Contes du Sénégal et du Niger/Chapitre 38

Ernest Leroux (p. 217-226).


LES DEUX ROIS[1]


Un roi puissant et riche, de la famille Sasana, régnait à Sini[2], et dans l’Inde. Il avait deux fils qui étudiaient bien dans les livres, et apprenaient l’art de la guerre. Le roi mourut : le fils ainé régna à Sini, le plus jeune dans l’Inde. L’aîné dit au cadet : « Chaque fête, viens la passer chez moi ». Il accepta. Une fête arrive : l’aîné envoie un officier chercher son frère chez lui. Au matin le jeune frère part avec toute sa suite : il marche un peu, mais il se rappelle qu’il avait oublié son or dans sa maison, il retourne le chercher. Quand il rentre il trouve que la femme qu’il aimait le plus était couchée avec son esclave. Il tue les coupables, et se dit : « Je n’ai marché qu’un peu et quand je rentre je trouve ma femme couchée avec un captif : que sera-ce quand je partirai pour un mois ? »

Il va vers son grand frère avec sa suite et rentre chez lui : le grand frère le salue bien. On fait de grandes fêtes, de grands festins. Le grand frère dit au jeune : « Reste ici un mois ou deux ». Au bout de quinze jours le grand frère dit : « Maintenant, nous allons partir en guerre ». Le jeune n’y veut pas aller parce que pendant ces quinze jours, il avait mal mangé, il était maigre : il pensait bien que ses autres femmes le trompaient, mais il n’en disait rien à personne. Le grand frère dit : « Si tu ne veux pas aller à la guerre, reste ici à garder le palais ». Le grand rassemble son armée et part.

Le petit monte au plus haut du palais et y reste sans que personne le sache. Les soldats que le grand frère avait laissés à la garde du palais rentrent et prennent chacun une femme, et vont coucher avec elles dans les chambres.

Le cadet voit cela et dit : « Je n’ai plus de raison d’être fâché : mon frère est un grand roi, moi un petit, et ses soldats couchent avec ses femmes : pourquoi me plaindrai-je d’être traité comme lui ? ». N’étant plus fâché, il mange et boit bien et engraisse.

Le grand frère prend une ville, la brûle, et rentre chez lui : il trouve son frère bien gras et content : Il lui demande la raison de cette transformation. Il lui répond : « J’ai vu deux choses distinctes : la première m’a fait maigrir, la seconde engraisser. Je puis raconter ce qui m’a fait maigrir mais pas celle qui m’a fait engraisser ». Le grand frère lui dit : « Je veux savoir les deux sans cela je deviendrai maigre ». Le petit lui raconte sa mésaventure, et ajoute : « Je suis resté pour voir si tu serais aussi trompé que moi, mais je vois que ton malheur est plus grand, parce que vingt soldats ont couché avec tes femmes, tandis que une seule des miennes m’a trompé. Aussi je me suis consolé et j’ai engraissé ».

« Est-ce ainsi ? dit le grand frère, ce n’est pas la peine d’être roi ; je ne le serai plus ! » Le petit dit : « Eh bien moi non plus je ne veux plus l’être ». Ils partent ensemble dans la brousse et marchent deux mois. Ils arrivent au bord d’un fleuve, et montent sur un arbre. Un Djinn rentre dans le fleuve, remue l’eau, sort un coffre, le porte sur sa tête et va le déposer au pied de l’arbre où se trouvaient les deux frères. Les deux rois montent le plus haut possible dans l’arbre, et le Djinn ne les voit pas.

Il ouvre le coffre, qui en contient un plus petit, et en sort une femme très jolie : il prend un pagne, l’étale par terre : la femme s’y asseoit, le Djinn pose sa tête sur les genoux de la femme, et peu après s’endort : la femme regarde en l’air, aperçoit les deux frères, et les appelle : ils ne veulent pas descendre. Elle dit : « Si vous ne voulez pas descendre, je réveille le Djinn qui vous mangera ». Ils descendent : la femme pose la tête du Djinn par terre, et leur dit : « Cachez-vous derrière l’arbre ». Elle ajoute « Je suis mariée : au moment de mon mariage le Djinn m’a enlevée et me garde dans ces deux coffres : je veux coucher avec vous deux, sinon je réveille le Djinn ». Tous les deux couchent avec elle, après quoi elle leur demande leurs bagues et ils les donnent. Elle prend une boîte et l’ouvre : elle en sort 30 bagues et explique : « Ces bagues je les ai eues de la même façon que j’ai eues les vôtres. Ceux qui sont jaloux de leurs femmes sont des imbéciles. Remontez dans l’arbre » Elle reprend la tête du Djinn sur ses genoux et le réveille : il la replace dans les deux coffres, les ferme, les remet dans le fleuve et s’en va.

Le grand frère dit au petit : « Rentrons chez nous et continuons à être rois : ceux qui sont jaloux de leurs femmes sont des imbéciles ». Ils rentrent chez eux et continuent à être rois.

Le petit frère rentre dans son palais et ne dit rien à personne.

