LES SALOMON, ILES DE LA TERREUR

L’existence est souvent dure pour l’homme blanc, dans les îles océaniennes. Se divertir un brin devient parfois nécessaire. La mystification que je vais vous conter, et dont fut victime un nigaud, ne manque pas d’humour. D’un humour un peu rude, comme il convient au décor ambiant.

L’archipel des îles Salomon ne peut, je le reconnais, passer pour une succursale du Paradis terrestre[1].

Il est exact que la fièvre et la dysenterie y sont en promenade perpétuelle, qu’une foule de maladies cutanées, toutes plus répugnantes les unes que les autres, y prospèrent étonnamment, que l’air y est comme saturé d’un invisible poison qui s’insinue sous l’épiderme par la moindre écorchure ou coupure, voire par les simples pores de la peau, engendrant des ulcères purulents et fétides, et que plus d’un homme solide, s’il n’y a pas laissé ses os, est rentré chez lui à l’état d’épave.

Non moins exact est-il que les indigènes des Salomon constituent une bande de sauvages comme il s’en trouve peu sur la terre, qu’ils sont doués, pour la chair humaine, d’un joyeux appétit et qu’ils ont la manie, non moins invétérée, de collectionner les têtes de leurs semblables.

Leur plus haut instinct sportif consiste à surprendre quelqu’un au moment où il a le dos tourné, et à lui briser la colonne vertébrale, à la base du crâne, d’un coup habile de tomahawk.

Je ne nierai pas davantage qu’en certaines de ces îles, à Malaïta, par exemple, les honneurs sociaux vont de pair avec le plus grand nombre de meurtres accomplis, que les têtes humaines servent couramment de monnaie d’échange et que celles des blancs ont une valeur supérieure à celles des autres.

Tellement que des villages entiers se réunissent parfois, au nombre d’une douzaine, pour instaurer des souscriptions dont le montant, qui s’amplifie de lune en lune, ira au guerrier assez heureux pour pouvoir présenter, au gardien de la cagnotte, une tête de blanc.

Tous ces faits sont parfaitement véridiques. Mais il existe, cependant, de pires pays au monde, et j’ai connu des blancs qui, après avoir vécu vingt ans aux îles Salomon, sentaient leur cœur s’attrister en les quittant.

Ce qu’il faut à un civilisé pour pouvoir vivre, aux Salomon, un laps de temps honorable, c’est, tout d’abord, d’avoir chance et prudence,

C’est ensuite de porter, imprimée fortement dans l’âme, la frappe authentique du blanc impavide et dominateur.

Voilà ce qui est, avant tout, nécessaire.

Un pareil homme doit mépriser toutes les contingences adverses, avoir en lui-même une confiance incommensurable, être bien persuadé, Par Son orgueil de race, qu’un seul blanc vaut, en semaine, plus que mille nègres et qu’il peut, le dimanche, en estourbir deux mille.

Voilà ce qui rend le blanc invincible et lui a frayé, autour du monde, une route royale.

Il ne faut pas non plus que notre homme, dans ses rapports avec ses frères jaunes, ses frères noirs, s’amuse à couper les cheveux en quatre, qu’il se creuse le cerveau à comprendre toutes ces mentalités qui lui sont étrangères et qui ne peuvent qu’obscurcir la sienne propre. Il est le maître de la terre. Sur cette seule pensée doit se concentrer son esprit.

Tel, assurément, n’était pas le cas de Bertie Arkwright. C’était un gentil garçon, un dandy à la dernière mode et, du point de vue intellectuel, un sensitif aux cordes trop fines, qui vivait d’imagination. Le vol d’une mouche, qui l’effleurait, le faisait frissonner et pour cinq minutes le rendait rêveur. Au résumé, aucune maîtrise de lui-même.

Fâcheuse idée, pour ce garçon, de s’en venir aux îles Salomon !

Non pas évidemment qu’il eût l’intention de s’y établir pour la vie. Mais un séjour de quatre à cinq semaines, entre deux vapeurs, satisferait l’appel de vie primitive dont il sentait, assurait-il, le martèlement impérieux sur les fibres intimes de son être.

Telles étaient du moins, en son langage entortillé, les explications qu’il se plaisait à donner entre deux sourires aux belles passagères embarquées comme lui sur le Makambo, courrier de Sydney.

Ces aimables et piaillardes perruches, qui s’en venaient en touristes fouler le sol de l’Australie, faisaient cercle autour de lui quand il parlait, et toutes étaient plus ou moins amoureuses de sa gracieuse personne.

Songez donc, ma chère ! Faire escale ; cinq semaines durant, à ces terribilissimes îles Salomon, sur lesquelles courent, de par le monde, tant de récits d’aventures affreuses !

Et, quelle que fût leur admiration pour cet explorateur intrépide, pas une d’elles n’aurait, pour l’accompagner, quitté, fût-ce une heure, le pont sans péril du Makambo.

Il y avait à bord un autre personnage, auquel ces dames ne prêtaient, en revanche, aucune attention.

C’était un petit bout d’homme, un gnome tout ratatiné, dont la peau flétrie avait la couleur de l’acajou. Sur le livre du bord, il était inscrit sous le nom de capitaine Malou.

Et ce nom était bien connu de tous les indigènes des îles océaniennes. Ils ne le prononçaient qu’à voix basse, comme des conspirateurs craignant d’être entendus. Des Carolines à la Nouvelle-Zélande, on en usait pour faire peur aux enfants méchants.

Le capitaine Malou avait affermé les sauvages et la sauvagerie, la fièvre et la vie rude, et, tant par les balles des Sniders que par le fouet des contremaîtres, avait fait rendre aux têtes crépues, en holothuries et en bois de santal, en perles, en nacre et en écaille, en ivoire végétal, en noix de coco et en coprah, des millions de dollars[2].

Le petit doigt de la main droite du capitaine Malou, doigt qui d’ailleurs était cassé, contenait plus d’énergie et d’impavidité que toute la carcasse de Bertie Arkwright.

Mais les belles dames du Makambo ne pouvaient, cela se conçoit, établir leur jugement que sur les apparences et Mr Arkwright était, évidemment, beaucoup plus représentatif que le capitaine Malou.

