CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA MYSTÉRIEUSE

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J’allais à belle allure, le volant bien en main, chacun de mes sens à son poste, l’esprit vigilant, maître des choses et de moi-même, heureux de vivre. La route était large et droite. L’espace m’appartenait. Il n’est point de sensation de liberté plus grande et plus délicieuse.

Et soudain, d’un petit bois qui surgit à ma droite, quelque chose se précipita qui vint s’abattre à dix pas en avant de ma voiture, sous elle, puis-je dire.

Par quel miracle me fut-il possible d’éviter cet obstacle, sans pourtant que la brusquerie de l’écart me brisât contre la ligne des arbres ? Cent mètres plus loin je m’arrêtai. Malgré la rapidité de l’événement et mon trouble, j’avais eu la vision très nette d’une forme humaine qui se jetait en travers de la route, une femme, m’avait-il semblé.

Je ne m’étais point trompé. Je trouvai la malheureuse évanouie. Un peu de sang coulait d’une blessure qu’elle s’était faite au visage. Je m’assurai que ce n’était point grave. Je soulevai sa tête. Je lui fis respirer des sels. Après quelques minutes elle reprit connaissance. M’ayant regardé longtemps, d’un air étonné, qui ne comprenait pas, elle se mit bout à coup à me supplier :

— Ah ! Monsieur, emmenez-moi, emmenez-moi… il fallait me laisser mourir… pourquoi ne suis-je pas morte ?… emmenez-moi… j’ai peur… On va venir… je ne veux pas rester…

Il y avait dans sa voix et dans ses gestes une épouvante qui me frappa. Je fus sur le point de l’interroger, mais elle était debout déjà et courait vers l’automobile comme si on l’avait poursuivie. Elle monta dans la voiture et s’y installa. Je tentai de parler.

— Vraiment, mademoiselle… expliquez-moi d’abord…

Elle se pencha, me prit les deux mains et s’écria, la voix tremblante, le regard plein d’angoisse :

— Je vous en prie… il n’y a pas une minute à perdre… sauvez-moi… je vous en prie…

Nous partîmes.

Ce fut une fuite éperdue et silencieuse, fuite d’autant plus étrange que personne ne nous suivait et que personne n’aurait pu nous suivre, étant donné l’extrême vitesse à laquelle nous marchions. Plusieurs fois j’essayai de ralentir. Elle ne me le permit point.

Nous traversâmes Attigney, Rezoul, Ardouis… À Grinol, qui était le but de mon étape, ce jour-là, je lui dis :

— Nous allons nous arrêter.

Mais elle m’implora ardemment :

— Ah ! non, je vous en prie… pas encore… plus loin… bien plus loin…

Bretalloux, Cherville… J’étais brisé de fatigue. Mes bras, raidis, me faisaient mal. Cela devenait dangereux. Enfin, à Saint-Jore, elle consentit à descendre.

Nous dinâmes l’un en face de l’autre, sans échanger une seule parole. Je pus observer à mon aise. Elle avait peut-être vingt ans. Sa figure était d’une beauté très délicate qui contrastait avec l’éclat sombre, presque sauvage, de ses yeux. Toute la physionomie exprimait l’énergie, la volonté, l’obstination. Mais il y avait un grand charme et de la douceur dans ses gestes.

Après le repas, elle se leva et me tendit la main.

— Je vous remercie… et je vous demande pardon. C’est beaucoup de mal que je vous ai donné, et je devrais au moins répondre à votre bonté par de la confiance. Mais cela ne m’est pas possible.

— Votre nom ? lui demandai-je.

— Je ne puis pas vous le dire… je ne puis rien vous dire.

Je m’inclinai. Elle se retira.

Durant quatre jours je ne la vis point. Elle avait la fièvre, subissait le contre-coup de la rude épreuve.

Pourquoi suis-je resté ? Nul devoir ne m’y obligeait. Elle-même m’écrivit quelques lignes où elle me suppliait de ne pas interrompre plus longtemps mon voyage.

Cependant, le cinquième jour, j’étais là et je l’accompagnai dans les courses qu’elle fit à travers la ville pour se munir de vêtements et de tout ce qui lui était nécessaire.

Et le sixième jour nous repartîmes ensemble dans ma voiture.

