Contes des landes et des grèves/Le rat marin

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 159-169).

XV

LE RAT MARIN


Il y avait une fois dans le port de Nantes, un navire qui était en partance, mais l’équipage n’était pas au complet : il manquait un mousse, et le capitaine, qui ne pouvait en trouver un nulle part, était bien fâché.

— C’est bien ennuyeux, disait-il ; nous allons être obligés de partir sans avoir un mousse ; pourtant il en faudrait un. C’est bien commode, un mousse, et jamais on n’a vu un navire qui n’en eût pas au moins un.

Un soir qu’il se promenait dans les rues de Nantes, il vit venir un gros rat qui se mit à marcher à ses côtés, réglant son pas sur le sien.

— Voilà, pensa le capitaine, un rat qui n’est pas peureux. Toutefois il allait avoir peur, pensant que c’était quelque diable, lorsque le rat lui adressa la parole.

— Vous avez peur, capitaine ; vous n’avez pourtant rien à craindre de moi : je ne vous ferai pas de mal ; je puis au contraire vous rendre service.

— Les rats parlent donc dans ce pays-ci ? dit le capitaine.

— Ils ne parlent pas tous, répondit le rat en riant ; je crois même qu’il n’y a que moi à pouvoir le faire. Aussi je ne suis pas un véritable rat, mais un homme emmorphosé.

— Vous êtes emmorphosé ![1] est-ce possible ?

— Oui, dit le rat en pleurant : il y a six mois, je m’étais embarqué sur un navire qui appartenait à une fée. Je faisais mon métier de mon mieux : malgré cela, le féetaud[2] qui était notre capitaine, me frappait à chaque instant à coups de bottes, et ne me donnait presque rien à manger. Las de recevoir tant de coups, j’ai quitté le navire des fées, et pour me punir elles m’ont changé en rat et condamné à rester dix ans sous cette forme.

— Avant d’avoir été emmorphosé, vous deviez avoir un nom, dit le capitaine, puisque vous êtes fils de chrétiens et baptisé.

— Oui ; on m’appelait Pierre ; mais je ne vous dirai pas mon nom de famille, car les sorcières de fées me l’ont défendu.

— Quel âge avez-vous, Pierre ?

— J’ai douze ans, capitaine.

— Mais puisque vous avez déjà navigué, vous devriez vous embarquer au lieu de courir les rues, au risque de rencontrer quelque chat qui vous étranglerait tout net.

— Je ne demanderais pas mieux, capitaine, si je trouvais un navire.

— Veux-tu venir mousse à mon bord ?

— Volontiers ; mais combien me donnerez-vous par mois ?

— Trente francs, et si tu fais bien ton métier, au second voyage, je t’en donnerai quarante.

— Quand partez-vous ?

— Après-demain.

— Hé bien ! demain je serai prêt, et je me rendrai à bord.

Le capitaine quitta le rat, et celui-ci se fit faire des habits de mer et des bottes. Quand il arriva le lendemain à bord, les matelots ne purent s’empêcher de rire en le voyant avec ses petites bottes et sa petite vareuse.

— M’avez-vous fait porter sur le rôle d’équipage ? demanda le rat.

— Oui, mousse.

Le lendemain le capitaine fit établir les voiles, et le rat mousse lui demanda la permission d’aller larguer le petit hunier.

— Comme tu voudras, dit le capitaine.

Dès que le rat eut la permission, il se mit à grimper dans la mâture, et il avait largué le petit hunier avant que les autres matelots fussent à la moitié du mât. Quand ils virent le rat se débrouiller comme un fin marin, ils comprirent que ce n’était pas un véritable rat, et ils le traitèrent mieux qu’un mousse ordinaire.

Lorsque le navire fut en mer, le capitaine demanda au rat s’il savait gouverner.

— Non, capitaine ; jamais je n’ai mis la barre dans mes mains ; mais je voudrais bien apprendre.

— Viens, je vais te montrer.

Le mousse alla à la barre, et quand le capitaine lui eut montré comment il fallait s’y prendre, il gouvernait aussi bien que n’importe quel matelot.

Tous les matins il se levait de bonne heure, et tenait toujours les repas préparés à l’heure ; aussi chacun à bord l’aimait comme la prunelle de ses yeux.

— C’est dommage, disait le capitaine au second, que ce pauvre mousse soit ainsi emmorphosé, car il est vraiment gentil.

— Oui, et s’il ne tenait qu’à moi de le démorphoser[3], je vous assure que cela ne serait pas long.

— Cap’taine, dit le mousse qui les entendait : il y a un moyen de me faire redevenir homme ; mais il n’est pas facile. Il faudrait aller dans un port, loin, bien loin d’ici : aucun capitaine ne le connaît, et il s’appelle le Port-aux-Sorciers : c’est là que se rendent tous les matelots-sorciers. C’est aussi là que demeure, dans un beau château, la fée qui m’a emmorphosé. La baguette dont elle s’est servie est pendue au plafond de sa salle, et si quelqu’un me l’apportait, je serais à l’instant démorphosé. Mais je ne conseille à personne d’aborder à ce port : je sais comment y entrer, et j’y conduirais bien un navire sans faire aucune avarie, mais pour réussir il faudrait être à bord d’un navire appartenant à des sorciers.