Comme on approchait de Malaïta, Bertice, allongé sur un fauteuil du pont non loin du capitaine Malou, entreprit celui-ci sur le dessein qu’il avait formé de faire connaissance, d’un peu près, « avec la vie rouge et la vie saignante » des îles Salomon.

Le capitaine Malou approuva ce hardi projet, fort honorable pour celui qui l’avait conçu.

Là-dessus, Bertie ajouta qu’il était admirablement armé pour se défendre le cas échéant et, afin de le prouver, il sortit de sa poche un pistolet automatique ultra-perfectionné.

« Voyez, dit-il, capitaine ! Je pousse en place le chargeur — rien de plus simple — et je mets au cran d’arrêt, afin d’éviter tout accident. On ne saurait être trop prudent.

« Sous une pareille protection, je peux tenir tête à toute une armée de noirs. Chaque magasin me donne, à la file, huit coups à tirer, Le temps de presser huit fois sur la gâchette,

« Et je remplace aussitôt le chargeur épuisé par un chargeur neuf ! Voilà ce qu’on peut appeler une arme. » Ce disant, il braqua droit, vers l’estomac du capitaine Malou, le canon du pistolet.

De ses yeux bleus et froids, le capitaine Malou, sans un battement de ses prunelles, fixa l’arme pointée vers lui et observa :

« Vous seriez mille fois aimable de diriger ailleurs votre pistolet.

— Oh ! répondit Bertie, aucun risque à courir, mon cher. Le cran d’arrêt donne toute sécurité. Sans quoi, vous pensez bien.

— N’importe ! une arme est toujours dangereuse.

— Pas celle-ci, pour l’instant du moins, je vous le jure. Auriez-vous le trac à ce point ? Je ne l’aurais jamais cru.

— Détournez-la quand même. »

La voix du capitaine Malou était métallique, autoritaire et calme. Et ses yeux bleus ne quittèrent pas l’orifice du pistolet jusqu’à ce que Bertie Arkwright eût fait comme il le demandait.

« Là ! Êtes-vous content, maintenant ? dit Bertie en souriant. Mais il n’y avait rien à craindre et je vais vous le prouver. »

Il appuya le canon contre sa tempe et fit mine de poser son doigt sur la détente.

Le capitaine Malou tendit la main vers le pistolet et brusquement s’en empara.

« Vous permettez ? dit-il. Je préférerais en faire moi-même l’expérience.

— À votre guise ! » riposta Bertie avec chaleur.

Tranquillement, le capitaine Malou dirigea l’arme vers la mer et pressa la gâchette. Une forte détonation se produisit et le sifflement d’une balle déchira l’air, tandis qu’une douille fumante tombait du chargeur sur le pont du navire.

« Vous pouvez maintenant, déclara le capitaine Malou, reprendre votre pistolet. Il fonctionne à merveille.

« Un, conseil, seulement. Soyez désormais plus prudent au cours de vos expériences de vie rouge et saignante aux îles Salomon. Car vous pourriez être, pour vous-même, un pire danger que les cannibales. »

Bertie Arkwright était blême comme la mort. On eût dit que le sang s’était retiré de son visage et des cercles noirs entouraient ses yeux.

Sa main tremblait, quand il reçut le pistolet.

« Je m’étais trompé… trompé… », balbutia-t-il en ricanant mollement.

Et il se voyait étendu de tout son long, sur le pont du Makambo, avec un trou dans la tête, par où fuyait sa cervelle.

On fit escale devant la petite île d’Ugi, afin d’y débarquer un missionnaire.

Celui-ci prendrait place, pour gagner la terre, sur le cotre Arla, appartenant au capitaine Malou, comme beaucoup d’autres bateaux naviguant dans ces parages et qui devait pousser jusqu’à Malaïta.

« Excellente occasion, mon cher, avait galamment déclaré à Bertie Arkwright le capitaine Malou, d’aller vivre un peu cette vie rouge qui vous tient tant à cœur !

« Au départ d’Ugi, vous participerez tout d’abord une huitaine durant, avec l’Arla et le capitaine Hansen — que j’ai l’honneur de vous présenter et dont vous serez l’hôte — à une croisière de recrutement sur les côtes de Malaïta.

« L’Arla vous déposera ensuite à Guadalcanar, à ma plantation de Reminge, où il vous sera loisible de passer une seconde semaine. Vous y serez reçu par mon gérant, Mr Harriwell, à qui j’envoie à ce sujet un petit mot, par l’intermédiaire du capilaine Hansen.

« Je dis une semaine… Vous pourrez rester davantage, cela va de soi, si vous en avez le désir. Mais j’ai dans l’idée qu’après ces quinze jours écoulés, vous aurez soupé de Malaïta et des têtes crépues.

« Et vous viendrez nous retrouver à Tulagi, pour nous faire part de vos impressions. »

Le Commissaire des îles, qui se trouvait justement à bord du Makambo et gagnait, à Tulagi, le siège du Gouvernement, s’avança vers Bertie Arkwright et lui demanda de bien vouloir, quand il débarquerait, accepter son hospitalité, curieux qu’il était lui aussi de connaître les émotions vécues de l’intrépide voyageur[3].

« Et j’offrirai, conclut le Capitaine Malou, une caisse entière de whisky, à boire en son honneur. »

Sur une mer d’été, pareille à du satin bleu, l’Arla, ayant laissé Ugi derrière lui, glissait mollement vers les hauteurs boisées de Malaïta.

Mais ce qui, beaucoup plus que le paysage, attirait fiévreusement l’attention de Bertie Arkwright était le timonier debout à la barre, un noir qui portait autour du cou un collier fait de boutons de culotte et, planté à travers le nez, comme une broche à viande, un gros clou.

Lés trous multiples de ses oreilles s’ornaient d’un outil à ouvrir les boîtes de conserves, du manche cassé d’une brosse à dents, d’une pipe de terre, d’une roue en cuivre de réveille-matin et de plusieurs cartouches vides de fusil.

Sur sa poitrine était suspendue la moitié d’une assiette de faïence.

Une quarantaine d’autres noirs, pareillement accoutrés, étaient étendus sur le pont. Quinze d’entre eux formaient l’équipage. Le reliquat était composé de recrues de main-d’œuvre, fraîchement enrôlées.

