Contes de Pantruche et d’ailleurs/Incidents passionnels
Incidents Passionnels
Il était cinq heures du soir. On avait semé, l’après-midi durant, une petite neige parcimonieuse. La nuit tombait. Je m’étais aposté près de la grande maison sombre. Et je vis des choses que les passants affairés n’avaient pas l’air de voir. Sous la large porte, des gens de tout âge et de toute condition allaient et venaient, les uns violemment, les autres à pas lents, comme des ombres éternelles. Je vis sortir une vieille dame hautaine, qui avait dû être belle. Elle tenait à la main un long poignard, gainé de cuir florentin. Elle passa devant moi sans me regarder et disparut dans la foule.
Et presque au même instant, la suivant à quelques pas, sortit un étrange petit vieillard, à la barbiche rude, lequel boitait, et marchait précipitamment, et tenait sous son bras droit une vieille mandore. Et le vieillard, lui aussi, disparut parmi les passants.
Mais voici qu’une autre vieille femme quitta à son tour la grande maison sombre. Celle-là était courte et large. Elle serrait contre sa poitrine un coffret de bronze. Elle s’arrêta un instant sur le seuil, parut hésiter, et se perdit dans la foule.
Où donc s’en étaient allés ces mystérieux personnages, la vieille dame au poignard, le vieux monsieur à la mandore, et l’autre vieille dame au coffret de bronze ? Mais ce n’était pas pour me poser de telles questions que je stationnais depuis trois quarts d’heure devant le sombre bâtiment de l’Hôtel des Ventes.
Il faut vous dire que, la veille au soir, j’avais fait la connaissance d’une femme mariée, d’une grosse femme mariée, de trente-deux ans, à qui j’avais donné rendez-vous, à ce coin de la rue Drouot et de la rue Rossini. Mes affaires avaient marché rondement. Rencontrée aux abords de la gare Saint-Lazare, la grosse dame mariée toléra que je marchasse à ses côtés. Nous causâmes. Quand j’eus appris qu’elle était de bonne famille, qu’elle avait pour mari un commerçant honorable, je l’invitai à dîner pour le soir même, en cabinet particulier. Mais elle était attendue chez elle. Elle accepta mon rendez-vous pour le lendemain. Je l’accompagnai jusqu’à son train et je pris incontinent une voiture pour aller conter la chose à mon ami Édouard.
Édouard me demanda si la grosse dame était jolie. Je répondis : « Non, pas précisément. » (C’était en effet une grosse dame sur la beauté de laquelle les avis pouvaient être partagés, et je voulais enlever à Édouard la satisfaction bien légitime de la découvrir laide, au cas où il la rencontrerait à mon bras.)
Ma soirée, au boulevard, fut allègre, troublée seulement par un calcul dont je ne sortis point : peut-on avec quatre-vingt francs épuiser toute la série des plaisirs suffisants pour épater une dame indulgente de la banlieue ouest ?
Assis à la terrasse d’un café, je regardais les passants, avec le contentement du Monsieur qui a une liaison en vue, son pain sentimental cuit pour quelques semaines, et la perspective de pouvoir se reposer ensuite, au moins pendant six mois, sur les lauriers de cette première bonne fortune sérieuse.
J’allai, dans l’après-midi du lendemain, retenir deux places pour les Remords d’Alberte, pièce moderne en trois actes, à qui, quelques jours auparavant, la presse a fait un succès moyen. Il y a des pièces, vous savez, à qui la presse avait fait un accueil assez tiède, et qui, malgré ça, sont très bien. Et puis, aux abords des succès tapageurs, les marchands de billets sont si durs !
Deux places dans une baignoire. En arrivant de bonne heure, en donnant quarante sous à l’ouvreuse, on avait de fortes chances d’être seuls.
La grosse dame arriva à six heures. Un fiacre nous emmena vers le petit restaurant très convenable que m’avait indiqué mon ami Édouard. Chemin faisant, je l’embrassai tendrement et nous échangeâmes nos petits noms. Elle s’appelait Rosalie. Puis j’entamai une longue dissertation pour démontrer la supériorité du restaurant où nous allions sur d’autres restaurants moins confortables, quoique plus à la mode. On nous installa dans un petit cabinet. Je pris la carte et je proposai quelques plats compliqués qu’elle refusa discrètement. On s’en tint finalement au potage et à des viandes froides assorties. Pour corser l’addition qui restait bien au dessous de mes prévisions, si restreintes qu’elles fussent, je commandai (signal des galantes entreprises) une bouteille de champagne, dont nous parvînmes, en nous forçant un peu, à absorber la moitié.
Nous nous rendîmes à huit heures un quart au théâtre. C’est certainement un plaisir de raffiné que de se trouver seul dans une salle de spectacle. Mais, pour le bien goûter, il faut s’appeler Louis de Bavière et avoir voulu cette solitude. Je constatai avec amertume que la presse avait encore exagéré le succès des Remords d’Alberte, et j’aurais presque consenti à payer des passants pour garnir les banquettes. Enfin, quand le rideau se leva sur la grande pièce, je m’estimai heureux de compter vingt-trois personnes au parterre. En regardant attentivement la scène, on n’apercevait pas le vide du balcon.
Soudain Rosalie me saisit le bras et me montra au troisième rang de l’orchestre le monsieur grisonnant que je l’avais vue rejoindre la veille, à la gare Saint Lazare :
— Mon mari !
Elle dit simplement : Mon mari ! et non pas : Ciel ! mon mari : comme les dames ont l’habitude de le faire, dans les romans, en semblable circonstance.
Bien qu’ennuyé moi-même, je pris un air dégagé et je rassurai Rosalie. Nous étions bien cachés au fond de la baignoire, isolés dans notre pur amour par un treillis de bois doré. Elle était triste et agitée. Je lui proposai de partir pendant un acte, mais les Remords d’Alberte, au cours de la scène III du 2, nous parurent tellement poignants que nous attendîmes la fin, désireux de voir la pauvre héroïne débarrassée du lourd fardeau qui opprimait son âme.
Au cours du troisième acte, nous travaillâmes une seconde fois par conscience et sans ardeur au déshonneur du Monsieur de l’orchestre.
À la fin du spectacle, nous laissâmes les vingt-trois spectateurs réclamer paisiblement leur vestiaire, et nous attendîmes dix bonnes minutes dans la baignoire. Mais la fatalité voulut qu’à notre sortie le mari fût encore devant la porte. Nous nous trouvâmes nez à nez avec lui. Qu’allait-il se passer ?
Il ne se passa rien. Il affecta de ne pas nous voir. Je fis monter Rosalie hébétée dans une voiture. Elle poussait des petits sanglots réguliers, et répétait : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’il va me dire en rentrant ! Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il va me dire en rentrant ? »
Elle me promit en me quittant un rendez-vous pour le surlendemain et des nouvelles le plus tôt possible. Je ne reçus rien et elle ne vint pas. Les journaux cependant ne relatèrent aucun drame conjugal dans la banlieue ouest. L’affaire était-elle classée ?
Deux mois après, Rosalie m’écrivit une lettre de quatre pages. Elle me priait de lui prêter cinquante francs. Je portai dans un noble geste la main à mon portefeuille qui se trouva malheureusement être vide. Mais je devais toucher deux cents francs la semaine suivante. J’en distrairais deux louis et demi que j’enverrais à Rosalie.
Je ne sais quelles circonstances m’empêchèrent de mettre ce petit projet à exécution.