bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1907-12-25ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1472-476
Une Nuit de Noël
Clotilde s’engagea dans l’allée qui
conduisait à la pelouse centrale et se
dissimula derrière un groupe de sapins,
d’où elle voyait, à la clarté de la
lune, la maison large et basse, habillée
de lierre et surmontée d’un pinacle, où
veillait une horloge.
Au village voisin, une cloche tinta,
grêle et gaie dans la vaste nuit. C’était
la messe de Noël.
— Le voici, se dit-elle, toute frissonnante.
Sur le perron, en effet, un homme
apparaissait, qui descendit les marches
et se dirigea vers la grande grille. Mais
il se ravisa, s’en revint vers la pelouse
et la suivit.
Elle distingua ses traits. Lui aussi
aurait pu voir l’ombre de la jeune fille
mêlée à l’ombre-des sapins. Mais il
passa sans tourner la tête et sans qu’elle
osât l’appeler. Au dernier moment, elle
hésitait.
— Raoul ! s’écria-t-elle tout à coup.
Elle avait couru et elle était devant
lui, immobile, lui barrant la route.
— Vous ! dit-il, c’est vous !
Et ce fut entre eux un dialogue très
court, scandé d’une voix brusque, hostile
presque de part et d’autre.
— Vous êtes seule ?
— Oui.
— Votre père ?
— Il me croit au château, dans ma chambre.
— Et vous êtes venue ?…
— Vous voir, vous parler.
— Nous n’avons rien à nous dire qui
ne puisse être dit en plein jour et devant
tous.
Elle lui saisit le bras nerveusement.
— Si… si… vous le savez… votre
indifférence…
Elle s’interrompit. Le silence fut lourd
entre eux. Enfin, elle murmura :
— Vous refusez, n’est-ce pas ?
— Que m’offrez-vous ?
— Ma main, dit-elle nettement.
Il la devina, dans l’ombre, qui tremblait
après l’effort d’un tel aveu.
Il ne répondit point.
— Je suis riche et vous ne l’êtes pas.
Est-ce cela qui vous effraie ?
— Qu’importe l’argent ?
— Alors, quoi, vous me détestez ?
À son tour, il lui saisit le bras et d’un
ton saccadé, âpre :
— Ce que je déteste, c’est la jeune
fille que vous êtes, impérieuse, téméraire,
fantasque, hautaine, voulant tout
plier à sa volonté, n’acceptant pas la vie
avec ses devoirs et ses peines. Vous
m’aimez ? Allons donc, c’est mon indifférence
qui vous irrite. Il faut que je
sois à vos pieds comme les autres, sinon
vous êtes prête à tout, jusqu’à risquer
cette démarche inutile et… inconvenante.
Il la discerna, toute pâle sous l’affront,
et si belle, si tragiquement belle
avec ses yeux courroucés et le pli amer
de ses lèvres.
— Assez ! dit-elle. J’en ai trop entendu
déjà. Conduisez-moi.
Ils suivirent une allée toute blanche
de lumière et parvinrent auprès d’une
petite porte percée dans le vieux mur
du jardin. Des massifs de lauriers l’encadraient.
Clotilde s’arrêta.
— Pour la dernière fois, est-ce oui, pu non ?
— Non.
Elle porta sa main à sa bouche. Un
coup de sifflet vibra. Deux individus
surgirent de droite et de gauche, bondirent
sur le jeune homme et l’entrainèrent
hors du jardin, vers une automobile
dont les phares illuminaient la
campagne. L’un d’eux le maintint sur
une banquette. L’autre mit le moteur
en marche. On partit.
⁂
C’était une limousine. L’avant, clos
de glaces et de portières, formait coupé.
Les deux hommes étaient assis à l’intérieur.