Le second de l’Arla, Jacobs, un grand diable aux yeux noirs et à l’air grave, qui ressemblait plus à un professeur de collège qu’à un marin, expliquait à Bertie :

« Schwartz, voyez-vous, avait toujours passé pour un cerveau brûlé, Il embarqua dans une baleinière, pour Tulagi, avec un équipage de noirs dont quatre y devaient être officiellement fouettés.

« Car, vous ne l’ignorez pas, aux îles Salomon le droit de fouetter les noirs n’appartient qu’au Gouvernement,

« L’opération eut lieu dans les formes prescrites par la loi. Mais, au retour, la mer était assez agitée et le vent soufflait en rafales. Bref, la baleinière chavira et, comme par un fait exprès, Schwartz fut le seul noyé. Ce fut, cela va de soi, un accident.

— Un accident… En êtes-vous bien sûr ?

— Sans aucun doute, et tout à fait malencontreux. La preuve en est que pareille mésaventure advint à Johnny Bedip, qui s’en tira heureusement sain et sauf.

« Il ramenait, lui aussi, un certain nombre de noirs, qui venaient de recevoir le fouet à Tulagi.

Les noirs firent chavirer le bateau.

« Mais Johnny Bedip nageait aussi bien que les têtes crépues. Deux d’entre elles furent noyées, tandis qu’accroché d’une main à un aviron, Mr Bedip assommait, de la crosse de son revolver, quelques fouettés qui semblaient mal intentionnés à son égard.

« Encore un déplorable accident ! »

Le capitaine Hansen, qui s’était approché, intervint.

« Oui, commenta-t-il. Très fréquents, les accidents de ce genre, en ce fichu pays, Vous voyez bien, Mr Arkvwright, le timonier qui est au gouvernail ? C’est un mangeur d’hommes endurci.

« Il y a six mois, sur ce même bateau, oui, sur le pont même où nous sommes, l’ancien capitaine, mon prédécesseur, a été, près du mât de misaine, noyé accidentellement Par ce grand coquin, aidé du reste de l’équipage. »

Bertie Arkwright sursauta.

« Noyé sur le pont. C’est impossible.

— Très possible, appuya le second. Si vous aviez vu le coup !

— La vérité m’oblige à ajouter, reprit le capitaine Hansen, que la noyade eut lieu d’un coup de hache. Mais c’est une habitude, en ce qui concerne ce genre d’accidents, de s’exprimer ainsi.

« N’en soufflez mot à personne ! L’effet en serait désastreux pour les îles Salomon et aucun blanc ne voudrait plus s’y risquer. Les colons y sont déjà si peu nombreux !

— C’est-à-dire, pour parler clair, que l’équipage a assassiné son capitaine ?

— C’est à peu près cela… Il y avait, à parler franc, un peu de sa faute. Il ne se méfiait pas assez.

Il avait le dos tourné, quand ils lui ont réglé son compte.

— Mais… Et l’équipage actuel ?

— J’ai pris ce que j’ai trouvé de mieux, Il est trié sur le volet.

— Et vous avez gardé le même timonier !

— Que voulez-vous ? Je n’en ai pas trouvé d’autre. Et puis, en réalité, un autre ou celui-là…

« Le malheur est que, pour éviter les accidents de ce genre, les blancs manquent de l’autorité nécessaire.

« Ce sont les noirs que la loi protège contre nous. Il nous est interdit, même attaqués, de tirer le premier coup de feu. Sans quoi, l’acte de défense le plus légitime est qualifié crime et, pour un temps plus ou moins long, nous sommes mis à l’ombre aux îles Fidji.

« Voilà pourquoi il se produit tant de noyades accidentelles. »

Sur ces entrefaites, il fut annoncé que le dîner était servi. Bertie et le capitaine Hansen descendirent l’escalier intérieur et le second demeura sur le pont.

« Ouvrez l’œil et le bon ! dit Hansen au second, en le quittant. Aouïki, le noir qui est là-bas, m’inquiète depuis plusieurs jours. Il a tout l’air de méditer quelque mauvais coup.

— Compris ! » répondit le second.

Le dîner suivait son cours et le capitaine Hansen contait à Bertie Arkwright quelle fin déplorable fut celle du Scottish-Chiefs.

« C’était, expliquait-il, le plus joli navire de l’archipel. Comme il allait jeter l’ancre devant Malaïta, le timonier donna un coup de barre terriblement maladroit et le navire vint se briser sur un des récifs qui marquent l’entrée de la passe.

« Une nuée de pirogues accourut aussitôt et les têtes crépues qu’elles portaient se lancèrent à l’abordage.

« Il y avait cinq blancs seulement à bord du navire naufragé, avec un équipage de vingt noirs, de Santa-Cruz et de Samoa, et soixante recrues. Des cinq blancs, un seul, le subrécargue, échappa à la mort, Le reste fut « kaï-kai ! »

— « Kaï-kai » ?

— Excusez-moi ! Je m’oublie à parler patois. Je veux dire qu’ils furent mangés.

« Il y eut encore le James-Edward, un autre navire qui n’était point laid non plus, et qui possédait surtout une merveilleuse mâture… »

— Mais, juste à ce moment, on entendit, par l’escalier, un fort juron, proféré sur le pont par le second. Un chœur de cris sauvages y répondit. Puis trois coups de revolver éclatèrent, que suivit le bruit d’un lourd plongeon dans la mer. !

Le capitaine Hansen s’était aussitôt élancé dans l’escalier et, tout en escaladant les marches quatre à quatre, il avait tiré de sa poche son propre revolver.

Bertie Arkwright en était comme médusé ! Il monta l’escalier à son tour, avec une grande prudence, et hasarda timidement sa tête hors de l’écoutille.

Il vit, de là, sur le pont du navire, le second, immobile, qui tenait à la ! main un revolver encore fumant, puis faisait brusquement volte-face, comme si un danger le menaçait par derrière.

« Un des noirs, dit le second, d’une voix étrangement caverneuse, est tombé par-dessus bord. Il ne savait pas nager et s’est noyé.

— Quel était cet homme ? interrogea le capitaine Hansen,

— Aouiki.

