CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Spécialité d’Enlèvements

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— La directrice du garage ?

— Madame de Valterre ?

— S’il vous plaît.

— Au fond de la cour, la porte de gauche.

Le monsieur s’en fut frapper à la porte de gauche.

— Entrez, dit une voix de femme.

— Madame de Valterre ?

— Moi-même, Monsieur.

C’était une grande personne mince, élégante et d’une extrême distinction.

Le monsieur déposa sur une chaise son chapeau de soie, retira sa pelisse de fourrure, et montra son visage, jeune encore, orné d’une jolie barbe blonde. Et il s’assit.

— Ma démarche, Madame, j’en suis sûr, ne vous semblera nullement singulière, étant donnée la réputation, l’excellente réputation dont jouit la maison de Valterre dans une branche toute spéciale de l’industrie automobile.

— Veuve ? demoiselle ? ou mariée ?

Le monsieur tressauta, et, tout décontenancé, reprit :

— Que voulez-vous dire, Madame ?.… Je ne comprends pas…

— Je vous demande simplement si la personne que vous désirez enlever est veuve, demoiselle ou mariée ?

— Et pourquoi ?

— Parce que mes prix diffèrent sensiblement d’une classe à l’autre. Si vous aviez lu mon catalogue, vous sauriez qu’un enlèvement de veuve coûte moitié moins qu’un enlèvement de jeune fille et quatre fois moins qu’un enlèvement de femme mariée. Dois-je vous expliquer les raisons qui m’ont amenée… ?

— Oh ! inutile, s’écria le monsieur en riant, et puisque vous posez la question si nettement, je n’irai pas par quatre chemins.

— Excellent principe en automobile. Ainsi donc ?…

— Eh bien, cette personne… la personne dont je vous parle.

— Est mariée, puisque vous hésitez à répondre, interrompit Mme de Valterre, profonde psychologue.

— En effet.

— Consentante ?

— Oh ! certes, absolument consentante.

— Alors c’est moins cher. Je demande davantage pour le rapt que pour l’enlèvement par consentement mutuel. Et le mari, est-il complice ?

— Complice ? Mais pas du tout.

— C’est un cas fréquent. Il est jaloux, peut-être ?

— Effroyablement !

— Alors le prix s’élève… vous comprenez !… Le nom et l’adresse de cette dame ?

— Comtesse de l’Estrade, château d’Épinay.

— Et vous, Monsieur ?

— Moi ?

— Oui, garçon ? marié ? veuf ?

— Garçon. Louis Colange, 11, rue de Berri.

— Position de fortune ?

— Mais…

— Les prix diffèrent selon les revenus.

— Douze mille francs de rente.

— Bien. Et maintenant, si vous voulez avoir l’obligeance d’entrer dans les détails, nous allons prendre, nos dispositions…

Le lendemain, à la même heure, quelqu’un frappait à la même porte.

— Entrez ! fit Mme de Valterre.

Une dame entra. C’était une femme de haute taille, très belle, coiffée d’un chapeau à longues plumes retombantes et vêtue d’un magnifique manteau de zibeline. Elle s’assit, et tout de suite, d’une voix claire et bien scandée.

— Madame, la démarche que je viens faire auprès de vous est infiniment délicate. Aussi est-ce beaucoup moins à la directrice du garage que je m’adresse qu’à Mme de Valterre, à la femme du monde dont je sais toute la finesse, tout l’esprit… et toute la discrétion.

— Parlez sans crainte, Madame. La discrétion est de rigueur chez moi.

— Voici ma carte.

La dame sortit de son carnet un mince bristol qu’elle tendit à la directrice. Celle-ci lut :

« Comtesse de l’Estrade, château d’Épinay. »

— Ah ! fit-elle, très intriguée.

La comtesse reprit :

— Vous avez reçu hier la visite d’un monsieur Louis Colange, n’est-ce pas ?

— Oui

— Et vous avez convenu avec lui qu’une automobile m’attendrait demain soir, vers minuit, à la petite porte du château d’Épinay ?

— Je ne sais si je puis…

— Vous pouvez, Madame, puisque M. Colange et moi nous sommes tout à fait d’accord sur mon enlèvement et qu’il m’a rapporté lui-même les termes de votre conversation.

— J’avoue donc que, demain soir, je dois procéder à votre enlèvement.

— Bien. Alors, moi, je vous prierai de me dire combien vous demandez pour ne pas procéder à cet enlèvement ?

