Éditions Édouard Garand (p. 15-23).

CHAPITRE III

BRIGOLET

Ces données de foi naïve n’avaient pas lieu d’étonner Jean, et il aurait manqué au doux devoir du souvenir d’enfance, si jamais il en était venu à oublier les heures charmantes où, accoudé au buffet de la curiosité juvénile il « buvait avidement les délicieuses légendes et les jolis contes dans lesquels il y avait presque toujours un gai refrain, que la jeunesse est si avide d’entendre, car l’imagination avide des jeunes est toujours ouverte aux choses de l’inconnu et du merveilleux. »

Je le répète : de nos jours l’on ne raconte plus d’histoires comme autrefois. Cependant ces réunions où toute la famille était groupée autour d’un aïeul, d’un vieillard ou d’une bonne tante comme tante Rose étaient bonnes. Bonnes parce qu’elles cimentaient l’union entre les membres de la famille ; bonnes aussi parce qu’il y avait toujours dans ces légendes et ces contes une leçon de morale.

De nos jours, surtout dans les grandes villes, après le repas du soir, les parents chassent les enfants dans la rue, où ils entendent des histoires d’un autre genre où leur morale ne trouve pas une occasion de se hausser. C’est un malheur.

Mais revenons au temps de la jeunesse de Jean : durant deux semaines Jean avait été laissé en pension chez tante Rose, pendant que sa mère se rendait au Canada assister aux funérailles d’un parent.

Quelquefois tante Rose chargeait Jean d’une commission et lui disait : « Si tu fais bien cette commission, ce soir je te conterai un conte. » La commission se faisait sans oublier le moindre détail, c’est que Jean y tenait énormément au conte, surtout celui de Brigolet. Oh ! le brigand de Brigolet ! Jean en avait souvent rêvé.

Un soir donc, qu’une commission faite à la perfection exigeait récompense et qu’une fourmilière d’enfants aux joues roses, aux yeux clairs et rieurs étaient réunis chez tante Rose, Jean rappela la promesse du matin, « Tante Rose, et mon conte ? »

Alors la bonne tante s’assit et autour d’elle toute la phalange des bambins et bambines.

« Allons mes petits, quel conte voulez-vous ? »

« Celui de Brigolet » s’écria Jean. « Brigolet, Brigolet », répétèrent les autres en chœur.

« Eh bien, écoutez ! » Cette invitation était bien superflue parce qu’on aurait pu entendre respirer une mouche.

C’était une fois un homme et une femme : Pierre et Madeleine, qui sans être très fortunés n’en vivaient pas moins dans une certaine aisance. Un jour de printemps, avant le temps des semailles, Pierre s’en était allé bûcher sa provision de bois de chauffage pour le prochain hiver, Madeleine, restée seule à la maison, préparait le repas de son Pierre, qui reviendrait vers les quatre heures de l’après-midi. Tout en remplissant ses devoirs de maîtresse de maison, Madeleine jetait souvent ses regards dans la direction d’une chambre attenante à la cuisine. Dans cette chambre, il y avait une énorme quantité de laine fraîchement tondue. Pierre, avant de partir le matin, lui avait fortement recommandé de se débarrasser de ce travail aussitôt que possible. Ah ! murmurait-elle, quelle triste chose que d’être obligée de carder et de filer tous les jours de l’année ! Pierre ne songe qu’à économiser pour nos vieux jours, comme si nous étions pauvres. Nous n’avons pas d’enfants ; à qui donc vont aller tous nos biens. Ah ! si du moins je pouvais me faire aider, mais Pierre ne l’entend pas ainsi, l’imbécile ! et Madeleine, rongée et tenaillée par le désir de l’oisiveté, murmurait des propos acerbes contre son mari ; de dépit elle passa à la colère outrée, invectiva outrageusement le mari absent, se laissa emporter dans un grand découragement, et aveuglée par la colère, elle s’oublia jusqu’à demander au diable de venir lui aider, de la débarrasser de son ouvrage.

