bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-01-23ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1323-327
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
UNE BONNE FORTUNE
Fervannes, le romancier célèbre, aussi
connu par ses aventures que par ses livres,
continua :
— Et dans l’enveloppe que je reçus,
pas autre chose que ceci : la feuille d’état-major,
numéro 19, ou plutôt le quart de
cette feuille, c’est-à-dire Yvetot sud-est.
Et sur la carte, tout simplement une
croix au crayon rouge dont les deux lignes
se rencontraient au point d’intersection
des deux routes qui vont, l’une de
Rouen au Havre, l’autre d’Yvetot à Neuf-Châtel.
J’examinai l’enveloppe. Elle portait le
timbre de Doudeville, localité située à
une douzaine de kilomètres de l’endroit
désigné par la croix.
L’adresse était écrite, il n’y avait pas
de doute, par une main de femme.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? Certes,
je le sais par de nombreuses lettres, les
légendes du pays de Caux que j’ai recueillies
et publiées, m’ont valu une petite
renommée spéciale dans cette région.
Mais pourquoi ce message anonyme et
mystérieux ?
Je le déchirai.
Le lendemain le courrier m’apportait
une enveloppe identique. Je l’ouvris :
même carte d’état-major, même croix au
crayon rouge.
Le surlendemain, nouvel envoi. Et les
jours suivants également.
J’avouerai que cette obstination ne
laissait pas de m’intriguer. L’adresse eût
révélé une écriture d’homme, que j’aurais
cru à une mystification, et les choses
en seraient restées là. Mais c’était
une écriture de femme !
Une femme ! La lettre d’une inconnue !
Malgré soi on s’émeut de toucher à ce que
toucha les mains d’une femme, de regarder
les lignes qu’elle traça. Qui est-elle ?
pourquoi s’occupe-t-elle de vous ? Que
peut-on espérer de cette amie invisible
et lointaine ?
Je ne suis pas fat. Cependant il me fallait
bien admettre que tout cela avait une
apparence de rendez-vous, c’est que l’on
s’intéressait à moi, que je plaisais…
Dame !
Le onzième jour, je consultai l’indicateur
et marquai le train le plus commode,
le train d’une heure vingt, celui
que ma correspondante s’attendait évidemment
que je prisse.
Je ne le pris point, et le douzième jour
non plus, ni le treizième. Mais le quatorzième,
la croix au crayon rouge était soulignée
brutalement de trois barres. Je ne
pus résister. Une curiosité trop forte me
poussait. Je partis.
J’arrivai à Motteville à quatre heures
trente. Trois ou quatre kilomètres me séparaient
du carrefour indiqué. J’avais
emporté ma bicyclette ; ce fut l’affaire
d’une douzaine de minutes.
À mesure que j’approchais, cependant,
une inquiétude grandissait en moi. Ma
conduite me semblait pas trop naïve. Aurais-je
dû m’embarquer dans cette aventure
sans renseignements précis ? Qui
me certifiait que j’avais compris le signe
énigmatique, et qu’il y aurait quelqu’un
là, à l’embranchement des deux routes,
et justement à cette heure de la journée ?
Il y avait quelqu’un, une femme.
Je le confesse, mon émotion fut profonde
en la voyant. J’eus l’impression
d’un succès, d’une victoire sur le destin,
comme si j’avais violenté l’ordre des choses
en devinant ce qu’il n’était point facile
de deviner.
Elle aussi, l’inconnue avait sa bicyclette.
Je n’eus pas le temps de distinguer
ses traits, car, dès qu’elle m’aperçut, d’un
geste elle me fit signe de la suivre et se
mit en selle.
Et je la suivis.
Elle continua la route que j’avais prise,
la route nationale. Elle était charmante
à regarder, de taille fine, d’allure souple
et jeune. Les plis de sa jupe, ramenés du
même côté, lui donnaient une silhouette
gracieuse d’amazone. En vérité, ma conduite
ne me paraissait plus si ridicule.
Nous atteignîmes les premières maisons
d’Yvetot. L’un derrière l’autre, moi
peut-être à vingt-cinq mètres d’elle, nous
traversâmes la petite ville, très lentement,
quelque peu cahotés par les pavés
inégaux.
Sur la place principale, j’eus une surprise.
Il y avait là, assis à la terrasse d’un
café, une vingtaine de personnes, hommes
et femmes, qui se levèrent tous, et
saluèrent mon inconnue en agitant chapeaux,
cannes et mouchoirs. Elle remercia
par une inclinaison de tête.
Nous sortîmes d’Yvetot, et tout de suite
ce fut une série de routes étroites et sinueuses
où je perdis toute idée d’orientation.
Je vis des noms, Baons-le-Comte,
Veauville. Cette promenade allait-elle
continuer longtemps de la sorte ? Où me
conduisait-on ? et dans quel but ?
Pour moi il n’y avait qu’un but : aborder
l’inconnue, lier conversation avec
elle. Mais, à chaque instant, elle se retournait
et me faisait signe de prendre
patience et d’être prudent. Sans aucun
doute un danger nous menaçait.