— Mais… Madame… Vous m’embarrassez fort… Mon catalogue ne prévoit pas… Je n’ai jamais vu offrir de l’argent pour n’être pas enlevée… au contraire.

— Quelles sont les conditions souscrites par M. Colange ?

— Mille francs d’à-compte, quatre mille francs à la minute même de l’enlèvement.

— Voici les quatre mille francs. Il y en aura autant à la minute même du non-enlèvement.

La comtesse aligna sur la table quatre billets bleus, et posément, sans la moindre gêne, poursuivit :

— J’aime beaucoup M. Colange, je l’aime énormément, et je suis prête à lui faire tous les sacrifices. Je lui en ai fait même de très grands, dont il doit m’avoir la plus profonde reconnaissance. Seulement, la situation se présente sous un aspect qu’il ne voit pas avec toute la netteté suffisante, et que vous allez voir, vous, Madame, parce que vous êtes une femme, une vraie femme… Oh ! c’est bien simple… Voilà la chose en deux mots. Mon mari à trois cent mille francs de rente, sans compter quelques héritages à recueillir. Alors vous comprenez l’embarras où je me trouve, placée entre l’attachement tout légitime que je dois à mon mari, et l’amour, l’amour immense que j’éprouve pour M. Colange. D’un côté, l’épouse ne peut pas renoncer… aux avantages que lui confère son titre. Et, de l’autre, je ne veux pas désoler un ami que j’aime autant que j’aime M. Colange, et me refuser à un acte dont dépend tout son bonheur. J’aurais l’air d’obéir à certaines considérations mesquines, aussi indignes de lui que de moi. J’ai donc accepté avec enthousiasme l’enlèvement qu’il m’a proposé et qu’il s’ingénie à parer de toute la poésie et de tout le mystère que comportent les conditions de la vie moderne. Mais je compte sur vous, chère Madame…

Le dernier coup de minuit sonna à l’église du village.

La porte grinça sur ses gonds rouillés.

— Louis ?

— C’est vous ?

— Me voici.

Il reçut dans ses bras une forme frissonnante, et il effleura de sa moustache mouillée par la brume glacée des boucles de cheveux fins et odorants.

— Vous ! vous ! Ah ! quelle joie surhumaine ! Comment avez-vous pu consentir ?…

— L’automobile ?

— À cent pas, derrière le pavillon abandonné.

Ils y coururent.

Dans l’ombre un homme s’agita. Dans le silence un bruit gronda.

— Vite, chère amie, les minutes valent des siècles.

Ils montèrent. Et Louis Colange dit au chauffeur :

— Cinq cents francs si vous arrivez à la frontière belge au lever du jour.

La voiture bondit.

— Enfin ! s’écria le jeune homme triomphant, enfin ! rien ne peut plus nous séparer ! Rien ne peut plus arrêter notre course…

Si, quelque chose pouvait l’arrêter : un éclatement de pneumatique. Et la malchance voulut que cette catastrophe se produisit.

À la lueur des phares il fallut réparer. La comtesse ne bougea point de la limousine bien chaude, mais Louis Colange se mit vaillamment à la besogne sous l’aigre bise du nord.

— Mille francs pour vous, chauffeur, si nous arrivons…

Il reprit sa place auprès de la comtesse. On fila, et dès qu’il fut parvenu à dompter le claquement de ses dents, il se précipita à genoux avec des transports exaltés.

— Nous commençons la vie ! Il faut bien vous dire que le passé est mort, et que c’est un avenir adorable et rayonnant qui s’ouvre… Sapristi !

Il baissa la glace.

— Qu’y a-t-il ?

— Le moteur.

— Quoi ?

— Grippé.

— Et alors ?

— Alors la panne.

— Irrémédiable ?

— Irrémédiable !

Devant la petite porte. Une forme se détache des bras de Louis Colange :

— À bientôt, cher ami. Venez donc dîner demain soir… Vous savez que mon mari vous aime beaucoup.

— Cependant… proteste faiblement le jeune homme, grelottant.

— Non, je vous en prie. L’épreuve est concluante. Le destin ne veut pas.

— Vous croyez ?

— Si je le crois ! Un pneu crevé, un moteur grippé, n’est-ce pas là des avertissements du ciel ? Nous ne devons pas insister. Et pourtant, Dieu sait si j’étais résolue à tout !

La porte grinça de nouveau. Un dernier baiser.

— À demain, cher ami.

— À demain.

Et ils se séparèrent…

Maurice LEBLANC.