CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

L’ÉPOUVANTE

Séparateur

Des amis m’attendaient pour déjeuner. L’heure du rendez-vous était passée, et vingt kilomètres encore me séparaient de l’étape. Je marchais donc aussi vite que mon automobile le permettait, lorsque j’aperçus, peut-être à, cinq cents pas devant moi, une personne à cheval.

Presque aussitôt je me rendis compte que c’était une amazone et qu’elle venait à ma rencontre.

Je n’eus même point l’idée de ralentir. La route est spacieuse, deux bandes de gazon en doublent la largeur, et l’amazone suivait à gauche un petit sentier tracé dans ce gazon. En outre, je l’affirme sur ce que j’ai de plus sacré au monde, le cheval, à mon approche, ne donna aucun signe d’inquiétude.

Je passai donc, et ce fut subit, inattendu. La bête fit un écart. J’entendis un cri. Je me retournai, j’eus la vision d’une chute et j’arrêtai brusquement.

Aussitôt je me mis à courir. La dame gisait au pied d’un arbre, inanimée. Du sang coulait sur son front, Elle avait dû être projetée contre l’arbre.

Je me penchai. Je vis ses yeux fixes, je touchai ses mains, j’interrogeai son cœur. Elle était morte.

Au loin le cheval galopait.

Je ne dirai point les sentiments qui m’étreignirent en face de cette femme dont le destin, m’avait fait le meurtrier involontaire. Je ne dirai point mon angoisse, mon affolement, mes remords. Non. Je veux exposer les choses, celle-là et les autres qui s’ensuivirent, je veux les exposer simplement, dans leur horreur tragique. Elles n’ont besoin d’aucun commentaire.

Après un moment de stupeur, j’essuyai son visage. Elle me parut très belle en sa pâleur de morte. À l’arrangement de ses cheveux, à la délicatesse de ses formes, je jugeai que c’était une jeune fille. Aucun indice ne put m’indiquer son nom ni le lieu de sa demeure.

Sur la route il n’y avait personne. À l’horizon des campagnes personne. Je consultai ma carte, le plus proche village se trouvait à une lieue et demie. Je résolus d’y transporter la jeune fille.

Je la couvris de mon vêtement et me dirigeai vers l’automobile pour la ramener vers elle.

En toute hâte j’établis le contact et tournai la manivelle de mise en marche. Aucune explosion ne se produisit.

Durant dix minutes je m’acharnai. En vain. Je vérifiai les bougies, je réglai le trembleur, je cherchai toutes les causes possibles de panne, Cela dura bien une demi-heure. Quel supplice !

Et soudain, avant tourné la fête, j’aperçus le cheval qui broutait paisiblement auprès de la jeune fille. Et aussitôt une idée me frappa. Je n’hésitai point. D’ailleurs, il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

La bride du cheval traînait à terre. Il se laissa approcher, puis conduire jusqu’à la voilure. À l’aide de cordes je l’y attelai.

Puis je revins vers la morte, la soulevai et, l’emportant dans mes bras, je la déposai sur le siège, sur l’unique siège qui se trouvait auprès du mien.

Ou, pour mieux dire, je l’y assis, un peu à la renverse, et solidement attachée, cela va de soi. Et nous partîmes…

Je m’efforce de tracer ces lignes d’une main qui ne tremble pas, Mais mon cœur tremble, lui, et je suis couvert de sueur rien qu’à l’évocation de cette promenade lugubre.

Nous allons, nous allons au petit pas. La selle au dos, la bête tire de biais. Je dirige, je retiens, je laisse aller. Ma compagne a l’air de dormir.

Parfois je suis près d’arrêter. N’est-ce pas un sacrilège ce que je fais là ? Mais non, mais non, il n’est pas possible d’agir autrement. Alors ?

Et nous allons. Deux, trois kilomètres. Toujours personne dans les champs.

Mais un chemin se présente sur la droite, un chemin qui file entre deux rangées d’arbres, et qui descend dans une vallée étroite. Le cheval s’y engage de lui-même. Nul doute : c’est de Le côté que se trouve la maison, le château…

Et de fait les arbres se multiplient, disposés en quinconces, bien taillés. Des toits apparaissent au loin. J’ai peur…

J’ai peur, car bientôt j’arriverai, il me faudra annoncer la chose. Et comment l’annoncer ? Au moyen de quelles phrases, douces, fuyantes, mensongères, mystérieuses, de ces phrases qui font pressentir l’atroce vérité et donnent le frisson du malheur.

La route aboutissait à la grille d’un parc. Un sentier la traverse à cent pas de cette grille, et par ce sentier quelqu’un passa qui ne me vit point.

Je l’appelai, puis, sautant de voiture, me jetai à sa poursuite.

Il s’arrêta. C’était un homme encore jeune, en tenue de chasse, le fusil sur l’épaule.

Tout haletant je lui dis :

— Monsieur, je vous en prie, tirez-moi d’embarras… J’ai recueilli sur la grand’route une dame, une jeune fille… je ne sais qui elle est… où la conduire…

— Une jeune fille ?

— Oui… tombée de cheval.

— Blessée peut-être ? Morte ?

— Oui, morte… Mais venez… suivez-moi.

Je partis en courant vers la voiture. Mais il me devança. Qu’avait-il à se hâter de la sorte ?

Un soupçon horrible me saisit.

Il bondit sur le marchepied, souleva le vêtement dont j’avais enveloppé la jeune fille, et poussa un hurlement de douleur.

Et tout de suite, il l’arracha du siège. Il l’étendit sur un talus de mousse, et, à genoux devant elle, il lui couvrait les mains de baisers.

Puis il revint à moi. Son visage m’effraya, tellement les traits en étaient bouleversés. Et il me dit d’un ton saccadé :

— C’est ma fille… notre dernière fille… nous en avions trois… toutes trois mortes… Allez… vite… par là… allez prévenir sa mère… prévenez-la doucement… elle arrive par ici… par ce sentier… elle me suivait… Oh ! ma dernière fille !… allez donc !…

Je m’éloignai rapidement. Je n’avais pas fait cent pas qu’un coup de feu retentit.

Il s’était tué.

Et en même temps j’aperçus, tout au bout du sentier qu’il m’avait désigné, j’aperçus une dame qui s’avançait lentement, comme une personne qui se promène, en cueillant de grandes fougères.

Alors, sans réfléchir, je me précipitai vers ma voiture. Je dételai le cheval. Au premier essai la mise en marche s’effectua.

Et fou d’épouvante, les cheveux dressés sur la tête, je m’enfuis, laissant là les deux cadavres qui gisaient à l’extrémité du chemin par où s’en venait la mère, tout doucement, les bras chargés de grandes fougères…

Maurice LEBLANC.