Contes des landes et des grèves/La princesse délivrée

Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 170-179).

XVI

LA PRINCESSE DÉLIVRÉE


Il y avait une fois un roi et une reine qui faisaient mauvais ménage, car ils n’avaient pas d’enfants, et la reine se désolait, car le roi lui adressait souvent des reproches et menaçait même de la chasser.

Un jour qu’elle se promenait dans son jardin, elle y vit un monsieur de grande taille, bien habillé et bien fait de partout, sauf qu’il avait les pieds difformes ; il vint saluer la reine et lui demanda pourquoi elle avait la mine triste.

— Ah ! répondit-elle, j’en ai bien sujet ; je n’ai pas d’enfant et le roi veut me chasser pour prendre une autre femme.

— Je vais vous consoler, dit le monsieur : tenez, voici une pomme ; vous la couperez en quatre ; vous en donnerez le quart à votre mari, et vous mangerez les autres morceaux, et avant un an vous aurez une petite fille.

La reine remercia le monsieur, qui disparut on ne sait comment, et elle alla raconter au roi la rencontre qu’elle avait faite : elle lui donna le quart de la pomme et mangea les autres morceaux. Avant l’année révolue, elle mit au monde une petite fille qui était laide comme les sept péchés capitaux, et noire comme le diable. La reine eut peur de cette vilaine petite créature, et au lieu de la faire élever sous ses yeux, elle lui donna une nourrice, qu’elle mit à demeurer dans un appartement éloigné, et jamais elle n’allait la voir.

Un jour, la petite fille, qui avait commencé à parler dès l’âge de huit jours, dit à sa nourrice :

— Mon père et ma mère ne sont jamais venus me voir ; mais il faut qu’ils viennent aujourd’hui, car voici l’heure où je vais mourir.

La nourrice alla prévenir le roi et la reine, qui arrivèrent aussitôt, et ils eurent presque peur en voyant combien leur fille était laide, et en l’entendant parler comme une grande personne.

— Dans trois jours, dit-elle au roi, je serai morte : vous me ferez porter dans le cimetière. Mais je puis revenir à la vie, non plus laide et noire comme maintenant, mais aussi jolie que ma mère. Pour cela il faudra que vous veniez au cimetière trois nuits de suite, ou que vous y envoyiez quelqu’un qui ne connaisse pas la peur, car je serai effroyable quand je sortirai de la tombe, après qu’on aura frappé du pied dessus par trois fois. S’il ne peut se sauver à temps, je le mangerai. Il faudra que la même personne vienne trois nuits de suite ; la troisième, s’il ne parle pas, je serai délivrée, quand un prêtre m’aura passé son étole au cou.

Lorsque la princesse fut morte, le roi promit de grandes richesses à celui qui pourrait la délivrer ; mais comme personne ne se présentait, il alla trouver un vieux père La Chique, noceur fini, qui disait que rien ne pourrait lui faire peur.

— Si tu veux délivrer ma fille, dit le roi au vieux soldat, je te donnerai une barrique d’argent.

— Ça me va, répondit le vieux noceur. Que faut-il faire ?

— Écoute : tu iras au cimetière un peu avant minuit, et tu frapperas trois coups de pied sur la tombe de la princesse ; alors elle sortira de sous terre ; mais il faudra te sauver au plus vite, car si elle t’attrapait, elle te mangerait. Il faudra y aller trois nuits de suite.

Le vieux noceur se rendit au cimetière, et frappa trois coups de pied sur la tombe de la princesse ; aussitôt elle se leva, en jetant feu et flammes, et se mit à poursuivre le père La Chique ; mais avant qu’elle eût pu l’atteindre, minuit sonna, et elle rentra dans son tombeau.

Le lendemain, le roi fut bien content de voir que le vieux noceur était encore vivant ; mais quand il le pria de retourner la nuit d’après, il s’écria qu’il avait eu tellement peur que, pour tout l’or du monde, il ne recommencerait pas.

Alors le roi fit publier à son de caisse, dans tout son royaume, que celui qui délivrerait sa fille aurait trois barriques d’argent.

Un homme, qui n’avait encore jamais eu peur de rien, se présenta au palais, et dit qu’il était venu pour tenter l’aventure. Le roi lui enseigna comment faire, et pendant la journée, il le traita de son mieux. Un peu avant minuit, l’homme se rendit au cimetière et frappa trois fois du pied sur la tombe de la princesse. Au troisième coup, elle sortit de terre, en jetant feu et flammes, et en arrachant toutes les croix ; au moment où elle allait atteindre l’homme, minuit sonna : elle rentra dans sa tombe, et toutes les croix vinrent se replacer sur les fosses, comme si jamais elles n’avaient été déplantées.

