais à la condition que l’animal nous annoncera exactement l’arrivée du jour, comme tu l’as promis. Tu resteras ici huit jours, et après, si je suis content, je te donnerai les cent écus, et tu pourras partir.

Le coq fit son devoir, à la satisfaction de tout le monde, annoncant régulièrement l’arrivée du jour, ět, les huit jours expirés, Goulven reçut les cent écus promis et partit, heureux de posséder plus d’argent qu’il n’en avait jamais vu, et se croyant riche et à l’abri du besoin pour toujours.

Il y avait huit mois qu’il était parti de la maison, il lui en fallait bien quatre pour y retourner et arriver au terme convenu, et il se remit gaîment en route.

Mais, pendant qu’il chemine, voyons ce que sont devenus ses deux frères.

D’abord Milliau avec sa faucille.

Il essaya de vendre sa faucille dans les fermes de sa paroisse, puis dans les paroisses environnantes, mais sans le moindre succès Il en demandait invariablement cent écus, et on lui en offrait vingt sous, vingt-cinq sous, et au plus trente sous. On croyait que c’était par plaisanterie qu’il demandait cent écus, et on en riait ; mais comme il persistait, on le traitait d’imbécile, d’idiot, et on le huait et bafouait. Il ne se décourageait pourtant pas, et allait plus loin, toujours plus loin. Après avoir marché longtemps, poussant toujours devant lui, au hasard, il arriva dans un pays où il vit une vingtaine d’hommes et de femmes occupés, dans une vaste plaine, à couper du blé mûr avec des couteaux de bois ou d’os. Cela l’étonna fort, et il s’approcha d’eux et dit :

— Comment, mes pauvres gens, pouvez-vous vous donner tant de mal inutilement ? Il vous faudra plus d’un mois, à ce train-là, pour couper tout ce blé, au lieu que moi, tout seul, je pourrais le faire en deux jours avec l’instrument que voici.

Et il leur montrait sa faucille.

— Vous vous moquez de nous, lui répondit-on ; laissez-nous travailler et passez votre chemin.

— Je ne me moque pas de vous, et je vais vous le prouver…

Et Milliau, avec sa bonne faucille, se mit à abattre du blé, comme quatre, au grand ébahissement des moissonneurs et moissonneuses.

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? leur demanda-t-il, après avoir couché tout un sillon par terre, en quelques minutes.

— C’est merveilleux, et un instrument pareil nous épargnerait bien du mal. Est-ce que vous consentiriez à la vendre ?

— Volontiers, si l’on m’en donnait un prix convenable.

— Il faut prévenir le maître, et le prier de venir voir.

Et un des moissonneurs courut au château ; et revint sans farder, accompagné du seigneur :

Milliau, en un moment, coucha à terre un second sillon ; sous ses yeux, et il en fut tellement émerveillé qu’il voulut lui acheter immédiatement la faucille :

— Comment appelles-tu ce merveilleux instrument ? lui demanda-t-il.

— Faucille

— Eh bien veux-tu me vendre ta faucille ?

— Volontiers, si vous m’en offrez un prix convenable.

— Combien en veux-tu ?

— Cent écus.

— C’est entendu ; viens avec moi au château, et je vais te compter cent écus.

Milliau accompagna le seigneur au château, reçut les cent écus, plus un bon repas, tant il était content, puis il se remit en route pour retourner au pays, heureux comme un roi.

Voyons maintenant ce que devient le cadet Louarn, avec sa pelote de fil d’étoupe.

À peine eut-il quitté ses deux frères qu’il laissa sa pelote tomber dans une mare. Il l’en retira toute salie et souillée, ce dont il fut désolé, car il ne pouvait songer à la vendre, dans cet état. Il la lava à une fontaine d’eau claire, au bord de la route ; puis, pour la sécher, il la dévida et étendit le fil sur le pré voisin. Mais il ventait fort, du nord ; un tourbillon passa, qui enleva le fil et le dispersa au sommet des arbres et ailleurs.

