Contes des landes et des grèves/Le pèlerinage de Saint-Jacques en Galice

VI

LE PÈLERINAGE DE SAINT-JACQUES EN GALICE


Il était une fois un homme et une femme qui étaient mariés depuis longtemps, et n’avaient qu’un enfant ; un jour ils se promirent que si l’un d’eux mourait, l’autre irait faire à son intention un pèlerinage à Saint-Jacques en Galice.

Ce fut le mari qui mourut le premier, et sa femme ne se souvint plus de sa promesse. Un mois après l’enterrement, on commença à entendre la nuit un si grand bruit dans la maison que personne ne pouvait fermer l’œil : les sacs de blé, les fagots et tous les objets qui étaient dans le grenier se mettaient à remuer, et on aurait dit qu’ils dansaient ensemble ; mais, quand on y montait, tout était en place, et, dès qu’on était descendu, la danse recommençait. La femme finit par penser que c’était son mari qui revenait lui rappeler qu’elle avait promis de faire un pèlerinage à son intention ; son fils voulait aller à sa place à Saint-Jacques en Galice ; mais elle lui dit qu’il était trop jeune pour aller si loin, et elle lui ordonna de rester à garder la maison pendant qu’elle serait absente.

Elle se mit en route, et le jour d’après, son fils ferma la maison et partit à son tour ; il avait emporté son arc, et sur la route il s’amusait à tuer des oiseaux à coups de flèches, car il était très adroit tireur.

Un soir qu’il s’était égaré dans une forêt, et qu’il ne savait comment en sortir, il grimpa sur un arbre et s’arrangea du mieux qu’il put pour y passer la nuit. Quand le soleil fut couché, comme il faisait clair de lune, il vit venir de son côté trois géants : l’un portait un chaudron, le second un sac de farine, et le troisième une cruche pleine d’eau, et ils s’arrêtèrent justement au pied de l’arbre où se trouvait le garçon. Ils déposèrent leur fardeau, puis l’un d’eux alla chercher du bois mort dans la forêt ; l’autre alla ramasser de grosses pierres, et le troisième se mit à démêler la farine dans le chaudron et à l’arroser avec l’eau de la cruche. Quand les deux autres revinrent, ils posèrent le chaudron sur les grosses pierres et allumèrent dessous un grand feu.

Quand leur bouillie fut cuite, ils se mirent à manger ; le garçon lança une flèche si adroitement qu’elle atteignit l’oreille d’un des géants ; celui-ci crut que son camarade l’avait pincé et il lui dit :

— Pourquoi me pinces-tu ainsi sans raison, moi qui ne t’ai rien fait ? Et il lui donna un soufflet ; mais comme il allait se remettre à manger, l’autre sauta sur lui, et ils se battirent. Le petit garçon ajusta encore une flèche qui atteignit le bout du nez du géant qui regardait lutter les deux autres, et croyant que c’était l’un d’eux qui l’avait frappé, il se mit à leur donner de grands coups de poing. Alors le garçon lança encore une flèche qui blessa au doigt le troisième géant.

Les géants finirent par s’arrêter, car ils étaient lassés tous les trois, et l’un d’eux dit à son voisin :

— Pourquoi m’as-tu donné un soufflet ? je ne t’ai pourtant pas pincé.

— Je n’ai frappé personne le premier, répliqua l’autre.

— Ni moi non plus, dit le troisième ; il doit y avoir quelqu’un de caché par ici, qui nous a joué ce mauvais tour.

Ils aperçurent alors les flèches, et se mirent à regarder autour d’eux et, en levant les yeux, ils virent le petit garçon dans son arbre.

— Ah ! petit gredin, lui crièrent-ils, c’est toi qui es cause que nous nous sommes battus ; descends vite, ou nous allons te griller dans ton arbre !

Le petit garçon se hâta de descendre, et, comme il les suppliait de ne pas le tuer, ils lui dirent qu’ils lui feraient grâce de la vie s’il pouvait manger autant de bouillie qu’eux. Il s’approcha du chaudron, et prit une cuiller, mais au lieu de manger la bouillie, il la faisait glisser dans un sac qu’il avait, dans son gilet, dans ses poches, partout où il pouvait, et il ne mangeait que lorsque les géants le regardaient.

Quand ils virent qu’il expédiait si promptement la bouillie, ils se dirent :

— Il ne faut pas tuer ce petit garçon ; emmenons-le plutôt avec nous, il pourra nous servir, car c’est un adroit tireur.




