Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Contes des mers du sudHachette (p. 176-201).

YAH ! YAH ! YAH !

C’était un Ecossais authentique, un gouffre à whisky, qu’il absorbait pur.

Ponctuellement, il avalait, à six heures du matin, sa première lampée. Les autres suivaient tout le long du jour, à intervalles réguliers, jusqu’à l’heure de son coucher, qui avait lieu d’ordinaire sur le coup de minuit.

Notre homme, effectivement, ne dormait que six heures sur vingt-quatre. Et, durant les dix-huit heures qui restaient, il était ivre, d’une ivresse que la force de l’habitude avait faite calme et décente.

Pendant les deux mois que je passai en sa compagnie, sur l’atoll d’Oulong, jamais son haleine ne se désinfecta des relents d’alcool dont elle était imprégnée.

C’est le cas d’ivresse chronique le plus prodigieux à la fois et le mieux ordonné que j’aie jamais eu l’occasion d’observer.

Le personnage en question se nommait Mac Allister.

Il n’était plus jeune et, quand il marchait, vacillait terriblement sur ses vieilles jambes. Atteinte de paralysie agitante, sa main tremblait, elle aussi.

Et le tremblement redoublait quand Mac Allister se versait son whisky. Mais il arrivait quand même à n’en pas répandre une goutte.

Il habitait la Malaisie depuis une trentaine d’années, en avait parcouru toute les îles, de la Nouvelle-Guinée jusqu’aux îles Salomon, et avait poussé jusqu” à la Polynésie,

Il s’était si bien identifié au pays où il vivait, qu’il en avait abandonné sa langue maternelle pour ne plus parler, comme les indigènes, que ce patois bâtard, appelé « bêche-de-mer ».

C’est ainsi, quand nous conversions, tous deux, que « soleil il monte > » signifiait le lever du soleil ; que « cacayo reste là » voulait dire : le dîner est servi ; que « ventre à moi se promène » exprimait, poétiquement, qu’il avait mal au ventre.

Brûlé intérieurement par les liqueurs fortes, cuit à l’extérieur par les soleils torrides, c’était, au physique, un petit homme, sec et maigre comme un hareng, une scorie vivante, non encore refroidie, un morceau de mâchefer qui se mouvait avec raideur, comme un automate.

Il ne pesait pas plus de quatre-vingt-dix livres. On eût dit que le moindre coup de vent allait l’emporter.

Mais ce qu’il y avait de plus surprenant encore chez Mac Allister, c’était son omnipotence à se faire obéir des indigènes.

L’atoll d’Oulong avait une circonférence de cent quarante milles. Son accès était difficile et trois dangereux chenaux, où il fallait naviguer à l’aide de la boussole, permettaient seuls de pénétrer dans le lagon central et d’y gagner la terre.

L’île était peuplée de cinq mille Polynésiens, tous, hommes et femmes, également robustes, d’une hauteur moyenne de six pieds et pesant dans les deux cents livres.

Oulong était à quatre cents kilomètres de la terre la plus proche.

Deux fois l’an, pas plus, une petite goélette y faisait relâche, pour y recueillir le coprah et ravitailler Mac Allister en vivres et en marchandises.

Mac Allister, buveur hors pair et trafiquant de son métier, était l’unique blanc qui résidât à Oulong.

Et, à lui seul, d’une poigne de fer, il gouvernait l’île et ses cinq mille sauvages.

Quiconque, si Mac Allister lui faisait dire de venir le trouver, venait. Et, quand il commandait à l’homme de s’en aller, l’homme s’en allait. Jamais ce qu’il avait ordonné et jugé bon n’était discuté.

Il était, au demeurant, hargneux comme peut l’être seul un vieil Écossais et se mêlait continuellement d’affaires privées, où il n’avait, en fait, rien à voir.

Quand Nougou, la propre fille du roi, manifesta le désir de s’unir avec Haounaou, son père approuva. Mais Mac Allister dit non, et le mariage n’eut pas lieu.

Lorsque le roi prétendit acquérir du grand prêtre, à qui il appartenait, un îlot situé dans les eaux du lagon, Mac Allister lui en refusa l’autorisation.

Envers la compagnie dont l’Écossais était le représentant, le souverain noir s’était endetté de cent quatre-vingt mille noix de coco. Et, jusqu’à ce que la totalité des noix fût livrée, pas une seule ne devait être détournée de sa destination légale.

