Contes de Pantruche et d’ailleurs/Voyage en Orient

F Juven et Cie (p. 94-99).


Voyage en Orient


16 mars. — Quand Roger et ses compagnons eurent visité la Palestine, ils traversèrent l’interminable plaine de Gôr, et s’arrêtèrent pour méditer, tel le voyageur légendaire, devant les ruines violettes de Gandourah.

Ils virent aussi l’enclos de briques noires où les fières tribus Amalécites se lamentèrent jadis sous la colère d’Iahvè-Cébaoth, l’Elohim des Elohim, le seul Elohim, celui qui n’était pas au coin du quai.

Puis, ayant pris conseil de ses compagnons, Roger résolut de s’acheminer vers le Sud, où croissaient les oliviers rouges et les gigantesques bananiers de l’Arabie heureuse.

19 mars. — Ils suivaient, au trot allongé de leurs chevaux arabes, la blanche route d’Ossor-Médéi. Derrière eux, sur quatre maigres chameaux au poil fauve, venaient quatre Circassiennes, fournies par une agence anglaise, dont un eunuque à cheval portait les initiales sur sa casquette cirée.

De grands palmiers, bénisseurs immobiles, bordaient le chemin silencieux.

24 mars. — Les voyageurs s’abreuvaient largement d’eau-de-vie de grain et d’une liqueur du pays, le ratéï, qui ressemble à de la chartreuse bleue. Ils étaient donc ivres, la plupart du temps, comme des cochons de Mésopotamie. Aussi s’égaraient-ils fréquemment dans de mauvaises routes. Quittant Louscatèh, ils tournèrent pendant trois jours dans une petite étendue de sable qu’ils prirent pour un vaste désert. Ils étaient épuisés de fatigue, quand ils firent la rencontre d’un indigène. Celui-ci les conduisit à Kerkaroum où ils connurent enfin, à la joie des habitants, qu’ils se trouvaient dans l’Arabie heureuse.

Tous ces Arabes étaient en proie à une douce allégresse. Ils parcouraient les rues en sautillant et, faisant claquer leurs doigts, ils s’écriaient : « Bath ! Bath ! »

Roger, qui savait la langue du pays, demanda à un Arabe : « Pourquoi êtes-vous tous si contents ? »

Et l’Arabe répondit : « Parce que nous sommes dans l’Arabie heureuse. »

25 mars. — Avant de quitter Kerkaroum, ils firent visite à l’iman du pays. C’était un quinquagénaire de haute taille, dont la barbe était noire et drue et les sourcils rasés.

Il était très vénéré et réputé pour sa science. Il avait dix-huit femmes et plus de trois cents enfants. Mais il ne s’était pas contenté d’engendrer ses enfants sottement et sans méthode, ainsi qu’agissent la plupart des imans de l’Arabie heureuse. Il avait dressé des tableaux méticuleux, où figuraient l’âge, la hauteur, le tour de taille de ses femmes, leur poids aux différentes époques de la gestation, l’indication de leur tempérament, de leurs habitudes, de leur régime alimentaire.

Il avait également dressé d’autres tableaux relatifs au poids et à la taille de ses enfants aux différents âges de la vie. Il se livrait à d’instructives comparaisons sur les enfants consécutifs d’une même mère, et sur des enfants engendrés à la même époque par le même père et conçus par des mères diverses.

Sa principale sagesse consistait d’ailleurs à ne tirer aucune déduction de ces observations, si passionnantes à recueillir.

29 mars. — Quittant Kerkaroum, les voyageurs gagnèrent Kerkabèh, où ils furent reçus princièrement par un vieil iman vénérable, et où les attendait la plus curieuse aventure de leur voyage.

Roger et ses compagnons furent logés au palais. Mais, bien que les lits fussent confortables, ils dormirent mal. Car des bruits inquiétants se faisaient entendre dans les couloirs tortueux du sérail. Et par moments on percevait le sifflement d’un cimeterre que quelque homme de garde aiguisait sur une pierre polie.

