bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-06-27ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1386-390
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
La Maison du Repos
Dalsème nous dit :
— Quand mes nerfs trop tendus me
tourmentent, quand je sens mon cerveau
moins docile, il est un coin merveilleux
où je vais chercher l’apaisement et
le calme.
Val-Mont s’érige parmi les jardins et
les bois, à sept cents mètres d’altitude,
au-dessus de la baie de Montreux. Maison
de repos où tout concourt au repos, où
tout est aménagé pour le délassement du
corps, de la pensée, de la volonté.
Les chambres s’ouvrent toutes au
midi. Chacune d’elles est précédée d’une
terrasse bien séparée, close de tous côtés,
sauf vers l’espace. On dirait les alvéoles
d’une ruche. L’air, le soleil, la
lumière y pénètrent à flots.
C’est là que j’aime à me réfugier. On y
respire mieux que nulle part ailleurs.
On y voit les paysages les plus souriants
et les plus sympathiques qui soient, ceux
qu’a immortalisés Jean-Jacques. Les
montagnes ont les formes les plus harmonieuses.
Entre l’eau bleue du lac et
l’eau bleue du ciel, les rêves prennent
une douceur incomparable. Il flotte des
odeurs qui vous grisent. Sur ces rives
favorisées, la nature à quelque chose de
voluptueux et d’oriental.
On s’isole ou l’on se réunit aux autres,
à sa guise. Pour moi, je vis dans une solitude
farouche et délicieuse. Ne point
parler et n’entendre parler personne,
quelle joie profonde ! Nul écho ne parvient
du dehors. Les peines et les soucis
s’arrêtent au seuil de Val-Mont.
Chaque matin, de terrasse en terrasse,
passe le docteur Widmer. Il me plairait
de voir en lui ce qu’on pourrait appeler
un directeur de volonté, comme on dit
un directeur de conscience. C’est entre
ses mains qu’en arrivant, on dépose sa
volonté. D’une intelligence aiguë, d’une
intuition vraiment surprenante, il vous
dirige comme il faudrait qu’on se dirigeât
si l’on avait la connaissance exacte
son tempérament. Il semble qu’il possède
une balance mystérieuse et infaillible
où il pèse vos forces du jour, le nombre
de pas que vous êtes capable de
faire, le poids des aliments que vous
pouvez assimiler. Il pense pour vous, il
veut pour vous. Là, on vit tout simplement,
on vit à la façon d’une plante que
soignerait un jardinier miraculeux. Et
c’est exquis.
⁂
Au dernier séjour que je fis à Val-Mont
en avril, le soir de mon arrivée, je restai
tard sur ma terrasse. Les lampes électriques
étaient éteintes dans le jardin. Tous
les pensionnaires étaient remontés. On
dormait.
Çà et là, sur le lac, des groupes de lumières
brillaient. C’était Villeneuve et
Montreux, c’était le Bouveret et Saint-Gingolph.
La lune planait au-dessus des
montagnes, emplissant l’espace d’une
grande paix radieuse.
Un bruit attira mon attention ; je me
rendis compte que mon voisin de droite
s’attardait, lui aussi, à respirer la fraîcheur
de la nuit. Il devait fumer, car une
odeur de tabac me parvint. Puis il y eut
un long silence. Le sommeil me gagnai,
je me levai.
À ce moment, une ombre se profila
sur la droite. M’étant avancé, je vis mon
voisin qui enjambait le balcon de sa terrasse.
Je me penchai. Il descendit, je ne sais
trop comment, se laissa tomber sur la
corniche très proéminente qui entoure
le premier étage et disparut.
J’avoue que l’aventure m’étonna. Si
tant est que l’on vienne à Val-Mont, ce
n’est point pour courir les routes, la
nuit, et une pareille équipée est vraiment
en dehors de tout ce que l’on peut
imaginer de la part des fidèles du docteur.
Cependant, je n’eus pas la patience
d’attendre le retour de cet original, et je
me couchai.
Quelle ne fut point ma surprise, le lendemain,
lorsque, en sortant de ma chambre,
je me trouvai face à face avec Paul
Marcillan. Il sortait de la chambre de
droite.
— Comment, vous ! m’écriai-je.
— Comment, vous ! répondit-il.
— Et vous habitez cette chambre-ci ?
— Et vous habitez celle-là ?
— Mais vous n’êtes pas malade ? lui
demandai-je.
— Pardonnez-moi, très malade.
J’éclatai de rire. Marcillan est le type
de l’athlète, et de l’athlète dont les facultés
intellectuelles ne troublent pas
l’excellent équilibre. Nous le connaissons
tous, nous savons ses exploits de
cycliste — n’est-il pas champion du
monde amateur ? — ses mérites d’escrimeur,
de pugiliste, d’alpiniste. C’est
l’homme réellement fort, conscient et orgueilleux
de sa force, l’entretenant et la
développant.
Soudain, il me prit par le bras.
