Contes de Pantruche et d’ailleurs/La Girafe, le Perroquet, la Sarigue et les deux Employés de la Compagnie des Omnibus
La Girafe, le Perroquet, la Sarigue
ET LES
deux Employés de la Compagnie des Omnibus
Deux employés, « ayant un O sur leur casquette »,
Un jeudi de l’Ascension,
De la place de la Roquette,
S’en vinrent au Jardin d’Acclimatation.
C’étaient deux plaisantins de dangereuse espèce ;
Leur raillerie était épaisse.
Ils accablaient les batraciens
Avec des jeux de mots un peu trop anciens,
Daubaient sur l’éléphant et sur le dromadaire.
Nul animal n’était soustrait
À ces lazzis sans intérêt
Qu’eût récusés le plus stupide hebdomadaire.
De vrai, quelque rustaud, natif de Barbizon,
Son esprit fût-il mort et sa verve tarie,
Eût moins vulgairement plaisanté l’otarie
Ou nargué le morne bison.
Ils vinrent jusqu’au parc où Girafe, ma mie,
Hausse son chef pensif et plein de bonhomie.
« Oh ! le sot animal ! Mais à quoi donc sert-il ? »
Clamèrent d’une voix ces esprits terre-à-terre.
Argument vraiment peu subtil
Et bassement utilitaire.
La girafe au long col ne leur répondit rien.
Poursuivant leur chemin, les deux grossiers compères
S’égayèrent encore aux dépens d’un saurien
Et de trois paisibles vipères.
Un perroquet ensuite excita leur humour.
Puis, à la fin, ce fut le tour
De sir Jack Kanguroo et de dame Sarigue.
Ce flot d’absurdités sans digue,
Même pour un indifférent,
Était tellement écœurant
Que dame Autruche, oyant cette racaille,
Vomit le démêloir d’écaille
Et le trousseau de clefs qu’elle allait digérant.
Le soir amène enfin la trêve.
Pour rentrer au logis, le couple s’en alla.
Or, il advint, qu’à quelque temps de là,
Le syndicat vota la grève.
Cocher et conducteur, contrôleur et côtier,
Chacun se souleva. Descendant de son coche,
Le cocher dignement rendit son fouet altier
Et le conducteur sa sacoche.
Les contrôleurs, d’un air grave de sénateurs,
Rendirent leur sifflet d’ébène
Et le petit machin que, d’un geste de haine,
Ils enfoncent dans le papier des conducteurs.
Or, à la préfecture, on n’en mène pas large.
Monsieur Lépine est aux abois.
De ce service urbain va-t-il prendre la charge
Avec le sergent Hoff et les gardes du bois ?
Déjà, des voyageurs farouches
Envahissent les bateaux mouches.
Mais ces bateaux, malgré leur bonne volonté,
Ne peuvent atterrir devant la Trinité,
Et ne desservent maintes rues
Que dans les cas de fortes crues.
Donc, nos deux compagnons, renommés tapageurs,
S’en vinrent au matin, au parvis Saint-Eustache,
Riant d’avance en leur moustache
De l’émoi des sergots et des bons voyageurs.
Mais leur surprise fut extrême.
L’un des deux cria : « M… » et l’autre : « Caramba ».
Un spectacle imprévu les rendit plus baba
Que feu Ali-Baba lui-même.
Un très vénérable éléphant
Gonflait ses formes idéales
Entre deux brancards, à l’avant
De l’omnibus Ivry-Les-Halles.
Venus de Belleville et du quartier Gaillon
Des curieux faisaient une affluence énorme
Tout autour de la plate-forme.
Là, madame Sarigue, à l’oreille un crayon,
Agitait de sa patte frêle
Une sacoche naturelle
Où tintait un joyeux billon.
La stupéfaction fut soudain générale,
Quand la Girafe avec lenteur
Promena le long de la haute impériale,
Au bout de son grand col un museau quémandeur,
Cependant que, joignant sa parole à ce geste,
Un perroquet de Bilbao,
Criait d’en bas de sa voix preste :
« Pas d’correspondances, là-haut ? »
Cette aventure prouve, entre mille aventures,
Que le Seigneur est très intelligent
Et que, par conséquent,
Faut pas chiner ses créatures.
C’est-il lui, ou bien vous, l’Éternel, jeune sot ?
Alors c’est toujours lui qu’aura le dernier mot.