— Voilà que le vent du nord me vole mon héritage !… Et il se mit à pleurer et à jurer après le vent du nord.

— Que vais-je faire à présent ? Je ne veux pas m’en retourner comme cela au pays ; je vais me mettre à la poursuite du voleur et je ne m’arrêterai pas que je ne l’aie trouvé et forcé à me rendre mon fil, ou à me le payer cent écus.

Et le voilà en route vers le nord. Il demandait à tous ceux qu’il rencontrait :

— Savez-vous où demeure le vent du nord, ce voleur qui n’a enlevé mon fil, toute ma fortune ?

Les uns haussaient les épaules et passaient ; d’autres songeaient : le pauvre fou !

Et on lui disait :

— Allez toujours vers le nord, et vous finirez par le trouver.

À force de marcher, il arriva sur une grande lande nue et désolée, au milieu de laquelle il aperçut une pauvre habitation faite de mottes de terre et de branchages d’arbres et ouverte à tous les vents. Il se dirigea vers elle trouva la porte ouverte, entra et aperçut au fond deux pauvres vieillards, qui paraissaient vieux comme la terre, et qui se chauffaient en grelottant à un pauvre feu.

— Est-ce ici la maison du vent du nord, demanda-t-il brusquement.

— Oui, répondit le vieillard, que me voulez-vous ?

— Ah ! je vous trouve donc enfin, méchant voleur ! À nous deux à présent ; vous allez me rendre mon fil ou me le payer, sinon ce bâton va vous caresser les épaules.

Et il lui montrait son bâton terminé en boule, son penn-bâz.

— De quel fil voulez-vous donc parler ? demanda le vieillard.

— De la pelote de fil d’étoupe que mon père m’a laissée pour tout héritage, que j’avais étendue à sécher sur un pré, et que vous m’avez enlevée, en passant, et dispersée au sommet des arbres.

— Ce n’est que cela ? Vous faites vraiment beaucoup de bruit pour peu de chose : une pelote de fil d’étoupe !

— Mais c’est toute ma fortune, ce fil, et vous allez me le rendre ou le payer cent écus, sinon je vais jouer du bâton sur votre dos.

— Je ne puis pas vous rendre votre fil ; je n’ai pas non plus d’argent à vous donner ; mais, comme je suis un honnête homme, je veux vous dédommager amplement du tort que je vous ai fait. J’ai là une oie blanche qui… fait en or ce que les autres font autrement ; je veux bien vous la céder, et, pendant que vous la posséderez, vous ne manquerez pas d’or, ni d’autre chose, par conséquent.

On lui fit voir l’oie, on lui montra l’or qu’elle produisait, et il l’accepta, avec joie et se calma. Comme la nuit était venue, le vieillard lui proposa l’hospitalité jusqu’au lendemain matin, ce qu’il accepta, et les voilà bons amis. Il se coucha sur un tas de bruyères et de fougères sèches, au bas de la hutte, et attacha l’oie, par une ficelle, à son pied, pour qu’on ne la lui dérobât pas, car il avait remarqué que la vieille grognait et n’était pas contente.

Comme il était fatigué, il dormait profondément, malgré le vacarme que firent, toute la nuit, les fils des deux vieux, en arrivant et en repartant, et pendant son sommeil, la vieille substitua une autre oie blanche à la sienne, sans qu’il s’en aperçût.

Au point du jour, il s’éveilla et partit, en emportant une oie ordinaire, au lieu du trésor qu’il croyait posséder. Le soir, il s’arrêta dans un gros bourg, entra à la meilleure auberge et se fit servir un bon repas, comptant sur son oie pour payer son écot. Le lendemain matin, il fit encore un bon déjeuner ; puis, le moment de payer venu, il pria son oie de faire son devoir. Mais, hélas ! l’oie, au lieu de pièces d’or, ne rendit que ce que rendent d’ordinaire les oies, il vit clairement qu’on l’avait joué. Il lui fallut laisser son oie pour payer son écot. Mais il courut, furieux, à la maison du vent du nord, entra comme un ouragan, en tempêtant et en criant :

— Ah ! vieux brigand, tu m’as trompé ! Mais tu vas me le payer !