Ce n’était pas, cependant, je pus le constater sans peine, que Mac Allister fût aimé. Bien au contraire, chacun le haïssait à qui mieux mieux, et terriblement.

Un mois durant, toute la population, roi et prêtres en tête, adressa au ciel, journellement, de vaines prières pour sa mort.

Les sorcelleries-les plus redoutables furent mises en œuvre contre lui.

Des fragments de nourriture, qui avaient touché ses lèvres, furent ramassés, ainsi qu’une bouteille de whisky vide et une noix de coco où il avait bu. On recueillit jusqu’à ses crachats. Et le tout fut l’objet de savantes diableries.

Mais Mac Allister ne croyait pas aux diableries, qui, de ce fait, demeuraient impuissantes. Elles ne pouvaient qu’échouer, au surplus, avec un ivrogne de sa trempe.

L’Écossais continuait à vivre et à se porter merveilleusement.

La fièvre l’ignorait, ainsi que les rhumes et les refroidissements. La dysenterie ne s’attaquait pas à lui, ni les maladies de peau et les ulcères pernicieux auxquels noirs et blancs paient couramment tribut sous ces climats.

Sans doute était-il tellement saturé d’alcool que les mauvais germes en étaient découragés et reculaient à l’idée d’aller se loger sous sa peau.

Volontiers je me-représentais une pluie de bacilles, tombant à terre foudroyés pour avoir tenté de s’attaquer à cette éponge imbibée de whisky.

Bref, personne n’aimait Mac Allister, les microbes pas plus que les indigènes. Et il n’aimait, quant à lui, que le whisky, dont il s’obstinait à vivre.

Je n’arrivais pas à comprendre comment cinq mille noirs supportaient, sans réagir, tous les bons plaisirs de ce tyran ridé et desséché.

Je considérais comme un fait miraculeux que depuis longtemps son compte ne lui eût pas été soudainement réglé.

Car, à la différence des Mélanésiens, dont la couardise est proverbiale, les Polynésiens qui peuplaient cette île étaient des guerriers dans l’âme et bombaient leur poitrine avec orgueil.

Dans le grand cimetière d’Oulong, à la tête et au pied des tombes, étaient déposés quantité de trophées, attestant un passé historique peu pacifique.

Longs coutelas à découper la chair des baleines et cuillers pour en recueillir la graisse, harpons et javelots à pointe de cuivre, vieilles baïonnettes et poignards rouillés, petits canons dont s’arment les navires de commerce et briques de fourneaux, de fabrication étrangère, voisinaient avec d’antiques reliques, dont de nombreuses pièces de monnaie, remontant au XVIe siècle, prélevées jadis sur les premiers navigateurs espagnols qui s’aventurèrent dans ces parages.

Plus près de nous, il y a une trentaine d’année à peine, le voilier Blennerdale, étant entré dans le lagon pour réparations urgentes, avait été complètement détruit et tout son équipage massacré.

Même sort était advenu au Gasket, qui faisait le commerce du bois de santal, et au Toulon, qu’avait immobilisé, près de l’atoll, un calme plat,

En ce qui concernait ce dernier navire, de nationalité française, les noirs étaient carrément montés à l’abordage, s’en étaient emparés après un violent combat, et une poignée de matelots avait pu seule s’échapper dans un des canots du bord.

Tous ces faits sont prouvés et les noms des navires cités figurent dans le « South Pacific Sailing Directory », ou « Guide de la navigation pour le Pacifique Sud ».

Mais il y avait une autre aventure, sensiblement différente, dont je n’avais pas oui parler et dont je devais bientôt prendre connaissance.

Un après-midi, j’étais assis, en compagnie de Mac Allister, sous la véranda de sa maison, et nous avions devant nous le lagon, avec toute sa parure étincelante de coraux multicolores.

Derrière nous, le sable de l’atoll était piqué de cocotiers, au-delà desquels on entendait, sur la ceinture extérieure de l’île, gronder le ressac.

La chaleur était torride, comme elle peut l’être sous cette latitude, et le soleil dardait droit ses rayons sur nos têtes.

