Contes du jongleur/Le Lai de l’Oiselet

(traduction)
Édition d'Art H. Piazza (p. 51-69).


Le lai
de l’Oiselet


Au temps jadis vivait en ce pays un vilain fort riche. L’histoire en est si vieille qu’on ne se souvient plus de son nom ; mais on sait bien qu’il possédait des prés, et des bois, et des rivières, et toutes les sortes de richesse. Son bien le plus précieux, bien que nul château, ni bourg, ni ville même ne pouvait égaler, c’était son manoir. On n’en voit de tels que dans les très vieux contes inventés a plaisir. Donjon altier, tours au pied baigné par la rivière, verger entouré d’une double ceinture d’eaux vives et de grands arbres, jamais plus on ne connaîtra si belle demeure. Elle était l’œuvre d’un seigneur des temps anciens ; il l’avait léguée a ses descendants, mais un arrière-neveu prodigue l’avait vendue au vilain : c’est ainsi que les mauvais héritiers font déchoir les belles choses d’autrefois.

Au verger foisonnaient les roses, les fleurs parfumées, et tant de plantes salutaires qu’un malade amené là le soir, gisant en litière, se fût levé le matin sain et fort. Les pelouses y étaient parfaitement unies, et les cimes des arbres étaient d’une égale hauteur. Enfin tous les fruits du monde y murissaient en toute saison : car c’était un jardin d’enchantement.

Il avait la forme du cercle, chère aux magiciens. Au centre, près d’une fontaine abondante, était un arbre aux immenses ramures étalées. Le grand soleil d’été n’en pouvait percer la sombre épaisseur, et ni vent ni froidure d’hiver n’en faisaient jamais choir une feuille ; il était toujours vert. Dans l’arbre merveilleux, deux fois chaque jour, le matin et le soir, un oiseau venait chanter. C’était un très petit oiseau, gros à peine comme un roitelet, mais son chant était plaisant et beau plus que le sifflement du merle, le gazouillement de l’alouette et les mélodies passionnées du rossignol. Il modulait des airs qui semblaient des chansons, des lais, des rotrouenges ; mais les harpes et les violes auprès de lui, c’était l’églantine auprès de la rose. Et telle était la vertu de cette musique aérienne, qu’a l’entendre les cœurs dolents oubliaient leurs peines et se réjouissaient ; ceux qui jamais n’avaient parlé d’amour en étaient soudain enflammés, et vilains, bourgeois, laids et cassés par l’âge, ils se croyaient empereurs ou rois, et jeunes et beaux a faire pâmer les jeunes filles. Et sachez encore une plus grande merveille : c’était l’oiselet qui chaque jour redonnait au jardin la beauté et la vie. Car, à son appel magique de l’aurore et du crépuscule, surgissaient de toutes parts des Amours, des Lutins et des Fées, qui ravivaient l’éclat des fleurs, versaient le parfum dans les corolles, faisaient verdoyer les prairies, érigeaient les cimes, déployaient les ramures, répandaient sur toute chose la splendeur d’un éternel été. Qu’une seule fois le doux enchanteur se tut, la fontaine aussitôt tarissait et tout le jardin périssait comme herbe séchée.

Chaque matin et chaque soir, le vilain venait goûter la suavité de ce chant dont il ignorait la puissance. Une fois, il était penché sur la fontaine et s’y lavait le visage quand l’oiseau commença ; jamais matinée n’avait été plus limpide et plus douce ; et voici ce que l’oiseau disait en son langage.

« Écoutez, chevaliers, clercs et laïcs, et vous aussi, jeunes filles avenantes et belles, vous tous qui pensez à l’Amour et qui désirez les bonheurs terrestres. Avant tout, aimez Dieu, respectez ses commandements et hantez ses églises. Tout bien vous en adviendra, bien sacré, bien du siècle : car le service de Dieu et celui d’Amour s’accordent harmonieusement. Dieu aime l’honneur et la courtoisie, Amour les aime aussi. Dieu hait l’orgueil et la fausseté, Amour les a en horreur. Dieu écoute une prière sincère, Amour ne la repousse pas. Dieu et Amour ont mêmes amis, mêmes ennemis : amis, les cœurs généreux, droits et sages ; ennemis, les convoiteux, les félons, les lâches. Servez Dieu et Amour, tous deux ensemble : vous y gagnerez les plaisirs qui passent et la joie qui dure, le monde et le ciel ! »

