bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-08-14ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1404-407
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Un Triple Mystère
L’an dernier, sur la route de Saint-Omer
à Boulogne, à l’endroit le plus désert
de cette rude contrée, un paysan
trouva, vers six heures du matin, une
automobile brisée, tordue, morte, pourrait-on
dire. Elle gisait au pied d’un arbre,
et l’arbre portait une blessure profonde.
Comme il n’y avait personne aux alentours,
le paysan se dit que les voyageurs
étaient partis chercher du secours jusqu’à
la ville voisine, et il passa son chemin.
Mais le soir, en revenant de son travail,
il aperçut l’automobile à la même
place, et il l’y vit encore le matin suivant.
Alors, ayant au préalable débarrassé
la voiture de tout ce qui lui paraissait
de bonne prise, il avertit le garde
champêtre de son village.
La gendarmerie, prévenue aussitôt, arriva
sur les lieux. On fit une enquête. On
fouilla les environs. On s’adressa à tous
les aubergistes et à tous les hôteliers du
pays. Ce fut en vain. Aucun indice ne
put être recueilli.
C’était une 14-chevaux Gradivelle. Le
parquet s’informa auprès de Varnier,
l’ancien champion cycliste, directeur de
la maison Gradivelle,
Varnier consulta ses registres et répondit
que le numéro 1 325 avait été livré
trois mois auparavant à un Anglais de
passage à Paris, lequel Anglais se faisait
appeler Percy Whitehead.
On rechercha partout le nommé Whitehead.
Il demeura introuvable.
⁂
Six semaines plus tard, des membres
du Club Alpin Niçois excursionnaient
dans les gorges du Var. Soudain l’un
d’eux poussa un cri. Ses camarades accoururent.
Au fond du défilé sauvage de
l’Échaudan on apercevait les débris
d’une automobile.
Ils descendirent, à travers les rochers,
jusqu’au lit du torrent. Un sentiment
d’angoisse profonde les étreignait :
trouveraient-ils des victimes ?
Après quelques minutes d’investigations,
il furent rassurés. Il n’y avait ni
blessés, ni cadavres sur les pentes de
l’abîme.
Ils prirent le nom et le numéro de la
voiture. C’était une Gradivelle, numéro
810. Le nom du propriétaire n’y était pas
inscrit.
L’enquête aussitôt commencée établit
que, l’avant-veille, une automobile venant
de Nice avec trois voyageurs avait
fait le tour de Roquesteron et traversé
Pugel-Théniers, Touët-de-Beuil et Malaussène.
À partir de là, aucun renseignement.
Il était hors de doute qu’elle
n’avait point passé à Saint-Martin-du-Var.
Soit. Mais les trois voyageurs ? Pas
plus que la première fois l’enquête ne
donna de résultat. Après examen de ses
livres, Varnier, le directeur des Gradivelle,
répondit que le numéro 810 avait
été vendu à un monsieur Samoin, également
de passage à Paris. Varnier s’en
souvenait parfaitement. C’était un grand
blond, qui portait monocle et avait un
accent méridional. Il se disait de Toulouse,
affirma l’un des contremaîtres.
À Toulouse on retrouva les traces d’un
M. Samoin. Mais il était mort depuis
deux ans.
⁂
Au mois d’octobre, les habitants du
Mont-Saint-Michel virent un curieux
spectacle. Au pied des hauts remparts
sur lesquels s’érige la merveille, apparaissait
la partie supérieure d’une automobile,
dont les roues et la moitié de la
caisse et du moteur étaient engagées
dans les sables.
Comme il fut facile de le constater,
cette voiture avait échoué la veille avant
la marée montante, et la mer l’avait recouverte
durant la nuit. De fait, on apprit
qu’elle avait passé vers quatre heures
du soir à Genêt, sur la côte normande,
et qu’elle s’était engagée à travers les sables
malgré les représentations de l’hôtelier.
Une dame la conduisait, accompagnée
de deux messieurs.
C’était une Gradivelle 12 chevaux.
Vanier l’avait vendue au directeur
d’un garage de Lille, lequel, deux semaines
après, la revendait à un Américain
de passage en France.
Qu’était devenu cet Américain ? Qu’étaient
devenus les trois voyageurs du
Mont-Saint-Michel ? On ne parvint pas à
le savoir.
⁂
En avril dernier se tint l’assemblée
générale des actionnaires de la maison
Gradivelle et Cie. Ils étaient au nombre
de douze. Le président ouvrit la séance
et s’exprima en ces termes :
« Avant d’entrer dans des détails plus
précis sur l’état prospère de notre maison,
je veux remercier et féliciter notre
directeur, M. Varnier, de l’initiative
intelligente qu’il a prise. Vous vous
rappelez qu’à notre dernière assemblée son
projet ne nous avait qu’à moitié souri,
mais que, cependant, nous lui avions
laissé carte blanche. L’événement lui a
donné pleinement raison.
« Il a donc organisé le triple accident
de Saint-Omer, des gorges du Var et du
Mont-Saint-Michel, et il a tout réglé avec
une telle adresse, une telle précision,
tant de prévoyance et de logique, que
personne n’a même entrevu la plus petite
parcelle de vérité. La justice impuissante,
a dû classer ces trois affaires.
« Le résultat, vous le savez. Le nom
des Gradivelle, jusqu’ici obscur et seulement
connu des initiés, s’est révélé d’un
coup au grand public. L’agitation produite
par ce triple mystère l’a mis en
pleine clarté. Les journaux de Paris et de
la province, les journaux des moindres
villes, l’ont imprimé vingt fois dans leurs
colonnes. Et les acheteurs ont afflué
chez nous.
« Je dis, messieurs, que la réclame
ainsi comprise… »