À peine avait-elle formulé son coupable désir, que le sable de l’allée, près de la maison, cria sous les pas de quelqu’un qui s’approchait. Presque aussitôt, on frappa des coups secs à la porte. Entrez, dit Madeleine, cherchant à se remettre de son trouble. La porte s’ouvre, et un homme à l’aspect étrange fait son apparition. Ses yeux étaient noirs et perçants, ses sourcils relevés en forme d’accent circonflexe, et la barbiche du menton ramenée en pointe. Les ongles de ses doigts étaient longs et effilés, ses pieds chaussés de souliers longs et pointus. Eh ! dit-il : Je suis celui que vous venez d’invoquer ; je veux bien me charger de faire votre ouvrage, filer et carder votre laine, mais à une condition, une seule : C’est que vous allez signer ce papier, par lequel je m’engage à carder et filer votre laine ; quant à vous, à l’expiration du délai d’un an et un jour, lorsque je me présenterai de nouveau, vous aurez à deviner mon nom, sans quoi vous m’appartiendrez. Madeleine, encore sous l’effet de la colère, de l’émotion éprouvée, remplie de crainte par la présence de cet être aux manières étranges, sans plus réfléchir, signa l’engagement et le diable partit, emportant la laine avec lui. Devenue plus calme, la pauvre femme ne tarda pas à comprendre la gravité de l’action qu’elle venait de commettre, mais il n’y avait plus moyen d’y revenir, et petit à petit elle s’en consola en pensant qu’elle était délivrée de sa tâche et que durant l’année elle aurait le temps d’apprendre tous les noms qui se trouvaient dans le calendrier.

Le lendemain soir, Pierre s’en revenait à son logis. Il lui prit fantaisie de passer par un petit sentier foulé jadis, et qui, de détours en détours, aboutissait à une clairière dans l’intérieur de la forêt. Après avoir marché pendant quelque temps, il s’arrêta soudain, surpris : N’avait-il pas entendu un son, une voix chantant tout près de là. Il écoute, il avance tout doucement. Plus de doute possible, quelqu’un est là dans la clairière, et la voix se fait entendre plus distincte et gouailleuse au fur et à mesure qu’il approche. Bientôt Pierre distingue facilement l’étrange, l’incompréhensible tableau qui se présente à ses regards étonnés. Là, dans la petite clairière, un personnage fantastique faisait tourner un rouet. À côté de lui un amas déjà assez considérable de laine filée ; dans les yeux de l’être étrange passaient des éclairs sinistres, sa voix remplie de railleries et de persiflages chantait sans cesse, le curieux refrain que voici :



La femme pour qui je file,
Si elle savait mon nom
Qu’elle serait heureuse mmmmmmm (Bis)
Brigolet, Brigolet mon nom mmmmm(Bis)


Pierre, tout interdit, s’arrête, écoute quelque temps cet être singulier à qui il prenait fantaisie de venir filer en pleine futaie, cet être fantastique entouré d’un cercle de fumée, dont les yeux lançaient des éclairs, et dont la bouche laissait échapper des décharges d’étincelles mêlées de fumée noire, chaque fois qu’il commençait ou achevait de chanter son refrain bizarre. Sous l’effet de la sensation éprouvée à cette apparition fantasmagorique, Pierre, avec mille précautions, s’éloigne en toute hâte de ce lieu maudit.

Ah ! ça, dit-il à sa femme en entrant : « Je viens d’être le témoin de la chose la plus incroyable, la plus surprenante que l’on puisse imaginer ». Et Pierre raconte à Madeleine tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, n’omettant aucun détail de cette aventure extraordinaire, et il finit par lui chanter le refrain déjà connu :


La femme pour qui je file,
Si elle savait mon nom
Qu’elle serait heureuse mmmmmmm(Bis)
Brigolet, Brigolet mon nom mmmmmm(Bis)