Étape encore silencieuse où l’inconnue ne desserra pas les dents, toujours pâle, secouée de frissons, peureuse sans raison, inquiète dans les villes. Et il en fut de même le lendemain. Mais le surlendemain elle eut un cri d’admiration devant une plaine lumineuse qui nous apparut au sortir d’un défilé. Et le jour d’après elle prononça quelques mots. Et le jour d’après elle sourit.

Et dès lors, chaque jour, en l’éloignant du lieu même de sa souffrance, sembla l’éloigner aussi de sa souffrance elle-même. Quelque chose du passé tombait à chaque détour du chemin. Ses peines s’éparpillaient au vent comme les morceaux d’une lettre cruelle que l’on déchire et que l’on jette autour de soi.

Mais quelles peines, quelle torture affreuse lui avait donné le désir de mourir ? Quel ennemi implacable ou quelle situation intolérable avait-elle fui en fuyant avec moi ? Qui était-elle ? Une amoureuse déçue ? une criminelle ? une victime ?

Elle était douce et bonne et infiniment gracieuse, voimà les seules certitudes auxquelles je parvins peu à peu. Et elle avait de grands yeux noirs, une voix qui me troublait, des gestes harmonieux, une âme grave et simple. Le reste, toutes ces questions mystérieuses et tragiques, j’avoue que si elles m’obsédaient parfois je ne songeais pas beaucoup à les lui poser. Comme elle je m’éloignais du passé mauvais, et j’avais, comme elle, l’impression d’entrer dans un monde nouveau où il n’y avait que du bonheur, de la paix… et de l’amour.

Journées admirables ! courses exaltantes à travers la France, la Suisse et l’Italie ! Heures inoubliables où nous prîmes aux plus belles villes leurs plus beaux sourires, aux plus vertes campagnes tout ce qu’elles ont de fraicheur, d’éclat et de pureté !

Elle fut l’amie exquise, elle fut l’amoureuse jeune et naïve. Un long et doux hiver s’écoula parmi les orangers et les palmiers. Puis, au printemps, nous repartîmes. Les larges routes claires nous accueillirent de nouveau, bordées d’agaves et de platanes, ou bien de peupliers et de saules. Nous étions heureux. Nous nous aimions. Elle était ma vie, ma vie tout entière.

Et soudain, un jour, elle jeta un cri d’épouvante. Depuis quelques minutes déjà j’avais arrêté et je l’observais anxieusement. En face de nous était le petit bois d’où elle avait surgi, l’année précédente. Qu’allait-elle dire en le voyant ? Qu’allait-elle faire ?

Sa pâleur m’effraya. Elle gémit, se tournant vers moi :

— Tu savais ? C’est volontairement…

— Oui.

— Pourquoi ?

Je lui pris la main et la fis descendre, puis je la conduisis à l’endroit même de la route, près des deux arbres entre lesquels elle avait passé.

— Il faut que je sache. Qui es-tu ? Je pardonne tout d’avance, j’admets tout… mais il faut que je sache avant d’unir ma vie à la tienne. Parle… Ne dois-tu pas être ma femme ?

Il y eut dans ses yeux un peu de reproche, et elle chercha des mots de prière. Et rien n’était lamentable comme son pauvre visage contracté. Mon Dieu, comme elle souffrait ! J’insistai cependant. Elle regarda autour d’elle avec une sorte d’égarement. Elle vit la route, les deux arbres, le petit bois, chancela et tomba tout d’un coup, évanouie.

Quelques minutes après, je l’emportais dans ma voiture, par les mêmes chemins que jadis. Nous traversâmes Attigney, Rezoul, Ardouis. Rien ne m’eût arrêté. Aucune fatigue. Cette fois c’était moi qui fuyais, comme si j’avais eu peur qu’on me l’arrachât. Et lorsque nous fûmes arrivés à Saint-Jore, je me jetai à ses pieds.

— Reste l’inconnue… Qu’importe que je sache ?… Je t’aime telle que tu es, dans le présent et dans l’avenir, comme dans le passé que j’ignore et que j’accepte. Et puis, ne sais-je pas de toi tout ce qu’il faut savoir ? Ne t’appelles-tu pas le bonheur ? N’es-tu pas l’amour ?

Et le lendemain nous sommes repartis. Et je suis heureux…

Maurice LEBLANC.