— Ah ? Très bien. »

Bertie, qui avait repris courage, se risqua sur le pont et observa :

« J’ai entendu trois coups de feu. »

Le second vira vers lui, comme un tourbillon, et grogna :

« Des coups de feu… Quels coups de feu ? Vous avez la berlue ! Pas un coup de feu n’a été tiré. Le noir est, de lui-même, tombé à l’eau. »

Bertie Arkwright, de plus en plus décontenancé, semblait interroger du regard le capitaine Hansen et le prendre à témoin. Mais le capitaine ne sourcillait pas. Ses yeux demeuraient glacés.

« Je… Je… croyais…, balbutia Bertie.

— Des coups de feu, murmura le capitaine Hansen, d’un ton rêveur. Les avez-vous entendus, Mr Jacobs ?

— Moi ? Pas du tout !

— Le noir est, évidemment, tombé à la mer par accident. Voulez-vous redescendre avec moi, Mr Arkwright, que nous terminions notre dîner ? »

Bertie Arkwright regagna son siège et son assiette. Mais le mystérieux événement, où il soupçonnait un drame rapide, lui avait coupé l’appétit.

Bertie dormit, la nuit qui suivit, dans la cabine du capitaine, que celui-ci avait gracieusement offerte.

C’était un réduit fort élégant, mais effrayant entre tous, et un frisson lui courut dans le dos quand il y pénétra.

— La cloison à laquelle faisait face la couchette était décorée d’un râtelier garni de fusils. Sur la couchette elle-même, trois autres fusils chargés étaient posés. Et, sous la couchette, il y avait un grand tiroir. Bertie, l’ayant tiré, le trouva rempli de cartouches, de boudins de dynamite et de plusieurs boîtes de détonateurs.

_ Brr… Bertie Arkwright décida de coucher tout habillé sur un canapé qui se trouvait là, fort à point.

Il y avait aussi, dans un coin de la cabine, une petite table, sur laquelle, comme par un fait exprès, était posé, bien en évidence, le Journal du bord (hum ! hum ! hum !) de l’Arla.

_ — Bertie Fouvrit et le feuilleta, et y découvrit derechef des choses terribles.

Il y lut comment, le vingt et un septembre précédent, deux hommes de l’équipage avaient chu dans les flots et s’étaient noyés. Et, comme il savait lire entre les lignes, il comprit ce que cela signifiait.

Il lut encore comment la baleinière de l’Arla, assaillie par les noirs, à Soulou, le mois suivant, avait perdu trois hommes, qui, sans aucun doute, furent « kaï-kaï ». Comment aussi, le capitaine surprit un jour le cuisinier du bord, occupé à faire bouillir, dans la marmite de d’équipage, un rata de chair humaine, acheté en commun, pour ce grand régal, à Foui, la dernière escale.

Puis c’étaient d’interminables récits d’attaques nocturnes ; de ports suspects, d’où l’on fuyait au crépuscule ; d’embuscades dressées par les « broussards », dans l’intérieur des îles, ou par les hommes « d’eau salée », dans les marais à palétuviers.

Des notes, qui se répétaient avec une fréquence aussi monotone qu’inquiétante, avaient trait à une série de morts produites par la dysenterie, Deux.

blancs, notamment, avaient trouvé cette triste fin au cours d’une récente croisière effectuée par eux sur l’Arla.

Le lendemain matin, quand il fut levé, Bertie Arkwright ne put s’empêcher de dire au capitaine Hansen, qu’il rencontra sur le pont :

« Vous aviez laissé dans la cabine le Journal du bord de l’Arla. J’en ai pris connaissance, vous savez ?

— Fâcheux ! Très fâcheux ! s’exclama le capitaine Hansen, d’un air ennuyé. C’était un oubli et ce Journal n’aurait pas dû traîner ainsi !

— J’y ai trouvé, poursuivit froidement Bertie, un tas d’histoires de dysenterie qui, à parler franc, me paraissent plutôt louches. Il doit en être de ces dysenteries comme des noyades par accident… De la blague, hein ?

— De la blague ! protesta le capitaine Hansen. Fichtre, comme vous y allez ! Le Journal du bord, de la blague… »

Puis il sourit et avoua :

« Vous êtes admirable de perspicacité, Mr Arkwright ! Les colons sont rares, comme je vous l’ai conté, et les risques de maladie les effraient moins que ceux d’une mort violente.

« Moi qui vous parle, j’ai donné en plein dans le panneau. Quand j’ai accepté d’être capitaine à bord de l’Arla, je croyais dur comme fer que mon prédécesseur était mort de la dysenterie. Je n’ai connu la vérité qu’après avoir signé. Il était trop tard !

— On ne peut pas toujours, commenta le second, parler de noyades accidentelles. Ça ne prendrait plus. Alors on varie. »

Le capitaine Hansen reprit son antienne :

« Il serait plus simple de reconnaître aux blancs le droit de défendre leur vie. Mais je vous l’ai dit, quand l’affaire est portée à Tulagi, ils ont toujours tort.

« Voyez le cas de la Princess. Il est typique. La goélette, outre un équipage de quinze matelots de couleur, de l’archipel de Samoa et des îles Tonga, avait à bord cinq blancs : le capitaine, le second, le maître d’équipage, le subrécargue et un agent du Gouvernement.

« Le capitaine, l’agent et le subrécargue, s’étant fait conduire à terre, à Ysabel, sans avoir pris leurs sûretés, y furent incontinent massacrés. Puis la goélette fut prise d’assaut par une nuée de têtes crépues, arrivées dans leurs pirogues.

« Le maître d’équipage et les quinze matelots furent tués en un clin d’œil, Seul le second, s’étant saisi de trois ceintures de cartouches et de deux Winchesters, put s’élancer à temps dans la mâture.

« Et, de là, il déchargea sans arrêt, sur les envahisseurs, ses deux fusils. Quand l’un d’eux lui brûlait les mains, il se servait de l’autre.

« Il abattit ainsi un nombre incalculable de noirs et nettoya merveilleusement le pont de la goélette. Les survivants dégringolaient par-dessus bord et, sans prendre le temps de se hisser dans leurs pirogues, se sauvaient à la nage, à toute vitesse.

« Mais le second continuait de tirer. Il ne s’arrêta qu’à sa dernière cartouche.

« Ce fut là, sans conteste, pour un homme seul, un bel exploit. Eh bien, savez-vous ce qu’il y gagna, le second ? Sept ans d’internement aux îles Fidji ! En tirant sur les têtes crépues qui étaient dans l’eau, il avait, estima le tribunal, outrepassé ses droits.