Clotilde conduisait. Et l’on gagna
la route, la grand’route nationale, large
et déserte, qui s’en va vers le Nord,
vers la frontière…
Jamais encore Clotilde n’avait éprouvé
avec tant de violence la sensation enivrante
de la victoire. Celui qu’elle aimait
lui appartenait, ainsi que l’esclave
appartient au maître. Elle l’emportait
comme un trophée. Et parce que, dans
certaines âmes d’orgueil, le besoin d’humilier
surexcite l’amour, elle jouissait
frénétiquement de voir auprès d’elle,
enchaîné, l’adversaire.
On glissait éperdument parmi les
plaines et les bois. Quelquefois, la route
se cabrait devant l’auto, en côtes rudes.
Puis, subitement, elle s’abaissait comme
l’échine souple d’une bête, et il semblait
alors qu’on descendait au cœur de la
terre.
Ils traversèrent un village, puis un
autre. Les églises illuminées flambaient
par leurs vitraux. Le chant d’un orgue
les effleura.
Des minutes s’ajoutèrent aux minutes,
et des plateaux aux vallées, et dans
sa fièvre de conquérante, elle ne pensait
plus à rien qu’à l’espace supprimé,
au temps qui fuyait derrière eux. Toute
son attention se concentrait sur l’acte
unique de conduire et de bien conduire.
Elle avait impression que ses bras faisaient
partie de la machine plutôt que
d’elle-même, et que son cerveau battait
au rythme du moteur.
Un pont fut franchi, une forêt fut côtoyée,
on entra dans une petite ville
entourée de remparts, et comme l’auttomobile tournait brusquement sur la
place qui s’ouvre devant la cathédrale,
il y eut soudain des cris d’effroi. Clotilde
et Raoul aperçurent un groupe
d’ombres qui s’écartaient rapidement de
droite et de gauche. Mais un enfant fut
atteint au passage, projeté…
La direction trembla dans les mains
de Clotilde. Elle freina sans pouvoir arrêter
sur-le-champ.
D’un bond, Raoul sauta. Les deux
hommes ouvraient la portière. Il dit à
l’un d’eux :
— Prenez le volant… Emmenez mademoiselle.
Elle voulait descendre, se précipiter
vers l’enfant. Il la repoussa.
— Ne vous montrez pas… Ce serait
vous perdre… allez… laissez-moi faire.
Et il y avait en lui une telle autorité
qu’elle ne résista point davantage. Déjà
des silhouettes accouraient, menaçantes.
L’automobile disparut dans les ténèbres.
⁂
Ce même jour, l’après-midi, Raoul se
présenta au château que Clotilde habitait
avec son père. Il la trouva seule,
pâle d’angoisse. Qu’allait-il lui annoncer ?
Elle balbutia :
— L’enfant ?
— Il vit… Ce ne sera pas grand’chose.
Elle tomba sur une chaise en sanglotant.
Et de longues minutes ils restèrent
sans parler.
Et quand elle eut pleuré, elle demeura
longtemps dans la même attitude, les
mains sur sa figure et la taille courbée,
et maintenant que l’horrible cauchemar se dissipait, presque heureuse, toute
détendue, elle éprouvait une grande
joie à être en face de lui. Elle sentait
sa force, elle subissait la domination
de sa volonté. La vie reprenait son véritable
sens, et il lui semblait que c’était
la chose du monde la plus juste que de
se soumettre et d’obéir. Toute la femme,
en elle, se délectait après la révolte trop
violente.
Elle murmura :
— J’aurais pu tuer cet enfant. Ah !
c’est fou ce que j’ai fait… Mais, comprenez-le,
Raoul, j’ai agi sans savoir… je
voulais vous conquérir… et ce n’est pas
à la femme de conquérir.
Et elle ajouta très bas :
— Raoul, me pardonnez-vous cette
folie ?
Elle leva les yeux et tressaillit. Jamais
il ne l’avait regardée avec autant de
douceur.
Il répondit simplement :
— Comment pourrais-je oublier qu’elle
fut commise pour moi ?…