Pas un souffle de vent. Pas même, sur l’eau du lagon, une griffe de chat, pour la strier,

La saison de l’alizé du Sud-Est avait pris fin prématurément et la mousson du Sud-Ouest n’avait pas encore commencé de souffler.

La conversation roulait sur la danse des noirs et j’émis l’opinion que celle des Polynésiens était très supérieure à celle des Papous.

« Pas du tout ! me déclara hargneusement Mac Allister. Vous ne savez pas ce que vous dites. La preuve en est que les gens d’ici dansent en dépit du bon sens. »

Je ne répondis rien, car il faisait trop chaud pour discuter. J’ignorais, d’ailleurs, comment dansaient les gens d’Oulong.

« Et je vais vous le prouver sans tarder, poursuivit Mac Allister. »

Il se retourna sur son siège et appela, d’un signe, un noir qui lui servait à la fois de cuisinier et de domestique à tout faire.

« Hé, toi ! dit-il. Va-l’en dire au roi, dans sa paillote, qu’il s’amène ici ! »

L’homme se mit en route incontinent et, dix minutes après, le premier ministre de Sa Majesté se présentait, l’air mal à l’aise et fort troublé.

Il prit la parole en prodiguant excuses et explications, qui en revenaient à ceci : le roi dormait et déranger son sommeil était impossible.

« Il-dort vraiment ? demanda Mac Allister.

— Et d’un sommeil profond. »

Mac Allister entra là-dessus dans une telle colère que le premier ministre se sauva en hâte… et reparut bientôt avec le roi demandé.

Les deux noirs formaient un couple magnifique, où le roi était le plus superbe. Il mesurait bien six pieds trois pouces, et ses traits réguliers présentaient ce profil aquilin, très pur, que l’on rencontre fréquemment parmi les Indiens de l’Amérique du Nord.

Il avait été mis au monde et moulé à souhait pour commander.

Ses yeux flambèrent de honte et d’indignation, à quand, sans la moindre aménité, Mac Allister lui donna l’ordre de quérir dans son village un cent de ses meilleurs danseurs, mâles et femelles, et de les lui expédier sur-le-champ.

Il obéit pourtant.

Danseurs et danseuses vinrent se présenter en courant à toutes jambes, et, devant la véranda où Mac Allister et moi étions tranquillement assis à l’ombre, se démenèrent et dansèrent fort bien, ma foi ! durant deux mortelles heures, sous le soleil de feu.

Au bout de ce temps, Mac Allister leur commanda de déguerpir, avec, en guise de remerciements, force injures et railleries.

L’abjecte servilité de ces noirs puissants me déconcertait plus que je ne saurais dire, et de ce pouvoir paradoxal de l’Écossais j’arrivais à éprouver, moi aussi, un vague malaise.

Pour tout, il en était de même.

J’avais, un jour, offert à un indigène de lui acheter une paire de petits coquillages d’une merveilleuse couleur orangée qui, à Sydney, auraient valu cinq livres comme un liard.

J’avais, en paiement, offert à l’homme deux cents bâtons de tabac. Sans démordre, il en réclamait trois cents.

L’affaire en était demeurée là, quand par hasard, le lendemain, j’en dis deux mots à Mac Allister.

Mac Allister envoya chercher l’homme et ses coquillages, prit ceux-ci et me les donna.

« Cinquante bâtons de tabac…, dit-il, Ça ne vaut pas plus. »

Le noir accepta les cinquante bâtons en saluant jusqu’à terre et s’en alla, la mine joyeuse. Il semblait réellement enchanté de s’en tirer sans plus de dommage.

Je n’osais demander son secret à Mac Allister et m’énervais à vouloir le pénétrer moi-même.

Enfin, je me décidai à lui poser la question qui me brûlait les lèvres.

Pour toute réponse, l’Écossais, que j’amusais visiblement, se contenta de cligner de l’œil d’un air entendu et de se verser un verre de whisky.

J’avais en sous-main gratifié l’homme aux coquillages, un vieillard nommé Oti, de cent cinquante bâtons de tabac supplémentaires.

Tout éberlué de ma générosité, que j’estimais grandement justifiée, il m’en avait su un gré infini et me considérait, depuis lors, avec un respect qui touchait à la vénération.

Accompagné par lui, j’étais, une nuit, allé pêcher sur le lagon.

« Pourquoi, lui demandai-je à brûle-pourpoint, êtes-vous tous ici à plat ventre devant Mac Allister ?