« Alors la dysenterie, comme la noyade accidentelle, tue beaucoup de gens dans les îles. C’est, dans de pareilles conditions, un fichu métier que le nôtre ! Je vous parle en ami, Mr Arkwright… Vous ne me trahirez pas, j’espère.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion, capitaine. »

Au cours de la journée, Bertie Arkwright, qui commençait à regretter sérieusement de s’être engagé dans cette aventure, se résolut à interviewer le timonier cannibale.

L’homme lui dit s’appeler Soumasaï, lui déclara qu’il avait passé trois ans à travailler dans une plantation du Queensland, qu’il avait été à Samoa, aux Fidji et à Sydney. Il avait navigué comme matelot sur des goélettes de recrutement, à travers toutes les îles océaniennes.

Et comme il avait parfaitement compris le jeu qui se jouait avec Bertie Arkwright, il ne se fit point prier pour reconnaître qu’il avait, au cours de son existence, mangé nombre de ses semblables.

Combien ? Il ne s’en souvenait pas. Mais il y avait eu, dans la quantité, des noirs et des blancs. Les blancs étaient très bons. Ils avaient la chair beaucoup plus fine.

Il avait gardé seulement un mauvais souvenir d’un certain blanc qui était malade quand il l’avait mangé.

« Ma parole ! s’écria-t-il. Moi beaucoup malade aussi, par la suite, et mon ventre avoir, pendant plusieurs jours, dansé la gigue. »

Tout frémissant d’horreur, Bertie eut le courage, cependant, d’entreprendre son interlocuteur sur le chapitre des têtes coupées.

Oui, Soumasaï en possédait plusieurs, en bon état de conservation, qui étaient cachées dans la terre. Elles avaient été, dans les règles, séchées au soleil et fumées.

L’une d’elles, avec ses longues moustaches, était celle d’un capitaine de goélette. Il la vendrait pour deux livres, s’il trouvait amateur. La donner à moins était impossible.

« Mais il céderait les têtes de noirs pour une seule livre. Il avait aussi quelques têtes d’enfants, en assez mauvais état, dont il se déferait pour dix shillings.

Un quart d’heure après, comme Bertie Arkwright était assis, mélancolique, sur le panneau d’une écoutille en songeant à toutes ces choses sinistres, un nègre vint avec un sans-gêne étonnant prendre place à côté de lui. Tout contre lui.

Le nègre avait la peau bizarrement malade. Bertie se leva, comme mû par un ressort, et s’en alla demander des explications au second. Le second lui déclara sans ambages que le noir était un lépreux.

« Un lépreux ! Mais la lèpre est contagieuse…

— Mon Dieu, oui ! Que voulez-vous que j’y fasse ? L’homme paraissait sain quand il embarqua. Gardez-vous seulement de le serrer de trop près. »

Bertie dégringola l’escalier des cabines, se déshabilla, ficela un paquet des vêtements qu’il venait de quitter et jusqu’aux souliers, fit passer le tout dans la mer, par le hublot.

Puis il procéda sur tout son corps à des lavages antiseptiques, qu’il renouvela le soir avant de se mettre au lit.

Lorsque l’Arla vint en contact avec la terre et prit le mouillage dans un marais encadré de palétuviers, le capitaine Hansen ordonna de tendre, au-dessus de la lisse, une double rangée de fils de fer barbelés.

« Précaution indispensable, expliqua-t-il à Bertie Arkwright, afin que le navire ne soit pas pris d’assaut comme tant d’autres par les têtes crépues. »

Celles-ci, en effet, ne tardèrent pas à arriver dans leurs pirogues, avec tout un arsenal de javelots, d’arcs, de flèches et de casse-têtes variés.

Mais le capitaine Hansen commanda que tous les noirs qui voudraient être reçus à bord devraient, auparavant, laisser leurs armes dans leurs pirogues.

Bertie Arkwright respira, quoiqu’il y eût quelques tricheries sur lesquelles le capitaine Hansen ferma bénévolement les yeux.

De nombreuses affaires furent traitées et, en échange d’un acompte qui leur fut remis sur leur travail futur, vingt-cinq recrues signèrent leur engagement.

Puis, le coucher du soleil venu, les têtes crépues furent invitées à se retirer.

Elles mirent peu d’empressement à obéir et une douzaine d’entre elles s’obstinèrent, plus qu’il n’était convenable, à ne pas tenir compte des ordres réitérés du second.

« Vous allez voir, chuchota le capitaine Hansen à l’oreille de Bertie Arkwright, si je vais les faire déguerpir ! »

Il tenait dans sa main un boudin de dynamite, muni d’un hameçon.

Le boudin de dynamite n était, en réalité, qu’une inoffensive bouteille de chlorodine, enveloppée et ficelée dans du gros papier, d’où dépassait une fusée,

Le capitaine Hansen alluma la fusée et piqua l’hamecçon sur les reins d’un des nègres, dans les plis de son lava-lava[4].

Fou de terreur, le noir, sans même songer à se débarrasser de son lava-lava, se mit à pousser des cris d’épouvante et, la fusée lui sifflant et crachant au derrière, s’élança dans la mer.

Toutes les têtes crépues qui étaient encore sur le pont firent de même, culbutant par-dessus les fils de fer barbelés, bientôt teintés de sang.

Bertie Arkwright était sidéré d’horreur. Et le second, sans qu’on le vit, ayant fait exploser dans le vide, à l’arrière du navire ; un vrai boudin de dynamite, Bertie ne douta pas que le nègre affublé de la bouteille de chlorodine n’eût été, au moment même où il touchait l’eau, pulvérisé. Devant n’importe quel tribunal, il en aurait juré !

Le plus fâcheux est que les vingt-cinq recrues avaient, par la même occasion, sauté par-dessus bord et s’étaient vraisemblablement réfugiées dans la brousse, avec leurs acomptes reçus. Allez donc leur courir après !

Le capitaine Hansen et son second en étaient inconsolables. Ils se lamentaient à fendre l’âme. : Que dirait de cette perte le capitaine Malou ?

Tellement qu’ils entreprirent de noyer leur chagrin dans des flots de whisky.