Le lendemain, l’iman fit venir Roger et lui dit ces paroles :

« Tu ne quitteras pas mon pays sans en emporter un souvenir durable. Je donne aujourd’hui une grande fête en ton honneur. Et je t’ai réservé une surprise ».

Ils se rendirent tous dans une large plaine où des estrades officielles étaient dressées. L’iman y prit place, ayant à ses côtés le coudak, chef de la marine marchande, et le goulayeb, aseptiseur des cure-dents royaux.

On avait tracé un chemin au milieu de la plaine, et tous les cent mètres environ, le long de ce chemin, se dressait un goubaï (mât de couleur verte surmonté d’un croissant d’or).

Un vadaï (capitaine) amena à Roger un cheval arabe, richement caparaçonné.

— « Tu vas, si tu veux, dit l’iman, enfourcher ce cheval, et, au signal que je donnerai, partir au galop sur ce chemin. Après un laps de temps fixé par moi à l’avance, le sonneur de trompette, que tu vois là, sonnera de son instrument ; au moment où la trompette sonnera, il faut que tu aies mis pied à terre, sous peine d’être, à l’instant même, livré au bourreau. Si tu tiens à la vie, il est donc plus prudent de laisser là ce cheval et de venir t’asseoir près de moi sur l’estrade, d’où tu suivras le reste de la fête.

« Seulement je tiens à te prévenir que si, ayant enfourché le cheval, tu arrives au premier poteau avant que la trompette ait sonné, tu toucheras mille sequins d’argent ; si tu parviens au deuxième mât, tu auras dix mille sequins, au troisième, cent mille ; au quatrième, un million, et ainsi de suite, selon la même proportion. Mais prends garde à l’appel de trompette. »

Roger n’hésita pas. Il se dit qu’il atteindrait sans péril le deuxième poteau. Il mettrait pied à terre et se contenterait d’emporter dix mille sequins (un peu plus de dix mille francs de notre monnaie). Il éperonna son cheval et, sous une clameur enthousiaste, passa devant le premier mât. Mille sequins ! Éperonné à nouveau, l’étalon arabe, en quelques puissantes foulées, atteignit le mât des dix mille sequins. Mais Roger ne s’arrêta pas. Le poteau des cent mille sequins était proche. Il était à peine dépassé, que le cavalier, penché sur sa monture, aperçut le quatrième. Un million de sequins ! La fortune ou la mort ! L’immense clameur de la foule s’était écroulée tout à coup, et entre la double haie d’angoisses, le galop du cheval s’entendait seul dans le vaste silence. Au moment où Roger dépassait le cinquième mât (dix millions de sequins !), un subit pressentiment lui fit quitter la selle et sauter prestement à terre. Il était temps. À peine touchait-il le sol libérateur, que l’appel de trompette sonna solennellement dans l’espace, noyé aussitôt dans les cris débordants des spectateurs.

Roger gisait à terre, contusionné. Mais il était heureux, ayant conquis la fortune. Une chaise turque, portée par deux Arabes, le ramena auprès de l’iman.

31 mars. — On festoya jusqu’au matin. On festoya encore le jour qui suivit. Le surlendemain, au moment de faire ses préparatifs de départ, Roger, qui n’avait pas encore touché ses dix millions, alla trouver le vénérable iman, à qui, avec la plus grande courtoisie, il demanda quelles étaient ses habitudes de paiement.

L’iman eut alors un bon rire et s’écria :

Goulaïm boder catai mesdach ? (Vous avez cru à cette innocente plaisanterie ?)

Roger ne répondit rien. L’iman poursuivit :

Caradim siboach médéir vouzavouzaïm bédé. (Alors vous pensiez toucher dix millions pour avoir parcouru cinq cents mètres à cheval ?)

Et il ajouta en français :

— Vous n’avez vraiment pas la trouille !