Contes de Pantruche et d’ailleurs/La Rixe

F Juven et Cie (p. 81-82).


La Rixe


Sur le boulevard de Charonne, Henri, dit Pelle-à-Feu, et Auguste, dit Gustave, en sont venus aux mains. Et, malgré le froid, une assemblée nombreuse de personnes oisives ou occupées suit les péripéties de la bataille. Si aucun pari ne s’engage sur son issue, c’est que l’angoisse de la lutte suffit à passionner les spectateurs.

Les premiers coups parés assez habilement, les deux adversaires, à peine touchés, ont repris du champ pour un assaut décisif. Et les cœurs battent à voir ces quatre-z-yeux se regarder si terriblement qu’il y en aura sûrement tout à l’heure au moins deux de pochés, et aussi à entendre grincer ces dents blanches dont l’effectif ne sortira point indemne d’une telle aventure.

Ils s’élancent l’un contre l’autre avec une si violente furie que les plus timides parmi les spectateurs, conçoivent le projet de les séparer ; mais ils n’y donnent aucune suite.

Depuis quelques instants, je m’étais mêlé à la foule. Je sortais de mon usine de Charonne et j’avais résolu de faire quelques pas sur le trottoir en attendant ma voiture. Je fendis brusquement les rangs du public et je m’avançai dans le champ clos, où je fis tout de suite sensation, avec mes larges favoris noirs et ma haute stature.

Flegmatiquement, je remis ma canne à un des assistants et je me dépouillai de ma pelisse de fourrure, que je remis à un autre. Méthodiquement, je saisis Pelle-à Feu par l’épaule droite et Auguste, dit Gustave, par l’épaule gauche. Et comme, mécontents d’être interrompus, ils paraissaient se rebiffer, j’envoyai d’un coup de poing Gustave à six mètres, et d’un autre coup de poing Pelle-à-Feu à six mètres cinquante (environ).

Ce bel exemple de force physique enthousiasma les spectateurs, qui m’acclamèrent avec un touchant ensemble, à l’exception toutefois des deux gentlemen qui détenaient ma canne à pomme d’or et ma pelisse de fourrure, et qui, blasés sans doute sur ce genre de spectacle, s’étaient en allés avant la fin.