Il n’y avait, dans les bouteilles qu’ils vidaient, que du thé froid. Ce qu’ignorait Bertie Arkwright, abasourdi de la quantité d’alcool vraiment phénoménale qu’ils pouvaient ingurgiter.

Plus ils buvaient, plus les deux hommes, naturellement, étaient ivres, et ils discutaient passionnément entre eux pour décider si le nègre qui avait fait explosion serait consigné, dans le Journal du bord, comme victime de la dysenterie ou comme un cas de noyade accidentelle.

Finalement, ils s’endormirent et se mirent à ronfler. Bertie Arkwright comprit que la garde de l’Arla lui incombait, une garde dangereuse qu’il monta jusqu’à l’aurore, tant contre une attaque venant du rivage que contre une mutinerie possible de l’équipage.

Le lendemain et les jours suivants, l’Arla demeura au mouillage, attendant vainement le retour des recrues qui avaient pris la fuite.

Capitaine et second continuèrent à s’arracher les cheveux et à boire du simili-whisky à plein verre, laissant Bertie prendre, chaque nuit, sa faction.

Ils savaient, proclamaient-ils tout haut, qu’ils pouvaient compter sur lui pour cette tâche. Et, de son côté, il se promettait bien à lui-même que, s’il sortait vivant de cette incroyable tragédie, il rapporterait au capitaine Malou la honteuse conduite du capitaine Hansen et de son second.

Le septième jour, l’Arla fut entouré, à l’aube, d’une flottille de pirogues dont les occupants manifestèrent l’intention d’escalader le navire.

Bertie Arkwright, qui n’ignorait pas l’interdiction de faire parler la poudre à l’aveuglette, réveilla hâtivement le capitaine Hansen et le second.

Et bien lui en prit. Les noirs étaient les vingt-cinq recrues qui, d’elles-mêmes, demandaient à réintégrer le bord.

Mieux encore, ils amenaient avec eux un nombre égal de recrues nouvelles, qui signèrent incontinent leur engagement,

« Dieu soit loué ! ne put s’empêcher de s’exclamer le capitaine Hansen. Voilà une bonne besogne qui s’est accomplie d’elle-même. Qu’en pensez-vous, Mr Arkwright ?

— Je pense. Je pense… Que voulez-vous que je pense dans ce damné pays où tout se passe au rebours du sens commun ? »

De Malaïta, l’Arla s’en fut, comme il avait été convenu, jeter l’ancre à Guadalcanar, devant la plantation de Reminge.

Bertie mit pied à terre avec un soupir de soulagement et serra avec effusion la main du gérant, Mr Harriwell, qui l’attendait.

« Vous débarquez dans un mauvais moment ! dit Mr Harriwell. J’ai, depuis quelque temps, remarqué chez Les noirs des signes de révolte. Mais je ne crois pas, personnellement, que le danger soit sérieux.

— Ah ! Et combien occupez-vous de noirs sur la plantation ? demanda Bertie Arkwright, le cœur angoissé.

— Quatre cents ! répondit joyeusement Mr Harriwell, C’est quelque chose, savez-vous ? Une belle équipe !

« Oui, j’entends bien… S’ils venaient réellement à se révolter ? Nous ne sommes que quatre blancs, en vous comptant.

« Mais n’importe ! Nous en viendrons à bout. Avec votre aide, Mr Arkwright ! Cela va de soi, »

Sur ces entrefaites, arriva un certain Mac Tavish, qui faisait office de magasinier. À peine prêta-t-il attention à Bertie, qu’on lui présentait,

« J’ai l’honneur, Mr Harriwell, déclara-t-il hâtivement, de vous donner ma démission. Je ne puis demeurer plus longtemps. Je suis un homme marié, vous le savez comme moi, et il se prépare ici du vilain, aussi clairement que je vois votre nez au milieu de votre visage.

« Les noirs vont se soulever un jour ou l’autre, et nous reverrons les horreurs de Hohono. »

Mr Harriwell parlementa longuement avec le magasinier, qu’il décida à terminer son mois.

« Les horreurs de Hohono… Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Bertie Arkwright.

— Il fait allusion, expliqua le gérant, à un petit massacre qui eut lieu l’an dernier à la plantation de ce nom, dans l’île Ysabel.

« Les noirs tuèrent les cinq blancs qui dirigeaient la plantation en question, ainsi que le capitaine et le second d’une goélette, qui étaient descendus à terre.

« Mais j’ai toujours dit qu’on était imprudent à Hohono. Jour et nuit, nous sommes ici sur la défensive.

« Veuillez venir avec moi, Mr Arkwright, que je vous montre un peu la vue splendide dont on jouit du balcon de la véranda… »

Bertie ne songeait guère à admirer le paysage. Il était trop occupé à se demander quel prétexte honorable il pourrait bien invoquer pour filer le plus tôt possible à Tulagi, chez le Commissaire des îles.

Il était encore plongé dans ses réflexions, quand un coup de fusil éclata dans son dos, tout près de lui.

Au même moment, il se sentit saisir par le bras, et crut que ce malheureux bras se disloquait, tellement Mr Harriwell mettait de zèle à attirer son hôte dans l’intérieur de la maison.

« Vous l’avez échappé belle, camarade ! dit le gérant. Vous n’êtes pas blessé, au moins ? »

Et il se mit à tâter et tripoter Bertie par tout le corps.

« Je ne saurais trop, gémissait-il, vous présenter mes excuses pour un aussi fâcheux accident. Jolie façon, en vérité, de recevoir un étranger !

« Et en plein jour encore ! Je n’aurais jamais soupçonné un pareil attentat. »

Bertie était pâle comme la mort.

« C’est ainsi, reprit implacablement Mac Tavish, qu’ils ont eu la peau de mon prédécesseur, N… de D… ! un homme magnifique.

« Sa cervelle éclaboussa toute la véranda. Avez-vous remarqué cette tache sombre, à la dernière marche de l’escalier ? On a eu beau la laver. Jamais on n’a pu la faire disparaître,

« Adieu ! Je vous laisse…

— Voyons ! Voyons ! déclara Harriwell avec énergie. Écartons ces pénibles sujets et asseyez-vous à cette table, Mr Arkwright. Vous ne refuserez pas un cocktail ? »

Bertie était tout à fait à point pour ingurgiter l’exquise boisson, que le gérant achevait de confectionner à son intention.