« Ce blanc est seul à Oulong, et vous êtes légion. Il est faible et vous êtes forts.

« Pourtant, dès qu’il parle, vous tremblez comme des chiens. Craignez-vous qu’il ne vous mange ? Il n’a seulement plus de dents

— Vous croyez sincèrement, susurra Oti, qu’en s’y mettant tous ; on réussirait à le tuer ?

— Pourquoi pas ? Vous avez tué, autrefois, bien d’autres blancs. Pourquoi avez-vous une telle frousse de celui-ci ?

— Oui, ma parole ! nous en avons tué beaucoup autrefois… répondit Oti, après un silence.

« Il y eut, une fois, je m’en souviens, quand j’étais jeune, un grand bateau qui s’arrêta en vue de l’île. Le vent était tombé et il ne pouvait plus avancer.

« Nous autres noirs, nous prîmes des pirogues, beaucoup de pirogues, et allâmes nous emparer du bateau.

— « Ma parole ! Ce fut une belle bataille. Nous étions au moins cinq cents. Les hommes blancs tiraient sur nous comme des diables. Mais nous n’avions pas peur et nous grimpâmes sur le navire.

« Il y avait à bord une femme blanche. C’était la première que je voyais.

« Beaucoup d’hommes blancs furent tués. Tout en combattant, ceux qui restaient mirent un canot à la mer. Parmi eux étaient le patron du bateau et la femme blanche, qui lui appartenait.

« Il la fit glisser dans le canot, avec une corde, et tous ramèrent pour se sauver.

« Mon père, qui vivait encore en ce temps-là, était un homme fort. Il lança un javelot, qui entra dans le flanc de la femme blanche et ressortit de l’autre côté du corps. La femme blanche en mourut.

« Ah ! non, je n’avais pas peur. Personne, parmi nous, n’avait peur ! »

À ce glorieux souvenir, l’orgueil du noir s’était réveillé. Il enleva soudain le lava-lava qui lui ceignait les reins et me montra, dans sa chair, la marque indubitable d’une balle.

Juste à ce moment, sa ligne se mit à filer. Il se tut et commença à la tirer.

Mais il se trouva que le poisson, en se débattant, l’avait enroulée autour d’une branche de corail.

Estimant qu’en l’ayant fait indûment parler j’avais détourné son attention de la pêche et provoqué l’incident, Oti me jeta un regard de reproche.

Puis il passa par-dessus bord et piqua une tête dans le lagon dans la direction de sa ligne, qui suivit.

Il y avait dix brasses de fond. Je me penchai sous la nuit étoilée et observai, dans l’eau où ils descendaient, les pieds du bonhomme qui remuaient en cours de route de pâles phosphorescences, pareilles à celles des feux-follets.

Un plongeon de dix brasses, c’est-à-dire de soixante pieds, n’était rien pour ce vieillard, comparé à la valeur d’une ligne et d’un hameçon.

Au bout d’une minute, pas plus certainement, qui, dans mon émotion, me parut compter pour cinq, je vis remonter les flammes phosphorescentes.

Finalement, la tête du noir perça la surface liquide et, quand il eut complètement émergé, il laissa tomber dans la pirogue une morue de roche, qui pouvait bien peser dans les six livres.

Intact comme la ligne elle-même, l’hameçon était encore planté dans la bouche du poisson.

Comme si rien ne s’était passé, je repris aussitôt la conversation :

« Tu n’avais pas peur, m’as-tu dit. Personne, parmi vous, n’avait peur. Très bien. Mais, maintenant, il n’en est plus de même et tous, tant que vous êtes, vous avez une frousse bleue de Mac Allister.

— Oui, beaucoup frousse… », avoua le noir, qui demeura ensuite la bouche close, bien décidé, semblait-il, à ne rien dire de plus sur ce chapitre.

Une demi-heure durant, nous lançâmes et tirâmes nos lignes en silence.

La pêche était satisfaisante, quand de tout petits

requins firent leur apparition. Ils mordaient à l’appât et, sans vergogne, coupaient la ligne.

Oti et moi, nous perdîmes ainsi un hameçon, chacun. En sorte que nous cessâmes de pêcher, en attendant le départ des petits bandits.

