Contes et légendes annamites/Légendes/108 Reconnaissance d’un tigre


CVIII

RECONNAISSANCE D’UN TIGRE.



Vers la fin de la dynastie Trân vivait au village de Truong xâ, dans le huyên de Chân lôc, province de Nghê an, un homme de la famille Nguyèn. Il vivait de la culture de ses champs. Il avait un fils encore jeune.

Les rizières de cet homme étaient basses, aussi y avait-il beaucoup de poissons. Il fit un barrage pour y placer des nasses. Ces rizières étaient voisines de la forêt. Un jour que notre homme avait placé ses nasses, un tigre vint les visiter, il les brisa et mangea le poisson qu’elles contenaient. Il se trouva qu’un câ rô gros et vigoureux se débattit, hérissa ses nageoires et lui resta à la gorge.

Le tigre essaya vainement de s’en débarrasser, mais il ne put, malgré tous ses efforts, ni achever de l’avaler, ni le rejeter. Il resta donc à se rouler et à gémir. Quand le propriétaire vint visiter ses nasses il ne sut d’abord à quoi il avait affaire, mais ayant allumé une torche, il vit le tigre gisant et ne témoignant d’aucune intention malveillante.

Il demanda au tigre ce qu’il avait à gémir ainsi, et voyant qu’il ouvrait la gueule et y portait toujours la patte il se douta qu’il avait dû manger le poisson et qu’une arête lui restait au gosier. Il dit donc au tigre : « Si c’est une arête que vous avez à la gorge, inclinez la tête, et j’irai chercher un remède pour vous tirer d’affaire. » Le tigre inclina la tête deux ou trois fois ; l’homme alors courut chez lui, prit du rau mà et un bec de cormoran[1] et retourna avec deux ou trois autres personnes au lieu où le tigre gisait le cou tendu. Il pila ses herbes et les introduisit dans la gueule du tigre qu’il racla ensuite à deux ou trois reprises avec le bec de cormoran. Le poisson descendit aussitôt dans l’estomac. Le tigre soulagé se mit à bondir de joie.

Quatre ou cinq jours après, au milieu de la nuit, l’homme entendit un bruit de pas autour de sa maison, et le lendemain il trouva des traces de tigre et un porc qui avait les pattes brisées et que son tigre lui avait apporté en signe de reconnaissance.

Deux ans plus tard, une nuit qu’il avait été porter des nasses au barrage, l’homme mourut subitement. Le tigre emporta le cadavre et alla l’enterrer dans un tombeau de princes.

Mais lorsque, le jour venu, la famille ne vit pas revenir son chef, on se mit à sa recherche. L’on trouva près du barrage les traces du tigre, on les suivit jusqu’au moment où elles se perdirent près du tombeau. Là on vit un petit tertre tout récent, on le fouilla et l’on y trouva le cadavre du mort, qui ne portait aucune trace de violence. Son fils Nguyèn nhut l’emporta pour le mettre dans un cercueil et ensuite le fit enterrer ailleurs.

Le tigre alla à ce tombeau, le démolit et en enleva le cadavre qu’il porta à travers les rizières jusqu’au Giong mô nuong où il l’enterra profondément. Il égalisa ensuite la terre et ne marqua pas la place par un tertre, de peur qu’on ne défît encore son œuvre. Dès le matin des termites avaient recouvert la fosse d’un monticule, de sorte que nul ne put la retrouver.

Or, cet emplacement était un tombeau de grand seigneur. Nguyèn nhùt devenu grand se distingua dans les lettres et les armes. Il aida puissamment le fondateur de la dynastie Le et reçut le titre de Cang quôc công. Ses descendants occupèrent les emplois pendant trois ou quatre siècles. Tels furent les effets de la reconnaissance du tigre.



  1. Cân côt. (Voir Tirant, Oiseaux de la Basse-Cochinchine no 350,351,352). Quand une arête reste au gosier d’un homme on lui frotte l’extérieur du cou avec le bec du cormoran ou la patte droite de devant de la loutre. Ce bec et cette patte étant des engins à prendre le poisson sont censés devoir faire disparaître l’arête par leur vertu intime.
    Le rau mà est une plante à odeur forte que l’on fait cuire avec le poisson ; ici il est employé dans la pensée que son suc amer amollira l’arête. De même un prisonnier, voulant briser ses fers, les enveloppera de rau mà.