Éditions Édouard Garand (p. 9-13).

CHAPITRE II

LE PARRAIN DE L’ENFANT

Issues de la Province de Québec, nos grand’mères se faisaient remarquer par leur dignité, leur sagesse, leurs manières simples et la haute réserve où pointait un peu de timidité, ne pouvant qu’ajouter et imprimer à leur personne un peu plus de grâce et de candeur.

Il ne faut pas être méchant, car nos mères canadiennes ont trop de mérite encore aujourd’hui, pour manquer de déférence et de respect à leur égard. Mais, je préférerais celles-là à celles de nos jours, dont un grand nombre, ayant pris contact avec des femmes de nationalités étrangères, se sont plu à copier les toilettes tapageuses et les libertés qui n’auraient pas été tolérées chez les premières. Inclinons-nous devant l’inévitable, et passons au sujet qui doit nous occuper.

Un soir, le plus âgé des garçons de la tante Rose vint annoncer à la famille qu’il était encore une fois l’heureux père d’un nouveau gros garçon. La tante, en jetant un regard vers Jean et son épouse leur dit :

« On a lieu de se réjouir et pour celui- comme pour les autres. Le parrain et la marraine ne lui feront pas défaut. » Le cousin avoua de suite avoir pensé à Jean. Celui-ci en éprouva un grand plaisir, et devant le désir exprimé de part et d’autre, il accepta la tâche avec joie et empressement.

Jean était satisfait, non pas que la chose fut nouvelle, car dans nos familles canadiennes il est rare qu’on ne remplisse le rôle de parrain, soit chez un frère, soit chez une sœur, même chez des étrangers, comme cela était arrivé à Jean.

C’était en 1880. Jean demeurait à Fall River, État du Mass. Un jour, arrive en cette dernière ville une pauvre famille du nom de Dugas, ne connaissant personne, comme cela arrivait souvent dans les premiers temps de l’émigration des Canadiens-français vers les États de la Nouvelle-Angleterre.

C’était le père St-Laurent qui avait présenté Jean à la famille Dugas. Il faut tout dire. Le père St-Laurent avait une mignonne petite demoiselle, et cela adonnait à Jean d’être « compère » avec la petite du père St-Laurent. C’était l’âge des petites émotions amoureuses.

Être parrain, mais Jean avait servi de parrain à toute une famille. Cela pourrait paraître étrange à plusieurs. Mais il n’y a rien d’extraordinaire à cela, car vers ce temps-là aux États-Unis, il n’y avait pas de prêtre et des églises à toutes les portes comme aujourd’hui. Beaucoup de petits villages, où il y avait peu de catholiques, ne voyaient pas le prêtre durant des années. En cette occasion, Jean dut servir de témoin à toute une famille. Il allait à l’école dans le temps, lorsqu’un jour le curé de la paroisse fit demander au maître d’école d’envoyer deux jeunes garçons, toutes les malices soufflées par les démons de l’enfer, à la sacristie. Jean en était. Il y avait là tout un groupe de compatriotes : le père, la mère avec leurs six enfants qui, après avoir vécu plusieurs années dans l’un de ces petits villages sans prêtre, avaient décidé de venir demeurer à Fall River.

Là, apprenant qu’il y avait des prêtres et des églises, se rappelant leur titre de catholiques, ils décidèrent de faire baptiser leurs enfants. Voilà comment, il y a plusieurs années, on pouvait servir de parrain à toute une famille, sans que cela puisse paraître extraordinaire.

Nonobstant le nombre de fois que Jean avait été parrain, ce soir-là il était vraiment satisfait. Comme il a été dit plus haut, venant de la part de tante Rose, si bonne, si remplie de délicates attentions pour lui et son épouse, ce désir exprimé lui faisait grand honneur. Le lendemain, l’enfant fut porté à l’église et baptisé sous le nom de Georges Albert.

Le petit Georges grandit, choyé, caressé par les parents, et surtout par son parrain Jean, qui n’était pas le dernier à lui prodiguer les caresses et mille et une douceurs imaginables.

Le petit Georges alors avait deux ans.

Un soir en entrant à la maison, Jean s’aperçut qu’il y avait quelque chose d’inaccoutumé. En effet, le petit Georges était tombé subitement malade dans l’après-midi, son état ne faisait qu’empirer et avait inspiré des craintes sérieuses, qui, hélas ! devaient trop tôt se réaliser. La science du médecin qu’on avait été quérir fut impuissante. En voyant l’enfant, l’homme de l’art s’était contenté de hocher la tête : mauvais présage pour les parents, qui, dans ces moments d’incertitudes, attendent anxieux l’arrêt de la science à laquelle on a recours.

On comprit de suite que l’état du petit malade était désespéré.

Le lendemain, jeudi après-midi, Jean était à son travail, un peu fatigué de la veillée, car bien entendu, il avait passé une bonne partie de la nuit précédente au chevet du petit Georges avec son cousin et les autres membres de la famille.

C’était une de ces journées sombres et pluvieuses du mois de novembre, qui porte naturellement à la tristesse, il songeait souvent au petit Georges et aux illusions brisées de ses bons parents ; à la joie d’hier, à l’anxiété du moment et surtout au malheur qui devait certainement arriver sous peu.

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’arriva un jeune garçon envoyé par la tante Rose, faisant dire à Jean de se rendre en toute hâte à la maison. Allons ! se dit-il, il est probable que la fin est proche ; le temps de se rendre à la maison fut pour Jean l’affaire d’un instant. Bien ! lui dit tante Rose en le voyant entrer. Et lui désignant un fauteuil près du berceau, elle l’invita à y prendre place l’état de l’enfant lui parut critique. Le petit ouvrit les yeux et regarda son parrain un instant, puis regarda longuement son père et sa mère, essaya un dernier sourire et ce fut tout. Sa petite âme angélique s’était envolée vers les cieux.

Il est inutile d’entreprendre de décrire le désespoir et la peine des parents. Seuls, ceux qui passent par ces épreuves, peuvent dire le chagrin et le vide qu’ils ressentent dans le cœur et l’âme, dans ces moments de douleurs amers.

Jean était là silencieux, immobile, n’osant troubler ce profond chagrin, il songeait à la joie d’hier, à la tristesse du moment, à l’espoir envolé.

Tout-à-coup, il fut tiré de sa pénible rêverie ; il venait de sentir une main se poser sur son épaule. Il leva la tête ; tante Rose était près de lui et elle lui dit : « Jean, tout est fini ! Tu peux retourner à ton travail à présent, le petit n’attendait que la présence de son parrain pour mourir. Souvent Dieu le veut ainsi. Tu as bien fait de venir pour abréger ses souffrances. »