bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-08-26ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1408-411
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Le Monstre
J’activai l’allure. Nous étions à la fin
de mai, il était temps de commencer
un entraînement en vue des grandes
excursions de l’été. Je contournai rapidement
la Cascade, remontai la côte qui
domine l’hippodrome de Longchamp et
redescendis vers Boulogne.
Soudain, je fis deux ou trois embardées.
Il me sembla que mon guidon
cherchait à s’échapper de mes mains.
M’étant penché, je m’aperçus que mon
pneu d’avant était dégonflé. Je sautai
à terre.
Au même moment j’entendis un éclat
de rire, ou plutôt je crus l’entendre, car
il n’y avait personne sur la route.
J’ai pour principe, quand ma bicyclette
se détraque — à moins que ce ne
soit en rase campagne, auquel cas je
me mets à l’œuvre — j’ai pour principe
de prendre immédiatement ladite bicyclette
à la main et de marcher jusqu’à
là plus prochaine station de voitures ou
de chemin de fer. C’est plus vite fait.
Ainsi opérai-je.
Le lendemain je repartis avec ardeur
vers Longchamp. Or, pour la seconde
fois, et à peu près au même endroit,
mon pneumatique rendit l’âme.
Et, comme la veille, un éclat de rire accueillit
ma mésaventure.
Autour de moi, personne.
C’était assez étrange. Le jour suivant,
je retournai là-bas, mais du haut de la
côte, j’aperçus, à deux cents mètres en
avant, et juste à la place maudite, deux
cyclistes arrêtés de chaque côté de la
route, et qui réparaient leurs machines.
Une certaine anxiété m’étreignit. Allais-je,
moi aussi, crever et pour la troisième
fois ?
Je passai entre les deux infortunés ;
cinquante mètres plus loin, un sifflement
prolongé, mon pneumatique expirait.
Et, tout de suite, l’éclat de rire.
Je lâchai brusquement ma bicyclette
et courus vers le haut talus qui borde la
route sur la gauche. En trois bonds je
l’escaladai. Il y avait là, vautré parmi
les buissons et les herbes, un homme.
Mais quel homme ! Une sorte d’être inachevé,
à tête formidable, et dont les jambes
— peut-on appeler des jambes ces
deux loques molles et ballottantes ?
— pendaient comme des choses inutiles
au-dessous d’un buste contrefait, tout
déjeté de la droite vers la gauche.
Tel je le vis quand il se fut relevé et
accroché sur ses deux béquilles. Et son
aspect me stupéfia au point qu’au premier
instant, je restai silencieux en face
de lui. Durant quelques secondes nous
nous regardâmes. Il avait des yeux dont
je n’oublierai jamais l’expression, sournoise,
inquiète, très vive d’ailleurs, et
plutôt intelligente, mais d’une méchanceté
extraordinaire. Et tous les détails de
la figure, le front fuyant, la bouche tordue,
le nez aplati contribuaient à augmenter
cet air de méchanceté vraiment
impressionnant.
Je lui dis :
— C’est vous qui avez ri ? C’est vous
qui riez chaque fois de la sorte ?
Il eut un sourire — quel sourire !
— Parbleu, oui, C’est moi ! Croyez-vous
que ce n’est pas drôle de vous voir
tous déboucher de là-haut avec vos bonnes
petites jambes qui tricotent si joyeusement,
et le nez au vent, et tant de satisfaction
et de plaisir, et puis tout à
coup, pfffft… monsieur manque de tomber,
monsieur n’avance plus, monsieur
est obligé de descendre… Et la rage de
monsieur quand il contemple son malheureux
boyau de caoutchouc ! Non,
vous savez, on ne perd pas son temps,
à se poster là, au balcon, pour voir vos
mines déconfites, et il y a de quoi rire !
Il rit, et c’était atroce de l’entendre ce
rire, un rire haineux, le rire de l’envie,
le rire de celui qui ne peut pas contre
celui qui peut, le rire du disgracié, le
rire du paria, le rire du damné.
Je balbutiai, mal à l’aise devant lui :
— Eh bien, si je vous y reprends !…
Il éclata de rire, me tourna le dos, et
s’en alla…
⁂
En l’espace de cinq ans, il m’arriva
trois fois encore de crever aux environs
de Paris — dans la côte de Suresnes, —
dans l’allée des Érables, — autour du
lac Supérieur, — et chaque fois j’entendis
l’affreux rire de l’estropié.
Et les six fois, ce fut la même sorte
de clou que je retrouvai figé dans l’enveloppe
de mon pneumatique, un clou
à sabot, à tête carrée.
⁂
Cette année, en juillet, je revenais
d’Alsace en automobile. Je couchai à
Nancy. Le lendemain matin, je repartis
de bonne heure.
Sur la route, je trouvai toutes les villes,
tous les villages pleins d’animation
et de gaîté. Il y avait des drapeaux, des
arcs de triomphe. On attendait les
« Tour de France ». C’était la première
étape, Paris-Nancy.
À mesure que j’avançais, les curieux
se massaient en groupes plus compacts.
Puis je croisai des automobiles, puis des
cyclistes, les coureurs de tête.
Et c’est alors que je rencontrai les premières
victimes.
Je vis Clergy, un des meilleurs, et
qui pouvait espérer à bon droit une des
premières places, sur le bord du chemin,
il réparait sa chambre à air. On me montra Darier, un champion celui-là,
qui pédalait à force, retardé par une
crevaison — et Jalin, qui roulait sur la
jante, et Verdoux, qui abandonnait, et
d’autres encore, épaves désespérées.
Mais il y eut une côte, puis un plateau,
et comme je longeais un bois, un
spectacle s’offrit à moi, qui me fit arrêter
brusquement.
Un coureur était là, au revers d’un talus,
devant sa bicyclette inutile. Il pleurait.
Et près de lui, il y avait le monstre,
l’estropié. Et j’entendis le monstre qui
consolait le coureur !
— Allons, mon petit, ne te fais pas
tant de bile ! Tu comptais gagner, dis-tu ?
Bah ! ce sera pour un autre jour. Tu
n’auras pas toujours la déveine de crever
deux fois en cent mètres… Qui sait !
tu retrouveras peut-être une maison qui
te prêtera encore une machine… Ce
sera difficile, mais enfin !… Allons, ne
pleure pas…
Ah ! je vous assure que je n’ai jamais
rien vu au monde de plus effrayant que
cet abominable individu penché sur le
pauvre garçon, le couvant des yeux, buvant
ses larmes, se repaissant de son
chagrin, Était-il heureux ! Quelle joie
horrible et barbare !
Je n’eus pas la présence d’esprit de
sauter sur lui et de le prendre à la gorge.
Ce fut un tort. Pendant que j’interrogeais
le coureur, le vilain bonhomme
disparut.
Cyclistes, mes amis, si vous rencontrez
sur votre chemin un gnome affreux,
à la tête formidable, aux jambes
mortes, et qui rit de vos peines, n’hésitez
pas à le saisir au collet. C’est lui qui
sème des clous par les routes de France !