Et il s’avança vers le vieillard, le bâton levé, en criant :

— Tu m’as trompé, méchant vieillard ! Je vais t’en punir !

— Calmez-vous, mon enfant, répondit tranquillement le vieillard ; si vous avez été trompé, ce n’est pas par moi. Si ce n’est toi, c’est donc ta coquine de femme qui m’aura dérobé l’oie pendant mon sommeil.

— Calmez-vous vous dis-je, et je vous dédommagerai de manière à ce que vous ne regrettiez pas l’oie perdue.

— Que me donnerez-vous à la place ?

— J’ai bien là un bâton qui a cela de particulier que, lorsque la personne qui le tient à la main lui dit : « Bâton, fais ton devoir ! » le bâton se jette sur la personne ou l’animal qu’on lui désigne, et ne cesse de frapper que quand on lui dit : « Bâton, dans ma main ! » et alors il revient de lui-même dans la main de son maître. Veux tu que je te donne ce bâton ?

— Oui, avec lui je saurai me faire rendre l’oie que l’on m’a volée, et me faire craindre et obéir, partout où j’irai. Le vieillard lui donna le bâton, et l’invita à passer encore la nuit sous son toit.

En se couchant, Louarn plaça le bâton sous sa tête et ne dormit pas, cette fois, car le repas avait été frugal, et, de plus, il se défiait un peu de ses hôtes.

Vers minuit, il vit la vieille se diriger vers lui et essayer de lui dérober le bâton et de lui en substituer un autre semblable, qu’elle tenait à la main. Mais il la prévint et saisit avant elle le bâton fée, en disant :

— Ah ! vieille sorcière ! Tu voulais me voler mon bâton ! Je vois clairement, à présent, que c’est toi qui m’as aussi volé l’oie, mais tu vas me le payer. Bâton, fais ton devoir sur le dos de la vieille !

Et le bâton de se jeter aussitôt sur la vieille et de frapper sans trève ni merci.

— Au secours ! au secours ! Fais-le cesser ! Il va me tuer !… criait-elle à son mari.

Mais celui-ci avait perdu toute autorité sur le bâton, en le cédant à un autre.

— Rendez-moi l’oie, répondait Louarn, et j’ordonnerai à mon bâton de cesser de vous frapper, mais pas avant.

La vieille ne voulait pas céder un talisman si précieux ; il le fallait pourtant ou périr sous le bâton. Elle rendit donc l’oie, et alors Louarn dit :

— Bâton, en main !

Et le bâton cessa aussitôt de frapper et revint se placer dans sa main droite.

Alors Louarn revint à son pays avec son oie et son bâton merveilleux

Il n’avait pu se trouver au lieu du rendez-vous commun, au bout de l’an et jour, et ses frères, qui l’avaient toujours considéré comme pauvre d’esprit, crurent qu’il ne reviendrait pas et qu’il avait péri, au loin, dans quelque aventure. Les trois cents écus du coq et de la faucille étaient dépensés, et ils étaient déjà aussi pauvres que devant. Aussi, quand leur cadet arriva, s’empressèrent-ils de l’interroger et de s’enquérir s’il avait fait fortune.

Louarn, qui avait bon cœur, partagea volontiers avec eux, de sorte qu’ils se trouvèrent être tous les trois les plus riches du pays. Ils acquirent des terres, bâtirent des châteaux et firent de bons mariages.

Je n’ai pas eu depuis de leurs nouvelles, ni de celles de leurs descendants ; mais si l’oie et le bâton fées sont toujours dans leur famille, nous pouvons être sans inquiétude sur leur sort.

Conté par Catherine Stéphan, couturière, à Plouaret, avril 1892.