Ces géants s’étaient mis en route pour aller délivrer trois princesses qui étaient enfermées dans un château, et qu’ils voulaient épouser. Les murs de ce château étaient si hauts qu’on ne trouvait pas d’échelles assez longues pour arriver jusqu’au sommet, et il n’y avait pour y pénétrer qu’une porte basse toute en fer, et si épaisse qu’il n’était pas possible de l’enfoncer. Sur le haut du mur rôdait un dragon qui lançait des flammes, et il ne s’endormait que pendant que sonnaient les douze coups de midi.

Les géants demandèrent au petit garçon s’il était assez adroit pour envoyer une flèche dans l’œil du dragon et le percer jusqu’à la cervelle, et il répondit qu’il pensait bien pouvoir le faire.

Un peu avant midi ils s’approchèrent du château sans faire de bruit, et le petit garçon se glissa le plus doucement qu’il put, jusqu’à un grand arbre qui n’en était pas très éloigné ; il y grimpa, et attendit l’heure où le dragon devait s’endormir.

Dès que sonna le premier coup de midi, le dragon, qui se trouvait alors juste en face de l’arbre, se coucha et ferma les yeux. Alors le petit garçon ajusta sa flèche, et la lui lança si adroitement qu’elle entra par l’œil et pénétra jusqu’à la cervelle, et le dragon tomba mort dans le fossé du château.

Les géants étaient bien contents, et, quand le petit garçon descendit de son arbre, ils ne savaient quelles caresses lui faire.

Ils se mirent tous contre les murailles du château, et ils grimpèrent sur les épaules les uns des autres ; mais ils n’arrivaient pas encore jusqu’en haut ; le petit garçon grimpa sur les épaules de celui qui était monté sur les deux autres, et celui-ci, le prenant dans sa main, le déposa sur le chemin de ronde, tout en haut du mur.

Le petit garçon y trouva un escalier, et il descendit dans la cour du château, où les géants lui avaient dit que se trouvait la porte de fer ; il la reconnut facilement, et il vit auprès une grosse clé, et à côté une épée ; il la prit et lut ces mots écrits sur la lame :

Celui qui me portera
Vainqueur sera.

Les géants avaient parlé au petit garçon de la grosse clé qui ouvrait la porte de fer, et ils lui avaient bien recommandé de ne pas toucher à l’épée ; mais quand il eut vu ce qui était écrit dessus, il pensa qu’elle pourrait lui être utile, et il la prit.

Il ouvrit la porte aux géants, mais elle n’était pas grande, de sorte qu’ils étaient obligés de ramper à plat ventre pour passer ; à mesure que l’un entrait, il lui coupait la tête avec son épée, au moment où il allait se relever ; c’est ainsi qu’il les tua tous les trois.

Il parcourut ensuite le château, et vit l’endroit où étaient les princesses ; elles étaient gardées par des ours, des tigres et des lions ; mais il les tua tous avec son épée magique, et il sortit du château avec les princesses. La plus belle des trois lui dit alors qu’elle allait l’emmener chez son père, et qu’elle se marierait avec lui, puisqu’il l’avait délivrée ; mais, comme il était pressé de retrouver sa mère, il ne l’écouta pas, et se sauva si vite que la princesse eut à peine le temps de voir sa figure.

Le petit garçon voyagea longtemps, longtemps, et à force de marcher il rencontra sa mère, qui revenait après avoir fait le pèlerinage qu’elle avait promis. Elle fut bien étonnée de le voir et elle lui dit :

— Te voilà ! comment es-tu venu ici ? Je t’avais pourtant recommandé de rester à la maison.

Le garçon lui raconta qu’il était parti un jour après elle, et il lui dit tout ce qui lui était arrivé dans son voyage. Ils se remirent en route pour retourner chez eux, et de temps en temps le petit garçon tuait encore des oiseaux avec ses flèches.

Un jour ils arrivèrent devant une belle auberge neuve, qui avait une enseigne sur laquelle était écrit : Ici on donne à boire et à manger et l’on ne fait rien payer à celui qui raconte son histoire.

Le petit garçon dit à sa mère qu’il fallait profiter de l’aubaine, et que ceux qui tenaient l’auberge seraient sans doute bien aises d’entendre ses aventures.

On le conduisit à la maîtresse de la maison, et, quand il eut raconté son histoire, et qu’il eut dit comment il avait tué les géants et délivré les princesses, elle lui sauta au cou, et lui dit : « C’est toi qui m’as délivrée ! ».

Cette maîtresse d’auberge était la plus belle des trois princesses ; elle était venue demeurer là et avait fait mettre l’enseigne, pensant que son libérateur la lirait peut-être en passant, et qu’elle pourrait le reconnaître en entendant son histoire.

Le garçon et la princesse se marièrent peu après ; et il y eut à cette occasion la plus belle paire de noces qu’on ait jamais vue ; et ils furent heureux tout le restant de leurs jours.


(Conté par Jean David, du Gouray).