CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LES ÉVADÉS

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Il y avait trente ans que M. et Mme Duroseau tenaient, passage Montmartre, un petit magasin de jouets pour enfants. Et comme M. Duroseau avait succédé à son père et que Bertrande Duroseau était la fille d’une voisine, on peut avancer qu’après plus d’un demi-siècle d’existence, le couple Duroseau n’avait pour ainsi dire point vu la lumière du jour, ni respiré la fraîcheur de l’air.

Ils habitaient en effet le coin le plus obscur, l’angle le plus rentré du passage. Il leur fallait faire cent cinquante-trois pas pour apercevoir la couleur du ciel. Aussi était-ce là un spectacle qu’ils ne s’offraient qu’à de rares occasions, aux grandes fêtes et certains dimanches, le soir, à l’heure où l’on contemple le ciel à la clarté des réverbères.

Quand il y avait une grande tempête et que le vent faisait rage sur les boulevards et dans la rue Montmartre, les petits drapeaux de leur étalage frissonnaient un peu, et les Duroseau soupiraient avec satisfaction :

« On respire bien aujourd’hui. »

Ils ne voyaient rien au delà de leur comptoir, et leur horizon s’arrêtait à la boutique d’en face. Libres de soucis et de joies, ils n’étaient ni heureux ni malheureux. En réalité, ils ne vivaient pas plus que les soldats de plomb ou les polichinelles que le hasard les avait destinés à vendre. Ils avaient gagné de l’argent, assez même pour agrandir leur magasin, prendre un commis et mettre quelques sous de côté. Que pouvaient-ils rêver de plus ?

C’est à ce ménage assoupi, sans ambition ni désir, qu’un parent éloigné, M. Libertin, auquel ils allaient rendre visite tous les premiers de l’an, légua — par quelle attention ironique ! — une petite voiture automobile Ducollet, de huit chevaux, presque neuve.

« Et ils ne pourront la revendre, ajoutait une clause du testament, avant d’avoir effectué le voyage de Paris-Brest et retour, sur ladite automobile, seuls, sans mécanicien. »

Six mois après, un matin, M. Duroseau et sa femme, Bertrande, partaient d’un garage de la Porte Maillot. Est-il besoin de dire qu’ils partaient à contrecœur et avec les plus noirs pressentiments ? On ne se lance pas sans appréhension dans une aventure aussi périlleuse.

Mais la nécessité, une inflexible et cruelle nécessité, les contraignait. Farouchement résolus à se débarrasser de leur automobile et à toucher ainsi les trois ou quatre mille francs que cette vente représentait, ils avaient bien été obligés de se plier à la condition imposée : accomplir ce voyage, ce formidable voyage.

Non point que M. Duroseau s’effrayât beaucoup des difficultés mécaniques qu’il aurait à résoudre. Quand on est accoutumé au maniement quotidien des jouets pour enfants, quand on sait démonter, réparer et remonter ces organismes délicats que sont les tramways et les chemins de fer en boîte, on n’est pas plus bête qu’un autre. Mais ce qu’il y avait de redoutable, c’étaient les péripéties d’un voyage, le changement d’habitudes, l’absence, la vie déréglée, les fatigues surhumaines, tout ce qu’il y à d’imprévu le long des grandes routes.

— Il s’agit de cinq mille francs, Duroseau répétait de temps à autre Bertrande.

Et cette idée suffisait à réconforter M. Duroseau.

Et vraiment ils n’eurent rien à regretter les premières heures. La sortie de Paris s’effectua merveilleusement. Les rails furent bénévoles. Les pavés glissants ne cherchèrent point à les faire déraper. Les chiens ne mirent pas leur ambition à se jeter sous les roues. Les charrettes s’écartèrent. Pas de panne. Pas d’incident.

— Ma foi, ma bonne, si ça continue comme ça, il n’y aura que demi-mal.

Et en arrivant à Rambouillet, M. Duroseau télégraphia à Ruménois, le fidèle commis auquel on avait confié la direction de la boutique, celui que le patron appelait son bras droit, son alter ego :

« Tout va bien, santé parfaite, moral excellent. »

On déjeuna, on prit un repos mérité, puis on visita le parc et le château dont les splendeurs furent vivement appréciées, Puis le départ.

La seconde étape ne démentit point les espoirs légitimes qu’avait suscités la première. On passa sans encombre à travers tous les périls. Bertrande même eut l’audace de se demander si ces périls n’étaient pas un peu chimériques.

On jeta un coup d’œil sur Maintenon. L’endroit fut proclamé délicieux.