— Sapristi, je devrais être étendu au soleil.
Il m’entraîna dehors jusqu’à une sorte
d’esplanade qu’entoure un demi-cirque
de rochers et où les rayons du soleil
s’accumulent, s’entassent, se réfléchissent
comme des images que se renverraient
les mille facettes d’un miroir.
À peine s’était-il installé sur un rocking-chair
et enveloppé de couvertures
qu’une dame s’avança, très pâle et d’une
maigreur extrême.
— Ma femme, dit-il, en me présentant.
Elle lui demanda, de ses nouvelles de cet air d’intérêt un peu apitoyé que l’on
prend avec les petits enfants qui souffrent,
lui dicta toute une liste de prescriptions,
rajusta ses couvertures, et,
m’ayant salué, s’éloigna à pas lents.
— Ma foi, je m’y perds, m’écriai-je ;
vous avez pourtant une mine resplendissante ?
— Et elle ? me dit-il vivement, en montrant
du doigt celle qui s’en allait.
— En effet, je reconnais que Mme Marcillan…
Cependant les soins que vous
prenez, ce n’est point pour elle ?…
— Pour elle, si, je vous l’affirme.
— Expliquez-vous.
— Oh ! mon Dieu, c’est bien simple.
Ma femme et moi, nous nous aimons
beaucoup. Après quelques années de
mariage, sa santé a rapidement décliné.
Avec l’insouciance de ceux qui se portent
bien, je n’en ai tenu aucun compte,
et notre vie à continué comme auparavant,
vie de fatigue et de surmenage,
jusqu’au jour où Thérèse tomba tout à
fait. Je voulus qu’elle se soignât, mais
je me heurtai à une nature affreusement
impressionnable, que l’idée seule de se
soigner terrifiait. Consulter un médecin
lui donne à croire aussitôt qu’elle est
perdue. Elle se frappe. Elle s’affole. En
un mot, elle est de ces malades qu’on
ne peut guérir qu’en leur persuadant
qu’ils ne sont pas malades.
C’est ainsi que j’ai été amené à simuler
des troubles nerveux, des malaises,
et que ma femme, au comble du
tourment, s’est mise en tête, un beau
jour, de me conduire ici. Je me suis laissé
faire, et maintenant je me soigne. Il faut
à Thérèse le soleil et le grand air : je me
cuis au soleil et je m’emplis de grand air.
Il lui faut l’isolement et le silence : nous
habitons deux chambres séparées, je ne
vois personne et je ne desserre pas les
dents.
— Mais, le docteur, que dit-il ?
— Le docteur est un esprit trop avisé
et un psychologue trop fin pour ne pas
profiter de l’aide que je lui apporte. Il
maintient Thérèse dans une certaine inquiétude
à mon égard. Il lui recommande
de surveiller mon repos, de
m’éviter toute excitation nerveuse. Bref,
il joue avec ce grand ressort qu’est, chez
la femme, l’instinct du dévouement.
Grâce à lui, Thérèse a la conviction
qu’elle se dévoue à mon salut. Elle est
donc sauvée.
— Et si, un soir, lui dis-je, elle s’avisait
d’ouvrir sa fenêtre au moment où
vous dégringolez le long de votre terrasse,
que penserait-elle ?
Il me regarda en riant.
— Ah ! vous avez surpris… Eh bien,
oui. Mais ce n’est pas ce que vous
croyez. Non, c’est uniquement pour me
dégourdir les jambes. N’oublions pas
que je me porte à merveille, moi, et que
l’exercice m’est indispensable. Alors, je
marche, je cours. Ma bicyclette m’attend
à Montreux, et je file jusqu’à Lausanne,
jusqu’à Nyon. Ou bien j’escalade
les montagnes, je vais à Caux, j’atteins
les Avants. Enfin, je me dépense, j’use
l’excès de mes forces, je me fatigue le
plus que je peux, de manière à ce que
le repos du jour ne me soit pas trop pénible.
Que voulez-vous ! pour un homme
de ma trempe, ce n’est pas précisément
récréatif de rester étendu sur une chaise-longue,
et je vous jure qu’il y a des heures
où je m’ennuie considérablement.
Seulement, voilà, j’aime Thérèse.
Je lui dis avec un peu d’émotion :
— Vous savez, Marcillan, c’est très
beau ce que vous faites là.
— Bah ! s’écria-t-il, tout est facile
quand on aime. Et puis, quoi, dans la
vie, il s’agit d’avoir bon cœur. N’est-il
pas juste, puisque Thérèse porte le fardeau
de la maladie, que ce soit moi qui
joue le rôle du malade ? Combien l’existence
serait plus lourde pour elle, si elle
savait que le Sacrifice est de mon côté !
Et il ajouta :
— Voyez-vous, il ne faut point montrer
sa force à ceux qui sont faibles, pas
plus que ses richesses aux misérables,
et son bonheur aux malheureux…