Contes des landes et des grèves/Les douze Normands

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 285-287).

XXXVIII

LES DOUZE NORMANDS


Il y avait une fois douze Normands qui voyageaient ensemble, et ils n’avaient jamais vu la mer. Un jour ils arrivèrent devant un grand champ de lin que le vent faisait onduler, et ils crurent que c’était l’eau bleue de la mer qui leur barrait le passage :

— Frères, dirent-ils, il faut se mettre à la nage.

Ils firent un paquet de leurs habits, et l’ayant mis sur leurs têtes, ils se prirent par la main, et se comptèrent avant de traverser :

— Té et mé (toi et moi) ne font qu’un, disaient-ils, li et l’aôt’e (lui et l’autre), ça fait deux ; et ainsi de suite, si bien qu’après s’être comptés de la sorte, il ne se trouvèrent que onze. Ils pensèrent toutefois que l’un d’eux s’était peut-être arrêté, et qu’il les rejoindrait de l’autre côté de l’eau. Ils traversèrent donc le champ de lin, et arrivés de l’autre côté, ils se comptèrent de nouveau :

— Té et mé ne font qu’un ; li et l’aôt’e, ça fait deux. Mais ils se retrouvaient toujours onze. À la fin l’un des Normands dit :

— Frères, il me vient une idée : nous allons prendre douze mottes de terre, et chacun fourrera son nez sur la sienne ; s’il y a un nez sur chacune d’elles, c’est que nous serons tous au complet.

Ce qui fut dit fut fait, et quand ils se furent alignés chacun à côté de sa motte, ils se retrouvèrent douze.


(Conté en 1879 par Pierre Huchet, d’Ercé-près-Liffré.)

Ce bain dans un champ de lin pris pour la mer est attribué ailleurs, avec encore moins de vraisemblance, aux habitants de Saint-Jacut-de-la-Mer (Côtes-du-Nord), qui sont des marins (Voyez Contes de la Haute-Bretagne, p. 233), et aux gens de Saint-Jacut-du-Mené, (p. 245) ; l’épisode du comptage s’y retrouve, ainsi que dans un autre conte que j’ai publié dans Mélusine, 1885, col. 465, où se trouvent une série de onze « Joyeuses histoires des Jaguens, » (j’ai publié sur le même titre neuf autres contes facétieux dans mes Contes des Marins). Le conte qui suit pourra donner une idée des « charges » que les voisins des Jaguens débitent sur leur compte, sans que l’on en sache l’origine, les habitants de Saint-Jacut étant loin d’être aussi naïfs que le prétendent les contes dont ils sont les héros, et dont ils sont les premiers à rire.