Mais Chartres eut la palme. La cathédrale l’église souterraine, la vieille ville intéressèrent beaucoup le ménage. Après le dîner, Duroseau écrivit à son bras droit :

« Il y a vraiment des choses fort curieuses ici-bas, et dont nous ne soupçonnons pas l’existence, passage Montmartre. Je vous citerai particulièrement… »

Le lendemain, journée magnifique. Les Duroseau, amplement rassasiés par les beautés architecturales qu’ils avaient admirées, s’exaltèrent aux spectacles de la nature. Ces beautés-là on ne s’en lasse pas. La nature est inépuisable. On le leur avait bien dit, mais ils ne le croyaient pas. Ils furent enthousiasmés.

La vitesse aussi les enchanta.

— C’est adorable, c’est féerique, c’est divin ! s’exclamait Bertrande, employant des épithètes inusitées pour exprimer des sensations nouvelles.

À peine s’ils s’arrêtèrent. Foin des monuments, des ruines et des curiosités banales ! Enivrés par l’espace, ils ne rêvaient plus que de s’y livrer sans réserve. Le grand air les surexcitait ; ils s’en abreuvaient et s’en nourrissaient comme de quelque chose d’exceptionnel qu’on ne pouvait trouver qu’à cette heure même, en cet endroit de la route, et qui leur était spécialement réservé.

Et le jour suivant ils allèrent encore, étonnés et ravis. Ils regardaient. Ils entendaient. Ils se servaient de leurs yeux et de leurs oreilles avec la surprise d’enfants qui surprendraient tout d’un coup le miracle de ce qu’ils sentent.

Il y a donc des formes, des couleurs, des bruits autres que ceux que l’on peut percevoir dans les rues de Paris ! L’air a donc une odeur particulière, un goût différent, selon qu’on l’aspire à l’aurore ou au crépuscule !

— Et ces arbres, femme chérie, vois donc ces beaux arbres !

— Et cette rivière |

— Et ces prairies !

Les vallons, les plateaux, les collines défilaient sous le voile bleu du grand ciel, avec leurs robes vertes ornées de fleurs, de tant de fleurs éclatantes et superbes. Et tout cela était gracieux, amusant, majestueux, tranquille et mouvementé. Ils n’en revenaient pas.

Pauvres vieilles gens qui s’éveillaient à la vie, à l’heure où la vie commence à s’envelopper d’ombre.

… « Tout ce que je viens de vous écrire est irrévocable, mon cher Ruménois. Je ne vous dirai pas que ma femme et moi nous y avons beaucoup réfléchi, puisque l’idée ne nous en a pris qu’en sortant de Brest, c’est-à-dire hier, sur le chemin de retour. Mais, que ce soit réfléchi ou non, raisonnable ou absurde, c’est ainsi. Rien ne nous fera changer d’avis.

« Par conséquent, étudiez l’affaire, vous savez ce qu’elle vaut, vous avez les livres entre les mains. Si cela vous convient, et j’en suis persuadé, je vous laisse les capitaux nécessaires. Vous me rembourserez à votre guise, selon les arrangements que nous arrêterons par lettre.

« Quant à revenir à Paris, madame Duroseau et moi, non, cela non. L’idée seule de retourner au passage, de nous enfermer entre quatre murs, nous rend malades. J’étouffe, rien que d’y penser. Et dire que nous avons vécu là plus d’un demi-siècle !

« En revenant, nous avons vu dans l’Orne, entre Alençon et Pré-en-Pail, une petite maison avec un verger, un potager et deux acres de terre. Elle est à vendre. Sans doute l’achèterons-nous. Et nous aurons des poules, et des lapins, et une vache, et des fleurs. Et l’on ira au marché avec son automobile, et on se promènera, et on ne fera rien, et on se couchera dans l’herbe…

« Ah ! Ruménois, je dois vous paraître fou. Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas ? Moi, non plus. Je suis un peu ivre depuis le départ. Ma femme aussi. Quand je dis que je ne comprends pas, si, je comprends… bien des choses… beaucoup de choses nouvelles… mais que je ne saurais pas expliquer. Il n’y en à qu’une qui soit bien claire : c’est que nous ne retournerons pas à Paris, jamais. Nous aurions peur de rester là-bas. Il nous semble que nous nous sommes évadés d’une affreuse prison. Comment aurions-nous la bêtise de revenir nous-mêmes nous y enfermer ? Jamais, jamais ! Autant mourir ! Et nous voulons vivre, madame Duroseau et moi. Il nous reste si peu de temps !…

Maurice LEBLANC.