Nous étions assis immobiles, en face l’un de l’autre, dans la pirogue, quand tout à coup Oti me déclara :

« Je vais vous parler franc. Et vous comprendrez pourquoi, maintenant, nous avons peur. »

J’allumai ma pipe et attendis.

Je traduis ici, en bon langage, le récit que me fit Oti dans son atroce « bêche-de-mer ». Mais il va de soi que, pour le fond comme pour les détails, je reproduis fidèlement ce qui tomba des lèvres du vieux nègre.

« Ce dernier exploit, dit-il, le plus beau de tous, que je viens de vous conter, nous avait tous rendus très fiers.

« Maintes fois, au surplus, nous nous étions déjà battus avec les hommes blancs qui viennent sur la mer, et toujours nous les avions vaincus.

« Sans doute, un certain nombre d’entre nous avaient été tués. Mais les morts comptaient peu, en regard des mille richesses variées, trouvées par nous sur les navires dont nous nous emparions.

« Or, un jour, il y a de cela vingt à vingt-cinq ans, une goélette entra droit dans le lagon, par la passe de Paoulou, un ancien village qui n’existe plus aujourd’hui, et jeta l’ancre.

« Elle avait à bord cinq hommes blancs et un à équipage d’une quarantaine de noirs, originaires de la Nouvelle-Guinée. Elle venait pêcher le bêche-de-mer.

« Elle mit à flot ses canots, qui se disséminèrent de droite et de gauche, et les hommes établirent çà et là leurs campements, où ils faisaient sécher le poisson qu’ils avaient pris.

« Cette façon d’opérer divisait les forces des blancs et les écartait les uns des autres jusqu’à une distance qui allait parfois jusqu’à cinquante milles.

« Notre roi et ses notables tinrent conseil, et il fut décidé que les hommes blancs étaient de grands sots.

« Avec une trentaine d’autres noirs, je ramai tout l’après-midi et toute la nuit pour aller prévenir les gens de Paoulou que, dès le matin, ceux d’Oulong viendraient tous attaquer les campements des blancs. Ils donneraient quant à eux, l’assaut à la goélette.

« Ainsi fut fait. Et, quoique moi et les autres noirs qui m’accompagnaient nous fussions très fatigués d’avoir ramé, nous nous joignîmes, pour l’attaque du navire, aux gens de Paoulou.

« Le capitaine, qui était justement descendu à terre avec trois de ses noirs, fut surpris et tué. Non sans avoir, à l’aide de ses deux revolvers, abattu au préalable huit d’entre nous.

« Le second, demeuré sur la goélette avec quatre autres noirs, en voyant ce qui se passait, mit à l’eau un petit youyou qui ne mesurait pas certainement plus de douze pieds de long, y fit descendre des vivres, dressa la voile et, les noirs se courbant sur les avirons, prit prestement la fuite.

« Nous, de notre côté, un millier d’hommes au total, soufflant : dans nos conques de guerre et entonnant le chant de la bataille, dans nos innombrables pirogues dont nous frappions le bordage en cadence avec nos pagaies, nous nous ruâmes sur la goélette.

« Se détachant des autres, une vingtaine de ces pirogues, montées par deux cents jeunes hommes, s’élancèrent à la poursuite du second et de son youyou qui cinglait vers la passe, dans la direction de la pleine mer. »

Oti s’arrêta de parler pendant une minute, puis continua, avec un gros soupir :

« Les hommes blancs sont véritablement des démons. Je suis vieux maintenant, et j’ai pu les observer à loisir. Ainsi j’ai compris pourquoi ils se sont emparés de toutes les îles de la mer.

« Nous sommes aussi vaillants qu’eux, et aussi savants. Vous-même, qui êtes là, vous en savez beaucoup moins que moi sur les poissons et sur leurs mœurs. À chaque instant, vous m’interrogez à ce sujet.

« Tout cassé que je suis, je descends encore, en plongeant, jusqu’au fond du lagon. Et vous, un homme jeune, vous seriez incapable de m’imiter.

« Voulez-vous que je vous dise ? Vous êtes tous des sots. Mais vous êtes aussi des démons ! Et c’est pourquoi vous nous dominez.

— C’est bon, Oti… Ne te fâche pas !

— Bref, vingt pirogues et deux cents solides garçons, qui pagayaient magnifiquement, poursuivirent le second de la goélette.