À Étoutteville, nouvelle surprise : des
gens encore, attablés au café, qui se lèvent
au passage de la jeune femme et
l’acclament. Elle les salue.
Quelques minutes après, un poteau indicateur
m’apprit que nous roulions dans
ma direction de Doudeville, et que nous
en étions à quatre kilomètres. Cela m’étonna.
Pourquoi avait-elle choisi cette
route détournée et plus longue ? Et puis
c’était donc au lieu même d’où les lettres
m’étaient adressées que nous allions ? au
lieu où elle demeurait ?
De plus en plus intrigué, à la fois inquiet
et ravi de ce mystère, séduit par la
grâce de mon inconnue, je goûtais violemment l’étrangeté de l’aventure. D’ailleurs,
je m’attendais à tout. Les périls les
plus graves ne m’ont pas déconcerté.
J’avais pris mon revolver.
Et le clocher surgit entre les hautes futaies
dont les fermes s’entourent. N’allait-elle
pas s’arrêter ? Ne pourrais-je la rejoindre
et lui parler avant de pénétrer
dans le bourg ? Je le tentai. D’un geste
impérieux elle me signifia de garder ma
distance.
Une petite côte, puis une descente assez
brusque au milieu des maisons, puis
la place du Marché. Et là encore des gens
se tenaient à la terrasse d’une auberge,
mais des gens en bien plus grand nombre,
qui reçurent la jeune femme avec
de véritables ovations.
Elle sauta de machine. J’en fis autant,
et me dirigeai vers l’une des tables inoccupées,
comme un touriste désireux de
se rafraîchir.
Quelle fut ma stupéfaction quand l’inconnue
s’approcha de moi, ouvertement,
sans la moindre gêne, escortée de la
bande de ses amis. L’un de ceux-ci s’en
détacha. Elle me dit :
— M. Fervannes, voulez-vous me permettre
de vous présenter mon mari, Victor
Duroussel, commerçant et conseiller
municipal ?
Tour à tour elle me présenta Anthime
Vêtu et sa dame, le pharmacien Postel,
M. Bourquereux, épicier, et beaucoup
d’autres dont le nom m’échappa.
J’étais confondu. Je saluais mécaniquement,
je balbutiais des mots quelconques,
tout en essayant de comprendre.
En vérité, je devais faire piètre figure,
Mais Victor Duroussel s’écria :
— Maintenant que la connaissance est
faite, si l’on débouchait quelques bouteilles
de cidre !
On s’assit en tumulte autour de moi.
M. Bourquereux fut mon voisin. Il me
dit, en me tapant sur la jambe :
— Ainsi, ça y est, vous êtes venu ?
Le pharmacien Postel objecta :
— M. Fervannes ne sait peut-être pas !
Je le regardai d’un air stupide. Alors
Duroussel demanda à sa femme :
— Tu n’as donc pas expliqué à monsieur.
Elle répondit :
— Non, je n’ai pas eu le temps, et puis
il était convenu que je ne dirais rien.
Tout le monde éclata de rire, Et Duroussel
prit la parole.
— C’est une idée de ma femme… Figurez-vous
qu’elle est entichée de vos livres.
Elle lit tous vos articles dans les journaux.
Et puis, le mois dernier, il est venu
quelqu’un de Paris qui nous a raconté des
tas de choses sur vous, des aventures à
n’en pas finir… Alors ma femme a dit
comme ça : « Moi, je le ferais bien venir
pour moi. » Vous pensez si on a ri. Là-dessus
elle a parié la chose que vous la
suivriez à vingt pas de distance, depuis
la route nationale jusqu’à Yvetot, et puis
de là ici par Étoutteville, et sans la connaître,
rien que pour savoir qui envoyait
chaque jour une carte avec une croix
rouge. On a parié. Elle a prévenu des
amis à Yvetot, des amis à Étoutteville…
Et vous voilà… Ah ! c’est qu’elle connaît
bien les hommes, la gredine ! Elle me
l’avait dit : « Tu verras, il voudra voir
quelle est la femme qui lui écrit. Je ne
lui donne pas quinze jours pour venir. »
Et vous voilà !
De nouveau on s’esclaffa. Je frémissais
de colère. Lequel des rieurs allais-je gifler ?
Victor Duroussel ? M. Bouquereux,
qui se tenait les côtes ?
Mais non, tous ces gens riaient de si
bon cœur. Il n’y avait aucune méchanceté
dans leur allégresse. Ils avaient fait
une bonne farce, et ils se réjouissaient,
trouvant très drôle la déconvenue du Parisien,
En vérité, se fâcher eût été stupide.
Je regardai Mme Duroussel. Si elle
avait été jolie, j’aurais tenu ma vengeance.
Elle ne l’était point, je pus m’en
rendre compte. Elle avait des taches de
rousseur, un nez trop court, une bouche
peu appétissante.
Allons, il fallait faire contre fortune
bon cœur. J’appelai la servante et
commandai deux bouteilles de champagne.