Contes de Pantruche et d’ailleurs/La Duchesse Poison

F Juven et Cie (p. 114-120).


La Duchesse Poison

SCÈNE I

La scène représente la terrasse d’un café du boulevard, vers six heures du soir. Muche, dit Théodore de Soupières, est assis devant une table. Il a demandé « de quoi écrire » et consulte fébrilement sa montre. Théodore de Soupières est l’auteur du roman la Duchesse Poison, qui paraît en feuilleton, avec un grand succès, dans le Cri national.
Passe un confrère et ami, le petit Dufiel.


Dufiel. — Embêté ?

Soupières. — Très embêté. J’ai mon feuilleton à écrire pour tout à l’heure. J’ai déjà manqué un jour, hier, et aujourd’hui je suis obligé de le faire, absolument. Et j’ai rendez-vous dans un quart d’heure avec une femme tout à fait épatante, qu’il me sera impossible de lâcher de la soirée. Est-ce que tu suis mon feuilleton ?

Dufiel. — Oui, assez régulièrement.

Soupières. — Je ne te demande pas d’appréciation… Tu pourrais me rendre un sacré service. Fais-moi mon feuilleton d’aujourd’hui. Tu n’as rien à faire.

Dufiel. — Tu es dur. D’ailleurs je n’ai rien à faire. C’est malheureusement juste.

Soupières. — Ça va, hein ? Tu es vraiment chic. D’ailleurs, je touche cinq louis par feuilleton. Ça te fera cinq louis de bon.

Dufiel. — Ça ira complètement si tu peux m’avancer les cinq louis, qui seraient bien reçus à l’heure actuelle. Tu dois être galetteux.

Soupières. — Les voilà. Travaille, mon vieux. Mais ne fais pas bouger l’action. Piétine sur place… Allons ! tu es vraiment chic. Tu connais Coude, le secrétaire de rédaction du Cri national ? Porte-lui la copie comme si je t’en avais chargé, et corrige toi-même les épreuves. Le correcteur est un peu loufoc et Coude passe son temps à faire des réussites avec des dominos. Au revoir, vieux, tu es un chic type !

SCÈNE II

Neuf heures du matin. Le ménage Balbus est encore couché, Auguste Balbus n’étant pas allé au bureau ce matin-là. La jeune madame Balbus attend avec impatience le retour de la bonne qui, en revenant du marché, doit monter le Cri national.


Balbus. — C’est si intéressant, ce feuilleton ?

Mme Balbus. — Oh ! mon chéri, tu n’as pas idée ! Je n’ai jamais vu un aussi beau feuilleton. Je ne comprends pas que tu ne le lises pas.

Balbus. — Est-ce que j’ai le temps de lire ces machines-là ?

Mme Balbus. — Oh ! pour cinq minutes que ça te prendrait chaque jour ! C’est si joli ! Tu ne peux pas t’imaginer. Tu devrais le suivre à partir d’aujourd’hui. Je te mettrai au courant en te racontant le commencement. Il a déjà paru quarante-cinq feuilletons.

Balbus. — De quoi s’agit-il ?

Mme Balbus. — Écoute : Il y a d’abord Claude Fatal, qui est un médecin de village, et qui a recueilli une enfant, une petite fille, qu’il a trouvée dans la neige. Cette petite fille est restée pendant six mois entre la vie et la mort, et le docteur a fini par la sauver. Figure toi que cette petite fille n’était autre que la fille du duc de Chanteclair, qui a épousé en secondes noces une méchante femme qu’on appelle la duchesse Poison. Il ne se doute pas que la duchesse Poison, qui se donnait pour une Italienne, la comtesse de Rollina, est en réalité la femme du vieux médecin, que Claude Fatal a chassée de chez lui un soir d’hiver. Personne ne connaît tous ces secrets-là, qu’un domestique du château, le vieux Parfait.

Ce n’est pas tout. Figure-toi que la jeune fille trouvée, qui a déjà vingt-trois ans, et qui est très pure et très chaste, aime un jeune officier de marine nommé Léonard. Quant à elle, on ne connaît pas son vrai nom, mais Claude Fatal l’a appelée Glorieuse, parce que, le soir où elle a été trouvée dans la neige, c’était la date anniversaire d’une des trois journées de 1830.

M. Balbus a écouté distraitement cette histoire, ayant pour le moment d’autres préoccupations. Les malheurs de Claude Fatal l’intéressent peut-être moins que certaines particularités anatomiques de Mme Balbus. Quelques minutes après, quand la bonne apporte le journal, les deux époux sont étendus côte à côte. Ils ne disent mot et paraissent sommeiller.