« Il se tenait debout dans son youyou, avec son fusil, et n’arrêtait pas de tirer. Et, comme nous gagnions rapidement sur lui, beaucoup d’entre nous furent tués ou blessés.

« N’importe ! Il n’avait raisonnablement aucune chance de nous échapper. Le compte de ce sot était bon. Mais savez-vous ce qu’il fit ?

— Je ne m’en doute pas.

— Eh bien, quand nous fûmes à quarante pieds de son misérable youyou, dont le bordage affleurait presque le ras de l’eau, à quatre pouces, pas plus, le second déposa tranquillement son fusil, prit une sorte de gros boudin, l’alluma à son cigare, qu’il fumait, et nous le lança.

« Le boudin, je l’ai su ensuite, était de la dynamite.

« Il tomba dans la première pirogue et y éclata, avec un bruit épouvantable. Instantanément, la pirogue fut réduite en miettes avec tous ceux qu’elle portait,

« Le second avait en réserve beaucoup d’autres boudins, qu’il continua à nous lancer.

« Quelquefois, le boudin éclatait en l’air, mais le plus souvent au moment précis où il atteignait une pirogue. Et la pirogue était détruite.

« Il en fut ainsi de celle où je me trouvais. Les deux noirs qui étaient assis à côté de moi furent tués du coup. J’eus la chance de n’être pas atteint et quand la pirogue sombra, je me jetai à la nage

« Dix pirogues furent ainsi pulvérisées. Celles qui restaient virèrent de bord et revinrent en arrière.

« Alors le second se mit à-rire, en criant, à notre adresse : Yah ! Yah ! Yah !

— « Puis il recommença de nous tirer dessus avec son fusil. En sorte que beaucoup de nous furent frappés mortellement dans le dos.

« Cet homme, comme je vous le disais, n’était pas un homme, C’était un démon.

« Mais ce n’est pas tout.

« Avant de quitter la goélette, il avait disposé, dans sa cale, de la poudre et d’autre dynamite, avec un cordon allumé.

« Les nôtres, bien entendu, n’en savaient rien et quand ils eurent grimpé en masse sur le navire, celui-ci fit explosion.

« Si bien que, sans compter les blessés et les estropiés pour la vie, nous eûmes, dans cette affaire, des centaines de morts et que rien pour nous ne compensa cette perte, puisque le fruit de la bataille engagée fut anéanti.

« Maintenant encore, si vieux que je sois, j’ai parfois des cauchemars qui me font revivre cet affreux événement et je crois entendre ce damné second hurlant, d’une voix de tonnerre : Yah ! Yah ! Yah !

« Par contre, tous les blancs établis dans les camps de pêche furent tués avec leurs gens. »

« Ce n’était qu’un début…, poursuivit Oti. Le second franchit la passe dans son petit bateau et partit sur la pleine mer. Nul d’entre nous ne doutait qu’il n’y pérît, avec une pareille coquille de noix incapable de résister aux grandes vagues. C’était un sot, Je vous le dis.

« Un mois s’était écoulé, quand un certain matin, entre deux rafales de pluie, une nouvelle goélette pénétra dans le lagon et, à son tour, y jeta l’ancre.

« Le roi et les notables tinrent une palabre où il fut résolu que, dans les deux ou trois jours, nous nous emparerions du navire. Ce qui serait, pour nous, une compensation de nos dernières pertes.

« Il fut, par prudence, également jugé bon de paraître amis, tout d’abord.

« Des pirogues furent donc envoyées vers la goélette, avec un chargement de volailles et de cochons, et des cordons de noix de coco, en guise de monnaie d’échange.

« Mais à peine les pirogues, sur l’une desquelles j’avais pris place, se furent-elles approchées du navire, qu’elles essuyèrent une décharge générale de coups de fusil.

« Elles firent volte-face et, tandis qu’elles regagnaient la terre à force de rames, Je vis, sur le pont de la goélette, apparaître le second, parti dans son youyou : pas plus mort que moi, il gambadait en hurlant de nouveau vers nous : Yah ! Yah ! Yah !

« Au cours de l’après-midi, trois grandes chaloupes remplies d’hommes blancs armés jusqu’aux dents, débarquèrent de la goélette.