Dès les premiers mots de Pierre, Madeleine avait prêté une grande attention au récit de son mari. Ce fut une véritable révélation et une grande joie pour elle, qui n’avait encore rien laissé voir de sa préoccupation intérieure, car elle avait soigneusement dissimulé à son mari le marché infâme conclu avec Satan. Plus de doute possible, l’étranger fileur de la forêt était son visiteur inconnu des jours passés ; son nom, Brigolet, elle le savait maintenant. Qui aurait jamais deviné nom semblable. À la pensée qu’elle n’aurait jamais pu arriver à trouver ce nom, Madeleine sentait des frissons qui lui faisaient trembler de la tête aux pieds. Une nuit, au milieu d’une tempête d’éclairs et de tonnerre, le diable vint rapporter la laine sans éveiller l’attention autrement que par une certaine odeur de soufre brûlé qui, le matin, au réveil, caressa désagréablement les narines de la femme et du mari. Pierre partit à ses travaux, Madeleine vaquant aux soins du ménage en chantonnant sans cesse le refrain du diable, « le nom précieux » de Brigolet, afin de ne pas l’oublier.


La femme pour qui je file,
Si elle savait mon nom
Qu’elle serait heureuse mmmmmmm(Bis)
Brigolet, Brigolet mon nom mmmmm(Bis)


La pauvre Madeleine regrettait amèrement ce moment d’oubli, qui avait failli lui coûter le bonheur éternel. Le reste de l’année s’écoula donc sans trop d’inquiétude.

L’année et un jour écoulés, de bonne heure dans l’avant-midi, le diable se présenta sans cérémonie, en véritable conquérant, sûr de son fait, et somma Madeleine de lui dire son nom.

Madeleine commence par jouer l’étonnement : semblant se consulter, elle dit au cornu : Votre nom. vous me surprenez, je n’y pensais pas, attendez donc, c’est peut-être Lucifer lui-même que j’ai devant moi. Non, reprend le diable, mais un de ses nombreux serviteurs. Belzébuth, sans doute, non ce n’est pas cela. Gripet. Non, dit le diable, dont la figure s’épanouissait en un rictus démesuré et infernal. Auroch. Non, non pas cela, et le diable avance d’un pas en ricanant. Hurluberlu, dit Madeleine qui, comme on s’en aperçoit, avait emmagasiné une suite de noms grotesques et ridicules. Non, non, mille fois non ! et tu es à moi, s’écrie le diable, qui cette fois s’avance et veut s’emparer de Madeleine pour l’entraîner avec lui dans son royaume ténébreux. Mais Madeleine affolée s’écrie :

Retire-toi, Brigolet de malheur ! retourne seul avec tes semblables et essaie d’aller ailleurs chercher à faire des dupes, car moi je me repens, je suis guérie de mes défauts, de mes sottes colères, de ma paresse, que les autres diables t’emportent, Brigolet ! À ce nom de Brigolet lancé par Madeleine, sur le corps du diable passe un tremblement de rage, les traits de sa figure se convulsent, de tout son corps se dégagent une fumée et une senteur insupportables. Pivotant sur ses talons, il lance un cri de rage assourdissant : Brigolet, dans sa fuite, enlève le chambranle de la porte et une partie du mur y attenant, laissant partout des traces de bois brûlé, calciné par son passage et son attouchement de maudit. Madeleine, à ce fracas, s’était évanouie… En arrivant à sa maison, le midi, Pierre fut fort étonné de voir ce dégât et très surpris de trouver sa femme évanouie. Quel malheur avait donc passé chez lui durant son absence. Il s’empressa de donner les soins voulus à son épouse. Madeleine ouvrit les yeux et bientôt elle fut complètement remise de son évanouissement causé par la scène et la disparition effroyable du gripet.

Elle put alors raconter à Pierre l’épouvantable histoire du fileur de la forêt, et se jetant à genoux toute en larmes, elle implora le pardon de son mari ; la voix remplie de supplications, elle lui dit combien elle est punie de ses défauts de paresse, de colère et de bouderie ; comment elle sera sage à l’avenir, promettant surtout de ne plus avoir rien à faire avec les Brigolets infernaux qui rôdent sur la terre pour faire commettre des bêtises aux humains qui écoutent trop volontiers leurs mauvais penchants.