Mme Balbus (non sans langueur). — Auguste ? Lis-moi le feuilleton, dis ? Tu es plus près de la fenêtre.

Balbus jette d’abord un coup d’œil rapide sur les derniers cours du soir et sur les nouvelles de Madagascar. Puis il entame la lecture du 46e feuilleton de la Duchesse Poison.

Balbus (lisant). — « Glorieuse s’était levée de bonne heure, ce matin-là. Un gai soleil entrait par la fenêtre aux rideaux de mousseline dans la chambre virginale. La jeune fille s’habilla pour descendre au jardin et, comme elle allait sortir, elle se souvint qu’elle avait oublié de se laver, depuis deux jours, le visage et les mains. Elle passa rapidement un linge mouillé sur son nez et sur ses oreilles. Soudain, elle sentit qu’on la saisissait à la taille. C’était Claude Fatal, le brave docteur. Il appuya sa bouche édentée sur les lèvres de Glorieuse et lui donna un baiser prolongé… »

Mme Balbus. — Non, il n’y a pas ça…

Balbus. — Regarde toi-même !

Mme Balbus. — C’est sûrement une faute d’impression. Ils ont imprimé : « sur les lèvres » au lieu de : « sur le front ».

Balbus (lisant). — « Sais-tu qui est à la porte ? dit le docteur Fatal à Glorieuse. Le vieux Parfait, le domestique du château. — Qu’il entre, dit Glorieuse. Lui seul peut éclaircir le mystère de ma naissance. » Le vieux serviteur, courbé par l’âge, fit son apparition. « Laissez moi seule avec lui, » dit-elle au docteur, qui quitta aussitôt la chambre. La jeune fille s’approcha alors du vieillard, lui redressa les épaules et lui planta sur la bouche un rude et passionné baiser… (S’interrompant :) — Il est dégoûtant, ton roman.

Mme Balbus. — Ce n’est pas possible, ce que tu dis là.

Balbus. — Regarde toi-même.

Mme Balbus. — Alors, c’est une tactique de la part de la jeune fille. C’est certainement une tactique de sa part.

Balbus. — C’est une tactique un peu bizarre pour une jeune fille (Lisant :) « Le vieillard fit signe à Glorieuse que le moment des révélations était venu… Chapitre vingt-sept. La vengeance de l’amiral. Pendant ce temps, que faisait Léonard ? »

Mme Balbus (enthousiaste). — Ah ! tu vas voir ! Tu vas voir Léonard, comme il est sympathique ! C’est l’officier de marine, le fiancé de Glorieuse. Il est admirable d’intégrité, de loyauté et d’honneur.

Balbus. — « Léonard, tout en se rendant chez la veuve de l’amiral, additionnait mentalement les sommes qu’il avait encaissées dans sa tournée du matin. Il avait touché 55 francs chez Georgette. La nuit avait été moins bonne pour Maria qui n’avait amené que deux louis. Quant à Irma, elle arrivait comme toujours bonne première avec 70 francs. Et encore Léonard la soupçonnait d’en cacher. » (S’interrompant :) Mais c’est absolument ignoble. Et voilà le monsieur que tu me présentes comme la personnification de l’honneur et de l’intégrité ?

Mme Balbus. — Tu ne comprends pas. Moi, je ne sais pas ce qu’il veut dire avec ces histoires de femmes et d’argent, mais tu comprendrais, comme moi, si tu avais lu le feuilleton, que Léonard n’est pas capable d’une chose ignoble.

Balbus. — Il se fait simplement entretenir par des femmes, ton Léonard. C’est dégoûtant qu’un auteur ose prêter un tel rôle à un officier de marine ! Si c’est là ta littérature, je t’en félicite. C’est du propre !

Mme Balbus (avec autorité). — Je te répète que Léonard n’est pas capable d’une chose ignoble. S’il agit ainsi, c’est qu’il a ses raisons, qui sont des plus généreuses et des plus désintéressées… Continue !

Balbus. — « Léonard arriva chez la veuve de l’amiral. ».

Mme Balbus. — C’est elle qui a élevé Léonard, c’est une sainte !

Balbus. — « Dès qu’elle vit entrer le jeune homme, elle se précipita à son cou. « Prends-moi ! Prends-moi ! » s’écria-t-elle avec véhémence. Il l’entraîna vers le fond de la pièce. »

Mme Balbus. — Non, ce n’est pas possible ! Il n’y a pas ça ?

Balbus. — Tu m’embêtes. Je n’invente pas. Lis toi-même !

Mme Balbus. — Il y a que Léonard fait ces choses-là avec la veuve de l’amiral ?

Balbus. — Regarde toi-même.

Mme Balbus (atterrée). — Mais c’est sa grand’mère !

FIN