Le grand frère tue toutes ses femmes, et les soldats. Il dit alors : « Je veux que chaque soir on m’amène une vierge et le matin je la ferai tuer ».

Il avait un ami qui était son général et lui fournissait les vierges : au matin il les tuait. Vint le moment où il n’y en eut plus.

Il se présente devant le roi et dit : « Il n’y a plus de vierges dans le pays ». Le roi répondit : « Si tu viens ce soir sans vierge, apporte ton linceul ». Le général cherche partout sans trouver. Il avait deux filles, mais il ne voulait pas les donner. Il rentre chez lui, triste. La fille ainée Sharizad voit sa tristesse et insiste tant que le père lui dit pourquoi. Elle lui dit « Mène-moi chez lui ». « Plutôt mourir », dit le père. « Ne t’inquiète pas, dit la fille, il ne me tuera pas ».

C’était une fille instruite : elle pouvait lire mille livres. Le général lui dit : « Je te défends de partir : si tu pars tout de même, nous ferons comme ont fait le taureau, l’âne et le maitre du champ ». « Raconte-moi cela, dit Sharizad, avant que je te réponde ». Le père commence :

« Un marchand était dans un village appelé Lariaf, il comprenait le langage de tous les animaux. Il était riche, et avait beaucoup de fils et de femmes. Un jour il se reposait : il entend l’âne parler au taureau : le taureau disait à l’âne : « Tu n’es pas fatigué : on te nourrit, on te donne à boire, on te change la litière, et moi on me met dans la brousse, je ne mange que de l’herbe. En fait de mil, je ne mange que le son. Je couche dans mes immondices, car personne ne balaye mon étable, et aussi je travaille fort ». L’âne répond : « Demain quand on te ramènera on te donnera de la paille : ne la mange pas. Alors on te donnera bien à manger et tu ne travailleras pas ». Le taureau dit : « Je le ferai ». Il ne travaille pas, le lendemain, ne mange pas la paille, on lui donne du mil.

Le maître dit alors : « Prenez le bourricot et faites-le travailler ». Il travaille toute la journée et avait le dos blessé, les genoux aussi, on le mène à la maison. Le taureau le remercie de son conseil, mais l’âne ne veut pas lui répondre. À la fin il dit : « J’ai trop parlé, alors le malheur m’est tombé dessus ».

Le lendemain, le bourricot recommence à travailler : le soir il dit au taureau : « Le maître causait tout à l’heure au boucher : il lui disait : « Si le taureau ne mange pas bien sa paille demain, je le fais tuer par le boucher ». « C’est vrai, dit le taureau, aussi je vais bien manger pour qu’on ne me tue pas ». Le maître vient le lendemain : du plus loin que le taureau le voit, il pète, croyant que le bourricot avait dit vrai et qu’on venait le chercher pour le tuer. Le maître qui avait tout compris, rit bien fort. Sa femme préférée était à côté de lui et lui dit « Pourquoi ris-tu ? ». « Pour rien », dit le maitre ! ». « C’est de moi que tu ris », dit la femme : si ce n’est pas de moi, dis pourquoi tu as ri ». « Je ne peux le dire, dit le maître, car je mourrais ». Et c’était vrai. « Ça m’est égal, dit la femme, je veux le savoir ». « Je vais mourir si je te le dis, » dit le maître. « Peu m’importe, dit la femme, si tu ne veux pas, je divorce. » Il appelle toute sa famille et dit : « Je vais mourir, mais sachez que c’est cette femme qui me tue : elle me force à raconter un secret mortel pour moi ». Toute la famille supplie la femme de céder. La femme dit : « Peu m’importe : je veux savoir le secret ou je retourne chez moi ». « Ne lui dites rien, dit le maître : je vais faire la prière puis je reviens lui raconter ». Il est entré dans le poulailler et entend un coq parler au chien : le chien dit : « Pourquoi ris-tu, quand notre maître va mourir ! ». « Pourquoi mourir ? dit le coq ? » Le chien explique le cas. Le coq dit : « Il n’est pas malin, le maitre : j’ai cinquante poules : si je suis fâché avec une je passe mon temps avec les autres. Si le maître ne veut pas mourir, il n’a qu’à aller couper quelques bâtons dans la brousse et à battre vigoureusement la femme et elle ne demandera plus le secret. »

Le maître est content, il rosse la femme qui lui jure qu’elle ne demandera plus le secret. Le général dit ensuite à sa fille : « C’est pour te montrer qu’il ne faut pas écouter ce que disent les femmes ». Elle répond : « Je partirai chez le roi, il ne me tuera pas ».

Le général accepte : elle part en disant : « Envoie-moi ma petite sœur pendant la nuit et qu’elle me demande devant le roi de lui raconter une histoire ».

Tout se passe ainsi : la petite Donizad demande à sa sœur une histoire pour réjouir le roi et raccourcir la nuit. « Oui, dit Sharizad, si le roi me le demande. » Le roi dit : « Parle. »

Et elle raconte une histoire et elle en a raconté mille et une et c’est ainsi qu’est né le livre des Mille et une nuits.



  1. Tiré des Mille et une nuits.
  2. La Chine.