Contes de l’Ille-et-Vilaine/Les Métamorphoses

Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 32-39).


LES MÉTAMORPHOSES


I

Un bonhomme, père de trois garçons, avait dépensé le peu qu’il possédait pour faire apprendre des métiers à ses deux aînés, de sorte qu’il ne lui restait plus rien pour le troisième. Le pauvre vieux en était désolé.

Un jour qu’il se promenait sur une route avec son dernier né, ils rencontrèrent un Monsieur qui vint à eux et leur dit :

« Voilà un enfant qui n’a pas de profession et qui, cependant, ne peut vivre de ses rentes. Si son père veut me le confier, je lui apprendrai tous les métiers du monde. Mais j’y mets une condition : Dans trois ans, dit-il au père, vous viendrez me trouver dans mon château, qui est situé au milieu de la forêt de Haute-Sève ; là je vous conduirai dans mon colombier où vous trouverez votre fils changé en pigeon. Il vous faudra le reconnaître parmi tous les oiseaux ou, sinon, il m’appartiendra. Est-ce convenu ? ajouta-t-il. »

Comme le bonhomme hésitait à répondre, supposant bien avoir affaire au diable, le petit gars, — qui n’était point bête — s’approcha de son père et lui dit tout bas : « Acceptez, mon père, je traînerai de l’aile et vous me reconnaîtrez ».

— C’est marché conclu, répondit le vieillard, qui confia son fils au voyageur.


II

Lorsque les trois ans furent expirés, le père Jacques — c’était son nom — se rendit au lieu indiqué par l’étranger et trouva celui-ci qui l’attendait. Ils entrèrent aussitôt dans un colombier où des centaines de pigeons roucoulaient et voletaient.

— Reconnaissez-vous votre fils ? demanda l’inconnu au vieillard.

Le bonhomme avait beau écarquiller les yeux et regarder de tous côtés, il ne voyait que de merveilleux pigeons faisant la roue. Tout-à-coup il aperçut dans un coin un petit pigeon maigre, malade et malpropre qui traînait une aile en marchant.

V’la mon failli gars, s’écria le vieux, je le reconnais à sa mauvaise mine.

— C’est lui, en effet, maugréa le maître. Emmenez-le.

Le pigeon, redevenu homme, s’en alla avec son père.


III

À quelque temps de là, le jeune gars, qui savait tous les métiers, dit à l’auteur de ses jours :

— Père, voulez-vous gagner de l’argent ?

— Ce n’est pas de refus, mon fils.

— Eh bien ! je vais me changer en chien de chasse et vous me conduirez dans les champs, où je prendrai pour vous tous les lièvres et lapins qui s’y trouveront. Si l’on vous demande à acheter votre chien, vendez-moi très cher, mais réservez le collier, ou sans cela vous ne me reverrez plus.

La métamorphose s’accomplit, et le bonhomme eut à ses côtés un superbe épagneul qu’il mena à la chasse et qui lui prit du gibier autant qu’il en put porter.

Tous les jours suivants, ce fut la même chose et l’on vint de très loin admirer ce chien incomparable.

Un chasseur émerveillé offrit un prix considérable de l’animal. Le bonhomme, qui avait déjà refusé plusieurs acheteurs, accepta cette fois, mais à la condition qu’il conserverait le collier de son chien.

Ce marché fut accepté.


IV

Quelques mois s’écoulèrent et le gars revint encore à la maison.

— La foire de Saint-Aubin-du-Cormier, dit-il à son père, aura lieu bientôt, et ce jour-là je me changerai en un beau cheval que vous conduirez vendre à la foire. Je serai très fringant, mais ne craignez rien, vous pourrez me monter sans crainte. Mon premier maître — qui n’est autre que le diable, comme vous savez — viendra pour m’acheter ; vendez-moi s’il vous offre une grosse somme d’argent, mais à aucun prix ne lui cédez le licol.

— Il sera fait selon ton désir, mon gars.

Le matin de la foire, le paysan trouva dans son étable un superbe cheval qui se laissa monter sans difficulté, qui encensait comme un cheval de race, qui caracolait, et qui ne tarda pas à faire l’admiration de tous les amateurs de chevaux à la foire de Saint-Aubin-du-Cormier.

Le bonhomme en demandait cinq cents écus, somme énorme à cette époque pour le prix d’un cheval ; aussi le marchand allait-il s’en aller sans trouver d’acheteur, lorsque le diable se présenta.

— Combien le cheval ? dit-il.

— Cinq cents écus sans le licol.

— Je vous offre le double, avec le licol, ou sans cela rien de fait, et il s’éloigna.

Le bonhomme se dit « mille écus, le prix de la ferme que je convoite depuis si longtemps. Le pain assuré pour le reste de mes jours. Baste ! le gas est si fin qu’il saura ben se tirer d’affaire », et il appela le diable qui s’en allait.

Celui-ci compta mille écus et enfourcha l’animal qui ne semblait plus aussi fringant.


V

Le bonhomme, malgré son or, pleurait en s’en allant, et regrettait son fils, comprenant trop tard qu’il avait commis une mauvaise action.

Pendant ce temps-là, le diable disait au cheval : « Cette fois je te tiens, vilaine bête, et tu ne m’échapperas pas. » Et il l’éperonna dur et longtemps.

Lorsque l’animal fut couvert d’écume, Satan s’arrêta dans une auberge et ordonna au garçon d’écurie de mener boire sa bête à l’étang voisin. « Tu ne lui enlèveras pas son licol, je te le défends ».

Le garçon fit la promesse de lui laisser son licol, mais arrivé au bord de l’eau, le cheval se mit à froncher, c’est-à-dire à renifler, et refusa de boire.

Le conducteur se dit : « Ma foi, tant pis ; je vais lui enlever son licol, et son maître n’en saura rien. »

Aussitôt le licol enlevé, le cheval se précipita dans l’eau et se changea en guernette (petite grenouille).

Qu’on juge du désespoir du pauvre garçon d’écurie. Il s’en alla bien vite à l’auberge et raconta en pleurant, au propriétaire de l’animal, ce qui lui était arrivé.

— Conduis-moi vite à l’endroit où il a disparu.

Arrivé au bord de l’eau, le diable se changea en brochet et poursuivit la grenouille qui, se voyant sur le point d’être prise, se métamorphosa en pigeon, et s’envola sur une cheminée.

Le brochet sortit de l’eau et redevint un homme armé d’un fusil qui ajusta le pigeon. L’oiseau se laissa choir par la cheminée.

L’étranger entra dans la maison, où une noce avait lieu, et demanda s’il n’était pas tombé quelque chose par la cheminée.

Si, répondit la mariée, une orange que voici dans mon tablier.

— Donnez-la-moi, car elle m’appartient. La jeune femme avança la main pour prendre l’orange, qui devint aussitôt un grain de millet qui tomba par terre.

Le diable se métamorphosa en coq ; mais le millet, prompt comme l’éclair, se changea en renard et dévora le coq.

Le malin renard redevint un jeune gars qui se jeta dans les bras de son père, qu’il aperçut au milieu des assistants.

— Comme tu arrives à propos, mon pauvre gars, dit le vieux, c’est la noce de ton frère aîné qu’on célèbre aujourd’hui.

On fit fête, comme bien vous pensez, à l’élève du diable, qui désormais n’avait plus rien à craindre de son maître.

(Conté par François Déhoux,
fermier à Gosné.)