« Ils s’en vinrent vers Oulong, notre capitale, où, sans autre préambule, ils tuèrent tous les hommes qu’ils rencontrèrent. Et, aussi, toutes les volailles et tous les cochons.

« Puis ils mirent le feu à toutes nos maisons, qui flambèrent en un clin d’œil.

« Ceux d’entre nous qui n’avaient pas été tués gagnèrent leurs pirogues avec femmes et enfants, et pagayèrent sur le lagon, vers Nihi, un autre ancien village, situé près de la passe du même nom.

« Par cette passe, une seconde goélette était venue et avait brûlé Nihi, après avoir également tué la plupart de ses habitants. Le reste fuyait comme nous sur ses pirogues, que nous rencontrâmes à la nuit tombante.

« Elles se joignirent aux nôtres, et dans l’obscurité grandissante nous fîmes route ensemble vers Paoulou.

« La nuit était complète quand nous croisâmes une troisième flottille, d’où montaient des sanglots de femmes et d’enfants.

« Et nous apprîmes que Paoulou, par une troisième goélette qui en avait franchi la passe, avait été aussi incendié, et un grand nombre d’hommes massacré.

« Ce diable de second, voyez-vous bien, n’avait pas été noyé. Il avait, avec son youyou, gagné les îles Salomon et raconté à ses frères ce qui s’était passé à Oulong. Et tous ses frères blancs avaient déclaré qu’ils viendraient pour nous châtier

« Le lendemain matin, deux des goélettes, les voiles gonflées par un fort alizé, entreprirent de nous donner la chasse sur le lagon.

« Par vingtaines, elles défonçaient nos pirogues et, tandis que nous tentions de nous sauver à la nage, les fusils ne cessaient pas de parler.

« Nous nous dispersâmes comme des poissons volants, et résolûmes de gagner, pour nous y réfugier, les divers îlots qui bordent l’atoll.

« Mais nous y fûmes pareillement pourchassés dans une battue en règle qui nous ramena, avec nos dernières pirogues, dans le lagon d’Oulong. Toute fuite était impossible.

« Vingt grandes pirogues, montées par les plus vaillants d’entre nous, auxquels je m’étais joint, tentèrent d’attaquer la plus petite des goélettes. Mais, du pont, les hommes blancs jetèrent sur nous leurs boudins de dynamite.

« Puis, pour varier, ils nous aspergèrent d’eau bouillante. Sans compter les fusils, qui ne cessaient de fumer.

« Et, grimpé sur le toit de la grande cabine, le second dansait toujours, en beuglant vers nous : Yah ! Yah ! Yah !

« Au nombre de dix miille, sur vingt-cinq mille têtes que, huit jours avant, comptait l’atoll d’Oulong, nous fûmes finalement acculés sur un étroit banc de sable, où nous étions tellement serrés qu’il n’y avait pas de place pour se coucher. Il fallait jour et nuit rester debout, côte à côte, épaule contre épaule.

« On nous tint là pendant deux jours, tandis que, grimpé dans le gréement d’une des goélettes, le second continuait à nous narguer en criant comme un forcené : Yah ! Yah ! Yah !

« Et nous regrettions amèrement de nous être, le mois précédent, attaqués à lui et à son navire.

« Nous n’avions rien à manger et pas une goutte d’eau pour étancher notre soif, tandis que, sans un arbre pour nous donner son ombre, le soleil nous rôtissait à cru.

« Les petits enfants moururent. Les vieillards moururent. Les blessés moururent.

« Beaucoup d’hommes et de femmes, n’y pouvant plus tenir, se jetèrent à la mer et furent noyés. Le flot nous renvoya leurs cadavres, qui nous infectèrent et nous amenèrent des millions de mouches.

« Quelques hommes tentèrent de nager vers les goélettes, en faisant signe qu’ils désiraient parlementer et demandaient pardon. Mais ils furent abattus à coups de fusil.

« Le matin du troisème jour, les capitaines des trois goélettes vinrent nous trouver, accompagnés du second. Tous étaient armés de fusils et de revolvers. Ils nous déclarèrent qu’ils étaient fatigués de nous tuer et s’en tiendraient là.

« Nous leur jurâmes que nous avions, de notre mauvaise action du mois passé, tous les remords du monde, que jamais plus nous ne ferions de mal à un blanc et, en marque de soumission, nous nous versâmes du sable sur la tête.