Ainsi disait l’oiselet en son chant ; et un frémissement mystérieux courait par le jardin. Soudain il vit sous l’arbre le vilain qui, d’un cil plein de convoitise, le cherchait parmi les feuillages. Aussitôt il changea de ton, et voici le second lai qu’il chanta :

« Ô fontaine, arrête ton cours ! Murs, tours, écroulez-vous ! Donjon, péris ! Fleurs, fanez-vous ; séchez, herbes des prés ; arbres, laissez-vous choir comme de longs cadavres ! Ici m’écoutaient jadis de sages clercs, dames et chevaliers gentils, qui aimaient ces lieux et se délectaient a mes chants. Au jardin magique ils apprenaient le plus bel amour, la courtoisie et la vaillance, tout le noble art de chevalerie. Aujourd’hui celui qui m’entend est un vilain cupide, dont l’unique pensée est de gagner des deniers. Eux m’écoutaient pour exalter leurs âmes, celui-ci ne cherche qu’avarice et gloutonnerie ! »

Il dit, et s’envola. Le vilain restait là, bouche bée. Il n’avait rien compris du langage surnaturel, mais il calculait qu’un pareil oiseau, si on le prenait, se vendrait bien cher ; il pourrait aussi le garder, le mettre en cage, et être tout seul a jouir de son chant. Il fit un piège et le plaça aux branches où l’oiseau aimait à se poser.

À la tombée du soir, l’oiselet revint ; il se pose, il est pris. Le vilain était aux aguets : il grimpe à l’arbre et, brutal, saisit le doux chanteur. « Voilà ce qu’on gagne a vivre chez les vilains ! » se dit l’oiselet ; puis, empruntant le langage de l’homme, il ajouta : « Vous avez mal agi en me prenant : quelle rançon espérez-vous ?

— J’aurai du moins tes chants : tu vivais à ta fantaisie, il faudra obéir à la mienne maintenant.

— Le partage n’est pas égal. J’avais pour mes libres plaisirs la campagne, le bois, la rivière, le pré ; j’étais seigneur du chêne et du brin d’herbe, de la rose et des vastes frondaisons ; maintenant je vais être en cage : jamais plus je n’aurai de joie. Je vivais de trouvailles à l’aventure ; maintenant, comme au prisonnier dans sa geôle, on m’apportera ma pitance ! Beau sire, laissez-moi partir, car jamais, soyez-en certain, jamais je ne chanterai en prison.

— Je te mangerai donc, il n’y a pas d’autre issue.

— Je ferai un bien pauvre plat, petit et maigre comme je suis. Vous ne gagnerez pas grand honneur, à tuer si faible chosette. Laissez-moi partir, en vérité vous ferez bien : ce serait péché de me mettre à mort.

— Bestiole, tu parles en vain : plus tu me prieras, moins j’en ferai.

— C’est vrai, et telle est l’habitude de vos pareils : douces raisons, dit-on, irritent le vilain. Mais la nécessité me contraint. La violence vous persuaderait mieux : hélas ! elle n’est pas en mon pouvoir : Mais écoutez : si vous me lâchez, je vous enseignerai trois préceptes qu’on n’a jamais connus dans votre famille, et qui vous rendront grand service.

— Si tu me donnais bonne garantie, je le ferais peut-être.

— Je vous engage ma foi, sans réserve.

L’autre le laissa aller.

L’oiselet sauvé s’envole dans l’arbre ; il était tout froissé, tout hérissé, car le vilain l’avait manié rudement, rebroussant de ses gros doigts le duvet délicat. De son bec il ramène ses plumes et les lisse du mieux qu’il peut. Le vilain s’impatiente, réclame son dû.

« Écoute donc, lui dit l’oiseau, et si tu me comprends bien tu auras acquis beaucoup de sagesse. Premièrement, Ne crois pas tout ce que tu entends dire. »

Le vilain fronce le nez :

« Je savais cela déjà.