Faisant effort sur lui-même, il portait cependant la paille à sa bouche, quand un homme en culotte de cheval et molletières fit son apparition.

« Allons, quoi ? Qu’y a-t-il encore ? interrogea le gérant. Vous en faites une tête, Mr Brown… Est-ce que la rivière remonte vers sa source ?

— Au diable la rivière ! répondit l’homme, Les nègres m’inquiètent beaucoup plus. Tout à l’heure, l’un d’eux est sorti soudain des roseaux, à quatre mètres de moi, et m’a canardé.

« Il était muni d’un Snider et tirait, la crosse sur la hanche. J’ai, par miracle, échappé. Mais où s’est-il procuré ce Snider ?

« Ah ! Mille pardons, Mr Arkvwright ! Je suis enchanté de faire votre connaissance. Mais telle était encore mon émotion…

Mr Brown, expliqua le gérant, est mon homme de confiance. Un troisième cocktail ! Et noyons-y nos soucis.

— Volontiers, acquiesçca Mr Brown. Mais où le nègre avait-il pris le Snider ? Voilà qui me tarabuste,

— J’en suis surpris autant que vous ? déclara Mr Harriwell, avec une ombre d’emportement dans la voix. Hormis les nôtres, pas un fusil ne sort jamais de la maison, où toute la provision est sous clef. »

Mr Brown sourit, d’un air incrédule.

« Vous ne me croyez pas ? Venez avec moi constater si je mens. »

Mr Harriwell, s’étant levé, se dirigea vers son bureau où il montra du doigt, dans un coin de la pièce, une grande caisse poussiéreuse.

Les serrures en semblaient intactes. Mais Mr Brown, s’étant incliné, les souleva du doigt.

Le gérant eut un sursaut et fit bousculer le couvercle, La caisse était vide.

Les trois hommes se regardèrent mutuellement, en silence. Harriwell se laissa choir sur une chaise, anéanti.

Brown se prit à jurer.

« Par la mort Dieu, dit-il, il est impossible de se fier aux domestiques d’intérieur ! C’est l’un d’eux qui se sera subrepticement saisi des clefs que vous aurez laissées traîner, Harriwell.

— Méchante affaire ! avoua le gérant, en faisant la moue. Mais nous reprendrons les fusils à ces sales bêtes ! Rien n’est perdu ! Rien n’est perdu !

« Voulez-vous avoir l’obligeance, Mr Brown, de préparer une cinquantaine de boudins de dynamite.

« À la première occasion, comme nous ignorons les vrais coupables, nous taperons dans le tas.

« Allons, Messieurs, gardons-nous forts et ne perdons point l’appétit ! Le dîner est servi. »

I y avait, sur la table, un plat de riz au curry et une omelette,

Bertie n’aimait point le riz au curry. Il se rabattit sur l’omelette, dont il se servit une ample assiettée et qu’il déclara excellente.

Son curry terminé, Harriwell s’attaqua, à son tour, à l’omelette, Il en goûta une bouchée, qu’il recracha bruyamment.

« Attention ! s’écria Mr Brown, d’un ton sinistre. C’est la seconde fois que le cuisinier nous fait le coup ! »

Harriwell continuait à graillonner et à cracher.

« Quelle… seconde fois ? interrogea Bertie, en frissonnant.

— La seconde fois, pardieu ! que le coquin essaye de nous empoisonner. Il faudra, sans tarder, lui casser la tête.

— C’est de cette façon, commenta Brown, qu’au Cap Marah le comptable de la Compagnie a trouvé la mort dans des souffrances indicibles. On l’entendait hurler, m’a-t-on assuré, à cinq kilomètres à la ronde.

— Je vais toujours, décida Harriwell, faire mettre aux fers le cuisinier. Nous avons heureusement découvert à temps le pot aux roses. »

Bertie demeurait assis, totalement paralysé. Sa figure décolorée était semblable à une cire. Il essaya de parler. Mais rien ne sortit de son gosier qu’un grouillement incompréhensible.

« Et vous en avez mangé ! » beugla Brown, d’une voix tonnante.

Au bout d’une demi-minute d’attente, Bertie Arkwright retrouva soudain l’usage de la parole, comme un plongeur qui sort de l’eau et reprend son souffle.

« Évidemment, j’en ai mangé ! s’écria-t-il. Vous l’avez vu aussi bien que moi. »

— L’affreux silence recommença, tandis que Bertie lisait son destin dans les yeux de ses deux compagnons.

« Il se peut, après tout, que je me trompe… murmura Harriwell. Ne nous désolons pas avant d’être fixés. »

Brown alla vers la porte et appela rudement le cuisinier.

Celui-ci fit son entrée d’un air boudeur. Il avait, en guise d’ornements, des épines plantées à travers le nez et des bouchons enfilés dans les trous des oreilles.

« Dis donc, toi, Wiwi, rugit Harriwell en montrant le plat d’un doigt accusateur. Qu’est-ce que toi avoir mis là-dedans ? »

Wiwi, effrayé, leva, en guise de réponse, son bras devant ses yeux et flageola sur ses jambes.

« Moi, susurra-t-il, avoir mis rien que de bon. L’omelette être très bonne pour faire « kaï-kaï ».

— Alors loi en manger tout de suite, devant nous ! ordonna Harriwell. C’est, glissa-t-il dans l’oreille de Bertie, la suprême épreuve. »

Et Harriwell, ayant empli une cuiller de l’omelette suspecte, fonca droit vers le cuisinier qui, les dents serrées, se précipita dehors en une fuite affolée.

« La question est tranchée ! prononça Brown avec solennité., Il ne veut pas en manger.

— Brown, reprit Harriwell, dès que vous pourrez poser la main dessus, vous le mettrez aux fers, comme j’ai dit tout à l’heure.

« Tout va bien, Mr Arkwright ! Je l’expédierai à Tulagi, où le Commissaire prendra l’affaire en main. Si vous mourez, vous pouvez être sûr qu’il sera pendu.

— Mais, messieurs… s’exclama Bertie désespéré. Ne pas mourir vaudrait encore mieux pour moi. »

Brown se précipita dehors à la poursuite du noir, tandis qu’Harriwell haussait les épaules d’un air de pitié :

« Et que veux-tu que j’y fasse, mon pauvre vieux ? C’est un poison indigène, dont le noir se sera servi. Et pour ce genre de poison, il n’y a pas d’antidote connu.

