Contes de l’Ille-et-Vilaine/La Mort du Géant Gargantua

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 39-49).


LA MORT DU GÉANT GARGANTUA

Il y avait, autrefois, au bourg de Saint-Grégoire, un simple journalier qui était père de onze enfants. Sa femme avait succombé en donnant le jour au onzième.

Le pauvre homme avait beau peiner, d’un bout de l’année à l’autre, et du matin jusqu’au soir, il ne parvenait pas à rassasier toutes ces petites bouches affamées.

L’aîné des enfants, âgé de treize ans, abandonné à lui-même, était devenu un maraudeur et un vaurien de la pire espèce, la terreur des habitants, non seulement de Saint-Grégoire, mais de tous les villages environnants.

Son père, n’entendant parler que de ses aventures et de ses méchancetés, résolut de s’en séparer. Il mit une chemise de rechange dans un mouchoir au bout d’un bâton, et invita son fils, muni de ce bagage, à aller gagner son pain ailleurs.

Le gars partit et s’en alla tout d’une abrivée[1] jusqu’à Hédé. Comme il n’avait jamais vu ni d’aussi grande, ni d’aussi belle ville, il ne se lassait point d’admirer les maisons à porches ou à pignons sur rue, couvertes en ardoises, et le châtiau capable de loger toute une garnison. Il regardait aussi d’un œil d’envie, se promenant avec leurs mères, les petits garçons superbement habillés, tandis que lui n’avait que des loques et des haillons.

La nuit vint, il fallut songer à chercher un gîte. Jean s’en alla frapper à la porte d’un filassier, et tout en tournant son chapet[2] entre ses mains, demanda poliment au maître de la maison s’il avait besoin d’un ouvrier.

« Tu arrives comme mars en carême, mon garçon, répondit le filassier. Notre compagnon est parti ce matin, et si tu veux le remplacer j’y consens. Seulement, j’y mets une condition à seule fin que tu ne puisses pas me quitter dans un moment de mauvaise humeur. Le premier de nous deux qui se fâchera coupera une oreille à l’autre.

— Accepté, ricana le mauvais gars, qui méditait déjà des tours de sa façon.

— Comment t’appelles-tu ?

— Jean Cheminet, de Saint-Grégoire.

— C’est bien. Viens souper, puis tu iras te coucher, car ici on se lève de bonne heure pour travailler.

Le nouveau compagnon mangea comme quatre et alla dormir.

Le lendemain, au lever du jour, le filassier appela son ouvrier, lui dit de se lever, et le conduisit à l’atelier où il lui expliqua ce qu’il avait à faire.

Aussitôt que le maître eut tourné le dos, Jean éparpilla la filasse par terre et se coucha dessus.

Lorsque la servante vint, vers huit heures du matin, lui apporter sa soupe et qu’elle le vit couché et dormant à poings fermés, elle s’en alla dire à son maître qu’il n’avait pas eu la main heureuse dans le choix de son compagnon. « Il dort, ajouta-t-elle, au lieu de travailler. »

À midi la servante retourna lui porter son déjeuner et le trouva dans la même position, étendu sur la filasse.

Aussi le soir, quand Jean vint souper son maître voulut lui faire des observations, mais le jeune ouvrier riposta :

— Vous vous fâchez, je crois. Allons, apportez bien vite votre oreille et que ça finisse.

— Je ne me fâche pas ; mais je ne puis cependant te nourrir à rien faire.

— C’est bon, c’est bon, je travaillerai demain.

Le jour suivant, il se coucha comme la veille et ne fit œuvre de ses dix doigts.

Le maître était furieux, mais ne voulait pas le laisser paraître.

Sa femme le voyant contrarié lui dit : « Si tu veux m’en croire, nous enverrons le petit fainiant garder nos vaches dans la prée, au bord de l’étang. »

— Bonne idée, répondit l’homme. Et l’on envoya l’enfant garder les vaches.

C’était un jour de foire à Hédé, et les marchands de vaches passaient à travers la prée.

— Où allez-vous comme ça ? leur demanda le gars.

J’allons à la foire de Hédé acheter des vaches.

— Vous n’avez pas besoin d’aller si loin. En v’là que j’vas vous donner pour ren. Mais vous allez, par exemple, après l’avoir tuée, monter la vieille gare[3] au haut du saule tétard qui est au bord de l’eau, puis vous écourterez la queue des autres. Je jetterai tous ces bouts de queues dans l’étang pour faire croire que les bêtes se sont noyées.

Les marchands de vaches ne demandèrent pas mieux et firent ce que voulait le pâtre.

Quand ils furent partis, le gars courut bien vite chez son maître, pour lui raconter que des brigands avaient noyé les vaches dans l’étang, à l’exception de la gare qu’ils avaient pendue au haut d’un saule, « On ne voit plus sur l’iau que les bourgeons de leurs quoues », ajouta le méchant sujet. »

Le filassier était au désespoir ; il voulait battre le gars.

« Vous êtes donc fâché ? dit celui-ci. Dame ! si vous êtes fâché, approchez votre oreille. »

Le maître ne répondit rien, et le lendemain, il l’envoya garder des moutons au même endroit.

D’autres marchands passèrent par la prée, et Jean leur demanda où ils allaient.

— À la foire de Bazouges, acheter des moutons.