— Eh bien ! bel ami, retiens-le, et garde-toi de l’oublier.

— Je puis bien compter apprendre ici la sagesse ! Tu te moques de moi, avec un tel conseil ! Ah ! que je voudrais te tenir encore, chétif animal ! Tu n’abuserais plus personne. Mais il est trop tard. Allons, voilà un de tes préceptes, dis vite le suivant.

— Fais-y bien attention : celui-ci est bel et bon. Ne regrette pas un bien dont tu n’as pas joui.

— Quoi ? Tu mens à ta promesse. Tu devais m’enseigner trois préceptes inconnus, précieux, et tu m’offres des sentences qui courent le monde. Il n’est si fou qui regrette un bien qu’il n’a pas eu.

— Veux-tu que je te répète mes deux maximes ? Tu discutes tant que je crains que tu ne les oublies.

— Je les sais mieux que toi, et depuis longtemps. Je ne suis pas si niais que tu crois peut-être, parce que je t’ai laissé échapper. Mais poursuis et donne ton troisième secret : tu peux dire ce qu’il te plaît, étant hors de mon atteinte.

— Écoute bien, car pour celui-ci, quiconque le connaît ne sera jamais pauvre. »

Comme il tend l’oreille, le vilain, dès qu’il s’agit de profit !

« Vite, crie-t-il, c’est l’heure du dîner, parle, j’attends. »

Et ses yeux ardents de convoitise fouillent le feuillage assombri.

« Voici, vilain. Ce que tu tiens en ta main, ne le jette pas à tes pieds. »

— C’est tout ? Mais c’est une devinette d’enfant ! Plus d’un, qui connaît cela comme toi, n’en est pas moins pauvre et misérable. Tu m’as trompé, berné, car tout ce que tu m’as dit, je le savais auparavant.

— Non, tu ne le savais pas : car jamais tu ne m’aurais laissé m’envoler ; tu m’aurais gardé, mort ou vif, et ton bonheur était assuré.

— Ah ! et comment donc, au nom de Dieu ?

— Oui, stupide vilain, tu ne te doutes pas de ce que tu viens de perdre. J’ai dans le corps une pierre précieuse qui pèse plus de trois onces ; et c’est un talisman de si grande vertu que quiconque le possède obtient aussitôt tout ce qu’il souhaite. »

À ces mots, le vilain se frappe la poitrine, déchire ses vêtements, s’arrache le visage avec ses ongles, et crie et se lamente. Du haut de sa branche, l’oiselet se divertit du spectacle ; puis, quand l’homme s’est bien ensanglanté :

« Ô fou ! lui dit-il, tu m’as tenu dans ta main, et j’étais plus léger qu’un moineau, qui ne pèse pas la moitié d’une once !

— Par ma foi, c’est vrai.

— Tu vois donc que mon histoire de pierre précieuse est un mensonge.

— Oui, mais je l’ai crue d’abord.

— C’est la preuve que tu ne te souvenais déjà plus de ma première maxime : Ne crois pas tout ce que tu entends dire. Et puis, disais-tu, nul n’est assez fou pour regretter un bien qu’il n’a pas eu : tu viens cependant, à ce qu’il me semble, de pleurer une chose que tu n’as pas eue et n’auras jamais. Enfin tu me tenais dans tes mains, et tu m’as laissé échapper. Ainsi te voilà confondu : de mes trois avis, tu ne savais rien et n’as rien compris. Bel ami, tâche de mieux te comporter à l’avenir : ouïr et comprendre sont deux ; entendre et répéter de sages paroles n’est point posséder la sagesse ; tel se croit habile, vilain, et n’est qu’un sot. »

Ayant ainsi parlé, l’oiseau divin s’envola, disparut dans l’espace. Et jamais plus il ne revint au verger. Et le grand arbre laissa tomber ses feuilles, et la source tarit, et les fleurs une à une se fanèrent sans retour, et tout le jardin merveilleux ne fut plus qu’une lande aride, où le vent passe en gémissant.