Contes et légendes annamites/Légendes/033 Histoire du thu Huon

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 93-95).


XXXIII

HISTOIRE DU THU HUÔN.



Dans la province de Gia dinh[1], vivait un homme qu’on appelait le thù Huôn[2]. C’était un tho lai[3] qui avait commis bon nombre d’injustices en cherchant son profit au détriment des autres ; avec le temps il était devenu très riche. Sa femme étant morte, il renonça à son emploi, et comme il n’avait pas d’enfant il était tout triste de se voir sans personne à qui laisser ses grands biens. Il se résolut donc à aller au Tonquin acheter des curiosités.

Arrivé à la province de Quâng yen[4], il s’arrêta au marché de Manh ma où viennent commercer les vivants et les morts et il y rencontra sa femme qui y était venue des enfers. Les deux époux furent tout joyeux de se revoir ; le mari dit à la femme : « Que fais-tu aux enfers depuis que tu y es descendue ? — Je suis, dit-elle, la nourrice du fils du roi et je m’y trouve admirablement bien. » Le mari lui dit : « Nous avons longtemps vécu ensemble comme époux et depuis ta mort je te regrettais vivement. Maintenant que nous nous sommes retrouvés, il faut que tu m’emmènes avec toi pour que je voie un peu ce pays. » Sa femme lui répondit : « Viens si tu veux, mais tu ne pourras demeurer longtemps, au bout de trois ou quatre jours il te faudra partir. » Les deux époux descendirent donc ensemble aux enfers, la femme cacha son mari dans la cuisine, mais celui-ci demanda à parcourir les diverses chambres pour voir quel sera le châtiment des vivants après leur mort. Sa femme le mena dans une de ces chambres où il vit une énorme cangue. Tout effrayé de cette vue, il dit à sa femme de le mener auprès du maître de cet enfer et demanda à celui-ci comment il se faisait que cette cangue restât vacante. « Je la réserve, répondit l’autre, pour le thù Huon. — Quel crime a-t-il donc commis sur terre, demanda le thù Huon. — Quand il était tho lai, dit le juge infernal, si quelqu’un avait commis une faute légère, il le poussait à la mort[5]. Avec lui l’innocent devenait coupable ; il prêtait à intérêt, et les intérêts accumulés finissaient par égaler je ne sais combien de fois le capital ; il a ainsi souvent manqué à ses devoirs d’humanité. — S’il en est ainsi, dit le thù Huôn, sa femme n’est-elle pas punie elle aussi ? — Non, répondit le juge, le crime est du fait du mari et seul il sera châtié ». Le thu Huôn lui demanda alors ce qu’il devrait faire pour laver ses fautes et l’autre lui dit qu’il devait dépenser son bien en cérémonies expiatoires et en aumônes.

Le thù Huôn dit à sa femme de le ramener bien vite sur la terre au marché de Manh ma d’où il retourna tout droit à Gia dinh. Il fit venir des bonzes et distribua de nombreuses aumônes, si bien qu’au bout de trois ans il avait dépensé les sept dixièmes de son bien. Il revint alors au marché de Manh ma et attendit sa femme pour la prier de le ramener aux enfers voir ce qu’était devenue la cangue qui lui était destinée. Sa femme y consentit et il trouva la cangue rapetissée des neuf dixièmes. Il en fut tout joyeux et demanda au maître de cet enfer comment il se faisait que cette cangue qui était si grande se fut ainsi réduite. Celui-ci lui répondit : « C’est parce que, sur la terre, le thù Huôn a fait des cérémonies et des aumônes, ses fautes se sont allégées et la cangue s’est rapetissée. S’il avait distribué tous ses biens elle aurait disparu.

Le thù Huon revint de nouveau sur la terre, fit encore une fois une grande cérémonie, puis établit sa demeure sur un radeau de bambous au point que l’on appelle encore aujourd’hui Nhà bè, maison du radeau, à la jonction du Dong nai et de la rivière de Saigon. Là il distribua de l’argent, du riz, des vivres et des marmites jusqu’à ce que tous ses biens furent dépensés. Il bâtit aussi à Bien hôa une pagode que de son nom l’on appelle le pagode du thù Huôn.

Il vit alors en rêve un personnage qui lui dit que grâce à son amour pour l’aumône, non seulement ses fautes avaient été effacées, mais que dans une existence future il jouirait d’un grand bonheur. De ce rêve je ne sais ce qui en est, toujours est-il que, plus tard, du temps de l’empereur Bao quang[6], il fut envoyé à la cour d’Annam une lettre demandant s’il y avait eu au pays de Gia dinh un individu nommé le thù Huôn. Le roi d’Annam répondit que oui et s’enquit des motifs de cette demande. On lui répondit qu’à sa naissance, l’empereur Dao quang portait inscrits en lettres rouges sur la paume de la main les mots suivants : Le thû Huôn de Gia dinh, dans le royaume de l’extrême sud. L’on sut ainsi que le thù Huôn s’était incarné dans la personne de l’empereur Dao quang et celui-ci fit don à la pagode du thù Huôn à Bièn hoa de trois statues du Bouddha en or.



  1. C’est la province dont Saigon était le chef-lieu.
  2. Thù est un titre donné à des employés de rang inférieur, secrétaires de phû ou de huyèn.
  3. Les tho lai sont aussi des écrivains des bureaux.
  4. Province du Tonquin.
  5. Toi song làm ra chêt, toi phai làm ra quây.
  6. Empereur chinois, 1821-1851.