— Ne vous donnez point tant de peine ; prenez les miens, seulement étranglez la vieille brebis naire et juchez-la au haut du grand châtaignier que voici. Écourtez ensuite les moutons, et mettez les bouts de queues à flotter sur l’étang.

Les marchands firent ce qu’on leur demandait et emmenèrent les moutons.

Le vaurien alla prévenir son maître du nouveau malheur qui venait de lui arriver.

La première idée du filassier fut de chasser le pâtou, et il aurait mis son projet à exécution, sans un voisin qui lui dit : « Envoie-le donc garder tes cochons dans la forêt de Tanouarn, et le géant qui l’habite saura bien t’en débarrasser. »

— Tu as, ma foi, raison ; il sera puni comme il le mérite.

Jean fut tout de même effrayé, quand on lui ordonna d’aller garder les cochons dans la forêt. Il avait souvent entendu parler du géant Gargantua, qui dévorait, non seulement les enfants, mais encore les personnes assez imprudentes pour s’aventurer dans ces grands bois.

Néanmoins, il partit l’oreille basse et la larme à l’œil.

Chemin faisant, il rencontra une vieille femme qui, le voyant si abattu et si malheureux, lui demanda ce qu’il avait.

C’que j’ai, dit-il, je vas de ce pas me mettre sous la dent du géant Gargantua, et n’est-il pas triste de mourir à mon âge ?

Jean raconta à la bonne femme ce qu’il allait faire dans la forêt de Tanouarn.

La vieille qui était fée et qui détestait Gargantua, dit au gars : « Écoute, je vais te donner le moyen d’échapper au géant. Tu conduiras, chaque matin, tes cochons sur la lisière de la forêt, dans laquelle tu les feras pénétrer. Quant à toi, tu resteras à les attendre, et le soir, lorsque tu voudras les remmener, tu souffleras dans ce sifflet que je t’offre, et aussitôt tes animaux viendront te rejoindre. Si tu exécutes de point en point mes instructions il ne t’arrivera aucun malheur. »

Qu’on juge de la joie du pâtou qui remercia la fée et s’en alla en chantant.

Pendant quinze jours il se conforma aux prescriptions de la vieille, et il ne lui arriva rien de désagréable.

Mais la curiosité n’était pas le moindre défaut du gardeur de cochons. Aussi passait-il son temps, caché derrière un arbre, essayant d’apercevoir Gargantua. Ne pouvant réussir, il crut vraiment que le géant n’existait que dans la cervelle des esprits faibles.

Partant de cette idée, il fit quelques pas dans la forêt, s’y engagea chaque jour un peu plus, et finit par s’avancer au plus profond des fourrés.

Tout à coup, un bruit de branches brisées se fit entendre, et un homme, d’une taille gigantesque et d’une corpulence effrayante, surgit au milieu des halliers.

Il saisit l’enfant, avec le pouce et l’index, par le milieu du corps, le plaça dans le creux de sa main gauche, et lui dit en essayant de sourire, et en montrant des dents formidables : « Petit ver de terre, qui es-tu ? et que viens-tu faire ici ? »

Jean, qui avait déjà eu le temps de se remettre de sa frayeur, lui répondit :

— Je suis un petit ver de terre, en train de se promener, et qui ne te craint point.

Gargantua fut bien étonné de cette réponse, lui qui s’attendait à des pleurs et à des cris.

— Tiens, ajouta-t-il, tu me plais, failli moucheron, et si tu consens à demeurer avec moi, nous arriverons peut-être à nous entendre.

— C’est selon. Que faudra-t-il faire pour t’être agréable ?

— Une seule chose, manger autant que moi.

— Quant à cela, je te rendrai des points quand tu voudras, répondit l’enfant.

— C’est ce que nous allons voir, le dîner est servi, mettons-nous à table.

Jean Cheminet fit bouffer sa blouse sur son estomac, la rentra, par le bas, dans son pantalon, et serra la boucle de ce vêtement. Puis, au lieu d’avaler les écuellées de soupe et les nombreux morceaux de viande que lui servait le géant, il les faisait disparaître dans sa blouse, de sorte que Gargantua était repu, quand l’enfant semblait encore avoir faim.

— Comment diable fais-tu pour mettre tant de choses dans un aussi petit corps ? demanda le gros homme.

— C’est bien simple : Quand j’ai l’estomac plein, je me l’ouvre d’un coup de couteau, ce qui me soulage, comme bien tu penses, et me permet de recommencer à manger. Joignant le geste à la parole, il défonça sa blouse d’un coup de couteau, et la victuaille tomba par terre.

— Mais c’est superbe, s’écria le géant qui n’avait pas son pareil pour la gourmandise. Et on ne ressent aucune douleur ?

— Aucune.

Gargantua s’empara d’un immense coutelas qu’il dirigea vers lui, sans oser, toutefois, s’en frapper. Son convive, qui guettait le moment favorable, asséna sur le manche de l’instrument tranchant un vigoureux coup de poing qui le fit disparaître jusqu’à la garde dans le corps du géant.

Le malheureux poussa un cri, et glissa sous la table pour ne plus se relever.

Jean Cheminet siffla ses cochons, et retourna à Hédé raconter la mort de Gargantua.

  1. D’une traite.
  2. Chapeau.
  3. Noire et blanche.