« De grâce, calme-toi un peu ! Il faut te résigner à ton sort. »

À ce moment, deux détonations retentirent au-dehors, et Brown ne tarda pas à reparaître, tenant à la main son fusil encore fumant.

— « Je l’ai », dit-il en se rasseyant tranquillement à table, « déniché dans un cocotier, où il se cachait parmi les feuillages.

« Il est tombé mort devant moi. Une attaque soudaine de fièvre maligne !

— Mais, et moi ? hurlait Bertie Arkwright : Quoi, messieurs, pas le moindre secours ?

— Aucun antidote contre les poisons indigènes ! répéta Mr Harriwell.

— Aucun antidote ! rétorqua Brown. Sauf genièvre…

— Ah ! oui, c’est Vrai Le genièvre… Et moi qui ne songeais pas ! Je suis tellement bouleversé… »

Mr Harriwell alla quérir incontinent une bouteille de la rude liqueur, dont la teneur en alcool est si forte, et en versa un grand verre, qu’il tendit à Bertie Arkwright.

« Buvez cela, mon cher ! Et buvez vite ! C’est un peu dur au gosier, évidemment. Mais il faut boire pur. Allons, du courage Il y va, pour vous, de la vie, »

Bertie fit comme il lui était prescrit et absorba le genièvre, en étouffant et en toussant. Sous la morsure de l’alcool dans son gosier, des larmes lui ruisselaient des yeux.

Harriwell lui tâta le pouls et prit sa température, en hochant la tête. Pouls et température montaient, en effet, sous l’influence du genièvre que Bertie buvait sans arrêt.

Le pauvre bougre ne pensait pas à cette explication, si simple cependant, et lui-même, en se cachant, se tâtait le pouls sous la table.

La tête commençait à lui tourner sérieusement

et il entendit, comme dans un rêve, Harriwell et Brown discuter encore sur le point de savoir si la fameuse omelette était vraiment empoisonnée.

« Après tout, nous n’en savons rien ! criait Harriwell,

— Si le cuisinier n’était pas mort, ripostait Brown, de gré ou de force on en eût fait sur lui l’expérience. Mais ces sacrées fièvres vous suppriment un homme en un clin d’œil. »

Mac Tavish entra en trombe.

« Hé, là ! vous autres, lança-t-il, prenez garde à vous ! Les noirs ont cerné la maison. Ils sont tous armés des Sniders volés et tentent de s’infiltrer dans la cuisine.

« Venez avec moi, Mr Brown, et tirons les premiers ! Il vaut toujours mieux commencer, les hostilités.

« Prenons aussi quelques boudins de dynamite et allumons chacun un cigare. »

Les deux hommes sortirent, tandis que Mr Harriwell reprenait tranquillement son repas interrompu et que Bertie, palpant son pouls, le trouvait accru de cinq pulsations.

Soudain, une détonation épouvantable retentit. La maison en trembla jusqu’au toit et le plancher parut se soulever, La vaisselle se brisa sur la table, et la grosse horloge s’arrêta.

Du coup, Harriwell se leva, et empoignant son Winchester, sortit pour rejoindre les combattants.

Il y eut une fusillade en règle, accompagnée de cris et de hurlements démoniaques. Puis tout se tut.

Quand les trois blancs revinrent dans la grande salle, Bertie n’y était plus.

IL s’était traîné jusqu’au bureau de Mr Harriwell et, après s’être barricadé derrière un rempart de tables, de chaises et de cartonniers entassés, s’était affalé sur le plancher en un cauchemar imbibé de genièvre, où il mourait mille morts, en écoutant la bataille qui faisait rage au-dessous de lui.

Il passa, dans sa forteresse, la fin de la journée et toute la nuit qui suivit.

Le lendemain matin, il se risqua à en sortir, encore vacillant et la tête lourde du genièvre absorbé. Et il trouva que le ciel était toujours bleu, avec Dieu, sans doute, dans son paradis.

Quant à ses hôtes, ils n’étaient ni morts, ni blessés, mais bien vivants, comme lui-même. Le cuisinier empoisonneur avait réintégré sa cuisine, De la véranda, on voyait des escouades de nègres aller et venir, bien en ordre, sous la conduite des contremaîtres.

Mr Harriwell, en lui tendant la main, lui demanda s’il avait bien dormi et s’il comptait

prolonger quelque temps son séjour. Mais il répondit que des affaires pressantes l’appelaient à Tulagi et qu’il embarquerait, le jour même, sur l’Arla.

À Tulagi, un peu lassé, déclara-t-il, des fatigues de sa croisière, il ne quitta point le jardin du Commissaire des îles.

Puis il retrouva, sur le vapeur du retour, et le capitaine Malou et les mêmes belles dames qu’à l’aller.

Très entouré, cela va de soi, il éclipsa derechef le vieux capitaine, comme le soleil fait des étoiles, et redevint pour le beau sexe un héros accru.

Durant de longues heures, avec une intarissable faconde et une indéniable sincérité, il conta, dans tous les détails, à son palpitant auditoire, les scènes affreuses dont il avait été témoin, les tragiques périls de mort qu’il avait personnellement courus,

Quant au capitaine Malou, il avait, avant de lever l’ancre, expédié de Tulagi deux caisses du meilleur whisky écossais qui se pût trouver sur le marché, l’une à l’adresse du capitaine Hansen, l’autre à celle de Mr Harriwell.

Car il était incapable de décider, entre les deux hommes, lequel avait su donner à Bertie Arkwright la plus splendide vision de la vie rouge aux îles Salomon.

  1. Les îles Salomon sont un archipel océanien, peuplé encore, en grande partie d’anthropophages. Elles sont situées au Nord-Ouest de l’Australie et appartiennent à l’Angleterre.
  2. Les holothuries sont, comme les oursins et les étoiles de mer, une variété d’échinodermes ; elles constituent, pour les Chinois, un mets apprécié. — On appelle ivoire végétal la substance intérieure de la graine du phytéléphas à gros fruits.
  3. Tulagi, siège du Gouvernement des îles Salomon, est situé dans l’ile de Florida.
  4. Morceau de toile que les noirs s’enroulent autour des reins.