Le lendemain l’homme était malade de peur, et il déclara au roi que, ni pour or ni pour argent, il ne recommencerait.

Le roi fit encore promettre de plus grandes récompenses à celui qui délivrerait la princesse ; elles étaient si belles que bien des gens auraient désiré les obtenir, mais ils craignaient tous d’être mangés.

Il n’y eut à se présenter au palais qu’un petit garçon qui de sa vie n’avait eu peur. Le roi lui dit comment faire, et un peu avant minuit, il se rendit au cimetière et frappa trois coups de pied sur la tombe de la princesse ; au troisième, il se sauva à toutes jambes et alla se cacher dans un coin. La princesse sortit encore de sa tombe, en jetant feu et flammes, et elle chercha partout le petit garçon, mais minuit sonna avant qu’elle eût pu savoir où il était, et elle rentra dans sa tombe.

Le lendemain, le petit garçon se rendit au palais, et dit qu’il était prêt à retourner au cimetière. Le roi et la reine, en voyant qu’il n’avait pas eu peur, furent bien contents. Ils lui recommandèrent d’être aussi courageux que la nuit précédente, et surtout de se garder de souffler mot.

Un peu avant minuit, il retourna au cimetière, et après avoir frappé trois coups de pied sur la tombe, il se sauva à toutes jambes et alla se cacher. La princesse sortit de sa tombe en jetant feu et flammes, furetant partout et criant à faire trembler un rocher ; mais minuit sonna, et elle rentra sous terre.

Le petit garçon retourna au palais ; le roi et la reine furent bien contents de le revoir, et ils lui dirent :

— Courage, mon garçon ! vous n’avez plus qu’une seule nuit à passer. Quand vous verrez la princesse sortir de sa tombe, vous vous sauverez ; alors, tout en courant, elle vous appellera par votre nom, et vous suppliera de l’écouter ; mais vous ne lui répondrez rien, et quand elle aura cessé de crier, vous irez avertir un prêtre, qui viendra lui passer une étole au cou : alors elle sera délivrée.

Le petit garçon promit de suivre ces conseils. Le soir venu, il se rendit au cimetière et frappa encore trois coups de pied sur la tombe, puis il se sauva et alla se réfugier dans l’église. La princesse sortit de terre, en lançant feu et flammes, et en brisant toutes les croix sur son passage. Elle fit tout le tour du cimetière, et, ne trouvant pas le petit garçon, elle se mit de sa voix la plus douce à l’appeler par son nom, en le suppliant de lui répondre, et lui disant que s’il lui parlait elle serait délivrée. Mais le petit garçon ne souffla mot.

Alors elle monta dans le clocher de l’église et se mit à sonner les cloches à toute volée. À ce bruit, les prêtres se réveillèrent et accoururent, tout effarés, à l’église. Le petit garçon leur dit de ne rien craindre, que c’était la fille du roi qui, cette nuit, allait être délivrée, et que la sonnerie allait cesser. Bientôt, en effet, on n’entendit plus les cloches. La princesse appela encore le petit garçon par son nom d’une voix plus douce et plus suppliante ; il ne répondit rien, et quand elle se tut, il pria un des prêtres d’aller passer une étole au cou de la princesse.

Dès qu’elle l’eut autour du cou, elle fut délivrée, et au lieu d’une petite fille, noire comme le diable, et laide comme les sept péchés capitaux, on vit une grande jeune fille, belle comme le jour. Elle retourna avec le petit garçon au palais de son père. Le roi et la reine l’embrassèrent, et ils ne pouvaient se contenter de la regarder. Alors le roi dit au petit garçon :

— Vous avez tenu votre promesse ; c’est à nous de tenir la nôtre. Vous avez délivré la princesse, c’est vous qu’elle doit épouser.

La princesse fut bien contente de se marier avec son libérateur : ils firent des noces comme on n’en a jamais vu depuis : au coin de toutes les rues il y avait des tonneaux de cidre et des barriques de vin ; les petits cochons couraient par les rues tout rôtis, tout bouillis, les fourchettes sur le dos, et qui voulait en coupait un morceau.

Le petit garçon vécut heureux avec la princesse, et quand le roi mourut, ce fut lui qui eut la couronne.


(Conté en 1883 par Anne-Marie Brouard, de Saint-Cast).