« Les femmes pleuraient et criaient, en demandant de l’eau, C’était un vacarme effroyable.

« Les hommes blancs nous firent savoir, quand un peu de silence se fut rétabli, quelle serait notre punition. Nous devions, avant qu’elles reprissent la mer, remplir complètement les trois goélettes de bêches de mer et de coprah.

« Nous y consentîmes. Car nous savions maintenant que nous étions des enfants à la bataille, quand nous combattions contre les démons que sont les blancs.

« Nous regagnâmes la terre dans nos pirogues et entreprîmes, tout d’abord, de déblayer nos puits qui avaient été comblés au ras du sol avec des blocs de coraux, et souillés avec des cadavres.

« Puis, pendant des semaines entières, nous travaillâmes à pêcher le bêche-de-mer et à le mettre en état de conservation, à récolter des cocos et à les convertir en coprah.

« La fumée des feux, allumés pour cette double besogne, ne cessait de s’élever en nuages épais, sur toute la surface de l’île.

« Quand les goélettes furent bourrées, les capitaines nous convoquèrent tous, en une grande palabre, et nous annoncèrent qu’ils étaient très satisfaits de constater que la leçon nécessaire avait été imprimée au fer chaud dans nos cervelles,

« De nouveau, nous versâmes du sable sur nos têtes et jurâmes que, plus jamais, nous ne ferions de mal à aucun blanc.

« Les trois capitaines dirent qu’en ce cas tout était bien ; mais qu’avant leur départ, afin de ne pas être oubliés de nous, ils nous enverraient une étonnante sorcellerie, dont nous nous souviendrions chaque fois que nous serions tentés de retomber dans notre péché.

« Peu après le second nous amena dans un canot six des nôtres que nous croyions morts depuis longtemps, nous hurla une dernière fois son infernal Yah ! Yah ! Yah ! et les trois goélettes, hissant leurs voiles, cinglèrent vers le large.

« Les six hommes étaient porteurs de la redoutable sorcellerie et une terrible maladie ne tarda pas à se propager par toute l’île.

— Oui, oui ! je comprends le tour ! m’écriai-je, en interrompant Oti. Des cas de rougeole s’étaient déclarés parmi l’équipage d’une des goélettes et les six noirs avaient été volontairement contaminés.

— Une terrible maladie, ma parole ! poursuivit Oti. Jamais les plus vieux d’entre nous n’avaient entendu parler d’une aussi puissante sorcellerie.

« Nos prêtres, sommés de nous en débarrasser, n’y purent parvenir et nous les tuâmes, pour les punir de leur incapacité.

« Des dix mille que nous étions encore quand nous nous réfugiâmes sur le banc de sable, trois mille vivants seulement demeuraient, lorsque la sorcellerie nous quitta.

« Tous nos cocos ayant, en outre, été convertis en coprabh, il y eut dans l’île la famine, Aujourd’hui, la population s’est un peu augmentée et nous sommes cinq mille.

« Mac Allister, conclut le vieux nègre, est en soi une poussière d’homme, un chien malade que guette la mort, une simple palourde. Nous n’avons personnellement aucune crainte de lui. Mais nous avons peur de l’homme blanc qu’est ce trafiquant.

« Car ailleurs il a des frères, des frères qui combattent comme des démons : si nous touchions à un seul de ses cheveux, ils ne manqueraient pas d’accourir pour nous punir.

« Bien souvent, il nous met en grande colère, et nous serions heureux de lui régler son compile.

« Seulement, alors, nous nous souvenons de la prodigieuse sorcellerie, qui jadis fondit sur nous, et de ce damné second, nous criant : Yah ! Yah ! Yah !

« Et nous ne le tuons pas. »

Oti amorça son hameçon avec un morceau de calmar, qu’il déchira des dents, dans la chair vive du monstre.

Hamecçon et appât s’enfoncèrent, parmi les phosphorescences de l’eau.

« Les petits requins, me dit le noir, sont partis. La pêche va reprendre, dans de bonnes conditions. »

En effet, au bout de quelques instants, la ligne s’agita furieusement. Oti la tira d’un geste rapide et jeta dans la pirogue une autre grosse morue, toute pantelante.

« Beau poisson ! observa-t-il. J’en ferai cadeau à Mac Allister. »