— Je vois bien, mon pauvre mousse, qu’il n’y a en effet guère moyen, répondit le capitaine, et ce n’est pas la peine d’essayer.

— Non, mais un jour venant je serai démorphosé, et je vous suis bien reconnaissant de m’avoir pris à votre bord ; car les féetauds m’ont dit que si je naviguais ils me feraient grâce de trois ans. Ainsi j’ai encore six ans à être rat.

Le capitaine fut bien aise d’entendre ces paroles, et il dit au rat :

— As-tu des parents ?

— Non ; mon père, qui était marin, s’est noyé, et ma mère a eu tant de chagrin de me voir emmorphosé qu’elle en est morte.

En disant cela, le rat se mit à pleurer.

— Ne pleure pas, lui dit le capitaine ; désormais je prendrai soin de toi.

Cependant le navire, qui faisait route pour la Chine, essuya un grand coup de vent : le capitaine commanda de haler bas le clin-foc et le petit perroquet. Aussitôt le rat grimpa dans la mâture, serra le perroquet, puis, voyant que le navire avait encore trop de toile, il cargua le petit hunier. Quand il descendit sur le pont, les matelots n’avaient pas encore débarrassé le beaupré de son clin-foc.

— Le mousse se débrouille mieux que nous, dit le maître d’équipage au capitaine ; s’il continue ainsi, ce sera un fameux marin quand il sera démorphosé.

— Oui, répondit le second ; j’ai bonne envie que son temps soit fini, et je donnerais bien volontiers cinq cents francs de ma poche pour le faire redevenir mousse à deux pour pieds.

— Quand vous en donneriez cent mille, monsieur, dit le rat, il faut que je fasse mon temps, et, Dieu merci, je n’en ai plus que cinq ans.

Cependant on arriva au port de destination, et quand le navire fut mouillé et affourché comme il faut, le capitaine donna permission à l’équipage de descendre à terre. Il ne resta à bord qu’un novice, et le rat alla se promener avec le capitaine. Mais au bout de quelque temps il s’ennuya d’être à terre, et il demanda au capitaine la permission de retourner à bord.

— Fais comme tu voudras, dit le capitaine.

Le novice fut très content d’être relevé de quart, et il sauta dans le canot qui avait amené le rat à bord. Quand les Chinois, qui sont les plus voleurs du monde, virent le novice aller à terre, ils se dirent :

— Voilà le gardien du navire qui va à terre, montons à bord tandis qu’il n’y a personne. Nous pourrons voler quelque chose, et avoir de quoi faire la noce.

Les Chinois arrivèrent le long du navire dans leur canot ; ils l’amarrèrent, et se préparèrent à monter. Mais au moment où ils mettaient le pied sur l’échelle, ils reçurent un seau d’eau sur le dos, et des coups de bâton sur la tête.

Comme ils croyaient qu’il n’y avait personne à bord, ils furent bien surpris, mais quand ils virent le gros rat qui marchait sur deux pieds, et prenait des cailloux pour les leur jeter, ils crurent que c’était le diable en personne, et ils se rembarquèrent en criant comme si on les écorchait.

En arrivant à terre, ils rencontrèrent le capitaine et l’équipage qui étaient prêts à se rembarquer.

— Capitaine, dit un des Chinois, le diable est à votre bord.

— Ah ! répondit en riant le capitaine, il aurait bien dû t’emporter.

Quand il arriva à bord, le rat lui raconta comment il avait reçu les Chinois qui voulaient voler le navire ; le capitaine fut bien content. Il vendit son chargement très-cher, et il disait :

— Depuis que je navigue, jamais je n’avais gagné autant d’argent qu’à ce voyage-ci ; il parait que c’est le rat qui me porte chance. Aussi je lui donnerai une de mes filles.

Le navire fit voile pour la France, et, comme le capitaine était de bonne humeur, tout le monde était content et heureux à bord. Mais il ne faisait guère de vent ; le retour fut long, et quand le navire arriva à Nantes, le rat était démorphosé depuis trois mois ; c’était un très-joli garçon et un bon marin.

Le capitaine lui proposa une de ses filles.

— Je veux bien, dit Pierre, si elle me plaît.

— Voici mes deux filles, dit le capitaine ; choisis.

— Comme elles sont également jolies, je prends l’aînée.

— Papa, dit la fille, je veux bien épouser Pierre ; mais si les sorciers allaient l’emmorphoser de nouveau ? Ce ne serait guère agréable d’avoir un rat pour mari.

— Ils n’en ont pas le droit, ma fille, répondit le capitaine.

Il y eut une belle paire de noces, et l’on s’amusa tellement qu’à la fin du repas tout le monde était saoul.

Pierre se fit recevoir capitaine au long-cours ; il gagna beaucoup d’argent, et vécut heureux avec sa femme jusqu’à la fin de ses jours.


(Conté en 1882 par le matelot Plessix, de Saint-Cast, âgé de 43 ans.)
  1. Métamorphosé.
  2. Fée mâle.
  3. Le rendre à sa première forme.