Contes et légendes annamites/Légendes/121 Vengeance d’un mort

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 298-299).


CXXI

VENGEANCE D’UN MORT.



Il y avait jadis en Basse-Cochinchine un mandarin qui recevait des présents, mais qui ne s’occupait pas des affaires de ceux qui les lui avaient faits. Un jour il reçut vingt barres d’argent d’un pirate et le laissa exécuter. Peu après ce mandarin fut appelé à la capitale.

Dans le même temps avaient lieu des examens. Un étudiant de Gia dinh avait l’intention de prendre part au concours, mais sa pauvreté ne lui permettait pas de faire le voyage. Il rencontra un homme qui lui proposa de partir de compagnie et s’engagea à le défrayer. Cet homme, en effet, avait le plus grand soin de l’étudiant ; il lui procurait des vivres et préparait ses repas, mais pour son compte ne touchait à rien. L’étudiant fut surpris de cette conduite et lui en demanda la raison.

L’autre lui avoua alors qu’il était un esprit et se rendait à la capitale pour se venger d’un mandarin qui l’avait laissé mourir et qu’il lui nomma. L’étudiant lui dit qu’il ne pouvait prendre part à sa vengeance, car ce mandarin avait été son maître. « Peu importe, dit l’esprit, vous lui rendrez le bien que vous lui devez et moi le mal qu’il m’a fait. »

Lorsqu’ils arrivèrent à la capitale les examens allaient s’ouvrir ; l’étudiant s’empressa de se rendre à la salle du concours. Pendant qu’il y était retenu le revenant alla à la maison du mandarin et rendit son fils fou furieux. Ce fils tua un homme, et les parents durent dépenser de grosses sommes pour arrêter l’affaire. Quant au fou, aucun sorcier ne parvint à le calmer.

Les choses en étaient là lorsque l’étudiant sortit de la salle du concours, ayant échoué à ses examens. Le revenant lui dit : « Maintenant que je me suis vengé de mon ennemi vous pouvez le servir, je ne m’opposerai pas à ce que vous délivriez son fils de ma possession. L’étudiant se rendit donc chez son ancien maître. Celui-ci ne voulait d’abord pas le recevoir, mais l’étudiant insista et lui promit de guérir son fils. Il y parvint en effet, et le mandarin lui donna vingt barres d’argent[1] pour revenir dans son pays.



  1. L’on remarquera que ces vingt barres sont précisément la somme qu’il avait reçue du pirate. Il n’était pas, sans doute, au pouvoir de l’esprit de tirer davantage de lui. Les fous sont traités au moyen d’exorcismes ; l’on en voit fréquemment chez les sorciers qui les tiennent enchaînés quand ils sont dangereux et procèdent de temps à autre à des cérémonies destinées à chasser de leur corps l’esprit qui les possède. La bienveillance de l’esprit pour l’étudiant ne s’explique pas bien et il est possible qu’il y ait là quelque lacune ; cependant, aux yeux des indigènes, l’étudiant vertueux a tous les droits à être secouru, et il n’y a sans doute pas d’autre raison à la conduite du revenant.